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Date : 20070905

Dossier : T‑1209‑02

Référence : 2007 CF 884

Ottawa (Ontario), le 5 septembre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

ENTRE :

FRANÇOIS ALAIN MOUSSA

demandeur

 

et

 

LA Commission de la fonction publique du Canada et

LA COMMISSION DE L'IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

 

défenderesses

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               Le demandeur François Moussa est un employé de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR). Par cette demande de contrôle judiciaire, il voudrait faire annuler trois rapports d’enquête en date du 28 juin 2002, rédigés par un enquêteur de la Commission de la fonction publique (CFP) qui a étudié, et jugé sans fondement, les accusations, notamment de harcèlement, qu’il avait portées contre la direction du bureau de Vancouver de la CISR.

 

[2]               L’instruction de cette demande devait à l’origine avoir lieu l’an dernier à Vancouver, mais elle fut ajournée pour permettre au demandeur d’engager un avocat après que l’avocat qui avait constitué son dossier de demande de contrôle judiciaire fut autorisé à cesser d’occuper pour lui.

 

[3]               La charge d’enquêter sur les plaintes de harcèlement personnel déposées par les employés de la Fonction publique du Canada a été confiée à la CFP par le décret TR/86–194 pris en application de l’alinéa 5f) de la Loi de 1986 sur l’emploi dans la fonction publique.

 

[4]               Le demandeur invoque les moyens suivants pour justifier l’annulation du rapport d’enquête :

                   1.  l’enquêteur était de parti pris;

                   2.  le déroulement de l’enquête atteste un manquement à l’équité procédurale;

                   3.  ses plaintes n’ont pas été renvoyées à la médiation;

4.  sa plainte de discrimination fondée sur la race n’a pas été étudiée;

 

5.  il aurait dû y avoir enquête complète sur sa plainte selon laquelle il avait été forcé de verser des pots-de-vin à la direction de la CISR à Vancouver.

 

[5]               Durant sa réponse, l’avocat du demandeur a tenté de soulever un autre point non abordé dans son avis de demande ou dans son exposé d’arguments. Ce point portait sur la question de savoir si l’enquêteur avait, dans sa manière de conduire l’enquête, enfreint les droits linguistiques du demandeur. J’ai demandé des observations écrites et j’aborderai cet aspect dans les présents motifs.

 

[6]               La défenderesse a soulevé une question préliminaire au sujet de la recevabilité de preuves nouvelles dont le décideur n’était pas saisi.

 

LES FAITS

[7]               M. Moussa a commencé de travailler pour la CISR en août 1999. Il avait auparavant travaillé dans un ministère fédéral.

 

[8]               En janvier 2001, il a déposé sa première plainte de harcèlement contre son surveillant immédiat. Sa plainte a été déposée conformément à la Politique du Conseil du Trésor sur la prévention et la résolution des cas de harcèlement en milieu de travail (la Politique). Au début de février 2001, cette plainte a été assignée à Gary Larocque pour enquête.

 

[9]               Dans chaque organisation fédérale concernée, la Politique est appliquée par un gestionnaire délégué qui est un cadre supérieur responsable devant le sous‑ministre de la procédure de règlement des plaintes de harcèlement. Le gestionnaire délégué doit confier un mandat à l’enquêteur (si un tel enquêteur est nommé) et s’assurer que l’enquêteur est qualifié et impartial. Il doit veiller à ce que des mesures disciplinaires soient prises lorsqu’elles s’imposent.

 

[10]           Si un enquêteur est nommé selon la Politique, il doit remettre au gestionnaire délégué un rapport écrit contenant ses constatations et conclusions. Dès la réception du rapport d’enquête, c’est le gestionnaire délégué qui l’examine et qui décide de la mesure à prendre (voir la jurisprudence citée par la défenderesse, onglet 5).

 

[11]           En mars 2001, le demandeur a déposé une deuxième plainte de harcèlement, cette fois contre le directeur régional et le responsable régional des Ressources humaines de la CISR, à Vancouver, à nouveau en application de la Politique.

 

[12]           Le 8 janvier 2002, le demandeur a répondu à un rapport préliminaire rédigé par l’enquêteur et portant sur la plainte de harcèlement qu’il avait déposée contre son surveillant. Dans cette réponse, il accusait d’irrégularités les trois personnes dont il s’était déjà plaint. L’enquêteur a estimé qu’il devrait examiner cette accusation séparément. Le demandeur soutenait que ses trois supérieurs hiérarchiques, au bureau de la CISR de Vancouver, l’avaient attiré dans cette organisation, qu’ils avaient exigé de lui des faveurs, plus précisément d’être gratifiés de bouteilles d’alcool, et qu’ils avaient agi incorrectement dans leur manière de le traiter lorsqu’il travaillait au Centre de documentation.

 

[13]           Comme je l’ai dit, l’enquêteur Greg Larocque a été affecté à l’enquête au début de février 2001. Il a enquêté sur les trois plaintes, qui présentaient des points communs. Il a cependant présenté un rapport distinct pour chacune des plaintes, et dans chaque rapport il concluait que la plainte n’était pas infondée.

 

[14]           L’enquêteur a mené son enquête en conformité avec les politiques et lignes directrices du Guide de la gestion du personnel en matière de harcèlement (dossier des défenderesses, page 146), où l’on peut lire que la procédure d’enquête comprendra en principe les étapes suivantes :

• consulter le plaignant et/ou communiquer avec lui pour s’assurer que les allégations, les circonstances et les situations dont fait état la plainte sont exposées clairement et complètement;

 

• recueillir les preuves et se demander en général si la plainte présente quelque bien‑fondé;

 

• donner à la personne visée par la plainte l’occasion de répondre aux allégations, en lui indiquant que l’enquêteur voudra peut‑être révéler au plaignant immédiatement la réponse ainsi donnée, ou attendre la fin de l’étape d’établissement des faits;

 

• interroger les témoins désignés par le plaignant et par la personne qui est l’objet de la plainte, ou toute autre personne que l’enquêteur jugera nécessaire d’interroger;

 

• donner aux deux parties l’occasion de s’exprimer sur les constatations avant que le rapport ne devienne officiel;

 

• rédiger un rapport et le transmettre au coordonnateur délégué anti‑harcèlement. Le rapport comprendra tous les renseignements généraux pertinents, les faits, les constatations, une analyse et des conclusions; et

 

• transmettre le rapport final au plaignant et à la personne visée par la plainte.

 

[15]           Le dossier des défenderesses révèle que l’enquêteur a généralement suivi les lignes directrices dans la conduite de son enquête portant sur les trois plaintes du demandeur. Les étapes franchies étaient les suivantes :

• Étape 1 – la réception de conclusions initiales de M. Moussa et de la cible de la plainte, conclusions qui exposaient clairement les allégations essentielles du plaignant et la réponse de la cible de la plainte;

 

• Étape 2 – la phase de l’enquête portant sur l’établissement des faits, l’enquêteur dressant une liste des témoins possibles à interroger, parmi les personnes nommées dans la plainte ou dans la réponse de la cible, après quoi l’enquêteur a invité les deux parties à ajouter les noms d’autres personnes qui pourraient être en état de renseigner l’enquêteur sur les incidents que le plaignant a désignés comme exemples de harcèlement. L’enquêteur a bien précisé que tout témoin choisi par lui n’était pas le témoin du plaignant ni celui de la cible de la plainte, mais plutôt son propre témoin;

 

• Étape 3 – les entrevues individuelles avec les témoins choisis par l’enquêteur. Chaque entrevue a été conduite sous serment, mais non en la présence des parties ni de leurs représentants;

 

• Étape 4 – où chaque témoin s’est vu remettre par l’enquêteur un exposé écrit de l’entrevue et a été prié par l’enquêteur de vérifier l’exposé écrit pour s’assurer de l’exactitude de son contenu;

 

• Étape 5 – la préparation, par l’enquêteur, et pour chaque plainte, d’un rapport préliminaire indiquant les allégations du plaignant, la réponse de la cible de la plainte, les témoins interrogés, les conclusions de chacune des parties pour chacune des allégations, enfin les renseignements fournis par chaque témoin pour chacune des allégations;

 

• Étape 6 – la transmission, par l’enquêteur, du rapport préliminaire à chacune des parties, celles‑ci étant invitées à examiner le contenu du rapport et à en vérifier l’exactitude. Pour chacune des plaintes de M. Moussa, l’enquêteur a reçu des commentaires des deux parties;

 

• Étape 7 – et pour chaque plainte, rédaction par l’enquêteur d’un rapport final dans lequel l’enquêteur avait apporté, au besoin, des modifications au rapport préliminaire et exposait son analyse et sa conclusion à propos de sujets tels que la signification du mot « harcèlement », la charge de la preuve, outre son analyse de chacune des allégations et sa conclusion sur chacune des allégations.

 

Analyse

I  La norme de contrôle

[16]           Les défenderesses ont présenté de longues prétentions sur la norme de contrôle, en invoquant la jurisprudence classique de la Cour suprême du Canada sur les quatre facteurs qui constituent l’analyse pragmatique et fonctionnelle, et qui conduisent à une sélection parmi trois normes de contrôle, à savoir la norme de la décision correcte, la norme de la décision raisonnable ou la norme de la décision manifestement déraisonnable.

 

[17]           Après avoir conféré avec la Cour, les parties ont reconnu ce qui suit :

1. les conclusions de l’enquêteur n’appellent aucune retenue lorsqu’est allégué un manquement à l’équité, y compris lorsque l’impartialité de l’enquêteur est mise en doute;

 

2. lorsque des conclusions factuelles du rapport d’enquête sont contestées, la norme de contrôle est celle qui est énoncée dans l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales pour « une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont [le décideur] dispose »; il s’agit d’une norme de contrôle analogue à celle de la décision manifestement déraisonnable;

 

3. lorsque on allègue un manquement à une obligation législative, telle allégation soulève une erreur de droit, qui est revue selon la norme de la décision correcte;

 

4. lorsqu’on soulève une question mixte de droit et de fait, l’erreur alléguée est revue selon la norme de la décision raisonnable.

 

 

2. Examen

1.  La question préliminaire

[18]           Je mentionne brièvement une objection préliminaire soulevée par l’avocate des défenderesses dans son exposé d’arguments. Plus précisément, elle s’oppose à la production par le demandeur, dans son affidavit, de preuves nouvelles dont le décideur n’était pas saisi.

 

[19]           Dans sa plaidoirie, l’avocate des défenderesses a nuancé son argument écrit en disant que l’affidavit du demandeur avait été dénommé par le demandeur lui‑même affidavit de documents énumérant [TRADUCTION] « les documents dont le demandeur a la possession ou qui sont sous sa dépendance, et à propos desquels aucun privilège n’est revendiqué ». Elle a fait valoir que la simple énumération de documents était inutile et superflue et qu’aucune valeur ne devrait être accordée aux documents parce qu’ils figuraient déjà dans le dossier certifié du tribunal.

 

[20]           J’ai jugé à l’audience que, lorsque les documents énumérés dans l’affidavit du demandeur dénommé affidavit de documents reprennent simplement ce qui figure dans le dossier certifié du tribunal, il n’est pas nécessaire de se référer à l’affidavit du demandeur. Dans la mesure où l’affidavit du demandeur fait davantage que simplement énumérer des documents, mais renferme des observations sur les documents eux‑mêmes, et pour autant qu’il ne s’agisse pas de preuves nouvelles dont l’enquêteur n’était pas saisi, ce qui est la règle habituelle observée dans une procédure de contrôle judiciaire sous réserve d’exceptions précises, lesdites observations peuvent être prises en compte par la Cour.

 

2. L’absence de médiation

[21]           L’avocat du demandeur déclare qu’aucune médiation n’a jamais été offerte à son client pour la plainte qu’il a déposée contre son surveillant immédiat, en dépit de ce que prescrit la Politique, où la médiation fait partie intégrante de la procédure de règlement des différends portant sur le harcèlement en milieu de travail. Il signale la clause de la Politique selon laquelle les employés doivent être encouragés à participer à un processus de règlement du différend avant qu’une plainte soit officiellement étudiée. S’agissant du processus de règlement des plaintes, la Politique prévoit, comme étape 4, que, après examen de la plainte de harcèlement, et si la plainte demeure non résolue, le gestionnaire délégué doit offrir une médiation et, si les parties consentent à la médiation, le gestionnaire délégué obtient alors des services de médiation selon ce que prévoit la Politique.

 

[22]           Le dossier soumis à la Cour révèle que le demandeur s’est vu offrir une médiation peu après avoir déposé sa plainte contre son surveillant immédiat et avant le début de l’enquête. Cette offre a été faite avant le début de l’enquête. Dans le volume 3 du dossier des défenderesses, à la page 816, il y a une lettre, datée du 17 janvier 2001, adressée à M. Moussa par le coordonnateur anti‑harcèlement de la CISR, lettre dans laquelle l’offre apparaissait clairement au dernier paragraphe de la première page. Cette offre de médiation est demeurée sur la table tout au long de la procédure d’enquête. Cela ressort clairement de la phrase qui apparaît à la ligne 2 de la page 2 de ladite lettre. Le demandeur ne s’est pas prévalu de l’offre, qui par extension s’applique nécessairement à ses autres plaintes.

 

[23]           L’argument du demandeur sur ce point n’a aucun fondement.

 

3. L’absence de prise en compte du harcèlement et de la discrimination au titre de la race

[24]           L’avocat du demandeur reconnaît que, lorsque le demandeur a déposé sa première plainte contre son surveillant immédiat, la Politique alors en vigueur prévoyait que la CFP avait l’obligation d’enquêter sur les plaintes de harcèlement personnel autres que les plaintes de harcèlement visées par la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le demandeur fut expressément informé que, en raison de la Politique telle qu’elle existait, cet aspect de sa plainte ne serait pas examiné par l’enquêteur.

 

[25]           Les parties reconnaissent que, le 1er juin 2001, le Conseil du Trésor a adopté une nouvelle Politique en la matière. D’après cette nouvelle Politique, une accusation de discrimination raciale et de harcèlement racial pouvait être examinée par la CFP.

 

[26]           L’avocat du demandeur dit que l’enquêteur a commis une erreur parce qu’il n’a pas étudié l’aspect de la plainte du demandeur qui concernait le harcèlement racial.

 

[27]           Or, l’examen du dossier soumis à la Cour révèle que le rapport préliminaire présenté par l’enquêteur pour chacune des trois plaintes abordait la question. Le rapport préliminaire relatif à la première plainte porte la date du 3 décembre 2001, le rapport préliminaire relatif à la deuxième plainte est daté du 6 mai 2002, et le rapport préliminaire relatif à la troisième plainte est daté du 31 mai 2002. Ces rapports préliminaires montrent que, pour l’examen de la question du racisme, le plaignant a été à même de faire examiner par la CFP les allégations de racisme après la prise d’effet de la nouvelle Politique qui permettait à la CFP d’enquêter sur les sujets de cette nature. Il est indiqué dans chacun des rapports que le plaignant n’a pas accepté que la CFP enquête sur ces aspects.

 

[28]           Je n’ai trouvé, dans les réfutations du demandeur à l’encontre des rapports préliminaires, aucun élément où il conteste l’affirmation de l’enquêteur. D’ailleurs, c’est le 13 juillet 2001 que le demandeur a déposé auprès de la Commission canadienne des droits de la personne une plainte selon laquelle la CISR aurait manifesté envers lui une discrimination fondée sur la race. La CCDP a refusé de statuer sur sa plainte au motif qu’elle pouvait validement être réglée à la faveur d’une procédure prévue par une autre loi fédérale. Cette décision fut annulée par mon collègue le juge Teitelbaum dans un jugement daté du 26 juillet 2006, publié : [2006] A.C.F. n° 1169, et la CCDP a alors enquêté sur la plainte du demandeur pour discrimination fondée sur la race.

 

[29]           Il est également écrit dans chacun des rapports finals portant sur les plaintes du demandeur, rapports qui tous sont datés du 28 juin 2002, que le demandeur avait été à même de faire examiner par la CFP sa plainte de harcèlement racial.

 

[30]           Dans ces conditions, le demandeur ne m’a pas persuadé que l’enquêteur a refusé à tort d’examiner l’aspect de sa plainte qui concerne le harcèlement racial.

 

4. L’absence d’équité dans la procédure d’enquête

[31]           Les points soulevés par le demandeur au soutien de cet argument étaient les suivants :

• malgré sa promesse de mener ses entrevues avec les témoins en la présence du demandeur et des défenderesses, l’enquêteur a modifié la procédure et a mené les entrevues en son absence, ainsi qu’en l’absence des personnes visées par ses plaintes. Le demandeur fait valoir, se référant à la pièce 14 annexée à son affidavit, que l’enquêteur n’était pas fondé à agir ainsi pour apaiser les inquiétudes de témoins peu enclins à s’exprimer;

 

• en marge du premier point, le demandeur fait valoir que, selon la procédure établie à l’origine par l’enquêteur, les témoins qui déposaient oralement pouvaient être contre‑interrogés par le demandeur ou par les défenderesses, ou leurs représentants;

 

• l’enquêteur n’a pas interrogé les personnes que le demandeur lui avait indiquées comme témoins possibles alors qu’il a interrogé les témoins proposés par les défenderesses. Le demandeur soutient que l’enquêteur n’a interrogé qu’une personne parmi celles qu’il avait proposées, alors qu’il a interrogé treize des témoins proposés par les défenderesses;

 

• l’enquêteur ne l’a pas invité à participer à une conférence téléphonique qu’il a eue avec les défenderesses le 1er mars 2002.

 

[32]           Il est bien établi en droit que la teneur des règles de justice naturelle varie et doit être déterminée selon chaque cas, l’objectif ultime étant de faire en sorte que les décisions soient prises à la faveur d’une procédure équitable et ouverte, adaptée à la décision à prendre et respectueuse du contexte législatif, institutionnel et social, tout en donnant à ceux qui seront touchés par la décision la possibilité d’exprimer leurs points de vue et de produire des preuves, dont le décideur devra tenir compte (voir l’arrêt de la Cour suprême du Canada, Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphe 21).

 

[33]           L’enquêteur avait l’obligation d’enquêter d’une manière équitable sur les plaintes du demandeur, en donnant au demandeur toute latitude pour présenter ses arguments. Si l’on en juge par les descriptions des étapes 1 à 6, il est évident que le demandeur a eu cette latitude. L’enquêteur a interrogé les personnes que le demandeur avait mentionnées dans ses plaintes.

 

[34]           En droit, le demandeur n’était pas fondé à être présent durant les entrevues menées par l’enquêteur avec chacun des témoins : il n’avait pas droit à une audience devant l’enquêteur, au cours de laquelle les témoins déposeraient et seraient contre‑interrogés par le demandeur, et, dans la mesure où l’enquêteur a promis au demandeur qu’il pourrait assister aux entrevues, l’enquêteur a changé d’avis à la suite d’inquiétudes que lui ont communiquées les témoins à propos de la présence du demandeur (voir la note versée au dossier, dossier des défenderesses, volume 5, page 1371). L’enquêteur s’en est expliqué auprès du demandeur. Je ne vois pas en quoi l’enquêteur pourrait être blâmé sur le plan de l’équité parce qu’il est arrivé à cette conclusion.

 

[35]           L’enquêteur pouvait décider de la manière de mener ses entrevues avec chacun des témoins : les déclarations des témoins ont été communiquées au demandeur, lequel s’est exprimé sur les erreurs qu’il a cru y déceler.

 

[36]           Il n’y a aucun fondement à l’affirmation du demandeur selon laquelle l’enquêteur n’a interrogé que l’un des témoins parmi ceux que le demandeur avait indiqués (voir la note versée au dossier, dossier des défenderesses, volume 5, page 1371). L’inexactitude de cette affirmation a été signalée à l’avocat du demandeur, qui a retiré cet aspect de ses arguments. En tout état de cause, le demandeur n’a pas montré à la Cour en quoi les constatations de l’enquêteur ont pu être faussées par le fait que celui-ci se serait abstenu d’interroger tel ou tel témoin (voir le jugement Ruckpaul c. Ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2004 CF 149).

 

[37]           Finalement, le fait que le demandeur n’a pas participé à la conférence téléphonique du 1er mars 2002 semble être le résultat d’une erreur de communication et, en tout état de cause, cela n’a en rien réduit la capacité du demandeur de réagir puisque cette conférence téléphonique a eu lieu après la présentation du premier rapport préliminaire et avant la présentation des deuxième et troisième rapports, à propos desquels le demandeur a pu s’exprimer.

 

[38]           Incidemment, la procédure suivie par l’enquêteur reflétait largement celle que suit la Commission canadienne des droits de la personne lorsqu’elle affecte un enquêteur à l’examen d’une plainte. La procédure suivie a été validée dans plusieurs décisions rendues par la Cour suprême du Canada, par la Cour d'appel fédérale et par la Cour fédérale (voir par exemple l’arrêt Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] A.C.F. n° 385 (C.A.), et les précédents mentionnés dans la décision Ruckpaul, précitée).

 

5. La partialité

[39]           Le demandeur dit que le rapport de l’enquêteur et le processus qui l’a précédé donnent naissance à une crainte raisonnable de partialité. Il dit que le critère de la crainte raisonnable de partialité est énoncé dans un arrêt de la Cour suprême du Canada, Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, où le juge De Grandpré s’exprimait ainsi, à la page 394 :

La crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique? Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

 

 

[40]           Dans des observations écrites, l’avocat du demandeur disait que son client [TRADUCTION] « a trouvé l’enquêteur de parti pris et s’en est plaint ». L’avocat ajoute que la sélection faite par l’enquêteur parmi les témoins, et l’absence de contre‑interrogatoires, sont des exemples de la partialité de l’enquêteur. Il dit aussi que la pièce 66 est une autre preuve de partialité. Selon lui, la pièce 66 est un courriel qui montre que l’enquêteur avait une idée préconçue et avait tiré des conclusions qui ne s’appuyaient pas sur la preuve. L’avocat fait valoir que le courriel avait été rédigé avant que l’enquêteur n’entreprenne la deuxième étape de son enquête.

 

[41]           L’avocate des défenderesses, pour sa part, soutient que le critère n’est pas celui qui est indiqué par le demandeur, et cela parce que l’enquêteur qui mène l’enquête doit simplement [TRADUCTION] « être disposé à se laisser convaincre ou ne pas avoir d’idées préconçues et ne pas sembler être en conflit d’intérêts ». Elle fait valoir que, lorsque la décision est de nature préliminaire, c’est‑à‑dire si elle constitue un incident qui précède une décision finale ou une recommandation, ou s’il s’agit d’une première mesure d’une autorité publique, alors les tribunaux imposent en général une norme moins exigeante d’impartialité que celle qui est appliquée à l’exercice de pouvoirs « judiciaires », visant à déterminer les droits individuels.

 

[42]           Dans l’arrêt Newfoundland Telephone Company Limited c. The Board of Commissioners of Public Utilities [1992] 1 R.C.S. 623, la Cour suprême du Canada a adopté le critère de l’« esprit ouvert » comme critère à appliquer pour savoir s’il y avait eu partialité dans les déclarations publiques d’un commissaire de la Public Utilities Board au cours de la procédure d’enquête, mais avant le début de l’audience.

 

[43]           Le contenu du critère de l’« esprit ouvert » a été défini par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Association des résidents du Vieux Saint‑Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170, où le juge Sopinka écrivait que « la partie qui allègue la partialité entraînant l’inhabilité doit établir que l’affaire a en fait été préjugée, de sorte qu’il ne servirait à rien de présenter des arguments contredisant le point de vue adopté. Les déclarations de conseillers individuels d’un conseil municipal, bien qu’elles puissent fort bien créer une apparence de partialité, ne satisfont au critère que si la Cour conclut qu’elles sont l’expression d’une opinion finale et irrévocable sur la question ».

 

[44]           Je reconnais avec l’avocate des défenderesses que le critère de la partialité dans le cas présent est le critère de l’« esprit ouvert ». Le demandeur voudrait faire annuler le rapport de l’enquêteur présenté au gestionnaire délégué, qui est le décideur. En tout état de cause, le demandeur n’a pas répondu au critère plus rigoureux de la crainte raisonnable de partialité.

 

[45]           La preuve que le demandeur a produite au soutien de l’un ou l’autre des critères est faible. Comme je l’ai dit, la sélection faite parmi les témoins, et l’absence de contre‑interrogatoires, ne sont pas la preuve d’une partialité ou d’une absence d’équité. La pièce 66, considérée dans son contexte, ne suffit pas à étayer l’argument du demandeur. L’incident du 1er mars 2002 a été expliqué.

 

5. L’absence d’enquête véritable sur la sollicitation de faveurs

[46]           Le troisième rapport de l’enquêteur concerne l’affirmation du demandeur selon laquelle son surveillant immédiat, le directeur régional et le gestionnaire des Ressources humaines de la CISR, à Vancouver, ont sollicité des faveurs de sa part. Dans l’argumentation écrite rédigée par l’ancienne avocate du demandeur, celle‑ci dit que l’enquêteur [TRADUCTION] « a délibérément laissé de côté un aspect de la quête de faveurs, à savoir la demande de substances narcotiques ». L’avocate actuelle du demandeur a allégué elle aussi cette prétendue erreur dans sa plaidoirie.

 

[47]           Selon moi, la prétention du demandeur doit être rejetée. Le dossier certifié du tribunal n’atteste nulle part qu’il a jamais prétendu que ses supérieurs l’avaient prié de les approvisionner en stupéfiants. Je ne trouve rien de tel dans sa réfutation du rapport préliminaire, totalement silencieux sur la question (voir le dossier des défenderesses, pages 1474 et 1523).

 

6.  La Cour devrait‑elle statuer sur l’ultime prétention du demandeur?

[48]           Comme je l’ai dit, le demandeur a soulevé pour la première fois, en réponse à l’argument des défenderesses, la violation de ses droits linguistiques par l’enquêteur.

 

[49]           Je reconnais avec l’avocate des défenderesses qu’il serait incorrect que la Cour juge à ce stade ultime cette prétention du demandeur, et cela pour les motifs suivants :

• l’affirmation du demandeur est arrivée trop tard devant la Cour. Pour statuer sur le sujet, la Cour serait obligée, par souci d’équité, de demander le dépôt d’observations écrites additionnelles et de tenir une nouvelle audience; en d’autres mots, il lui faudrait reprendre l’affaire depuis le début;

 

• le demandeur a déposé sa procédure de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales. Le législateur a établi dans la Loi sur les langues officielles un mécanisme qui concerne les plaintes de violation de ce texte de loi, et des recours y sont prévus;

 

• le demandeur n’a pas persuadé la Cour que sa réclamation sur ce chef présente quelque bien‑fondé. Voir la lettre du président de la CISR adressée au demandeur le 28 janvier 2002, où le président écrivait que c’est le demandeur qui avait demandé que l’enquête se déroule en anglais, avec possibilité pour lui, au besoin, d’exprimer ses préoccupations en français. Le président écrivait à M. Moussa : « à ma connaissance, cette possibilité ne vous a pas été refusée » (voir dossier du demandeur, page 81). Je prends note de la réponse du demandeur, en date du 4 février 2002, à la lettre du président de la CISR.

 

[50]           Pour tous les motifs susmentionnés, la contestation opposée par le demandeur aux rapports de l’enquêteur doit être rejetée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« François Lemieux »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Alphonse Morissette, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑1209‑02

 

INTITULÉ :                                       FRANÇOIS ALAIN MOUSSA

                                                            c.

                                                            LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE ET LA COMMISSION DE L'IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               vidéoconférence, LE 22 juin 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :                      le 5 septembre 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Selwyn Pieters

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Suzanne Pereira

 

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Selwyn Pieters

Avocat

C.P. 518

31, rue Adelaide est

Toronto (Ontario)  M5C 2J6

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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