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Date : 20070907

Dossier : T-1729-06

Référence : 2007 CF 893

Montréal (Québec), le 7 septembre 2007

En présence de l'honorable Maurice E. Lagacé

 

ENTRE :

FRANÇOIS BOUCHER

et

PIERRE-PAUL DANDURAND

demandeurs

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Messieurs  François Boucher et Pierre-Paul Dandurand présentent à la Cour une demande de jugement déclaratoire en vertu de l’alinéa 18(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, afin de faire déclarer ultra vires la Directive no 259 (« la Directive ») et toute autre politique ou règle du commissaire du Service correctionnel du Canada (« SCC ») interdisant de fumer à l’intérieur des cellules et des installations des visites familiales privées.


Les faits

[2]               L’exposition à la fumée secondaire préoccupe le SCC depuis plusieurs années, même si encore récemment on permettait de fumer dans certains secteurs des pénitenciers fédéraux, dont notamment les cellules des prévenus.

 

[3]               Suite à des consultations avec divers groupes concernés, le SCC annonce le 12 juillet 2005 son objectif d’éliminer l’exposition à la fumée secondaire à l’intérieur de tous les pénitenciers fédéraux d’ici le 31 janvier 2006.

 

[4]               Les demandeurs étaient, à l’époque de la présente demande de jugement déclaratoire,  détenus à l’Établissement de Cowansville et ont été, comme les autres détenus, avisés et consultés sur cet objectif en plus d’être informés sur l’aide offerte dont ils pourraient bénéficier pour les aider à cesser de fumer ou réduire leur dépendance au tabac. Le 3 janvier, la direction les avise qu’à compter du 23 janvier il sera interdit de fumer dans les unités réservées aux visites familiales privées (VFP). De plus et du même souffle on les avise qu’à compter du 31 janvier 2006 l’interdiction  s’étendra à  tout l’intérieur des bâtiments, y compris les cellules. Cependant l’interdiction ne vise pas les zones extérieures des bâtiments auxquelles les détenus peuvent accéder durant la journée.

 

[5]               Publiée le 31 janvier 2006, la Directive du commissaire du SCC entre en vigueur et énonce à l’article 1 son objectif comme suit :

 

Améliorer la santé et le bien-être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire à l’intérieur de tous les établissements correctionnels fédéraux ainsi que dans les véhicules motorisés sous le contrôle du Service.

 

[6]               La Directive prévoit aussi à son article 10 que :

Les détenus surpris à fumer à l’intérieur d’un établissement seront soumis au processus disciplinaire qui leur est applicable.

 

Elle prévoit donc des sanctions aux contraventions.

 

[7]               Fumeurs de longue date, les demandeurs purgent des peines dans le pénitencier fédéral de Cowansville lorsqu’ils déposent leur recours.  Leur demande de jugement déclaratoire vise l’annulation partielle de cette interdiction de manière à ce qu’ils puissent continuer à fumer aussi bien dans leurs cellules que dans les endroits réservés aux VFP.

 

[8]               Ils ne contestent pas toutefois la donnée scientifique du ministère de la Santé quant à l’effet nocif sur leur santé de la fumée secondaire.

 

[9]               Mais les demandeurs se plaignent d’heures de sortie extérieure quotidienne limitées et d’être limités dans leur possibilité de fumer. En outre, au moins une fois par mois, les détenus se verraient interdire de quitter leurs cellules pour une période de 6 à 7 heures lorsque la direction ferme le pénitencier pour une fouille générale, une enquête administrative ou lors d’une panne d’électricité. Des incidents de sécurité surviennent régulièrement pour interrompre également leurs sorties et les contraindre à réintégrer leurs cellules plus tôt que prévu. Pendant plusieurs heures les détenus n’ont donc ni le droit de sortir ni le droit de fumer dans leurs cellules, ce qui leur cause des crises d’anxiété et d’angoisse.

 

[10]           Le SCC a par ailleurs cru bon d’offrir et mettre à la disposition des détenus un programme d’aide pour cesser ou diminuer de fumer. Cette aide est assortie de produits pharmaceutiques à cette fin pour ceux qui désirent en bénéficier.

 

[11]           Toutefois les demandeurs veulent continuer à fumer. Et comme de nombreux détenus ils font l’objet de rapports disciplinaires pour avoir fumé dans leur cellule malgré la Directive. Prévues à l’article 44 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C.1992, ch. 20, (« LSCMLC»), les sanctions vont d’un simple avertissement à des amendes ou encore jusqu’à l’isolement disciplinaire. 

 

Question en litige

[12]           Le commissaire du SCC est-il habilité à adopter la Directive ou toute autre règle interdisant de fumer à l’intérieur d’une cellule et à l’intérieur des locaux servant aux visites familiales privées (VFP)?

 

[13]           Les demandeurs soutiennent que le SCC n’est pas habilité par la Loi sur la santé des non-fumeurs, 1985, ch. 15 (4e suppl.) (« LSNF ») à interdire aux détenus de fumer à l’intérieur des cellules et des VFP.

 

La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, (« LSCMLC »)

[14]           Les demandeurs contestent l’habilité du SCC d’interdire aux détenus de fumer à l’intérieur des cellules et des aires réservées aux VFP. Contrairement à cette prétention la Cour est d’avis que la LSCMLC habilite le commissaire du SCC à adopter cette directive.

 

[15]           Les articles 97 et 98 de la LSCMLC prévoient en effet que : 

97. Sous réserve de la présente partie et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles concernant:

a) la gestion du Service;

b) les questions énumérées à l'article 4;

c) toute autre mesure d'application de cette partie et des règlements.

97. Subject to this Part and the regulations, the Commissioner may make rules

 

(a) for the management of the Service;

(b) for the matters described in section 4; and

(c) generally for carrying out the purposes and provisions of this Part and the regulations.

 

98. (1) Les règles établies en application de l'article 97 peuvent faire l'objet de directives du commissaire.

[. . .]

98. (1) The Commissioner may designate as Commissioner's Directives any or all rules made under section 97.

[. . .]

 

[16]           Par ailleurs, la LSCMLC permet aux autorités correctionnelles d’imposer des sanctions disciplinaires pour non‑respect d’une directive :

40. Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

(...)

r) contrevient délibérément à une règle écrite régissant la conduite des détenus;

40. An inmate commits a disciplinary offence who

(...)

 (r) wilfully disobeys a written rule governing the conduct of inmates;

 

[17]           Ainsi le commissaire du SCC est habilité à adopter des normes sous forme de directives portant sur la gestion du SCC, les questions relevant de l’article 4 et toute autre mesure d’application de la partie 1 de la LSCMLC (art. 2 à 98).

 

[18]           Pour la protection de la santé en milieu carcéral, la  LSCMLC prévoit que :

70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

70. The Service shall take all reasonable steps to ensure that penitentiaries, the penitentiary environment, the living and working conditions of inmates and the working conditions of staff members are safe, healthful and free of practices that undermine a person’s sense of personal dignity.

 

[19]           Bien que cette disposition ne parle pas spécifiquement de l’effet secondaire de la fumée de tabac, elle n’en incite pas moins le SCC à prendre les mesures nécessaires pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains et sécuritaires. Cette disposition vue en conjonction avec les articles 97 et 98 précités de la Loi suffit pour asseoir l’autorité du commissaire à adopter la Directive faisant l’objet du présent litige.

 

[20]           D’autres dispositions de la LSCMLC viennent renforcer le mandat du SCC. En précisant son objectif comme suit :

 

[21]           Ainsi l’article 4 de la Loi décrit les principes de fonctionnement du service correctionnel  comme suit :

4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent :

 

(...)

e) le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

4. The principles that shall guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are

 

(...)

(e) that offenders retain the rights and privileges of all members of society, except those rights and privileges that are necessarily removed or restricted as a consequence of the sentence;

 

 

[22]           La comparaison que font les demandeurs des droits et privilèges des détenus avec ceux des citoyens ordinaires s’appuie sur l’article 4 de la LSCMLC, mais semble oublier que si les citoyens ordinaires ont le droit de fumer à l’intérieur de leur domicile, ils ont aussi le droit maintenant reconnu de ne pas être exposés à la fumée secondaire du tabac à leur domicile. De la même façon on ne peut ignorer l’intérêt des détenus non-fumeurs ni celui des agents non-fumeurs qui travaillent en institution et qui ont droit à ce que leur « milieu de vie et travail soit sains (et) sécuritaires ».

 

[23]           On ne peut donc reprocher au commissaire du SCC, lors de la rédaction de la Directive en litige, d’avoir considérer l’effet nocif de la fumée secondaire. Et ce d’autant plus que les groupes intéressés ont été consultés, que la mesure a été annoncée d’avance et que des moyens ont été offerts aux détenus pour les aider à lui faire face et ce bien avant qu’elle soit en vigueur. Personne donc ne peut prétendre avoir été pris par surprise.

 

[24]           La Cour note, et les procureurs des demandeurs ne peuvent l’ignorer, que plusieurs décisions portant sur des interdictions de fumer en milieu carcéral, même plus restrictives que les mesures dans le présent recours, ont pourtant été déclarées valides, notamment en regard de la Charte. (voir : [Regina Correctional  Centre v. Saskatchewan  (Department of Justice), [1995] S.J. No. 350 (Sask. Q.B.) (QL), confirmé en appel à (2000), 193 Sask. R. 248 (Sask. C.A.)]; [McNeill v. Ontario (Ministry of the Solicitor General & Correctional Services, [1998] O.J. No. 2288 (Ont. G.D.) (QL)] ; [Saskatoon Correctional Centre v. Government of Saskatchewan, [2000] S.J. No. 307 (Sask. Q.B.) (QL)]; [Vaughan c. Ontario, [2003] O.J. no 5304 (Ont. S.C.J.) (QL)] ; [Comité chargé du bien‑être des détenus de l’Établissement William Head c. Établissement William Head, [2003] A.C.F. no 411 (C.F.) (QL)].

 

[25]           Pour ces motifs la Cour se doit de conclure que le commissaire du SCC était habilité à adopter la Directive ou toute autre règle interdisant de fumer à l’intérieur d’une cellule et à l’intérieur des locaux servant aux VFP, donc celle-ci est intra vires des pouvoirs conférés par la Loi.

 

[26]           Le jugement pourrait s’arrêter ici. Mais puisque les demandeurs appuient leurs prétentions sur la Loi sur la santé des non-fumeurs, L.R.C. 1985, ch.15 (4e suppl.), voyons la valeur de leur argument.

 

La Loi sur la santé des non-fumeurs, (« LSNF »)

[27]           Bien que la LSNF ne soit pas la source principale de l’autorité du commissaire pour l’adoption de la Directive, la Cour ne peut ignorer, contrairement aux prétentions des demandeurs, que la Directive respecte en tout point celle-ci.

 

[28]           La LSNF oblige en effet l’employeur ou son délégué à veiller « à ce que personne ne fume dans un lieu de travail placé sous son autorité » et qu’il peut « désigner comme fumoir toute pièce placée sous son autorité et qui normalement n'est pas fréquentée par des non-fumeurs » (paragraphes 3(1) et 3(2)).

 

[29]           Le Règlement sur la santé des non-fumeurs, (« RSNF »), DORS/90-21, prévoit pour l’employeur la possibilité de désigner des pièces ou zones destinées aux fumeurs :

 

4. (...) l'employeur peut, dans le lieu de travail placé sous son autorité, désigner comme fumoir ou zone fumeurs les pièces ou aires suivantes:

a) un local d'habitation;

[. . .]

[Non souligné dans l’original.]

 

4. (...) an employer may designate the following rooms or areas in a work space under the control of the employer as designated smoking rooms or designated smoking areas:

(a) any living accommodation;

[. . .]

[Emphasis added.]

 

[30]           Les demandeurs soutiennent que la Directive est incompatible avec la LSNF au motif que les cellules des détenus et les unités de VFP ne seraient pas des lieux de travail au sens du paragraphe 3(1), mais plutôt des lieux de résidence. De là à conclure qu’une interdiction de fumer ne serait pas possible dans ces secteurs.

 

[31]           Mais s’il est vrai que les lieux peuvent être qualifiés de locaux d’habitation, cela n’empêche pas qu’ils fassent en même temps partie d’un lieu de travail et que ces lieux d’habitation demeurent sous le contrôle du SCC et non pas celui des détenus.

 

[32]           De plus l’usage du mot « peut » à l’article 3 de la LSNF et à l’article 4 du RSNF indique clairement que l’employeur n’est pas tenu de désigner des secteurs comme fumoirs. Il ne s’agit qu’une option ouverte à l’employeur parmi d’autres.

 

[33]           D’ailleurs la position des demandeurs est contraire au RSNF qui précise au paragraphe 4(a) que l’employeur, en l’occurrence le SCC, peut designer un local d'habitation comme fumoir ou zone fumeurs. De plus, les cellules et les secteurs VFP sont des lieux de travail pour les employés du SCC qui doivent régulièrement surveiller ces deux secteurs comme partout dans la prison.

 

Norme de contrôle

[34]           Les parties reconnaissent que la validité de la Directive du SCC se résume essentiellement à une question de droit. La norme de contrôle applicable est donc celle de la décision correcte. De sorte que pour réussir, les demandeurs doivent démontrer que le commissaire du SCC n’avait pas l’autorité juridique nécessaire pour l’adopter. Malheureusement pour eux, les demandeurs ne se sont pas déchargés de ce fardeau.

 

[35]           Bien que les demandeurs continuent à jouir des droits et des privilèges reconnus à tout citoyen, et bien que la Cour soit très sensible aux difficultés psychologiques, voire physiques, que cette nouvelle politique leur impose, il n’en demeure pas moins que les paragraphes 97 et 98 de la LSCMLC accordent au commissaire l’autorité d’adopter des normes sous forme de directives pour la gestion du SCC. Ce pouvoir discrétionnaire n’est pas tombé du ciel. Il a été précédé de consultations et d’avis raisonnables accompagné d’une offre d’aide pour aider les fumeurs à s’ajuster à la nouvelle Directive et à y faire face le temps venu.

 

[36]           Pour tous ces motifs la Cour se doit de rejeter leur recours contre une mesure qui s’avère légale, justifiée et raisonnable.

[37]           En vertu de la Règle 302 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, une seule décision doit être attaquée dans une demande de contrôle judiciaire même si le présent recours revêt la forme d’un jugement déclaratoire. Comme le recours vise principalement la Directive du commissaire du SCC, la Cour ne se prononcera pas sur toute autre politique ou règle du commissaire interdisant de fumer à l’intérieur des cellules et des installations pour VFP et se limitera donc à la Directive.

 

[38]           Les demandeurs demandent que leur demande soit accueillie avec dépens au motif qu’ils sont des détenus aux moyens limités et qu’il s’agit pour eux et d’autres détenus partageant le même sort d’une question importante. Ils demandent par ailleurs les dépens dans l’hypothèse où la Cour accède à leur demande. Dans l’hypothèse contraire, le défendeur ne voit pas pourquoi les demandeurs n’auraient pas à supporter les dépens.

 

[39]           Comme les demandeurs exercent le présent recours en vertu de leurs droits de citoyen, encore faut-il qu’ils supportent l’obligation de tout citoyen qui perd sa cause, soit assumer les dépens, à moins d’un bon motif pour les exempter de ceux-ci.

 

[40]           La décision est peut-être importante pour les demandeurs, mais ce qu’ils  recherchent a déjà été décidé dans des causes semblables. La Cour ne voit pas en quoi le fait d’être des détenus exerçant leurs droits de citoyen devrait leur permettre une exemption de payer les dépens que tout citoyen non détenu aurait à assumer. Pour ces motifs les demandeurs devront supporter les dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que

  1. La présente demande de jugement déclaratoire soit rejetée avec dépens;
  2. La Directive no 259 du commissaire du SCC est intra vires des pouvoirs du commissaire du Service correctionnel du Canada et de plus conforme à Loi sur la santé des non-fumeurs et le Règlement sur la santé des non-fumeurs.

 

 

 

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1729-06

 

INTITULÉ :                                       FRANÇOIS BOUCHER ET AL c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                           

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 21 août 2007

 

MOTIFS DE JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LAGACÉ J.S.

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 7 septembre 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Rita Francis

Me Sylvie Théberge                                                      POUR LES DEMANDEURS

 

 

Me Éric Lafrenière

Me Marc Ribeiro                                                          POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Rita Francis

Me Sylvie Théberge                                                      POUR LES DEMANDEURS

Montréal (Québec)

 

John Sims, c.r.                                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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