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Date : 20070913

Dossier : IMM-6161-06

Référence : 2007 CF 915

 

Ottawa (Ontario), le 13 septembre 2007

En présence de : L’honorable Johanne Gauthier 

 

ENTRE :

MUHIRE ALBERT

 

demandeur

 

- et -

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Muhire Albert demande à la Cour d’annuler la décision de la Commission d’immigration du statut de refugié, section de la protection des refugié (la SPR) qui a rejeté sa revendication en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, S.C. 2001, c.27.

( la Loi).

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la Cour est satisfaite que cette décision doit effectivement être annulée.

Contexte

[3]               Muhire Albert est un citoyen rwandais né d’un mariage mixe (mère tutsi et père hutu).  Dans son dossier, il s’identifie comme un Hutu suivant la pratique rwandaise selon laquelle l’affiliation ethnique est déterminée par la lignée paternelle.  La SPR a accepté son passeport émis le 20 avril 2005 comme preuve suffisante de son identité.

 

[4]               Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) particulièrement son exposé circonstancié, le demandeur indique que sa famille a été séparée en 1994 au début du génocide rwandais.  Le demandeur qui avait alors six ans[1] se réfugie avec son père dans un camp en République Démocratique du Congo[2]  alors que sa mère et ses sœurs prennent une autre route.  En 1996, père et fils sont séparés lorsque le conflit entre l’armée Rwandaise et les Interahamwes- paramilitaires Hutu - s’étend à ce camp. Le demandeur est alors recueilli par la famille Kanobayata qui, comme plusieurs autres recueillent des orphelins du génocide. On l’amène à Cyangugu, une ville dans le sud-ouest du Rwanda où il vit jusqu’en 2001.  En 2001, Zéna,  ancienne amie de sa mère, visite  la famille Kanobayota à Cyangugu. L’ayant reconnu, elle lui offre de le prendre en charge et l’amène à Kivugaza, le quartier de Kigali où demeurait sa famille avant le début du génocide.

 

 

[5]               Mr. Albert apprend alors que l’ancienne propriété de sa famille est actuellement occupée par les présumés assassins de la famille de sa mère.[3]

 

[6]               Messieurs Musonera et Nazrambe, les présumés assassins de la famille de sa mère, apprennent pour leur part l’existence du demandeur, sa présence dans le quartier et son désir de les dénoncer à la police.[4]

 

[7]               En 2002, Mr. Musonera communique des menaces de mort au demandeur et envoie des jeunes pour le battre à plusieurs reprises. En mars 2004, le demandeur décide d’informer la police.

 

[8]               Selon son témoignage et son exposé circonstancié, la police aurait eu peu d’intérêt dans sa plainte et était plutôt intéressée au fait qu’il était issue d’un mariage mixe et qu’il  avait vécu avec son père (Hutu) en RDC.

 

[9]               En avril 2004, le demandeur est convoqué pour une deuxième entrevue avec la police qui l’interroge sur sa familiarité avec les Forces Démocratiques de Libération du Rwanda (FDLR) un regroupement paramilitaire basé au Congo qui s’oppose au gouvernement rwandais. Le FDLR est largement composé d’anciens membres des Interahamwes impliqués dans le génocide de 1994.  Cet interrogatoire dure environs deux heures mais Mr. Albert ne subit aucun mauvais traitement.

[10]           Le 4 juillet 2004, le demandeur est attaqué et sévèrement battu selon ses dires par des inconnus.  Il n’ose rapporter l’incident à la police étant donné la teneur des entrevues précédentes.

 

[11]           En mars 2005, Mr. Albert est encore une fois convoqué par la police.  Selon l’avis de convocation déposé en preuve dans le dossier, il devait se présenter pour « entrevue sur des faits dont il [lui] sera donné connaissance. » Le demandeur indique qu’il a peur qu’on le soupçonne d’une association avec le FDLR et d’être détenu ou même de disparaitre s’il se rend à cette entrevue.

 

[12]            Le 21 septembre 2005, Zéna lui conseille de fuir le pays et lui promet de l’aider financièrement.[5]

 

[13]           Le 17 juin, 2005 (visite d’une journée) et le 31 août, 2005 (visite de trois jours), le demandeur se rend avec Zéna en Ouganda pour l’aider dans ses affaires (achat de marchandises). Il revient avec elle à Kigali.

 

[14]           Le 21 septembre 2005, il ne se rend pas au poste de police et se cache par la suite chez divers amis.

 

 

[15]           Au début d’octobre 2005, il apprend de Zéna que sa mère et ses sœurs sont au Canada.  Le 20 octobre 2005, il demande un visa étudiant américain sous prétexte de suivre une formation dans un collège de Pittsburgh.  Il obtient le visa le 27 octobre 2005 et le 27 novembre il quitte le Rwanda avec son passeport émis le 20 avril 2005.[6] Il arrive au Etats-Unis le lendemain; l’itinéraire suivi inclut un changement d’avion en Italie.

 

[16]            Aux Etats-Unis, il habite d’abord chez une connaissance de Zéna surnommée Papa Clémentine à Buffalo et est ensuite logé à Viva La Casa, un foyer pour réfugiés[7] .

 

[17]           Ayant réussi à localiser sa famille à Ottawa avec l’aide de Papa Clémentine, il passe la frontière le 8 février 2006 et il dépose immédiatement sa demande d’asile.

 

[18]           Dans son FRP, le demandeur indique qu’il base sa demande sur une crainte de persécution et/ou de mauvais traitements fondée sur sa race (sang mixte), son groupe social (rescapés du génocide) [8]et les opinions politiques qu’on lui impute, (espion pour le FDLR).

 

[19]           À l’audience devant la SPR, l’avocat du demandeur souligne que la documentation au dossier sur le Rwanda corrobore le témoignage du demandeur et « prouve » que les enfants de mariage mixte sont persécutés[9]

 

[20]           Dans sa brève décision de deux pages, la SPR décrit la base de la revendication simplement comme suit :

Pour appuyer sa demande, il prétend avoir reconnu les bourreaux de sa famille durant le génocide.  Ayant déclaré à des amis qu’il dénoncerait ces individus à la police, l’un deux l’aurait menacé de mort, en janvier 2002, et envoyé des jeunes le battre à plusieurs reprises.  Il se serait plaint à la police en mars 2006 (sic).  La police qui l’aurait largement interrogé.  Elle l’aurait convoqué le 8 avril 2004 pour un complément d’enquête.

 

Par ailleurs, le demandeur allègue avoir été battu le 4 juillet 2006 par des inconnus, mais n’aurait pas reporté les faits à la police.  Convoqué à la police le 21 mars 2005, il n’aurait pas répondu préférant prendre le chemin de l’exil.

 

[21]           La SPR indique ensuite que la demande est rejetée parce que le tribunal n’a pas trouvé crédible « les allégations » du demandeur pour les raison suivantes :

 

i)         le demandeur a quitté le pays avec son propre passeport et,

 

Le tribunal en conclut qu’un gouvernement qui persécute ses citoyens ne délivre pas de passeport et les laissent voyager à l’étranger.

 

ii)                   le demandeur est retourné librement et volontairement au   Rwanda après ses deux brefs voyages en Ouganda alors que ses problèmes avaient commencé.  Il est invraisemblable que « les adultes qui prenaient les décisions pour lui… n’avaient pas songé à retenir le mineur au Ouganda ».

 

iii)                 le demandeur n’a pas fait de demande d’asile lors de son transfert en Italie et ensuite au États-Unis alors qu’il tentait de trouver l’adresse de sa mère au Canada.

 

 

[22]           Quant à la revendication en vertu de l’article 97, le tribunal dit simplement :

 

Il convient de noter que l’application de 97 (1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés n’a pas permis d’identifier des éléments de crédibilité pouvant le conduire à tirer une conclusion positive.

 

[23]           La décision ne contient aucune référence à la preuve documentaire sur le Rwanda non plus qu’à la preuve documentaire déposée pour corroborer le récit du demandeur, telle qu’une prescription d’un hôpital rwandais et l’avis de convocation de mars 2005.

 

 

Analyse

 

[24]           Dans son mémoire, le demandeur soulève plusieurs arguments dont certains ne méritent pas d’être commentés dans le détail comme par exemple; le défaut de la SPR de référer à la Directive du numéro 8 (personnes vulnérables) alors qu’il est admis que cette directive n’était pas en vigueur à l’époque pertinente.

 

[25]           Pour ce qui est  du défaut de la SPR de consulter le dossier de sa mère auquel le demandeur a référé à au moins deux reprises dans son FRP de même qu’à l’audience afin de corroborer des éléments importants de son récit,  le demandeur soumet que ni lui ni elle n’en avait de copie et qu’il n’aurait pu le fournir à la SPR et à la Cour.  Il prétend qu’il avait le droit de se fier que selon sa pratique, la SPR consulterait le dossier d’immigration auquel il a référé spécifiquement.  Le défaut de le faire dans ce cas constituerait un déni de justice naturelle.  Toutefois, en l’absence de preuve démontrant l’existence d’une telle pratique,  la Cour ne peut accepter cet argument[10]

 

 

[26]           Quant à l’allégation que le décideur en l’espèce était biaisé, le demandeur ne l’a pas reprise à l’audience et un examen attentif de la transcription ne convainc pas la Cour qu’il existe une crainte raisonnable de partialité selon les critères retenus par la Cour Suprême du Canada dans Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’énergie),  [1978] 1 R.C.S. no.369.

 

[27]           Il reste donc la question à savoir si la SPR a suffisamment motivé sa décision particulièrement à l’égard de l’application de l’article 97 de la Loi et celle de la validité de sa conclusion quant à la crédibilité du demandeur qui s’analyse à la lumière de la norme de la décision manifestement déraisonnable.

 

[28]           Le retour volontaire et le défaut de faire une demande d’asile ailleurs sont certes des éléments pertinents pour évaluer la crédibilité d’un revendicateur particulièrement quant à l’existence d’une crainte subjective (article 96). C’est à la SPR de décider du poids à leur accorder compte tenu du contexte et la Cour.

 

 

[29]           Toutefois ici après et malgré plusieurs lectures de cette courte décision, la Cour n’est pas satisfaite que la SPR a considéré toute la preuve devant elle.  Premièrement, la description des risques allégués par le demandeur est déficiente.  Nulle part la SPR ne réfère aux opinions politiques présumément imputées au demandeur à cause de l’ethnie de son père, sa présence en RDC et le clan de sa mère (sang mixte).  Au contraire, la SPR semble prendre pour acquis que le demandeur était convoqué le 21 septembre au sujet de sa plainte contre Messieurs Musonera et Nazrambe.  Et ce, même si le demandeur a témoigné que ce n’est pas à ce sujet qu’il a été interrogé en avril 2004 lors de la précédente convocation et que l’avis de convocation au dossier ne réfère aucunement à cette plainte.

 

[30]           Cet élément est essentiel puisque le demandeur a clairement indiqué qu’au moment où il a été en Ouganda pour faire des achats avec Zéna, il n’avait pas encore pris la décision de ne pas se présenter le 21 septembre.  Jusqu’à ce qu’il fasse défaut d’obtempérer à l’avis de convocation, rien n’indique qu’il avait à craindre que la police le recherche activement.  Selon la preuve, c’est d’ailleurs seulement après cette date qu’il se réfugie chez des amis.

 

[31]           Compte tenu des explications du demandeur, des allégations au soutien de sa revendication et de la preuve documentaire au dossier, la SPR devait référer spécifiquement à ce risque et expliquer comment elle avait traité la question du retour volontaire à cet égard (Cepeda-Guierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),  [1998] A.C.F. no. 1425).

 

[32]           De plus, la conclusion de la SPR à l’effet qu’un gouvernement qui persécute ses citoyens ne leur émet pas de passeport et ne les laisse pas voyager, laisse perplexe.  Cette question n’a pas du tout été abordée à l’audience et il n’y a aucune preuve au dossier sur ce point.  On ne sait pas si le service d’immigration rwandais a accès à la technologie nécessaire pour supporter une telle conclusion quant au Rwanda.

 

[33]           Dans sa décision, la SPR ne dit pas sur quoi elle s’est fondée pour faire une telle généralisation.  Comme le juge Richard Mosley dans Sadeghi-Pari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),  [2004] A.C.F. no.316, la Cour conclut que même si la SPR a le droit de s’appuyer sur une connaissance de faits particuliers qui ressort de sa spécialisation (paragraphe 170 (i) de la Loi), elle ne peut conclure sur cette base à moins d’avoir fait part de sa position au demandeur et de lui avoir donné l’opportunité de commenter et de produire une preuve contraire (article 18 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, voir annexe A).  Donc en l’espèce, vu l’absence de preuve au dossier et de discussion à cet égard, cette conclusion de la SPR est manifestement déraisonnable.

 

[34]           Comme la SPR n’a pas autrement motivé sa conclusion de non crédibilité en référant par exemple à des incohérences ou contradictions dans la preuve et que le défaut du demandeur de revendiquer au États-Unis n’était clairement pas un élément décisif mais plutôt un élément accessoire ajoutant simplement aux motifs viciés par les erreurs décrites plus haut, la Cour ne peut ignorer ces erreurs.

 

[35]           Il est aussi important de souligner que l’absence de crainte subjective n’est pas déterminante lors de l’analyse d’une revendication en vertu de l’article 97 de la Loi (Bouaouni c. Canada [2003] A.C.F. no. 1540, Kandiah v. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),  [2005]  A.C.F. 275).  La SPR doit évaluer tous les risques objectifs invoqués par le demandeur à la lumière de la preuve documentaire, s’il en est.  En l’espèce, comme la Cour n’est pas satisfaite que la SPR a considéré entre autres, le risque lié au sang mixte (hutu-tutsi) et aux opinions politiques imputées, il est évident que la déclaration laconique contenue dans la décision quant à l’application de l’article 97 est insuffisante.  Le manque d’analyse et de motifs permettant à la Cour et au demandeur d’évaluer la validité de cette conclusion constitue en soi une autre erreur révisable.

 

[36]           Les parties n’ont pas proposé de question à certifier et la Cour est satisfaite que cette affaire ne soulève pas de question d’intérêt général.

 

[37]           La demande est accordée.

 

.

 

 

JUGEMENT

 

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que :

1. La demande est accordée et la décision est annulée. La demande d’Albert Muhire devra être reconsidérée après une nouvelle audience.

 

                                                                                                 « Johanne Gauthier »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER:                                         IMM-6161-06

 

INTITULÉ :                                       MUHIRE ALBERT c. 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :    

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              La juge Johanne Gauthier

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 13 septembre 2007

 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

JACQUES J. BAHIMANGA                                                  POUR LE DEMANDEUR

 

 

AGNIESKA ZAGORSKA                                                      POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BAHIMANGA JACQUES LAW OFFICE                             POUR LE DEMANDEUR

2660 SOUTHVALE CRESENT

OTTAWA, ONTARIO

(613) 739-7734          

 

 

AGNIESKA ZAGORSKA LAW OFFICE                             POUR LE DÉFENDEUR

OTTAWA, ONTARIO

(613) 948-7424                                                                      



[1] Selon son FPR et son témoignage le demandeur aurait eu 6 ans.  Toutefois, à l’audience le défendeur a noté que selon la date de naissance indiquée sur son passeport, Mr. Albert aurait plutôt eu huit ans. 

[2] Camp de Mugunga situé à la frontière entre le Rwanda et la RDC. 

[3] Il convient de noter que la mère et les sœurs du demandeur on quitté le Rwanda en 2001 croyant le demandeur et son père morts. Elles ont obtenu le statut de réfugié au Canada en 2003.  Toutefois, le demandeur témoigne qu’il n’a appris leur présence au Canada qu’en  octobre 2005.

[4] Selon le témoignage du demandeur, il aurait indiqué à ses camarades dans le quartier qu’il entendait faire une telle dénonciation.

[5] À l’audience on n’a jamais élucidé à quel moment Zéna et lui ont eu cette discussion.  Toutefois, le demandeur a clairement témoigné que c’est seulement en septembre qu’il a décidé de ne pas se rendre à l’entrevue.

[6] Il n’y a aucune preuve à savoir quand la demande de passeport a été déposée.

[7] À l’audience le demandeur à indiqué que ce foyer est fréquenté généralement par les réfugiés qui attendent de présenter leurs demandes au Canada.  Toutefois, il n’y a aucune preuve à cet égard dans le dossier.

[8]  La documentation au dossier indique que des rescapés qui ont témoigné contre des génocidaires ont fait l’objet de violence.

[9] Bien que sa mère soit une Tutsi, le demandeur a indiqué qu’elle fait partie du clan des Lindiros opposé au régime rwandais en place.

 

[10] Le demandeur aura l’opportunité de demander formellement à la SPR de lui fournir une copie de l’exposé circonstancié de sa mère avant la prochaine audience. La SPR pourra alors déterminer si celui-ci corrobore en partie son récit.

 

 

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