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Date : 20070926

Dossier : T-277-07

Référence : 2007 CF 933

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 septembre 2007

En présence de madame la juge Layden-Stevenson

 

ENTRE :

IRVING SHIPBUILDING INC. et FLEETWAY INC.

demanderesses

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et CSMG INC.

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[Motifs de l’ordonnance et ordonnance confidentiels rendus le 20 septembre 2007]

 

[1]        Par ordonnance datée du 13 juillet 2007, la protonotaire Tabib a rejeté la requête en radiation du procureur général visant un avis de demande de contrôle judiciaire, produit par Irving Shipbuilding Inc. (ISI) et Fleetway Inc. (Fleetway), pour défaut de qualité d’agir. Dans la présente requête, le procureur général interjette appel de l’ordonnance de la protonotaire Tabib. La défenderesse CSMG Inc. (CSMG) appuie la position du procureur général. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la requête devrait être rejetée.

 

[2]        La présente affaire est soulevée dans le contexte d’un processus d’approvisionnement du gouvernement fédéral pour le contrat de soutien en service de la classe Victoria (le contrat). En juillet 2006, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) a publié une demande de propositions (DDP) pour le compte du ministère de la Défense nationale (MDN) en ce qui concerne ce contrat. La DDP prévoyait que le contrat serait attribué pour une période de cinq ans, comprenant des prolongations optionnelles pour une période de dix années supplémentaires.

 

[3]        BAE Systems Projects (Canada) Ltd. (BAE) a conclu une entente de constitution d’équipe avec ISI et Fleetway dans le but avoué de présenter une soumission pour l’obtention du contrat. Il était loisible à BAE, ISI et Fleetway de répondre à la DDP en tant que coentreprise. Néanmoins, BAE (en qualité de soumissionnaire) a déposé la soumission relative à la DDP auprès de TPSGC. Trois soumissions ont été reçues en réponse à la DDP. CMSG, une coentreprise composée de Devonport Management Limited (DMI) et de Weir Canada Inc. (Weir), a été sélectionnée pour être la soumissionnaire retenue. 

 

[4]        ISI et Fleetway ont déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision d’attribuer le contrat à CSMG et ont fait valoir que le processus était déficient. Plus particulièrement, elles alléguaient que Weir avait participé à l’élaboration d’un énoncé des travaux et des critères d’évaluation pour le contrat, contrevenant ainsi aux règles en matière de conflits d’intérêts et donnant un avantage indu à CSMG. ISI et Fleetway, dans la demande, visent à obtenir l’annulation de la décision et la nouvelle publication de l’appel d’offres, assortie d’une directive en vertu de laquelle il est mené d’une manière conforme aux politiques en matière d’approvisionnement, aux principes d’équité procédurale ainsi qu’à la loi applicable.

 

[5]        La requête en radiation du procureur général était fondée sur l’argument selon lequel ISI et Fleetway n’ont pas qualité. Subsidiairement, le procureur général a demandé des directives sur la façon de procéder.

 

[6]        La norme de contrôle en ce qui concerne l’appel d’une décision d’un protonotaire est établie dans Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425; 149 N.R. 273 (C.A.F.) (Aqua-Gem) et Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459; (2003) 315 N.R. 175 (C.A.F.) (Merck). Au paragraphe 98 d’Aqua-Gem, la Cour a déclaré :

 

La matière soumise en l’espèce au protonotaire peut être considérée comme interlocutoire seulement parce qu’il a prononcé en faveur de l’appelante. Eût-il prononcé en faveur de l’intimée, sa décision aurait résolu définitivement la cause; Voir P-G du Canada c. S.F. Enterprises Inc. et autre (1990), 90 D.T.C. 6195 (C.A.F.) aux pages 6197 et 6198; Ainsworth v. Bickersteth et al., [1947] O.R. 525 (C.A.). Il me semble qu’une décision qui peut être ainsi soit interlocutoire soit définitive selon la manière dont elle est rendue, même si elle est interlocutoire en raison du résultat, doit néanmoins être considérée comme déterminante pour la solution définitive de la cause principale. Autrement dit, pour savoir si le résultat de la procédure est un facteur déterminant de l’issue du principal, [page 465] il faut examiner le point à trancher avant que le protonotaire ne réponde à la question, alors que pour savoir si la décision est interlocutoire ou définitive (ce qui est purement une question de forme), la question doit se poser après la décision du protonotaire. Il me semble que toute autre approche réduirait la question de fond de « l’influence déterminante sur l’issue du principal » à une question purement procédurale de distinction entre décision interlocutoire et décision définitive, et protégerait toutes les décisions interlocutoires contre les attaques (sauf le cas d’erreur de droit).

 

 

[7]        ISI et Fleetway font valoir que, conformément au raisonnement du juge Hugessen dans Peter G. White Management Ltd. c. Canada, 2007 CF 686; A.C.F. no 931 (Peter G. White) et du juge Evans (alors juge à la Section de première instance de la Cour fédérale) dans Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211 (1re inst.) (Sierra Club), la décision de la protonotaire n’est pas essentielle au règlement définitif de l’affaire, car elle n’a pas radié la demande. Le procureur général et CMSG ont des arguments opposés et font valoir que je dois, conformément à la directive de la Cour d’appel fédérale dans la jurisprudence susmentionnée, exercer mon pouvoir discrétionnaire de novo. À mon avis, rien ne ressort de ce débat, car, dans une approche comme dans l’autre, j’arrive au même résultat que la protonotaire.

 

[8]        Comme je l’ai indiqué plus tôt, la protonotaire a rejeté la requête en radiation. Ce faisant, elle a tiré les conclusions importantes qui suivent :

 

•           même s’il est possible (conformément à Design Services Ltd. c. Canada (2006), 272 D.L.R. (4e) 361; 352 N.R. 157 (C.A.F.) (Design Services)) qu’il y ait une proximité insuffisante entre un sous‑traitant et une entité ayant le pouvoir d’accorder des contrats dans un processus d’appel d’offres public pour justifier une action en responsabilité délictuelle ou un contrat, cela ne veut pas nécessairement dire qu’un sous‑traitant ne peut pas avoir qualité en tant que personne « directement touchée » par la décision d’une entité ayant le pouvoir d’accorder des contrats de maintenir la demande de contrôle judiciaire de celle‑ci;

 

•           un demandeur peut avoir qualité en tant que personne directement touchée s’il existe une relation directe, substantielle et immédiate entre celui‑ci et la décision en litige, mais pas nécessaire avec le décideur : Ogden Martin Systems of Nova Scotia Ltd. v. Nova Scotia (Minister of the Environment) (1995), 130 D.L.R. (4e) 326; 146 N.S.R. (2e) 372 (C.A.) (Ogden);

 

•           les demanderesses ont une relation contractuelle avec BAE et, en raison de la décision, le contrat était voué à disparaître entièrement. Si le contrat avait été accordé à BAE, les demandeurs auraient immédiatement eu le droit d’exercer des droits juridiques précis et importants, ainsi qu’à des avantages financiers. 

 

[9]        L’avant‑dernier paragraphe de l’ordonnance de la protonotaire se lit comme suit :

[traduction]

 

En conséquence, je conclus que la question de savoir si une personne qui est expressément identifiée par un soumissionnaire dans sa proposition en tant que sous‑traitant principal lié par contrat et dont les droits contractuels vis-à-vis du soumissionnaire sont expressément liés à la question de savoir si le contrat accordé au soumissionnaire ou à un tiers a un intérêt suffisant pour contester l’attribution du contrat est une question importante et complexe de fait et de droit, qui n’a pas été tranchée de manière concluante par la Cour. Je conclus donc qu’il n’est pas évident ou apparent de dire que les demandeurs n’ont pas qualité pour donner suite à la présente demande de contrôle judiciaire. La requête en radiation du procureur général est donc rejetée.

 

 

[10]      Contrairement aux arguments du procureur général et de CMSG, la protonotaire n’a pas conclu qu’ISI et Fleetway ont qualité. Elle a plutôt conclu que la question était défendable.

 

[11]      Le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7 (la Loi sur les Cours fédérales) dispose :

 

Loi sur les Cours fédérales

L.R. (1985), ch. F-7

 

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande

Federal Courts Act,

R.S.C. 1985, c. F -7

 

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

 

 

 

[12]      Le procureur général et CSMG font valoir qu’ISI et Fleetway ne sont pas directement touchées et que, par conséquent, elles sont seulement touchées indirectement. Malgré le fait qu’elles ont, conjointement avec BAE, inventé le terme [traduction] « Équipe Victoria », la réponse à la DDP a été signée par BAE seulement. ISI et Fleetway ont été désignés à titre de sous‑traitants uniquement. En conséquence, c’est envers BAE (et BAE uniquement) que TPSGC a une obligation éventuelle.

 

[13]      ISI et Fleetway font valoir qu’elles sont directement touchées par la décision de TPSGC en raison de leurs rôles importants dans la préparation et le dépôt de la soumission de BAE, de leur participation auprès de TPSGC et des dispositions particulières de l’entente de constitution d’équipe avec BAE, dont les détails étaient inconnus de TPSGC.

 

[14]      Les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) ne prévoient pas la radiation d’une demande de contrôle judiciaire. Dans David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.F.) (David Bull), la Cour d’appel fédérale a déclaré que seules les questions qui sont si « manifestement [irrégulières] au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli[e] » devraient être rejetées sommairement. De tels cas doivent être « très exceptionnels » et ne peuvent pas inclure les situations où il y a une « question en litige ». Il est bien établi que le seuil dans David Bull est élevé et qu’il s’applique à la question de la qualité.

 

[15]      Dans Moresby Explorers Ltd. c. Canada (Procureur général) (2006), 350 N.R. 101 (C.A.F.), le juge Pelletier, s’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, a décrit la qualité comme un mécanisme auquel recourent les tribunaux « pour dissuader les "ingéreurs" officieux d’intenter une action ». Il a déclaré, au paragraphe 17, qu’« [e]lle n’est pas conçue pour être un moyen préventif de conclure à […] une distinction à faire entre le droit à un redressement et le droit de soulever une question justiciable ».

 

[16]      Le procureur général et CSMG soulèvent différents arguments liés à des intérêts éventuels, à des conséquences économiques et à des contrats cristallisés. Cependant, le point d’ancrage sur lequel reposent leurs arguments est qu’ISI et Fleetway n’entretiennent aucune relation directe avec TPSGC. Implicitement, elles ne peuvent pas être directement touchées et, en conséquence, elles ne sont pas visées par les paramètres établis à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. À mon avis, la protonotaire a pleinement apprécié cette position, tout comme moi. Fait intéressant, ISI et Fleetway ne laissent pas entendre qu’elles entretiennent une relation contractuelle directe avec TPSGC. En revanche, elles font valoir qu’elles sont touchées directement par sa décision.

 

[17]      Le problème, à mon avis, est que le droit n’est pas aussi établi que le présentent le procureur général et CSMG. À cet égard, voir : Thomas A. Cromwell, Locus Standi: A Commentary on the Law of Standing in Canada (Toronto: Carswell, 1986), aux pages 161 à 164, où l’on traite de l’article 28 (le précurseur de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales). Voir aussi : Ferring Inc. c. The Minister of Health, Apotex Inc. and Novopharm Limited, 2007 CAF 276 au paragraphe 5 et Ogden.

 

[18]      Aucune jurisprudence n’est directement pertinente. La protonotaire n’a pas été en mesure de conclure que la question de la qualité était [traduction] « évidente et manifeste ». Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle a décidé que l’avis de demande ne devrait pas être rejeté sommairement. En dépit des arguments forcés du procureur général et de CSMG, je conclus que la question de la qualité est à tout le moins en litige. ISI et Fleetway n’obtiendront pas nécessairement gain de cause à cet égard, mais la question est défendable. En conséquence, on ne saurait affirmer, à cette étape, que la demande est si manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie. 

 

[19]      Je réitère que, dans les requêtes en contrôle judiciaire, l’accent est mis « sur la nécessité qu’elles parviennent au stade de l’audience le plus rapidement possible », assurant ainsi que « les objections visant [la demande] peuvent ainsi être tranchées rapidement dans le contexte de l’examen du bien‑fondé de la demande » : David Bull, au paragraphe 11. Le caractère adéquat ultime des allégations et de la preuve doit être traité par le juge qui entend la demande sur son bien‑fondé.

 

[20]      Cela m’amène à l’objection du procureur général à l’égard de l’affidavit de Brent Holden établi sous serment à l’appui de la requête dont était saisie la protonotaire. Le procureur général s’est opposé particulièrement aux paragraphes 53 et 54 de l’affidavit. J’ai décidé, à l’audience, que les paragraphes attaqués étaient inadéquats et irrecevables. Plus particulièrement, je n’ai pas tenu compte de l’affidavit pour tirer ma conclusion. À mon avis, la preuve est une question qui relève d’un juge des demandes, et non d’un juge des requêtes dans le cadre d’une requête en radiation.

 

[21]      Enfin, je ne vois rien à redire en ce qui concerne les directives de la protonotaire quant à la façon de procéder.

 

[22]      La requête sera rejetée. Toutes les parties ont demandé des dépens. Dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, les dépens suivront l’issue de la cause.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR STATUE QUE la requête est rejetée. Les dépens suivront l’issue de la cause.

« Carolyn Layden-Stevenson »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-277-07

 

INTITULÉ :                                       IRVING SHIPBUILDING INC. et FLEETWAY INC.

                                                            ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et CSMG INC.     

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Charlottetown (Île‑du‑Prince‑Édouard)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 30 août 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

ET ORDONNANCE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 26 septembre 2007

[Motifs confidentiels de l’ordonnance et ordonnance rendus le 20 septembre 2007]

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Bruce Carr-Harris

Me Vincent DeRose

 

POUR LES DEMANDERESSES

Me Alexander Gay

POUR LE DÉFENDEUR

Le procureur général du Canada

Me Lawrence Thacker,Q.C.

POUR LA DÉFENDERESSE

CSMG Inc.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Borden Ladner Gervais LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, C.R.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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