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Date : 20070921

Dossier : T-529-07

Référence : 2007 CF 947

Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

 

ENTRE :

STEPHEN MYERS

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Deux demandes de contrôle judiciaire sont actuellement entendues successivement par la Cour à la suite d’une ordonnance de Madame la protonotaire Aronovitch datée du 30 août 2007. La présente demande, portant le numéro de dossier T-529-07, est la première à être entendue. Elle vise le contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’Agence du revenu du Canada (ARC) a révoqué, le 3 août 2006, la « cote de fiabilité approfondie » du demandeur. La deuxième demande, portant le numéro de dossier T-78-07, vise à obtenir le contrôle judiciaire de la décision par laquelle le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada (TPSGC) a refusé, le 14 décembre 2006, d’accorder une cote de fiabilité au demandeur.

 

FAITS

[2]               Le demandeur a exécuté plusieurs contrats à court terme pour différents ministères et organismes gouvernementaux. Il a obtenu ces contrats par l’intermédiaire d’agences de placement.

 

[3]               Pour pouvoir occuper certains de ces postes contractuels, le demandeur a dû faire l’objet d’une enquête de sécurité et obtenir une cote de fiabilité. Il a d’abord obtenu une cote de fiabilité de TPSGC le 27 juin 2003. Cette cote ne devait pas expirer avant le 27 juin 2013. Depuis qu’il a obtenu une cote de fiabilité de TPSGC, le demandeur a été engagé par plusieurs ministères et organismes gouvernementaux :

Octobre à décembre 2003 – Agence de la santé publique du Canada

Janvier à juin 2004 – Ministère de la défense nationale

Octobre à décembre 2004 – Secrétariat du Conseil du Trésor

Juillet 2005 – Corrections Canada

Octobre à décembre 2005 – Agence de la santé publique du Canada

Janvier 2006 – Santé Canada

Février à mars 2006 – Agence canadienne de développement international

Avril à juillet 2006 – Agence du revenu du Canada

 

 

[4]               Le 3 avril 2006, le demandeur a commencé à travailler pour l’ARC comme agent aux repérages au Centre d’appels pour les recouvrements situé à Ottawa, en Ontario. Le demandeur occupait cet emploi depuis presque trois mois lorsqu’il a démissionné le 28 juin 2006, démission qui devait prendre effet le 12 juillet 2006. Le défendeur prétend que trois jours avant la date de prise d’effet de ladite démission, l’ARC a congédié le demandeur parce que son chef d’équipe a découvert qu’il avait fait une fausse déclaration sur son rendement à la direction.

 

L’enquête de l’ARC sur le demandeur

 

[5]               Au début du mois de juin 2006, l’ARC a mené une enquête sur le demandeur au motif qu’il aurait fait une utilisation abusive du système de courrier électronique de l’ARC et aurait fait de fausses déclarations tant à son sujet qu’au sujet de l’ARC [traduction] « à son propre profit ». L’enquête de l’ARC découlait des accusations du demandeur voulant que le père de l’enfant de sa sœur soit impliqué dans des actes frauduleux contre l’ARC et d’autres ministères gouvernementaux. L’enquête portait principalement sur les événements du 6 juin 2006, alors que le demandeur avait envoyé à la police d’Ottawa et à d’autres ministères gouvernementaux six courriels alléguant une telle conduite. Dans plusieurs de ces courriels, le demandeur déclarait agir au nom de l’ARC.

 

[6]               Le 8 juin 2006, le demandeur a rencontré la direction de l’ARC relativement à ces allégations et a été informé que son comportement allait faire l’objet d’une enquête. On l’a également informé qu’il y aurait une deuxième rencontre une fois l’enquête terminée. Pendant que l’enquête était en cours, le demandeur a remis sa démission. Le 20 juillet 2006, l’ARC a reçu un rapport d’enquête sur l’utilisation par le demandeur du système de courrier électronique de l’ARC. Ce rapport révélait qu’entre le 20 avril 2006 et le 23 juin 2006, le demandeur avait envoyé et reçu 3252 courriels personnels, dont 1440 envoyés par lui.

 

Décision faisant l’objet du présent contrôle

 

[7]               Le 3 août 2006, après que le demandeur eut démissionné, l’ARC a révoqué sa « cote de fiabilité approfondie » parce que son comportement avait entraîné la [traduction] « rupture définitive du lien de confiance » qui existait entre lui et l’ARC. La lettre de révocation faisait état de deux motifs de révocation : (1) le demandeur avait fait de fausses déclarations à son sujet en se servant du nom et du présumé pouvoir de décision de l’ARC dans de la correspondance échangée avec d’autres ministères gouvernementaux; et (2) le demandeur avait fait une utilisation abusive du système de courrier électronique de l’ARC en transmettant [traduction] « un nombre excessif de courriels [personnels] » au moyen de celui‑ci.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[8]               Deux questions sont en litige dans la présente demande :

1)                la question de savoir si l’ARC s’est acquittée de son fardeau de preuve en produisant une preuve suffisante pour justifier la révocation de la « cote de fiabilité approfondie » du demandeur;

2)                la question de savoir si le directeur a manqué aux règles de l’équité procédurale en omettant d’aviser le demandeur des allégations formulées contre lui, ou de lui donner la possibilité de répondre à celles‑ci.

 

NORME DE CONTRÔLE

[9]               Dans l’examen de la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour n’a pas à être convaincue qu’elle serait arrivée à la même conclusion que le décideur en question. Comme la juge Dawson l’a récemment affirmé dans la décision Mulveney c. Canada (Développement des ressources humaines), 2007 CF 869, au paragraphe 7 :

¶ 7       … [l]a Cour doit plutôt établir, en droit, quelle norme de contrôle il convient d’appliquer à la décision du ministre, puis elle doit appliquer cette norme de contrôle à la décision.

 

 

[10]           Dans l’arrêt Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, la Cour suprême du Canada a confirmé la primauté de la méthode pragmatique et fonctionnelle lorsqu’il s’agit de déterminer la norme de contrôle applicable. Elle a affirmé ceci, au paragraphe 22 :

¶ 22     Pour définir la norme de contrôle applicable selon la méthode pragmatique et fonctionnelle, la cour de révision ne peut se contenter d’interpréter une disposition législative isolée concernant le contrôle judiciaire. Il ne suffit pas non plus d’identifier simplement une erreur catégorisée ou désignée telle que la mauvaise foi, l’erreur sur des conditions accessoires ou préalables, le motif inavoué ou illégitime, l’absence de preuve ou la prise en compte d’un facteur sans pertinence. La méthode pragmatique et fonctionnelle exige plutôt de la cour de soupeser une série de facteurs afin de déterminer si une question précise dont l’organisme administratif était saisi devrait être soumise à un contrôle judiciaire exigeant, subir un « examen ou [. . .] une analyse en profondeur »ou être laissée à l’appréciation quasi exclusive du décideur. Ces divers degrés de déférence correspondent respectivement aux normes de la décision correcte, raisonnable simpliciter et manifestement déraisonnable.

 

 

[11]           Les facteurs contextuels que la Cour suprême a abordés dans l’arrêt Dr Q sont : la présence ou l’absence dans la loi d’une clause privative ou d’un droit d’appel; l’expertise du décideur relativement à celle de la cour de révision; l’objet de la loi et de la disposition en question; la nature de la question.

 

[12]           Pour ce qui est du premier facteur, ni la Loi sur l’Agence du revenu du Canada, L.C. 1999, ch. 17 (la Loi sur l’ARC), ni la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11, ne contient une clause privative ou un droit d’appel automatique. Ce facteur doit donc être considéré comme un facteur neutre, qui n’exige ni plus ni moins de déférence à l’égard du décideur.

 

[13]           Quant à l’expertise du décideur, il est clair que l’obtention d’une cote de fiabilité valide constitue une condition d’emploi pour les postes au sein de la fonction publique fédérale. La décision de révoquer la « cote de fiabilité approfondie » en est donc une qui concerne la gestion des ressources humaines de l’administration publique fédérale. L’alinéa 30(1)d) de la Loi sur l’ARC confère compétence à l’ARC dans tous les domaines ayant trait à « la gestion de ses ressources humaines, notamment la détermination de ses conditions d’emploi ». En conséquence, à l’égard de la question de savoir si une personne est « fiable » aux yeux de l’ARC, le décideur a une expertise particulière, et une déférence doit être accordée.

 

[14]           Comme nous l’avons vu, la Loi sur l’ARC vise à conférer à l’ARC une compétence exclusive en matière de gestion de ses ressources humaines. Ces dispositions sont complétées par la Politique du gouvernement sur la sécurité, qui a pour objectif de « [s]outenir l’intérêt national et les objectifs opérationnels du Gouvernement du Canada en assurant la sauvegarde des employés et des biens, ainsi que la prestation continue des services ». Le défendeur soutient avec raison que le but combiné de l’instrument est de protéger le gouvernement contre les risques potentiels pour la sécurité et de conférer à l’ARC le pouvoir de gérer ces risques. Cette intention suppose une norme empreinte de déférence.

 

[15]           Le dernier facteur à prendre en compte est la nature de la question. Les décisions ayant trait à la question de savoir si une personne est « fiable » sont de nature éminemment factuelle et doivent, de ce fait, bénéficier d’une grande déférence. La Cour d’appel fédérale l’a reconnu dans l’arrêt Kampman c. Canada (Conseil du Trésor), [1996] 2 C.F. 798, au paragraphe 12, où le juge Marceau a affirmé ceci :

¶ 12     … l’évaluation de fiabilité relève de l’institution concernée et la cote de fiabilité approfondie, ainsi dénommée, atteste essentiellement que l’administrateur général de l’organisme est subjectivement d’avis que l’intéressé(e) est digne de grande confiance ou de fiabilité. C’est à lui qu’appartient la prérogative de révoquer cette cote, ce qui reflète simplement un changement d’opinion, une perte de confiance quant à la fiabilité de l’employé(e).

 

En l’espèce, la première question en litige, qui concerne le fardeau de la preuve, est une question mixte de fait et de droit qui commande moins de déférence. La deuxième question en litige, qui en est une d’équité procédurale, n’appelle aucune déférence : Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392.

 

[16]           L’analyse pragmatique et fonctionnelle amène donc la Cour à conclure que la première question en litige doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, et la deuxième, selon la norme de la décision correcte.

 

ANALYSE

[17]           Avant d’analyser les questions en litige, la Cour se penchera sur les pouvoirs et politiques du défendeur en matière d’enquête de sécurité sur le personnel.

 

Pouvoirs et politiques du Conseil du Trésor en matière d’enquête de sécurité sur le personnel

 

[18]           Le paragraphe 7(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques confère une liste d’attributions au Conseil du Trésor. Dans cette liste figure l’alinéa e), qui précise ceci :

Attributions du Conseil du Trésor

7. (1) Le Conseil du Trésor peut agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard des questions suivantes :

[...]

e) la gestion des ressources humaines de l’administration publique fédérale, notamment la détermination des conditions d’emploi;

Responsibilities of Treasury Board

7. (1) The Treasury Board may act for the Queen’s Privy Council for Canada on all matters relating to

[...]

(e) human resources management in the federal public administration, including the determination of the terms and conditions of employment of persons employed in it;

 

[19]           Les pouvoirs du Conseil du Trésor en matière de gestion des ressources humaines sont davantage précisés au paragraphe 11.1(1) de la Loi sur la gestion des finances publiques, qui prévoit notamment ce qui suit :

Pouvoirs du Conseil du Trésor

11.1 (1) Le Conseil du Trésor peut, dans l’exercice des attributions en matière de gestion des ressources humaines que lui confère l’alinéa 7(1)e) :

[…]

b) pourvoir à la classification des postes et des personnes employées dans la fonction publique;

[…]

j) régir toute autre question, notamment les conditions de travail non prévues de façon expresse par le présent article, dans la mesure où il l’estime nécessaire à la bonne gestion des ressources humaines de la fonction publique.

Powers of the Treasury Board

11.1 (1) In the exercise of its human resources management responsibilities under paragraph 7(1)(e), the Treasury Board may

[…]

(b) provide for the classification of positions and persons employed in the public service;

[…]

(j) provide for any other matters, including terms and conditions of employment not otherwise specifically provided for in this section, that it considers necessary for effective human resources management in the public service.

 

[20]           En vertu de ce pouvoir, le Conseil du Trésor a édicté la Politique du gouvernement sur la sécurité (la Politique), qui soutient « l’intérêt national et les objectifs opérationnels du Gouvernement du Canada en assurant la sauvegarde des employés et des biens, ainsi que la prestation continue des services ». Un des aspects clés de la Politique du gouvernement sur la sécurité tient à l’exigence voulant que toutes les personnes ayant besoin d’avoir accès aux biens du gouvernement et à des renseignements classifiés fassent l’objet d’une enquête de sécurité pour s’assurer qu’elles sont « fiables et dignes de confiance ». Comme l’indique l’article 10.9 de la Politique :

On doit tout particulièrement veiller à assurer la fiabilité et la loyauté continuelles de ces personnes et à prévenir tout acte malveillant et toute divulgation non autorisée de renseignements classifiés et protégés causés par le mécontentement de personnes en poste de confiance.

 

 

[21]           À la Politique du gouvernement sur la sécurité s’ajoute la Norme sur la sécurité du personnel du Conseil du Trésor, qui « énonce la norme opérationnelle et certaines procédures techniques relatives à la sécurité du personnel ». La Norme sur la sécurité du personnel comporte des mesures, tant obligatoires que recommandées, qui aident à la mise en œuvre de la Politique du gouvernement sur la sécurité.

 

Trois niveaux d’enquête de sécurité sur le personnel

 

[22]           La Politique du gouvernement sur la sécurité et la Norme sur la sécurité du personnel prévoient trois niveaux d’enquête. Le premier niveau, appelé « cote de fiabilité de base », est exigé « pour les personnes sous contrat pendant plus de six mois qui doivent avoir accès régulièrement aux installations de l’État ». Les personnes ayant obtenu la « cote de fiabilité de base » ne peuvent avoir accès qu’à des renseignements et biens non classifiés ou non désignés. Comme la Cour d’appel fédérale l’a affirmé, au paragraphe 11 de l’arrêt Kampman, précité, au sujet de la « cote de fiabilité de base » : « une fiabilité de base est de règle pour tout employé ».

 

[23]           Le deuxième niveau, appelé « cote de fiabilité approfondie », est exigé quand les fonctions d’un poste ou d’un marché « nécessitent un accès fréquent aux renseignements et biens désignés, quelle que soit la durée de l’affectation, de la nomination ou du marché ». Les personnes ayant obtenu la « cote de fiabilité approfondie » peuvent avoir accès, au besoin, à des renseignements et biens désignés. Cette interprétation est conforme aux conclusions que la Cour d’appel a tirées dans l’arrêt Kampman, précité, où elle a affirmé, au paragraphe 11, qu’« une fiabilité approfondie est requise de quiconque peut, de par ses fonctions, avoir accès à des renseignements ou à des biens désignés ».

 

[24]           Le dernier niveau, appelé « cote de sécurité », est exigé quand les fonctions d’un poste ou d’un marché nécessitent l’accès à des renseignements et biens classifiés. Les cotes de sécurité se subdivisent encore en trois catégories, selon le type d’accès requis. Il y a le niveau I, qui se rapporte aux renseignements confidentiels, le niveau II, qui concerne les renseignements secrets, et le niveau III, qui correspond aux renseignements très secrets. La personne ayant obtenu la cote de sécurité peut avoir accès, au besoin, à des renseignements et biens classifiés à condition que le niveau de la cote soit égal ou supérieur à celui de la classification des renseignements. Pour obtenir une cote de sécurité, la personne doit déjà avoir une cote de fiabilité valide. Les cotes de sécurité peuvent être attribuées par l’administrateur général ou par un agent de sécurité du ministère agissant au nom de l’administrateur général, mais les décisions de refuser, de révoquer ou de suspendre ces cotes doivent être prises par l’administrateur général, qui ne peut les déléguer.

 

Pouvoirs et politiques de l’ARC en matière d’enquête sur la sécurité du personnel

 

[25]           L’article 30 de la Loi sur l’ARC énonce un certain nombre de domaines dans lesquels l’ARC a compétence :

Compétence générale de l’Agence

30. (1) L’Agence a compétence dans les domaines suivants :

a) ses grandes orientations administratives;

b) son organisation;

c) les immeubles de l’Agence et les biens réels de l’Agence, au sens de l’article 73;

d) la gestion de ses ressources humaines, notamment la détermination de ses conditions d’emploi;

e) sa vérification interne.

 

Règlements et exigences non applicables

     (2) Par dérogation à la Loi sur la gestion des finances publiques, l’Agence n’est pas assujettie aux règlements ou exigences du Conseil du Trésor ayant trait aux questions visées au paragraphe (1), sauf dans la mesure où ils ont trait à la gestion financière.

Matters over which Agency has authority

30. (1) The Agency has authority over all matters relating to

(a) general administrative policy in the Agency;

(b) the organization of the Agency;

(c) Agency real property and Agency immovables as defined in section 73;

(d) human resources management, including the determination of the terms and conditions of employment of persons employed by the Agency; and

(e) internal audit in the Agency.

 

Treasury Board regulations

     (2) Notwithstanding the Financial Administration Act, the Agency is not subject to any regulation or requirement established by the Treasury Board under that Act that relates to any matter referred to in subsection (1), except in so far as any part of the regulation or requirement relates to financial management.

 

[26]           Comme le paragraphe 30(2) le dit clairement, l’ARC n’est pas légalement liée par les termes de la Loi sur la gestion des finances publiques ou de la Politique du gouvernement sur la sécurité. Toutefois, l’ARC a conclu avec le Conseil du Trésor un protocole d’entente selon lequel elle accepte d’être liée par les termes de ces instruments. Comme le protocole l’indique :

Le but du présent protocole d’entente est d’assujettir l’[ARC] aux dispositions de la Politique de sécurité du gouvernement [sic], sous la responsabilité du Conseil du Trésor, qui prescrit les politiques et normes opérationnelles relatives à la protection de l’information et des biens de nature délicate ainsi qu’à la sécurité des employés dans l’ensemble de l’administration fédérale.

 

[27]           La responsabilité de déterminer si une personne doit obtenir une cote de fiabilité « de base » ou « approfondie » ou une cote de sécurité est déléguée aux gestionnaires de l’ARC en vertu du chapitre 10 du Manuel des finances et de l’administration de l’ARC. Le type de cote nécessaire varie selon le type de travail que la personne exécute et le type d’accès dont elle a besoin.

 

[28]           La « cote de fiabilité de base » est accordée à ceux dont les fonctions n’exigent pas l’accès à des renseignements ou à des biens désignés ni l’accès sans surveillance aux locaux de l’ARC. La « cote de fiabilité approfondie », par contre, est nécessaire à ceux dont les fonctions nécessitent l’accès à des renseignements désignés ou l’accès sans surveillance aux locaux de l’ARC. Le Manuel des finances et de l’administration précise qu’il incombe aux directeurs de décider d’accorder, de refuser ou d’annuler une cote de fiabilité.

 

[29]           L’autorisation sécuritaire est accordée aux employés qui doivent avoir accès à des renseignements confidentiels et nécessite un examen approfondi des risques. Le Manuel des finances et de l’administration précise qu’il appartient au sous‑commissaire de décider d’accorder, de refuser ou d’annuler une autorisation de sécurité. Cela est conforme aux termes de la Politique du gouvernement sur la sécurité, qui attribue la responsabilité de ces décisions à l’administrateur général et qui indique clairement que cette responsabilité ne peut être déléguée.

 

[30]           Le demandeur demande à la Cour d’interpréter des documents qui ne sont ni des lois du Parlement ni de la législation déléguée, et de leur donner un sens juridique. Il ressort clairement de la jurisprudence que la nature des droits créés par de telles politiques dépend de l’intention et du contexte dans lequel elles ont été publiées. Comme le juge suppléant Strayer l’a affirmé dans la décision Endicott c. Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253, 270 F.T.R. 220, au paragraphe 11 :

 

¶ 11     La politique de 1999 n’était pas une législation déléguée. Il s’agissait de toute évidence d’une directive du Conseil du Trésor portant sur le traitement équitable des employés par les ministères. Selon la jurisprudence, la question de savoir si de telles directives internes créent des droits reconnus par la loi que les tribunaux peuvent définir et appliquer dépend de l’intention et du contexte dans lequel la directive a été publiée.

[Non souligné dans l’original.]

 

J’ai ajouté ceci, au paragraphe 43 de la décision Glowinski c. Canada (Conseil du Trésor), 2006 CF 78, 286 F.T.R. 217 :

¶ 43     Une cour de justice ne devrait pas conférer force de loi à une politique, à moins que l’intention du Parlement n’ait clairement été de conférer un tel effet à ce texte législatif et à condition que la politique en cause soit claire et qu’elle ne contienne aucune disposition en contradiction des autres politiques.

 

[31]           La Politique du gouvernement sur la sécurité et la Norme sur la sécurité du personnel étaient toutes deux prescrites par les termes de la Loi sur la gestion des finances publiques et de la Loi sur l’ARC, et sont toutes deux compatibles avec ces textes législatifs. Comme l’alinéa 7(1)e) de la Loi sur la gestion des finances publiques l’indique, le Conseil du Trésor est investi des pleins pouvoirs à l’égard de « la gestion des ressources humaines de l’administration publique fédérale, notamment la détermination des conditions d’emploi ». En outre, l’attribution conférée au Conseil du Trésor quant à l’établissement de différents niveaux d’enquête est essentielle au maintien d’une fonction publique formée de personnes qui sont « fiables et dignes de confiance » aux yeux de leurs employeurs.

 

Question no 1 :    L’ARC s’est-elle acquittée de son fardeau de preuve en produisant une preuve suffisante pour justifier la révocation de la « cote de fiabilité approfondie » du demandeur?

 

[32]           Le demandeur fait valoir que l’ARC n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il n’était pas fiable au point de justifier la décision de révoquer sa « cote de fiabilité approfondie ». La preuve de l’ARC se composait de :

1)                six courriels personnels envoyés de l’ordinateur de l’ARC du demandeur qui accusaient une personne de fraude, et qui semblaient être envoyés pour le compte de l’ARC. Ces accusations de fraude, qui se rapportaient à une affaire personnelle entre le demandeur et le père de l’enfant de sa sœur, n’auraient pas dû impliquer ou mentionner l’ARC;

2)                une preuve établissant que le demandeur a envoyé ou reçu 3252 courriels personnels pendant ses heures de travail sur une période de deux mois. Cela représente environ 70 courriels personnels par jour.

 

[33]           La Cour est convaincue que, selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, le défendeur s’est acquitté de son fardeau de produire une preuve suffisante pour justifier la révocation de la « cote de fiabilité approfondie » du demandeur. Cette preuve est claire, et le demandeur n’en a pas contesté la véracité à l’audience, se contentant de faire valoir qu’il n’en avait pas reçu communication avant que la décision ultime de révoquer sa « cote de fiabilité approfondie » soit prise.

 

Question no 2 :    Le directeur a-t-il manqué aux règles de l’équité procédurale en révoquant la « cote de fiabilité approfondie » du demandeur?

 

[34]           Il s’agit de savoir si, en révoquant la « cote de fiabilité approfondie » du demandeur, le directeur du Centre de technologie d’Ottawa de l’ARC a respecté les règles de l’équité procédurale. Le demandeur soutient que la décision du directeur devrait être annulée parce qu’on ne lui a pas donné la possibilité de répondre convenablement aux allégations formulées contre lui. Il fait valoir que la décision du directeur violait les règles de l’équité procédurale existant en sa faveur en vertu du droit administratif.

 

[35]           Le fait que la décision du directeur soit de nature administrative et touche les « droits, les privilèges ou les biens » du demandeur suffit à donner lieu à une obligation d’équité procédurale : voir Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643 et Baker c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 817. Une obligation d’agir équitablement semble également résumée dans la Politique du gouvernement sur la sécurité elle-même, dont l’article 10.9 précise que les ministères doivent « [t]raiter [la personne] de façon juste et équitable, et lui donner l’occasion d’expliquer tout point défavorable avant qu’une décision soit prise ».

 

[36]           Dans les cas où une telle obligation existe, l’étendue de celle‑ci dépend des circonstances de chaque espèce. Dans l’arrêt Baker, précité, la Cour suprême a énoncé un certain nombre de facteurs à prendre en compte pour déterminer le degré d’équité procédurale dont il faut faire preuve : la nature de la décision et la procédure suivie pour y parvenir; la nature du régime législatif et des dispositions qui le composent; l’importance de la décision pour la personne visée; les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et le choix de procédure que l’organisme a fait pour parvenir à la décision.

 

[37]           D’abord, dans l’arrêt Baker, précité, la Cour suprême a clairement indiqué que, lorsqu’il s’agit de déterminer le degré d’équité approprié, il faut examiner la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question. Comme cette cour l’a affirmé au paragraphe 24, des protections plus importantes seront exigées « lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d’appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu’il n’est plus possible de présenter d’autres demandes ». En l’espèce, le recours du demandeur est une demande de contrôle judiciaire devant la Cour. Le raisonnement sur lequel repose la décision du directeur doit être jugé selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, et le demandeur n’a droit à aucun autre appel interne une fois la décision du directeur rendue. Ces facteurs font apparaître la nécessité de garanties procédurales allant au-delà du degré minimal.

 

[38]           Un autre facteur qui permet de déterminer le degré d’équité approprié est l’importance de la décision pour la personne. Comme la Cour suprême le dit clairement au paragraphe 25 de l’arrêt Baker :

¶ 25     ... Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses.

 ...

 

L’obtention d’une cote de fiabilité (de base ou approfondie) fait partie des conditions d’emploi de la fonction publique du Canada. Comme la Politique du gouvernement sur la sécurité l’indique clairement, le gouvernement du Canada « dépend de son personnel et de ses biens afin de fournir les services qui protègent la santé, la sécurité et le bien-être économique des Canadiens et des Canadiennes ». Le gouvernement doit donc pouvoir s’assurer que les personnes qui ont accès à ses renseignements et à ses biens sont fiables et dignes de confiance. Lorsqu’on a refusé d’accorder une cote de fiabilité à une personne, ou lorsque sa cote a été révoquée, l’emploi de cette personne prend effectivement fin. Une telle répercussion n’est rien de moins que profonde. Cela est également le signe d’un degré d’équité plus élevé que le degré minimal.

 

[39]           En l’espèce, j’estime que le demandeur a au moins le droit de connaître les renseignements sur lesquels repose la décision, et d’expliquer ces renseignements défavorables avant qu’une décision définitive soit prise. Dans la présente affaire, le demandeur n’en a pas eu l’occasion. Le défendeur prétend que le demandeur a eu une possibilité suffisante de répondre aux allégations de l’ARC lors de la rencontre disciplinaire du 8 juin 2006, où on lui a fait part de l’allégation voulant qu’il ait utilisé le compte de courrier électronique de l’ARC à des fins illégitimes. Je ne vois pas en quoi cette possibilité était suffisante pour permettre au demandeur de répondre aux graves allégations formulées contre lui. D’abord, Mme Parise Ouellette, dont la recommandation a servi de fondement à la décision de révocation ultime, a déclaré que la rencontre du 8 juin 2006, qui n’était pas de nature disciplinaire, visait plutôt à informer le demandeur que son comportement faisait l’objet d’une enquête, et qu’une autre rencontre serait aménagée une fois l’enquête terminée. Comme l’affirme Mme Ouellette :

[traduction] … Il ne s’agissait pas d’une rencontre visant à imposer des mesures disciplinaires – ce n’est jamais le cas des 1res rencontres – il s’agissait d’une rencontre factuelle entre la direction et M. Myers.

 

 

[40]           Une fois l’enquête terminée, et après que le défendeur eut procédé à toute autre enquête sur son utilisation du système de courrier électronique de l’ARC, on aurait dû donner au demandeur une deuxième possibilité de répondre aux allégations formulées contre lui. La nature préliminaire de la rencontre du 8 juin 2006 a créé chez le demandeur une attente selon laquelle une telle possibilité lui serait donnée. L’utilisation excessive de courriels personnels, 3252 en deux mois, n’était pas connue de l’ARC le 8 juin 2006, et n’a pas été communiquée au demandeur avant que sa « cote de fiabilité approfondie » soit révoquée. Comme nous l’avons vu, il s’agissait de l’un des deux motifs de révocation de la cote.

 

[41]           Le défendeur allègue que la deuxième rencontre n’a pas eu lieu parce que le demandeur a démissionné avant que l’ARC ait terminé son enquête. Je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une justification acceptable. En révoquant sa « cote de fiabilité approfondie », le défendeur a gravement compromis les chances du demandeur d’obtenir de futurs contrats au sein de la fonction publique. Parce que la décision du directeur allait avoir des répercussions durables pour lui, on aurait dû donner au demandeur l’occasion de répondre aux allégations dont il était l’objet, indépendamment de la date de sa démission.

 

[42]           Dans l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, la Cour suprême du Canada a statué que, dans certains cas, le tribunal peut ignorer un manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale si ce manquement n’aurait rien changé à la décision faisant l’objet du contrôle. Comme cette cour l’a affirmé, à la page 228, sous la plume du juge Iacobucci :

Compte tenu de ces observations, Mobil Oil aurait normalement droit à un redressement pour les manquements à l’équité et à la justice naturelle que j’ai décrits. Cependant, vu la façon dont je statue sur le pourvoi incident, les redressements que demande Mobil Oil dans le pourvoi lui‑même sont peu réalistes. Bien qu’il puisse sembler indiqué d’annuler la décision du président pour le motif qu’elle résulte d’une subdélégation irrégulière, il serait absurde de le faire et de forcer l’Office à examiner maintenant la demande présentée par Mobil Oil en 1990 étant donné que, suivant le résultat du pourvoi incident, l’Office serait juridiquement tenu de rejeter cette demande, en raison de l’arrêt de notre Cour.

 

Le résultat de ce pourvoi est donc exceptionnel puisque, habituellement, la futilité apparente d’un redressement ne constituera pas une fin de non‑recevoir …. Cependant, il est parfois arrivé que notre Cour examine les circonstances dans lesquelles aucun redressement ne sera accordé face à la violation de principes de droit administratif : voir, par exemple, Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561. Comme je l’ai affirmé dans le contexte de la question soulevée dans le pourvoi incident, les circonstances de la présente affaire soulèvent un type particulier de question de droit, savoir une question pour laquelle il existe une réponse inéluctable.

 

Dans Administrative Law (6e éd. 1988), à la p. 535, le professeur Wade examine la notion selon laquelle l’équité procédurale devrait avoir préséance et la faiblesse d’une cause ne devrait pas normalement amener les tribunaux à ignorer les manquements à l’équité ou à la justice naturelle. Il ajoute toutefois ceci :

 

[traduction] On pourrait peut‑être faire une distinction fondée sur la nature de la décision. Dans le cas d’un tribunal qui doit trancher selon le droit, il peut être justifiable d’ignorer un manquement à la justice naturelle lorsque le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir.

 

Dans ce pourvoi, la distinction que propose le professeur Wade est pertinente.

 

[43]           En l’espèce, le demandeur n’a produit aucune preuve établissant que la décision révoquant sa « cote de fiabilité approfondie » était déraisonnable. En même temps, la Cour ne peut conclure, comme dans l’arrêt Mobil Oil, que le manquement à l’obligation d’agir équitablement n’aurait rien changé à la décision finale. Le demandeur, après avoir reçu une communication complète, aurait peut‑être pu répondre de manière à ce que sa « cote de fiabilité approfondie » ne soit pas révoquée. Manifestement, l’utilisation excessive des courriels personnels au bureau et les déclarations par courriel laissant croire que le demandeur agissait pour le compte de l’ARC dans des affaires personnelles soulèvent des préoccupations graves et légitimes au sujet de la fiabilité du demandeur. Parallèlement, le demandeur a le droit d’avoir la possibilité de répondre à ces allégations avant que l’ARC agisse sur la base de celles‑ci.

 

[44]           Pour ces motifs, il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale dont devait bénéficier le demandeur. Cela constitue une erreur de droit de telle sorte que la présente demande doit être accueillie.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1)            la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens;

2)            la décision par laquelle l’ARC a révoqué la « cote de fiabilité approfondie » du demandeur est annulée;

3)            l’affaire est renvoyée à un autre agent de l’ARC pour qu’il prenne une nouvelle décision après avoir donné au demandeur la possibilité de répondre aux allégations formulées contre lui.

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Diane Provencher, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

                                                                

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        T-529-07

 

INTITULÉ :                                       STEPHEN MYERS c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 13 septembre 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 21 septembre 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Chris Rootham

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexandre Kaufman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nelligan O’Brien Payne

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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