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Date : 20071023

Dossier : IMM-1304-07

Référence : 2007 CF 2004

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

PAULIN HARUSHA

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Paulin Harusha, citoyen de l’Albanie, prétend craindre d’être persécuté dans son pays du fait que sa famille est victime d’une vendetta.  La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d’asile de M. Harusha en concluant qu’il n’était pas crédible et que les documents qu’il avait fournis à l’appui de sa demande n’étaient pas dignes de foi.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que plusieurs des conclusions principales tirées par la Commission concernant la crédibilité du demandeur étaient manifestement déraisonnables. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et la décision de la Commission sera annulée.

 

Le contexte

[3]                Dans son témoignage, M. Harusha a déclaré qu’en 1993 son père travaillait comme garde de sécurité dans un entrepôt du gouvernement dans la ville de Shkodra. En août de la même année, des individus sont entrés par effraction dans l’entrepôt. Le père du demandeur a tiré des coups de feu et tué l’un des intrus, un homme du nom d’Arden Alia, membre de la famille Aprian Alia. 

 

[4]               Selon M. Harusha, la famille Aprian Alia a alors déclaré une vendetta contre sa famille et, de ce fait, la famille du demandeur est partie se cacher dans les montagnes dans la région de Dugagjine, et elle y est restée pendant environ quatre ans. 

 

[5]               En 1996, le frère de M. Harusha est venu au Canada accompagné de son épouse et de ses enfants. Après leur arrivée au pays, ils ont demandé l’asile et l’ont obtenu en fondant leurs demandes sur les craintes qu’ils éprouvaient du fait qu’une vendetta avait été déclarée contre leur famille. 

 

[6]               L’année suivante, M. Harusha a été envoyé aux États-Unis pour aller vivre chez des membres de la famille. Quelques mois plus tard, le père de M. Harusha a quitté l’Albanie pour se rendre aux États-Unis. Le père et le fils se sont vu reconnaître ultérieurement la qualité de réfugiés au sens de la Convention aux États-Unis.

 

[7]               En 2002, M. Harusha a été déclaré coupable de plusieurs infractions criminelles. Après avoir purgé sa peine, il a été expulsé vers l’Albanie le 1er août 2005.

 

[8]               M. Harusha affirme que trois jours après son arrivée en Albanie, la résidence familiale située à Shkodra a été criblée de balles. Croyant qu’il s’agissait d’une tentative de la famille Aprian Alia de lui lancer un message, M. Harusha a une fois encore fui l’Albanie, cette fois à destination du Canada, où il a présenté une demande d’asile. 

 

[9]               À l’appui de sa demande d’asile, M. Harusha a produit un rapport rédigé par le chef de police de Shkodra, confirmant que des coups de feu avaient été tirés sur la résidence de M. Harusha le 5 août 2005. La lettre confirme également que l’attaque était liée à l’existence d’une vendetta.

 

[10]           M. Harusha a également produit une lettre rédigée par les Missionnaires de la réconciliation et de la paix d’Albanie, attestant la volonté de vengeance du [traduction] « citoyen Aprian Alia ».  La lettre indique aussi que les Missionnaires de la réconciliation et de la paix sont entrés en contact avec la famille Aprian Alia afin d’essayer de régler le conflit, mais que leurs efforts ont été vains. Enfin, la lettre précise que, compte tenu de la situation tendue entre les Harusha et les membres de la famille Aprian Alia, M. Harusha a été obligé de quitter l’Albanie.

 

La décision de la Commission

[11]           Étant donné qu’elle a reconnu que M. Harusha était un citoyen de l’Albanie et que les vendettas constituent un grave problème en Albanie, particulièrement dans la région de Shkodra, la Commission a déclaré qu’elle n’aurait pas hésité à accepter le demandeur comme réfugié si elle avait cru son récit. Cependant, comme la Commission n’a pas cru le récit de M. Harusha, la demande a été rejetée pour des motifs liés à la crédibilité.

 

[12]           La Commission a donné d’autres motifs pour justifier le rejet de la demande, notamment que le récit de M. Harusha comportait des divergences importantes en ce qui a trait à l’identité des agents de persécution. À ce sujet, la Commission a constaté le fait que, même si M. Harusha avait indiqué, de façon générale, qu’il craignait la famille « Aprian Alia », laquelle avait déclaré la vendetta, il avait aussi indiqué, au point d’entrée, qu’il craignait la famille « Hoxja ».  La Commission n’a pas accepté l’explication donnée par M. Harusha pour clarifier cette divergence.

 

[13]           La Commission a également constaté des contradictions dans le récit de M. Harusha entre la date de son retour en Albanie et celle de l’attaque contre la résidence familiale. En outre, la Commission a reproché à M. Harusha de n’avoir présenté aucune preuve crédible pour démontrer qu’il avait signalé les coups de feu à la police.

 

[14]           Une grande partie de l’analyse de la Commission portait sur les documents produits par M. Harusha à l’appui de sa demande. À ce sujet, la Commission a commencé son analyse en faisant état des doutes que suscitait chez elle le fait qu’aucun document n’était daté. 

 

[15]           En ce qui concerne la lettre rédigée par les Missionnaires de la réconciliation et de la paix, la Commission s’est dite préoccupée car, bien que cette lettre décrivait la situation dans laquelle se trouvait M. Harusha, elle ne précisait pas le fait que d’autres membres de la famille avaient également été forcés de fuir l’Albanie. 

 

[16]           Enfin, la Commission a souligné que, même si le formulaire de renseignements personnels (le FRP) de M. Harusha n’indiquait pas la date à laquelle son père avait tiré des coups de feu sur l’intrus et l’avait tué, M. Harusha avait déclaré dans son témoignage que cet incident s’était produit le 10 août 1993.  Selon la Commission, la déclaration du demandeur « “coincide” avec la date mentionnée dans la lettre des Missionnaires de la réconciliation. Par conséquent, il est clair pour moi que le témoignage oral que le demandeur d’asile a déposé devant moi devait “cadrer” avec la date indiquée dans la lettre des Missionnaires de la réconciliation ».

 

[17]           La Commission a constaté que, selon le rapport rédigé par le chef de police, les coups de feu auraient été tirés sur la résidence de M. Harusha le 5 août 2005.  Elle était d’avis que cette indication révélait une contradiction importante dans le récit de M. Harusha, lequel avait dit qu’il avait quitté les États-Unis le 1er août 2005 et que les coups de feu avaient été tirés trois jours après son arrivée en Albanie.

 

[18]           Soulignant qu’il est facile d’obtenir de faux documents en Albanie, la Commission a conclu que les documents en question n’étaient pas authentiques.

 

[19]           Ayant conclu que M. Harusha n’était pas crédible et que les documents qu’il avait fournis à l’appui de sa demande n’étaient pas dignes de foi, la Commission a rejeté sa demande.

 

 

 

La norme de contrôle

[20]           La seule question dont la Cour est saisie est celle de savoir si les conclusions défavorables tirées par la Commission concernant la crédibilité du demandeur sont manifestement déraisonnables.

 

[21]           La Section de la protection des réfugiés a une expertise bien établie lorsqu'il s'agit de trancher des questions de fait, et notamment d'évaluer la crédibilité des demandeurs d'asile. D'ailleurs, de telles décisions sont au cœur même de la compétence de la Commission. Par conséquent, pour que la Cour puisse annuler une conclusion de fait tirée par la Commission, il faut qu'il soit démontré que cette conclusion est manifestement déraisonnable, voir les arrêts Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragraphe 40, et Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.).

 

[22]           De même, la norme de contrôle applicable aux conclusions touchant l'authenticité de documents est celle de la décision manifestement déraisonnable : Adar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 132 F.T.R. 35.

 

L’analyse

[23]           Malgré le haut degré de retenue judiciaire que les conclusions de fait tirées par la Section de la protection des réfugiés appellent, j’estime que plusieurs des conclusions principales tirées par la Commission concernant la crédibilité du demandeur sont manifestement déraisonnables.

 

[24]           Par exemple, il était tout simplement abusif pour la Commission de fonder une conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Harusha sur le fait que son témoignage oral [traduction] concordait avec la preuve documentaire présentée à l’appui de sa demande. 

 

[25]           En ce qui concerne la date de l’attaque contre la résidence de la famille Harusha, la Commission a accordé beaucoup d’importance au rapport rédigé par le chef de police qui indiquait que cette attaque avait eu lieu le 5 août 2005, alors que M. Harusha avait déclaré qu’il avait quitté les États-Unis le 1er août 2005, et que les coups de feu avaient été tirés trois jours après son arrivée en Albanie. Selon la Commission, l’attaque aurait donc dû avoir lieu le 4 août 2005.

 

[26]           À mon avis, la Commission a relevé une incohérence là où il n'en existait pas.  Il est vrai que M. Harusha a déclaré dans son témoignage qu’il avait quitté les États-Unis le 1er août 2005.  Cependant, la copie de son passeport versée au dossier du tribunal montre qu’il est arrivé en Albanie le lendemain. Cette incohérence n’est pas inhabituelle ou inattendue étant donné la distance entre les États-Unis et l’Albanie, le nombre d’heures nécessaire pour se rendre d’une destination à l’autre, et le fait que de nombreux vols outre-mer ont lieu de nuit. 

 

[27]           Il est clair que M. Harusha est arrivé en Albanie trois jours avant l’attaque contre la résidence familiale. Sur ce point, il n’y avait aucune contradiction entre le témoignage du demandeur et le rapport du chef de police, et la conclusion de la Commission à cet égard est manifestement déraisonnable.

 

[28]           La conclusion de la Commission selon laquelle M. Harusha n’a présenté aucun élément de preuve crédible pour démontrer qu’il avait signalé les coups de feu à la police me laisse perplexe. La plupart du temps, la question de savoir si un crime a été signalé à la police se pose lorsque la possibilité de se réclamer de la protection de l’État constitue un problème, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

 

[29]           De plus, M. Harusha n’a jamais prétendu avoir signalé le crime à la police. À ce sujet, il a précisé   que l’attaque avait fait les manchettes à la télévision, et que la police était de toute évidence au courant de l’incident.

 

[30]           Enfin, la Commission a reproché à M. Harusha le fait que, même s’il a indiqué, de façon générale, qu’il craignait la famille « Aprian Alia », laquelle avait déclaré la vendetta, il a indiqué au point d’entrée qu’il craignait la famille « Hoxja ».   

 

[31]           L’examen de la transcription de l’audience révèle que M. Harusha a expliqué que le père d’Arden Alia était un imam et que les imans sont appelés « Hoxja » en Albanie. M. Harusha a poursuivi en expliquant que le père d’Arden Alia était connu sous le nom d’Ismet Hoxja, même si son nom de famille était Alia. Selon M. Harusha, lorsqu’on lui a demandé au point d’entrée de nommer les agents de persécution, c’est le nom du père d’Arden Alia qui lui est venu à l’esprit. 

 

[32]           Il était certainement loisible à la Commission de ne pas croire l’explication de M. Harusha concernant la divergence en ce qui a trait à l’identité des agents de persécution. 

 

[33]           Cela dit, les motifs donnés par le président de l’audience pour parvenir à sa conclusion étaient qu’« aucun élément de preuve crédible […] ne m’a été soumis quant au fait que, en Albanie, les imams sont appelés Hoxja ».

 

[34]            Cependant, selon la transcription, à la suite de la discussion entre M. Harusha et le président de l’audience sur la question, l’interprète est intervenu pour apparemment apporter des précisions sur ce point, en expliquant que les imams sont effectivement appelés « Hoxja » en Albanie.  La Commission n’a aucunement fait mention de l’intervention de l’interprète, et aucun motif n’a été donné pour justifier le rejet de la confirmation de l’explication de M. Harusha par cet interprète.  À mon avis, il s’agissait d’une erreur : voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, 157 F.T.R. 35, aux paragraphes 14 à 17.   

 

La conclusion

[35]           Il est vrai que la Commission avait plusieurs raisons différentes de ne pas croire M. Harusha. Cependant, compte tenu du rôle déterminant que les conclusions susmentionnées ont joué dans l’analyse de la Commission, il serait à mon avis imprudent de permettre le maintien de la décision.

 

[36]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

La certification

[37]           Les parties n'ont proposé aucune question aux fins de certification, et la présente affaire n'en soulève aucune.

 

JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un tribunal différemment constitué statue sur elle;

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Caroline Tardif, LL.B., trad.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-1304-07

 

 

INTITULÉ :                                                              HARUSHA, PAULIN

                                                                                    c.

                                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                    DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      OTTAWA (ONTARIO)

 

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                     LE 22 OCTOBRE 2007

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                    LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                                             LE 23 OCTOBRE 2007        

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mike Bell                                                                    POUR LE DEMANDEUR

 

 

Lorne Ptack                                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mike Bell                                                                    POUR LE DEMANDEUR

Ottawa Immigration

Ottawa (Ontario)                                                       

 

John H. Sims, c.r.                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada    

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