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Date : 20071113

Dossier : T-906-06

Référence : 2007 CF 1176

Ottawa (Ontario), le 13 novembre 2007

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

SCOTT FRAZEE

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire vise la décision prise par un arbitre de grief en vertu de l’article 92 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P–35 (la Loi)[1]. La seule question dont est saisie la Cour concerne l’exercice de la compétence de l’arbitre de grief à l’égard du grief que le défendeur a déposé contre son employeur, l’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA). L’arbitre de grief a conclu que le traitement du défendeur par l’ACIA était une mesure disciplinaire qui a donné lieu à une suspension et il s’est donc déclaré compétent à l’égard du grief. Il a ensuite conclu que la mesure disciplinaire imposée par l’ACIA était injustifiée et il a accueilli le grief du défendeur. Le demandeur fait valoir que l’arbitre de grief a commis une erreur en s’attribuant la compétence à l’égard du grief dans des circonstances qui dépassaient les pouvoirs d’arbitre que lui confère la Loi et il demande que la décision soit annulée.

 

Contexte

[2]               Le défendeur, Scott Frazee, est un vétérinaire travaillant pour l’ACIA. Au printemps 2003, le Dr Frazee travaillait chez Larsen Packers Ltd. (Larsen) à titre de vétérinaire responsable. Larsen exploite un abattoir et une usine de transformation de la viande visés par la réglementation fédérale à Berwick, en Nouvelle‑Écosse. Le DFrazee était notamment responsable des inspections ante‑mortem et post–mortem qui permettent de s’assurer que les animaux n’étaient pas malades. Tout animal qui est déclaré impropre à la consommation humaine est condamné. À titre de vétérinaire responsable, le Dr Frazee était également chargé de superviser un autre vétérinaire et six inspecteurs de la santé des animaux. Il relevait du Dr Ken Chew, gestionnaire de l’inspection pour la Nouvelle‑Écosse.

 

[3]               Au début du mois de mai 2003, le DChew a reçu des plaintes de Larsen et de l’Association des producteurs de porcs du Nouveau–Brunswick, à savoir qu’un trop grand nombre de porcs étaient condamnés à l’usine Larsen de Berwick au motif qu’ils étaient impropres à la consommation. Larsen a soutenu que le pourcentage de condamnation dans son usine était plus que le double de celui d’autres usines de transformation au Canada. Dans une lettre datée du 7 mai 2003, le président de l’Association des producteurs de porcs du Nouveau–Brunswick formulait la plainte suivante au Dr Chew :

[traduction]

 

Nous vous écrivons aujourd’hui concernant une situation qui a été observée depuis quelque temps à l’abattoir Larsen Packer [sic], à Berwick, en Nouvelle–Écosse.

 

Nous sommes très préoccupés par le nombre élevé et sans précédent de porcs qui sont condamnés à cette usine d’après notre expérience dans ce domaine d’activités. La situation fait porter à nos producteurs un fardeau injuste et entraîne d’importantes pertes financières.

 

Nous avons cru comprendre que le DScott Frazee n’était pas censé se trouver dans l’aire d’abattage les derniers jours et un autre vétérinaire devait être chargé des inspections. Il semble que ce n’ait pas été le cas. Nous savons qu’il était dans l’aire d’abattage et qu’il continue à condamner nos porcs. Cette situation est inacceptable pour nos producteurs et elle ne peut pas continuer.

 

Nous demandons que le DScott Frazee soit retiré immédiatement de l’abattoir Larsen Packer [sic], ou nos producteurs n’auront d’autre choix que d’envoyer leurs porcs dans un autre abattoir. Aucune autre option n’est acceptable.

 

[Soulignement et caractère gras dans l’original.]

 

[4]               Selon le dossier, il est évident que la direction de l’ACIA était aux prises avec un conflit entre Larsen et ses clients d’un côté et le DFrazee de l’autre. 

 

[5]               Afin de régler le problème, le Dr Chew a proposé de demander à des experts externes d’effectuer un examen de corrélation afin de déterminer si la plainte concernant le nombre trop élevé de condamnations formulée par Larsen était fondée. Le Dr Chew et le Dr Frazee ont discuté de cette approche et ont convenu que le Dr Frazee ne participerait pas aux décisions finales de condamnation pendant deux semaines. Le 6 mai 2003, le Dr Chew a fait parvenir au DFrazee ainsi qu’à d’autres personnes un courriel qui explique l’entente conclue :

[traduction]

 

Le Dr Frazee a proposé quelques correctifs à court terme pour résoudre les problèmes :

 

...

 

2.      Qu’il (le Dr Frazee) s’abstiendra de prendre des décisions finales de condamnation cette semaine puisque l’industrie conteste ses pourcentages de condamnations. J’ai indiqué qu’il devrait s’en abstenir pour deux semaines.

 

 

Au cours de la discussion tenue avec le DR, Peter et moi avons soulevé la possibilité de demander à un expert national de la condamnation des viandes rouges de rendre visite à l’établissement 150 et d’effectuer un examen de corrélation sur place avec nos vétérinaires. On examine activement cette option. Nous avons également envisagé la possibilité de demander au Dr Frazee de visiter un abattoir de porcs de l’Ontario ou du Québec afin d’y effectuer une « corrélation inverse ». Aucune décision n’a encore été prise à ce sujet.

 

 

[6]               Le Dr Frazee semble ne pas s’être retiré complètement des inspections de condamnation et Larsen a continué de s’opposer à sa participation. Même si le courriel du Dr Chew du 6 mai était clair, le Dr Frazee a expliqué qu’il avait continué à se présenter à l’abattoir parce qu’il avait mal compris ce qu’on attendait de lui.

 

[7]               Larsen a continué d’exercer des pressions sur l’ACIA afin que le Dr Frazee soit retiré de son abattoir de Berwick. Le 8 mai 2003, Mike Larsen a fait parvenir au Dr Chew un courriel incendiaire et déplacé dans lequel il décrivait le Dr Frazee comme une personne qui manque de professionnalisme et déclarait ce qui suit : [traduction] « aucune autre solution que le retrait immédiat du Dr Frazee n’est acceptable pour nous ».

 

[8]               Un échange de courriels entre la représentante syndicale du Dr Frazee, Maureen Harper, et le Dr Chew illustre le ton acerbe du débat et le niveau de frustration croissant du Dr Frazee à l’égard de sa situation professionnelle :

[traduction]

Bonjour Ken. Je vous écris parce que je me m’inquiète vivement de ce qui se passe à l’abattoir où Scott travaille depuis plusieurs années. La direction de l’abattoir s’est dite consternée de ses pourcentages récents de condamnations. J’estime que l’ACIA se doit d’enquêter sur les doléances de l’abattoir. Elle pourrait le faire en ayant recours à une équipe nationale de corrélation, comme on le fait lorsqu’il y a des plaintes analogues dans les abattoirs de volailles. 

Votre façon de traiter Scott m’inquiète. À mon avis, en le retirant de ses fonctions, vous ne faites pas qu’envoyer le mauvais message à l’industrie (en la laissant vous dicter quoi faire), mais vous traitez injustement l’un de vos employés. Depuis quand n’est-on plus innocent tant qu’on n’a pas été reconnu coupable? Je me suis plus inquiétée encore quand j’ai appris que vous pensez que Scott n’a pas le droit d’être représenté par son syndicat dans la présente affaire. La direction de l’abattoir et vous–même avez tenté de l’empêcher de s’acquitter de ses fonctions à l’abattoir et vous pensez qu’il n’a pas le droit d’être représenté par le syndicat?

Les situations de ce genre tendent à devenir bien trop fréquentes à l’Agence. La direction d’un abattoir se plaint à l’ACIA si elle pense qu’un vétérinaire s’acquitte trop rigoureusement de ses fonctions et lui fait subir des pertes, sur quoi l’ACIA retire le vétérinaire de ses tâches pour contenter l’industrie. Et nous avons le front de prétendre être un organisme de réglementation! Cette question est à l’ordre du jour de la réunion du comité syndical-patronal national qui aura lieu le 16 juin. Je vais m’en occuper personnellement. J’en ai assez de me faire répéter que des vétérinaires travaillant dans des laboratoires se font harceler non seulement par la direction de l’abattoir, mais aussi par l’ACIA. Il faut que ça cesse, parce que, je vous le dis franchement, l’ACIA n’a pas un nombre si élevé de vétérinaires pour se permettre de les retirer des abattoirs.

Je vous proposerais d’être très prudent dans ce dossier.

 

 

Bonjour Maureen. J’apprécie que vous m’ayez fait part de vos commentaires. Toutefois, je ne suis pas certain que vous disposiez de tous les faits. À mon avis, la situation est très difficile étant donné certains faits et certaines hypothèses solides qui ont déjà été émises. 

J’ai demandé au Dr Frazee de se retirer temporairement de l’aire d’abattage, et c’est ce qu’il a fait. Mon directeur régional et moi avons précisé qu’il ne s’agissait pas d’une mesure punitive. Nous n’avons blâmé personne ni n’avons reconnu qu’il y avait eu faute. 

Maureen, lorsque vous traitez avec deux offices distincts de commercialisation du porc situés dans deux provinces différentes et avec divers producteurs de porc ainsi qu’avec la direction de l’abattoir qui exige soudainement que vous retiriez le vétérinaire en place, il est urgent de désamorcer la situation et d’être en mesure de leur parler et de les écouter. Hier, j’ai passé la plus grande partie de la journée à l’abattoir Larsen Packers (à l’établissement 150) en compagnie de 13 producteurs de porc du Nouveau–Brunswick en colère, le président de l’Office de commercialisation du porc du Nouveau–Brunswick et leur vétérinaire‑conseil pour les porcins. 

Je leur ai expliqué notre plan d’action. De plus, nous avons l’intention de faire venir sur place un pathologiste vétérinaire et un spécialiste de la corrélation vétérinaire ayant de l’expérience en condamnation des porcs pour qu’ils passent du temps avec nos vétérinaires. J’ai également informé le groupe que je ramènerai le Dr Frazee à l’aire d’abattage afin qu’il passe du temps avec le pathologiste et le spécialiste de la corrélation. Des producteurs, dont l’un des plus importants, ont proposé que si le Dr Frazee faisait preuve de lacunes dans certains domaines, il devait suivre une formation supplémentaire. Je crois que vous pouvez voir dans quelle voie nous nous dirigeons. Il y a plusieurs problèmes à régler, l’un des plus importants étant la mauvaise communication.

Maureen, je regrette de ne pouvoir vous fournir de détails, mais si vous désirez me parler, vous n’avez qu’à m’appeler.

 

 

[9]               Le dossier indique que l’examen de corrélation externe n’a pas été mené aussi rapidement que prévu et que, par conséquent, la réintégration du Dr Frazee dans la totalité de ses fonctions d’inspection a été reportée. Dans un courriel daté du 28 mai 2003, le directeur régional de l’ACIA, Freeman Libby, a expliqué la situation au Dr Frazee en ces termes :

[traduction]

 

Scott. La présente fait suite à notre conversation de ce matin. Comme vous le savez, la direction tente par tous les moyens d’obtenir l’aide de vétérinaires de l’Ontario qui sont spécialisés dans l’abattage de viande rouge (porc) pour qu’ils se rendent à Larsons [sic] afin de travailler avec vous et le personnel de Larsens [sic]. Cette mesure vise principalement à traiter la question des « inspections » afin d’assurer une approche uniforme de notre part.

Nous espérons que cette visite aura lieu au début de la semaine prochaine. Je vous informerai dès que nous en obtiendrons confirmation.

D’ici là, je vous demanderais de vous abstenir de travailler dans l’aire d’abattage. Je désire souligner à nouveau qu’il ne s’agit nullement d’une mesure « disciplinaire » de la part de la direction. Votre retrait de l’aire d’abattage donnera à l’Agence le temps de régler le problème de la manière que je vous ai décrite lors de nos conversations téléphoniques.

Je vous remercie de votre collaboration et je souhaite vous assurer que je suis déterminé à régler ce problème le plus rapidement possible.

 

[10]           Le 6 juin 2003, on a encore demandé au Dr Frazee de ne pas participer aux décisions finales de condamnation à l’abattoir Larsen tant qu’il n’aurait pas eu l’occasion de travailler avec un vétérinaire de l’Ontario qui devait arriver au cours des deux prochaines semaines.

 

[11]           Le 25 juin 2003, l’ACIA a terminé son examen interne des plaintes de Larsen concernant les condamnations et a conclu qu’elles étaient non fondées. Le Dr Frazee a ensuite pu réintégrer toutes ses fonctions à l’abattoir Larsen; toutefois, on lui demandait de rétablir ses relations de travail.

 

Questions en litige

[12]           a)         Quelle est la norme de contrôle appropriée?

b)         L’arbitre de grief a‑t‑il commis une erreur en concluant que le Dr Frazee avait fait l’objet d’une suspension disciplinaire?

 

Analyse

[13]           L’arbitre de grief ne pouvait se déclarer compétent à l’égard du grief du Dr Frazee que s’il concluait que le traitement réservé au Dr Frazee par l’ACIA constituait une forme de mesure disciplinaire entraînant une suspension. À cette époque, le pouvoir de l’arbitre était conféré par le paragraphe 92(1) de la Loi, libellé comme suit :

92. (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, un fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief portant sur:

 

a) l’interprétation ou l’application, à son endroit, d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

 

b) dans le cas d’un fonctionnaire d’un ministère ou secteur de l’administration publique fédérale spécifié à la partie I de l’annexe I ou désigné par décret pris au titre du paragraphe (4), soit une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire, soit un licenciement ou une rétrogradation visé aux alinéas 11(2)f) ou g) de la Loi sur la gestion des finances publiques;

 

 

 

 

 

c) dans les autres cas, une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la suspension ou une sanction pécuniaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Approbation de l’agent négociateur

 

(2) Pour pouvoir renvoyer à l’arbitrage un grief du type visé à l’alinéa (1)a), le fonctionnaire doit obtenir, dans les formes réglementaires, l’approbation de son agent négociateur et son acceptation de le représenter dans la procédure d’arbitrage.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Exclusion

 

(3) Le paragraphe (1) n’a pas pour effet de permettre le renvoi à l’arbitrage d’un grief portant sur le licenciement prévu sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique.

 

 

Décret

(4) Le gouverneur en conseil peut, par décret, désigner, pour l’application de l’alinéa (1)b), tout secteur de l’administration publique fédérale spécifié à la partie II de l’annexe I.

 

92. (1) Where an employee has presented a grievance, up to and including the final level in the grievance process, with respect to

(a) the interpretation or application in respect of the employee of a provision of a collective agreement or an arbitral award,

(b) in the case of an employee in a department or other portion of the public service of Canada specified in Part I of Schedule I or designated pursuant to subsection (4),

(i) disciplinary action resulting in suspension or a financial penalty, or

(ii) termination of employment or demotion pursuant to paragraph 11(2)(f) or (g) of the Financial Administration Act, or

(c) in the case of an employee not described in paragraph (b), disciplinary action resulting in termination of employment, suspension or a financial penalty, and the grievance has not been dealt with to the satisfaction of the employee, the employee may, subject to subsection (2), refer the grievance to adjudication.

Approval of bargaining agent

 

(2) Where a grievance that may be presented by an employee to adjudication is a grievance described in paragraph (1)(a), the employee is not entitled to refer the grievance to adjudication unless the bargaining agent for the bargaining unit, to which the collective agreement or arbitral award referred to in that paragraph applies, signifies in the prescribed manner its approval of the reference of the grievance to adjudication and its willingness to represent the employee in the adjudication proceedings.

Termination under P.S.E.A. not grievable

(3) Nothing in subsection (1) shall be construed or applied as permitting the referral to adjudication of a grievance with respect to any termination of employment under the Public Service Employment Act.

Order

(4) The Governor in Council may, by order, designate for the purposes of paragraph (1)(b) any portion of the public service of Canada specified in Part II of Schedule I.

 

 

[14]           Les deux parties à la présente demande ont qualifié les questions en litige de questions mixtes de fait et de droit visées par la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter. Elles sont toutes deux d’avis que la question de savoir ce qui constitue une suspension disciplinaire exige l’application des faits pertinents à un ensemble de principes juridiques déterminants. En ce sens, elles ont correctement défini la tâche de l’arbitre de grief. Toutefois, la question dont la Cour est saisie dans la présente instance est quelque peu différente. Lorsqu’une question d’ordre juridique ou l’identification d’une norme juridique portant sur la compétence peut être isolée de son contexte factuel, elle devrait être évaluée selon le critère de la décision correcte : voir les arrêts Canwell Enviro Industries Ltd. c. Baker Petrolite Corporation, 2002 CAF 158, 288 N.R. 201, paragraphe 51, et Dynamex Canada Inc. c. Mamona, 2003 CAF 248, 242 F.T.R. 149, paragraphe 45. 

 

[15]           À mon avis, la question consiste à déterminer si l’arbitre de grief a appliqué les principes de droit appropriés à la preuve dont il était saisi. Dans la mesure où l’arbitre de grief n’a pas appliqué ces principes à la preuve, la norme de contrôle est celle de la décision correcte et non de la décision raisonnable. 

 

[16]           Toutefois, au bout du compte, que la norme de contrôle soit celle de la décision correcte ou de la décision raisonnable, le résultat est le même – la décision de l’arbitre de grief dans la présente affaire est insuffisante et doit être annulée.

 

[17]           L’arbitre de grief semble avoir conclu que ce qui a débuté comme une enquête administrative d’une plainte externe a dégénéré en la suspension disciplinaire du Dr Frazee. Les motifs de l’arbitre de grief qui qualifient de disciplinaires les mesures prises par l’ACIA sont contenus dans le bref passage suivant tiré de sa décision :

Premièrement, la décision de l’employeur concernait directement le Dr Frazee, alors qu’aucun autre membre du personnel d’inspection affecté à l’abattoir de Larsen Packers Ltd. n’a été visé par des allégations analogues d’avoir condamné trop de carcasses durant cette période. Deuxièmement, le Dr Frazee a été visé par des allégations d’inconduite de façon répétée. Troisièmement, il s’est fait enjoindre à quatre reprises de ne pas s’acquitter d’une importante partie de ses fonctions, et ce en très peu de temps. Quatrièmement, la direction de l’ACIA avait décidé qu’elle ne pouvait pas mener son enquête sur les allégations qu’il prenait trop de décisions de condamnation sans le suspendre d’une importante partie de ses fonctions, en ce qui concernait les évaluations post‑mortem. Dans ces circonstances, je conclus que la suspension interdisant au Dr Frazee de prendre des décisions finales de condamnation et d’être dans l’aire d’abattage entre le 5 mai et le 25 juin 2003 était de nature disciplinaire; l’ACIA a justifié ses décisions en se fondant sur des allégations de pourcentages de condamnations trop élevés.

 

La nature disciplinaire de la décision de l’employeur de suspendre le Dr Frazee d’une importante partie de ses fonctions est arbitrable en vertu du sous–alinéa 92(1)b)(i) de l’ancienne Loi, ce qui me donne compétence pour juger le grief.

 

 

[18]           La question que devait trancher l’arbitre de grief était de savoir si la décision de l’ACIA de retirer au Dr Frazee ses fonctions d’inspection des condamnations pendant six semaines était une mesure de nature administrative ou disciplinaire. Il s’agit d’une question mixte de fait et de droit qui nécessitait un examen à la fois de l’objet et de l’effet de la mesure prise par l’employeur. Elle exigeait que l’arbitre de grief applique la preuve en grande partie non contestée de ce qui s’est produit à un ensemble de critères ou de principes juridiques qui définissent la mesure disciplinaire dans le contexte de l’emploi.

 

[19]           La question de savoir si une conduite de l’employeur constitue une mesure disciplinaire a fait l’objet de nombreuses décisions arbitrales et judiciaires desquelles ont émergé plusieurs principes établis. Le paragraphe 7:4210 de la 4édition de l’ouvrage Canadian Labour Arbitration, de Brown et Beatty, présente un résumé utile de la jurisprudence sur le sujet :

[traduction]

[…]

Afin de déterminer si un employé a fait ou non l’objet d’une mesure disciplinaire, les arbitres examinent à la fois l’objet et l’effet de la mesure prise par l’employeur. La caractéristique essentielle de la mesure disciplinaire est une intention de corriger la mauvaise conduite d’un employé en le punissant d’une certaine façon. Une confirmation de l’employeur déclarant qu’il n’avait pas l’intention d’imposer une mesure disciplinaire suffit souvent, mais pas toujours, à régler la question. 

 

Lorsque la conduite d’un employé est non coupable et/ou que l’objectif de l’employeur n’est pas de punir, toute mesure qui est prise sera généralement qualifiée de non disciplinaire. S’appuyant sur cette définition, des arbitres ont déterminé que les suspensions qui exigent qu’un employé reste hors du travail en raison d’un problème de santé ou en attendant le règlement d’accusations criminelles ne sont pas des sanctions disciplinaires. De la même façon, les mutations ou rétrogradations pour des motifs d’inconduite non coupable, la révocation de la « cote de fiabilité » d’un fonctionnaire, les prélèvements financiers qui sont compensatoires et non punitifs, les changements de fonctions visant à permettre une supervision plus étroite et le fait de déterminer qu’un employé a démissionné ont tous été qualifiés de mesures non disciplinaires. C’est pourquoi le fait de conseiller et d’avertir des employés à propos d’un absentéisme excessif mais innocent n’est généralement pas considéré comme une mesure disciplinaire. Par ailleurs, il a été déterminé que même si un employé devient malade pendant qu’il purge une suspension disciplinaire et qu’il touche des prestations pour congé de maladie pendant une partie de son congé, cet intervalle ne change en rien la nature disciplinaire de la suspension de l’employé. 

 

Une mesure disciplinaire doit à tout le moins avoir le potentiel de porter préjudice à la situation de l’employé, même si celui‑ci ne subit pas une perte économique immédiate. Les suspensions avec traitement, dont l’objectif principal est de corriger un comportement inacceptable, par exemple, seraient considérées comme étant de nature disciplinaire même si elles ne pénalisent pas l’employé au plan financier.

[Renvois omis.]

 

 

[20]           La jurisprudence confirme que toute mesure prise par l’employeur qui a un effet préjudiciable sur l’employé n’est pas nécessairement une mesure disciplinaire. Même si un employé se sent lésé par des décisions qui ont une incidence négative sur ses conditions d’emploi, la grande majorité des adaptations faites en milieu de travail sont de nature purement administrative et ne se veulent pas une forme de sanction. Ce principe est énoncé dans la décision William Porter c. Conseil du Trésor (Ministère de l’Énergie, des Mines et des Ressources) (1973) 166-2-752 (CRTFP), dans l’extrait suivant de la page 13 :

La notion de « mesure disciplinaire » n’est pas suffisamment étendue pour inclure toute mesure prise par l’employeur qui peut être nuisible ou préjudiciable aux intérêts de l’employé. Il est sûr que chaque évaluation défavorable du rendement ou de l’efficacité nuit aux intérêts directs de l’employé et à ses perspectives d’avancement. Dans de tels cas, on ne peut tenir pour acquis que l’employé fait l’objet d’une mesure disciplinaire. Pour comprendre ce qu’on entend par discipline dans la Fonction publique, il faut se reporter aux dispositions statutaires pertinentes.

 

[21]           La jurisprudence indique que la question n’est pas de savoir si la mesure prise par l’employeur est mal fondée ou mal exécutée mais plutôt si elle constitue une mesure disciplinaire visant la suspension. De la même façon, les sentiments d’un employé qui estime avoir été traité injustement n’ont pas pour effet de convertir une mesure administrative en mesure disciplinaire : voir la décision Fermin Garcia Marin c. Conseil du Trésor (Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux Canada), 2006 CRTFP 16, paragraphe 85.

 

[22]           Il ne faut pas s’étonner que l’un des principaux facteurs permettant de déterminer si un employé a fait l’objet d’une mesure disciplinaire concerne l’intention de l’employeur. Il convient de se demander si l’employeur avait l’intention d’imposer une mesure disciplinaire et si la contestation de sa décision pouvait servir de fondement à une mesure disciplinaire ultérieure : voir les décisions St. Clair Catholic District School Board et Ontario English Catholic Teachers Association (1999), 86 L.A.C. (4th) 251 (Re St. Clair), page 255, et Re Civil Service Commission et Nova Scotia Government Employees Union (1989) 6 L.A.C. (4th) 391 (Re Civil Service Commission), page 400.

 

[23]           Néanmoins, il est admis que la façon dont l’employeur choisit de qualifier sa décision ne peut pas être en soi un facteur déterminant. Le concept de mesure disciplinaire déguisée est un facteur déterminant bien connu et nécessaire qui permet à un arbitre de grief d’examiner les éléments sous‑jacents au motif énoncé par l’employeur afin de déterminer quelle était sa véritable intention. Par conséquent, dans la décision Gaw c. Conseil du Trésor (Service national de libération conditionnelle) (1978), 166-2-3292 (CRTFP), la tentative de l’employeur de justifier la suspension de l’employé comme étant nécessaire pour permettre la tenue d’une enquête a été rejetée à la lumière de la preuve convaincante qui établissait que la véritable motivation de l’employeur était de nature disciplinaire : voir aussi la décision Re Canada Post Corp. et Canadian Union of Postal Workers (1992), 28 L.A.C. (4th) 366.

 

[24]           Le problème de la mesure disciplinaire déguisée peut aussi être abordé par l’examen des effets de la mesure sur l’employé. Lorsque l’incidence de la décision de l’employeur est grandement disproportionnée par rapport au motif administratif qui est invoqué, la décision peut être considérée comme disciplinaire : voir la décision Re Toronto East General & Orthopaedic Hospital Inc. and Association of Allied Health Professionals Ontario (1989) 8 L.A.C. (4th) 391 (Re Toronto East General). Cependant, cette norme ne sera pas atteinte si la mesure imposée par l’employeur est jugée comme étant une réaction raisonnable (mais pas nécessairement la meilleure) à des considérations opérationnelles honnêtes.

 

[25]           Parmi les autres facteurs servant à définir la mesure disciplinaire dans le contexte de l’emploi figurent les répercussions de la décision sur les perspectives de carrière de l’employé et les questions de savoir si l’incident en cause ou le point de vue de l’employeur à cet égard peut sembler être lié à la conduite de l’employé pouvant être rectifiée ou à sa conduite coupable, si la décision prise était de nature corrective et si la mesure de l’employeur a eu un effet préjudiciable immédiat sur l’employé : voir les décisions Re St. Clair et Re Civil Service Commission, précitées.

 

[26]           C’est à la lumière des facteurs susmentionnés que la Cour doit évaluer la décision de l’arbitre de grief dans la présente instance.

 

[27]           La conclusion de l’arbitre de grief selon laquelle la décision de l’ACIA de relever temporairement le Dr Frazee de ses fonctions d’inspection des condamnations était une mesure disciplinaire n’est appuyée que par quatre facteurs :

a)                  le retrait des fonctions ne visait que le Dr Frazee et aucun autre employé de l’ACIA travaillant sur place;

b)                  le Dr Frazee a fait l’objet d’allégations d’inconduite de façon répétée;

c)                  l’ACIA a ordonné au Dr Frazee à quatre occasions de ne pas s’acquitter d’une partie importante de ses fonctions, et ce dans un laps de temps très court;

d)                  la direction de l’ACIA avait décidé qu’elle ne pouvait pas mener son enquête sans suspendre le Dr Frazee d’une importante partie de ses fonctions.

 

[28]           Comme il a conclu que le fait d’avoir temporairement retiré le Dr Frazee de ses responsabilités d’inspection constituait une mesure « disciplinaire », l’arbitre de grief a ensuite accueilli le grief parce qu’il a été établi par la suite que les allégations de Larsen étaient non fondées.

 

[29]           L’analyse de l’arbitre de grief pose problème parce qu’elle n’applique pas les principes juridiques reconnus pour déterminer si la modification des conditions d’emploi du Dr Frazee a été imposée à titre de mesure disciplinaire.

 

[30]           Il est notamment préoccupant que l’arbitre de grief n’a pas tenu compte de l’importance et de la validité de la qualification de la décision faite à plusieurs reprises par l’ACIA, soit que la décision n’était pas de nature disciplinaire. L’arbitre de grief a également omis de prendre en compte l’incidence de la décision de l’ACIA sur le Dr Frazee si ce n’est qu’en soulignant qu’elle aurait pu opter pour un plan d’examen plus approprié. De plus, l’arbitre de grief n’a pas pris en compte la question à savoir si la décision de l’ACIA a été prise en réaction à ce qu’elle estimait être une conduite coupable ou pouvant être rectifiée par le Dr Frazee, auquel cas elle devait avoir un aspect correctif.

 

[31]           L’arbitre de grief semble plutôt avoir imputé de façon erronée les allégations de Larsen à l’ACIA sans disposer d’éléments de preuve établissant que l’ACIA avait agi à la lumière du point de vue de Larsen à l’égard de la compétence du Dr Frazee. La preuve produite indiquait seulement que l’ACIA n’avait tiré aucune conclusion quant au bien‑fondé des plaintes portées contre le Dr Frazee et qu’elle souhaitait simplement mener un examen indépendant. Même le Dr Frazee semble avoir d’abord accepté la décision de se retirer temporairement de ses fonctions d’inspection.

 

[32]           Il est difficile de savoir ce qu’avait à l’esprit l’arbitre de grief quand il a souligné que le Dr Frazee était le seul employé de l’ACIA qui était visé par l’examen de corrélation. Cela ne constitue pas un fait particulièrement étonnant étant donné que le Dr Frazee était le vétérinaire responsable et la seule personne visée par la plainte de Larsen.

 

[33]           Le commentaire final de l’arbitre de grief, soit que la décision de l’ACIA de retirer le Dr Frazee de ses responsabilités d’inspection pendant l’examen était, en soi, la preuve qu’il y a eu mesure disciplinaire, constitue un raisonnement circulaire. L’objet déclaré de la décision était de s’assurer que les critiques du Dr Frazee ne pouvaient se plaindre de sa participation à l’examen. La question de savoir si une meilleure décision aurait pu être prise par l’ACIA dans les circonstances n’est pas pertinente quant à la qualification appropriée de la décision prise, à condition qu’elle soit appuyée par une justification opérationnelle légitime. En l’absence de preuve établissant que les dirigeants de l’ACIA ont agi pour un motif contraire ou inavoué, la conduite du Dr Frazee ne semble pas avoir été examinée parce qu’elle était répréhensible.

 

[34]           Je suis d’avis que l’arbitre de grief a commis une erreur en l’espèce en ne tenant compte d’aucun des principes juridiques reconnus servant à définir une mesure disciplinaire dans le contexte de l’emploi et, qui plus est, en tenant compte de questions qui n’étaient pas pertinentes quant à cette détermination. Par conséquent, la décision de l’arbitre de grief est annulée.

 

[35]           Bien que le demandeur m’ait invité à ordonner que le grief devrait être rejeté pour défaut de compétence, je ne suis pas disposé à aller aussi loin. Il n’est pas évident qu’aucune compétence ne pourrait jamais être légitimement exercée en l’espèce. Certains précédents indiquent que le retrait de responsabilités professionnelles importantes peut constituer une suspension aux termes de l’article 92 de la Loi : voir les décisions Evans c. Conseil du Trésor (Ministère du Solliciteur général) (1982), 2 CRTFP 57, et Guay et Conseil du Trésor (Revenu Canada, Impôt) (1995), 27 CRTFP 10. Cela ne serait le cas que si un employeur ne laissait à l’employé essentiellement aucun travail à exécuter. J’ajouterais toutefois que je ne suis pas d’accord avec l’arbitre de grief qui déclare qu’une suspension est imposée lorsque l’employeur retire temporairement à un employé une [traduction] « partie importante » de ses fonctions. La question n’est pas de déterminer ce qui a été retiré, mais plutôt ce qui reste. Il ne fait aucun doute qu’un employé qui reste assis à rien faire à son bureau pendant six semaines a été suspendu. Dans la présente instance, le dossier ne précise pas quelles sont, le cas échéant, les fonctions significatives qu’a conservées le Dr Frazee au cours des six semaines pendant lesquelles il a été retiré de l’aire d’abattage et je ne peux donc pas décider si ce qui s’est produit équivaut à une suspension.

 

[36]           En l’espèce, aucune décision claire n’a été rendue à l’égard des faits quant à savoir si la décision de l’ACIA de retirer au Dr Frazee ses responsabilités en matière d’inspection était disproportionnée, inutile ou mal fondée au point qu’un arbitre de grief puisse conclure qu’il s’agissait d’une mesure disciplinaire déguisée. Il n’est d’ailleurs pas inconcevable qu’un arbitre de grief conclue que les mesures prises par l’ACIA étaient punitives de sorte qu’elles l’emporteraient sur une intention administrative apparemment innocente comme dans l’affaire Re Toronto East General, précitée.

 

[37]           Par conséquent, la présente affaire sera renvoyée à un autre arbitre de grief afin qu’il rende une nouvelle décision sur le fond.

 

[38]           Le demandeur a droit aux dépens à l’égard de la demande.


 

JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre arbitre de grief afin qu’il rende une nouvelle décision sur le fond.

 

            LA COUR STATUE ÉGALEMENT que le demandeur a droit aux dépens à l’égard de la présente demande. 

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              T-906-06

 

 

INTITULÉ :                                             PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                  c.

                                                                  SCOTT FRAZEE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     le 13 juin 2007

 

MOTIFS DE JUGEMENT

ET JUGEMENT                                      le juge Barnes

 

DATE DES MOTIFS :                            le 13 novembre 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mme Jennifer A. Lewis                                                              pour le demandeur

 

M. Dougald E. Brown                                                              pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Portefeuille du Conseil du Trésor                                               pour le demandeur

Services juridiques

Ottawa (Ontario)

 

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.                                                     pour le défendeur

Avocats

Ottawa (Ontario)

 



[1]               Remplacé par le paragraphe 209(1) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22.

 

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