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Date : 20070111

Dossier : IMM‑6826‑05

Référence : 2007 CF 22

Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2007

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

 

FUAD AL MANSURI ET NURIA BEN AMER

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

ET LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        M. Al Mansuri et son épouse, Nuria Ben Amer, sont de nationalité libyenne. Ils ont déposé une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision négative rendue par une agente en réponse à leur demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Pour les motifs qui suivent, je suis arrivée aux conclusions suivantes :

 

(i)                  Il n’était pas régulier pour les demandeurs, dans les circonstances de la présente affaire, d’apporter pour la première fois, dans leur exposé complémentaire des faits et du droit, des arguments fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), sur la Constitution et sur la convention internationale. La Cour exerce son pouvoir discrétionnaire en ne permettant pas que les arguments en cause soient débattus.

(ii)                L’agente n’était pas tenue d’organiser une entrevue avec M. Al Mansuri parce que sa décision négative ne tenait pas au fait qu’elle l’avait jugé non crédible.

(iii)               L’agente n’était pas tenue de donner aux demandeurs l’occasion de s’exprimer sur deux documents invoqués par elle, puisque les documents étaient accessibles au public, qu’ils venaient d’une source connue et qu’il s’agissait de documents de caractère général décrivant les conditions ayant cours en Libye pour les demandeurs d’asile déboutés. En conséquence, et vu le contenu des documents que les demandeurs avaient soumis à l’agente, les demandeurs n’ont pas été privés d’une occasion réelle de présenter pleinement et équitablement leurs arguments relatifs au risque.

(iv)              Les conclusions de l’agente sur la crédibilité des demandeurs et sur la vraisemblance de leur récit n’étaient pas abusives.

(v)                La décision de l’agente était raisonnable et elle résiste à un examen assez poussé.

(vi)              L’agente n’a pas commis d’erreur parce qu’elle n’a pas pris en compte l’intérêt des enfants canadiens des demandeurs lorsqu’elle a évalué les risques qu’entraînerait le renvoi des demandeurs.

 

QUESTION PRÉLIMINAIRE

[2]        Les demandeurs ont soulevé pour la première fois, dans leur exposé complémentaire des faits et du droit, une série d’arguments fondés sur l’article 7 de la Charte, sur la Convention relative aux droits de l’enfant et sur les articles 91, 92 et 95 de la Loi constitutionnelle de 1867. Le défendeur a fait valoir une objection préliminaire sur la question de savoir si les demandeurs étaient fondés à invoquer ces nouveaux arguments.

 

[3]        La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, déposée au nom de M. Al Mansuri et de son épouse, devait, en application de l’alinéa 5(1)f) des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (les Règles), indiquer « les motifs qui justifient le redressement recherché, y compris la mention de tout texte de loi ou règle invoqué à l’appui ». Les motifs exposés dans la demande étaient les suivants :

[traduction]

a)         l’agente d’ERAR n’a pas observé un principe de justice naturelle, d’équité procédurale ou autre procédure qu’elle devait en droit observer;

 

b)                  l’agente d’ERAR a agi sans compétence, a outrepassé sa compétence ou a refusé d’exercer sa compétence en disant que les demandeurs n’étaient pas exposés à un risque de persécution, à une menace de torture, à une menace pour leurs vies ou à un risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités;

 

c)                  l’agente d’ERAR a fondé sa décision sur des conclusions de fait erronées qu’elle a tirées d’une manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des documents qu’elle avait devant elle, lorsqu’elle a dit que les demandeurs n’étaient pas exposés à un risque, etc.;

 

d)                  l’agente d’ERAR a agi d’une manière contraire au droit;

 

e)                  les autres motifs que notre avocat pourra avancer et que la Cour pourra autoriser.                                                                  [citation in extenso]

 

 

 

[4]        Les demandeurs ont parachevé leur demande d’autorisation en déposant leur dossier de demande. L’alinéa 10(2)e) des Règles prévoit que le dossier doit contenir « un mémoire énonçant succinctement les faits et les règles de droit invoqués par le demandeur à l’appui du redressement envisagé au cas où l’autorisation serait accordée ». Le mémoire énumérait les sept points suivants [reproduits encore une fois in extenso] :

[traduction]

1.         L’agente d’ERAR a‑t‑elle dénié aux demandeurs leur droit à la justice naturelle, conféré par la loi ou par la common law, parce qu’elle ne leur a pas consenti une entrevue sur les questions de crédibilité soulevées par l’ERAR?

 

2.                  Les droits des demandeurs à la justice naturelle et à une évaluation équitable de leur demande d’ERAR ont‑ils été déniés parce que l’agente a accordé un poids considérable à des preuves secondaires, qu’elle a produites elle‑même, sans donner aux demandeurs l’occasion d’y réagir explicitement?

 

3.                  L’agente d’ERAR a‑t‑elle :

a)       procédé à une analyse abusive de la crédibilité des demandeurs; et/ou

b)      conclu d’une manière abusive à l’« invraisemblance » de leur récit?

 

4.                  L’agente d’ERAR a‑t‑elle tiré des conclusions abusives et arbitraires sans preuve, ou au mépris de la preuve, et en laissant de côté des preuves ou en les rapportant incorrectement?

 

5.                  L’agente d’ERAR a‑t‑elle rendu une décision « déraisonnable », contraire à l’arrêt Baker de la Cour suprême du Canada?

 

6.                  L’intérêt supérieur des enfants canadiens des demandeurs a‑t‑il été laissé complètement de côté dans la décision d’ERAR au point que celle‑ci devrait être annulée?

 

7.                  Eu égard à toutes les circonstances de l’affaire, les droits des demandeurs à une « audience » équitable ou à un examen « équitable » de leur demande d’ERAR ont‑ils été ignorés ou déniés?

 

[5]        Sur le fondement de la demande d’autorisation, l’autorisation a été accordée aux demandeurs, et l’ordonnance accordant l’autorisation autorisait les demandeurs à déposer un nouvel exposé des faits et du droit. Dans le nouvel exposé des faits et du droit déposé par les demandeurs, les nouveaux arguments étaient invoqués. Les arguments y étaient exposés ainsi :

[traduction]

2.         Le renvoi des demandeurs est‑il constitutionnellement proscrit au motif que, même s’il n’y a aucun « droit » constitutionnel d’obtenir le statut de résident permanent :

 

            a)

(i)  l’article 7 de la Charte garantit le droit des enfants des demandeurs à la présence des demandeurs au Canada, de par le droit constitutionnel des parents, au titre de l’article 7 de la Charte, et le droit des enfants au maintien du lien parents‑enfants, un droit reconnu par l’arrêt B.(R) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; et

 

(ii)  l’intérêt supérieur des enfants, reconnu par l’article 25 et les alinéas 3(3)d) et f) de la LIPR, ainsi que les droits reconnus aux enfants par la Convention relative aux droits de l’enfant, constituent un droit matériel et procédural selon l’article 7 de la Charte, comme on le laisse entendre dans l’arrêt Baker, même si ce point n’a pas été débattu ni tranché?

 

b)      Même s’il n’existe pas un « droit » constitutionnel d’obtenir le statut de résident permanent, les articles 91, 92 et 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 interdisent l’expulsion des parents d’un enfant canadien, et cela parce que :

 

(i)                  l’article 95 confère aux provinces une compétence concurrente en matière d’immigration, si cela ne va pas à l’encontre des lois fédérales (c’est‑à‑dire, ne passe pas outre à une compétence exclusive du Parlement fédéral);

 

(ii)                le paragraphe 92(13) confère aux provinces une compétence exclusive sur les droits de garde et de visite d’un parent par rapport à ses enfants, et cela en vertu de la compétence relative à la propriété et aux droits civils; et les demandeurs n’ont‑ils donc pas, en vertu des articles 91, 92 et 95 de la Loi constitutionnelle de 1867, et en vertu de l’article 7 de la Charte, le droit fondamental à ce que leur relation avec leurs enfants canadiens ou leurs droits de garde et de visite ne soient pas entravés ou supprimés en conséquence d’une expulsion?

[Souligné dans l’original]

 

3.         S’agissant des enfants canadiens, existe‑t‑il, en particulier à la lumière des articles 91, 92 et 95 de la Loi constitutionnelle de 1867 et à la lumière des articles 6, 7 et 15 de la Charte, une « omission » du législateur, ainsi qu’on peut le lire dans l’arrêt Vriend de la C.S.C., en ce sens qu’un renvoi contrevient aux droits des demandeurs selon les articles 6, 7 et 15 de la Charte, par omission du législateur, et cela en niant la relation parent‑enfant et en faisant obstacle aux droits, obligations et devoirs des parents envers leurs enfants canadiens, du seul fait de la filiation et de la nationalité, entraînant ainsi une différence de traitement ou prenant la forme d’une absence de protection par rapport aux autres enfants canadiens dont les parents ont le statut de résident permanent au Canada?

 

4.         Dans ces circonstances, les demandeurs ont‑ils les mêmes droits constitutionnels conformément à l’ERAR, et leur renvoi est‑il inconstitutionnel?

 

[6]        Dans le mémoire additionnel déposé en son nom, le ministre soutient notamment que les demandeurs ont irrégulièrement invoqué de nouveaux arguments dans leur nouvel exposé des faits et du droit, ce qui lui cause un préjudice parce que le délai imparti pour la production de preuves nouvelles était expiré lorsque leur nouvel exposé lui fut signifié. Selon le ministre, la Cour devrait s’abstenir d’examiner les arguments fondés sur la Charte, sur la Convention relative aux droits de l’enfant ou sur la Loi constitutionnelle de 1867. Le ministre invoque sur ce point quelques précédents, par exemple Arora c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n° 24 (1re inst.); et Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 645.

 

[7]        Au moment de l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire, la situation s’est compliquée davantage parce que l’avocat des demandeurs n’avait pas déposé l’avis requis de question constitutionnelle, ce qu’il a reconnu avec franchise. Il a sollicité l’ajournement de la demande, ou de l’audition des arguments constitutionnels, pour permettre la signification de l’avis requis. Selon l’avocat des demandeurs, les jugements rendus dans les affaires Arora et Garcia étaient erronés, compte tenu d’un arrêt de la Cour suprême du Canada, Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627, et d’un arrêt de la Cour d’appel fédérale, Stumf c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. n° 590. Pour le cas où la Cour jugerait que les arguments ne pouvaient pas être invoqués, l’avocat des demandeurs a prié la Cour de certifier une question sur cet aspect.

 

[8]        Malheureusement, pour les motifs qui suivent, je n’accepte pas la conclusion de l’avocat des demandeurs pour qui les jugements Arora et Garcia sont erronés. D’abord, je suis d’avis que l’arrêt Association des femmes autochtones rendu par la Cour suprême n’est guère utile ici et qu’il ne détermine certainement pas l’issue de la question. Ce que la Cour suprême a dit dans cette affaire, c’est que la Cour d’appel fédérale n’avait pas commis d’erreur en prononçant un jugement déclaratoire dans un cas où l’Association demanderesse avait prié la Section de première instance de rendre une ordonnance de prohibition. Cette conclusion découlait de la procédure uniforme en matière de demandes de contrôle judiciaire, procédure prévue par l’article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale (sa désignation à l’époque), L.R.C. 1985, ch. F‑7, et du fait que l’Association avait inséré une « clause omnibus » dans sa demande de redressement. Le jugement déclaratoire qui fut prononcé découlait de la même atteinte aux droits garantis par la Charte que celle qui avait été plaidée au soutien de la demande d’ordonnance de prohibition. La Cour suprême avait bien précisé que des arguments différents n’auraient pas pu être invoqués devant elle si un jugement déclaratoire avait été expressément sollicité dès le départ. C’est là un cas très différent de celui‑ci, où les demandeurs cherchent à invoquer des arguments totalement autres.

 

[9]        Deuxièmement, je rejette le postulat de l’argument des demandeurs pour qui, dans un nouvel exposé des faits et du droit, il existe soit un droit d’invoquer de nouveaux arguments, soit une interdiction générale d’invoquer de nouveaux arguments. Selon moi, la jurisprudence dit plutôt que cela dépendra dans tous les cas du pouvoir d’appréciation de la Cour.

 

[10]      Ainsi, dans l’arrêt Stumf, la Cour d’appel fédérale a jugé « approprié » d’examiner le nouvel argument invoqué devant elle, même s’il n’avait pas été invoqué auparavant. Le nouvel argument était fondé sur le « fait incontesté » que, même si la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié savait que l’une des revendicatrices comparaissant devant elle était mineure, la Section n’avait pas pris en compte la disposition impérative de la Loi sur l’immigration selon laquelle un représentant devait être désigné pour elle. La Cour d’appel fédérale a estimé qu’elle exerçait validement son pouvoir discrétionnaire en permettant que le nouvel argument soit invoqué, parce que le dossier révélait tous les faits pertinents, qu’il n’allait en résulter apparemment aucun préjudice pour le ministre si l’argument était étudié, et que la désignation d’un représentant aurait pu conduire la Section à rendre une décision autre que celle de ne pas rouvrir la revendication dont elle avait conclu au désistement.

 

[11]      Dans le jugement Garcia, la Cour fédérale a reconnu que, dans quatre affaires antérieures, les demandeurs avaient été autorisés à invoquer pour la première fois, dans leur exposé complémentaire des faits et du droit, l’argument des Directives n° 7. Le juge en chef Lutfy a exprimé l’avis qu’il n’était pas approprié de permettre que l’argument soit invoqué dans l’affaire dont il était saisi. Au paragraphe 14, il écrivait ce qui suit :

14        À mon avis, il n’était pas approprié que le demandeur soulève cette question pour la première fois dans son mémoire des arguments supplémentaire. En l’espèce, j’adopte l’énoncé du juge Frederick E. Gibson dans l’affaire Arora c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 24 (QL) (1re inst.), au paragraphe 9 :

[…] le principe selon lequel la Cour ne traitera que des motifs de contrôle invoqués par le demandeur dans l’avis de requête introductif d’instance et l’affidavit à l’appui doit, à mon avis, s’appliquer. Si, comme en l’espèce, le demandeur pouvait invoquer de nouveaux motifs de contrôle dans son mémoire, le défendeur subirait vraisemblablement un préjudice du fait qu’il n’aurait eu pas la possibilité de répondre à ce nouveau motif dans son affidavit ou, à tout le moins, encore une fois comme en l’espèce, d’envisager de produire un affidavit traitant de la nouvelle question. Par conséquent, je conclus que la deuxième question soulevée par le demandeur n’a pas été soumise régulièrement à la Cour.

 

[12]      Pour ces motifs donc, je suis d’avis qu’il appartient dans tous les cas à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire en permettant ou non que des arguments soient invoqués pour la première fois dans l’exposé complémentaire des faits et du droit présenté par une partie. Les facteurs à prendre en compte dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire comprennent à mon avis les suivants :

 

(i)         Les faits et éléments intéressant les nouveaux arguments étaient‑ils tous connus (ou raisonnablement accessibles) à l’époque où la demande d’autorisation fut déposée et/ou mise en état?

 

(ii)        Est‑il possible que la partie adverse subisse un préjudice si les nouveaux arguments sont étudiés?

 

            (iii)       Le dossier révèle‑t‑il tous les faits à l’origine des nouveaux arguments?

 

(iv)       Les nouveaux arguments sont‑ils apparentés à ceux au regard desquels fut accordée l’autorisation?

 

(v)                Quelle est la force apparente des nouveaux arguments?

 

(vi)       Le fait de permettre que les nouveaux arguments soient invoqués retardera‑t‑il indûment l’audition de la demande?

 

[13]      Comme je l’ai dit, la liste n’est pas limitative, et tel ou tel facteur ne sera pas nécessairement pertinent dans un cas donné. En l’espèce, je suis d’avis que les considérations suivantes sont pertinentes.

 

[14]      D’abord, l’avocat des demandeurs n’a pu signaler, s’agissant des nouveaux arguments, aucun fait ou élément qui n’était pas connu lorsque la demande d’autorisation fut déposée et mise en état. Selon moi, il n’y a aucune raison valide pour laquelle les demandeurs n’auraient pas pu invoquer ces arguments à temps.

 

[15]      Deuxièmement, les arguments, surtout les arguments constitutionnels, doivent être examinés d’après un dossier complet. Le ministre aurait fort bien pu souhaiter produire des preuves additionnelles (ou à tout le moins étudier leur nécessité) montrant que d’autres procédures (par exemple, la requête pendante de la demanderesse fondée sur des motifs d’ordre humanitaire) allaient disposer de l’intérêt supérieur des enfants. Il est concevable que des preuves se rapportant à l’article premier de la Charte auraient pu être accessibles. Invoquer de nouveaux arguments de droit, des arguments complexes, un mois avant que la demande ne soit débattue, et après l’expiration du délai fixé pour le dépôt de la preuve par affidavit, risquerait fort de causer un préjudice au ministre. On est très loin de l’argument juridique, à la teneur assez précise, que la Cour d’appel, dans l’arrêt Stumf, avait accepté d’entendre sur le fondement d’une preuve complète et non controversée. Les nouveaux arguments invoqués dans la présente affaire sont si différents des arguments invoqués à l’origine qu’il est loin d’être évident que le dossier renferme toute la preuve pertinente.

 

[16]      Finalement, comme on peut le voir à la lecture des arguments présentés dans la demande d’autorisation et dans l’exposé initial des faits et du droit, les nouveaux arguments n’ont rien de commun avec les arguments qui avaient conduit la Cour à accorder l’autorisation. Il s’agit d’un dossier totalement nouveau. Vu que la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés stipule qu’une demande de contrôle judiciaire ne peut être présentée que sous réserve d’une autorisation, il faut à mon avis se montrer prudent avant de permettre que soient invoqués de nouveaux arguments qui ne l’étaient pas dans la demande d’autorisation. Cela signifie qu’il faut évaluer le bien‑fondé ou l’apparente solidité des nouveaux arguments. En l’espèce, je suis d’avis que les points intéressant l’article 7 de la Charte ont été péremptoirement décidés contre les demandeurs dans des précédents tels que l’arrêt Langner c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n° 469 (C.A.F.); l’arrêt Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, au paragraphe 10; et l’arrêt Augustus c. Gosset, [1996] 3 R.C.S. 268, au paragraphe 53.

 

[17]      À mon avis, aucun de ces facteurs ne milite en faveur d’une décision visant à permettre que les nouveaux arguments soient invoqués. Pour ces motifs, exerçant mon pouvoir discrétionnaire, je dis qu’il n’était pas approprié pour les demandeurs d’invoquer les nouveaux arguments pour la première fois dans leur exposé complémentaire des faits et du droit, et je ne permets pas qu’ils soient ici débattus.

 

[18]      S’agissant d’une question à certifier, le défendeur s’oppose à ce que soit certifiée une question sur le droit d’un demandeur d’invoquer de nouveaux arguments dans un exposé complémentaire des faits et du droit. À mon avis, le droit, tel que je l’ai exposé plus haut, est bien établi : c’est à la Cour qu’il revient, dans chaque cas, de se prononcer. Aucune question ne sera certifiée sur le sujet.

 

[19]      Ayant réglé la question des nouveaux arguments que les demandeurs souhaitaient invoquer, je passe maintenant à l’examen de la demande telle qu’elle a été présentée à l’origine.

 

LES FAITS

[20]      M. Al Mansuri dit que, durant les années 1991 à 1994, il a travaillé comme mécanicien dans l’armée libyenne, après avoir été appelé sous les drapeaux. En 1994, il fut muté au Service libyen du renseignement, dont il tenta, sans succès, de démissionner en 1995. En 1998, il fut prié de se joindre à un peloton d’exécution. Son fils était malade à l’époque, et il refusa donc de s’y joindre. Il dit qu’il a été emprisonné durant 18 jours en raison de ce refus, période au cours de laquelle son fils décéda.

 

[21]      En décembre 1998, M. Al Mansuri reçut l’ordre d’assassiner un ressortissant libyen qui vivait en Roumanie. Au lieu de se rendre en Roumanie, lui et son épouse, Mme Nuria Ben Amer, se sont rendus au Canada. À leur arrivée, le 1er janvier 1999, ils ont demandé l’asile. Mme Ben Amer a prétendu qu’elle risquait d’être persécutée en raison de ses liens avec son mari. Le couple a deux enfants nés au Canada.

 

[22]      La Section du statut de réfugié (SSR) a rejeté leurs demandes d’asile le 22 décembre 2000. S’agissant de la demande d’asile de M. Al Mansuri, elle a jugé qu’il y avait des raisons sérieuses de penser qu’il avait commis des crimes contre l’humanité ou qu’il avait été complice de crimes contre l’humanité et que sa demande d’asile tombait donc dans l’exclusion prévue par la section Fa) de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés. La SSR a jugé qu’il avait une connaissance personnelle des atrocités commises par le Service libyen du renseignement, puisqu’il y travaillait. Elle a estimé qu’il avait toute la confiance de son employeur, puisqu’il était souvent autorisé à quitter le pays. Elle a aussi considéré que M. Al Mansuri avait eu plusieurs occasions de quitter le pays, occasions dont il n’avait pas profité, et que par conséquent il avait dû être d’accord avec les buts du Service.

 

[23]      La SSR a ensuite considéré la question de l’inclusion, tant pour M. Al Mansuri que pour Mme Ben Amer (qui, elle, n’était pas exclue aux termes de la section Fa) de l’article premier). Elle a jugé d’abord que M. Al Mansuri n’avait probablement pas été un assassin, puisqu’il n’avait pas été entraîné à le devenir. La SSR a ensuite relevé qu’il était improbable que les autorités libyennes eussent imposé une détention de seulement 18 jours à M. Al Mansuri, sans le soumettre à des interrogatoires ni autrement l’inquiéter, s’il avait refusé de se joindre à un peloton d’exécution. Selon la SSR, les autorités libyennes auraient été impitoyables envers M. Al Mansuri s’il avait refusé de se joindre à un peloton d’exécution comme il l’a prétendu. Elle a jugé qu’il était improbable que M. Al Mansuri ait opposé un tel refus.

 

[24]      La SSR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves crédibles permettant d’affirmer que M. Al Mansuri avait de bonnes raisons de craindre la persécution pour l’un ou plusieurs des motifs énoncés dans la définition de « réfugié au sens de la Convention ». Sa demande d’asile fut donc rejetée. Comme la demande d’asile de Mme Ben Amer dépendait de celle de son mari, elle fut rejetée elle aussi.

 

[25]      Une demande d’autorisation de contrôle judiciaire visant la décision de la SSR fut rejetée par la Cour en mai 2001.

 

[26]      M. Al Mansuri et son épouse ont alors demandé un ERAR. Outre les éléments susmentionnés, M. Al Mansuri et son épouse ont dit qu’ils étaient exposés à un risque en raison de leur longue absence de la Libye, et de leur conviction que les demandeurs d’asile qui reviennent en Libye sont victimes de violation des droits de l’homme. Ils ont dit que ce risque s’est accru à la suite d’une réunion qui s’est déroulée avec des représentants de l’ambassade de Libye à Ottawa et qui avait été organisée par des agents canadiens d’immigration, lesquels prenaient les dispositions requises pour procéder aux renvois et devaient donc obtenir confirmation de la nationalité de M. Al Mansuri et de son épouse.

 

[27]      La demande d’asile de M. Al Mansuri ne pouvait être validement étudiée par l’agente d’ERAR que sur le fondement des dispositions de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). S’il en est ainsi, c’est parce que la demande d’asile de M. Al Mansuri avait été rejetée en application de la section F de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés (voir l’alinéa 112(3)c) de la Loi).

 

LA DÉCISION DE L’AGENTE D’ERAR

[28]      L’agente d’ERAR a relevé que la SSR avait trouvé peu vraisemblable le récit de M. Al Mansuri, pour les motifs susmentionnés.

 

[29]      Des preuves nouvelles ont été présentées à l’agente — une lettre du père de M. Al Mansuri ainsi qu’une photocopie de ce qui était censé être un ordre d’arrestation de M. Al Mansuri. L’agente a accordé peu de poids à ces preuves nouvelles, pour les raisons suivantes :

 

  • L’ordre d’arrestation ne précisait pas quel crime était imputé à M. Al Mansuri.
  • L’ordre d’arrestation avait été émis en 1999, mais n’avait été reçu qu’en 2005, lorsque le père de M. Al Mansuri avait, semble‑t‑il, fait en sorte qu’un voisin en obtienne discrètement une copie.
  • Cet ordre d’arrestation aurait été obtenu à un moment où, selon M. Al Mansuri, sa famille, son domicile, son courrier et son téléphone étaient étroitement surveillés.
  • La preuve documentaire donnait à penser que la Libye ne se fonde pas sur des ordres d’arrestation pour appréhender quelqu’un.
  • Dans sa lettre, le père se plaint des « tracasseries » que lui fait subir le Service du renseignement par suite du refus de M. Al Mansuri d’obéir à un ordre. L’agente a jugé ces tracasseries incompatibles avec la preuve documentaire qui fait état de la manière brutale dont le Service du renseignement traite les familles de dissidents.

 

[30]      L’agente a aussi considéré la preuve documentaire où l’on pouvait lire que les demandeurs d’asile renvoyés qui ne sont pas considérés comme des opposants au régime ne sont pas outre mesure inquiétés à leur retour. Puisque M. Al Mansuri n’était pas, de l’avis de l’agente, un opposant au régime, il n’était pas exposé à un véritable risque à son retour. Le fait de ne pas avoir obéi à un ordre ne le mettrait pas sous le feu des projecteurs comme dissident politique, et en tout état de cause son poste n’était pas assez important pour appeler l’attention des autorités libyennes.

 

[31]      L’agente a également rejeté l’argument de M. Al Mansuri selon lequel sa rencontre avec des membres de l’ambassade de Libye en 2004 l’exposait à un risque accru en cas de retour en Libye. L’agente a estimé que la rencontre visait simplement à confirmer l’identité et la nationalité de M. Al Mansuri (étant donné que des non‑Libyens avaient prétendu être des Libyens afin de se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention).

 

[32]      L’agente a conclu qu’il n’y avait aucune raison de croire que M. Al Mansuri serait une personne à protéger au sens de l’article 97 de la Loi. Puisque M. Al Mansuri n’était exposé à aucun risque, Mme Ben Amer ne l’était donc pas non plus.

 

[33]      L’agente a refusé de prendre en compte l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs, affirmant qu’une décision portant sur l’existence de motifs d’ordre humanitaire, où l’intérêt en question serait examiné, était pendante.

 

LES POINTS LITIGIEUX

[34]      Je reformule ainsi les points à décider :

1.                  L’agente a‑t‑elle dénié aux demandeurs le droit à la justice naturelle, qu’il procède de la loi ou de la common law, parce qu’elle ne leur a pas consenti une entrevue au cours de laquelle ses doutes touchant leur crédibilité auraient pu être dissipés?

2.                  L’agente a‑t‑elle dénié aux demandeurs le droit à la justice naturelle ou à l’équité procédurale parce qu’elle s’est fondée sur des preuves écrites qu’elle a obtenues, mais qu’elle n’a pas communiquées aux demandeurs?

3.                  Les conclusions de l’agente touchant la crédibilité des demandeurs ou la vraisemblance de leur récit étaient‑elles abusives?

4.                  L’agente a‑t‑elle tiré des conclusions abusives ou arbitraires? Sa décision était‑elle déraisonnable?

5.                  L’agente a‑t‑elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants canadiens des demandeurs?

 

LES NORMES DE CONTRÔLE

[35]      Lorsque sont soulevées des questions d’équité procédurale, une analyse pragmatique et fonctionnelle est hors de propos. La question de savoir si la procédure d’un tribunal administratif a été ou non équitable n’appelle aucune retenue de la part de la Cour. Voir par exemple l’arrêt Sketchly c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, aux paragraphes 52 à 55. Pour le reste, je fais miens les propos tenus par mon collègue le juge Simon Noël dans le jugement Choudry c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 239, où il écrivait ce qui suit, au paragraphe 8 :

La norme de contrôle applicable à une décision d’ERAR examinée dans sa totalité est la décision raisonnable simpliciter (Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, [2005] A.C.F. no 458, au paragraphe 51). Une décision déraisonnable est une décision qui ne peut pas résister à une analyse assez poussée (Barreau du Nouveau‑Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, 2003 CSC 20, [2003] A.C.S. no 17, au paragraphe 25; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, [1997] 1 R.C.S. 748, [1996] A.C.S. no 116). Cependant, lorsque l’agent d’ERAR tire une conclusion de fait, la Cour ne devrait pas substituer sa décision à celle de l’agent d’ERAR, sauf si le demandeur a établi que l’agent a tiré la conclusion de fait d’une manière abusive ou arbitraire ou sans égard aux éléments de preuve dont il a été saisi. (Figurado c. Canada (Solliciteur général), précitée, au paragraphe 51.

 

[36]      Je passe maintenant aux points soulevés par M. Al Mansuri, tels que je les ai reformulés.

 

1.         L’agente a‑t‑elle dénié aux demandeurs le droit à la justice naturelle, qu’il procède de la loi ou de la common law, parce qu’elle ne leur a pas consenti une entrevue au cours de laquelle ses doutes touchant leur crédibilité auraient pu être dissipés?

[37]      L’agente a relevé que M. Al Mansuri avait produit des preuves nouvelles. Les preuves nouvelles qui intéressaient particulièrement le risque personnel allégué par M. Al Mansuri étaient la photocopie d’un ordre d’arrestation et la lettre du père de M. Al Mansuri. L’ordre d’arrestation avait été émis environ trois semaines après que M. Al Mansuri eut quitté la Libye, par l’Office général du renseignement, Section des enquêtes et des arrestations, à Tripoli. L’ordre ne précisait pas quel crime ou délit était imputé à M. Al Mansuri.

 

[38]      L’agente a conclu que ces preuves nouvelles ne s’accordaient pas avec la preuve documentaire objective. Elle a donc estimé qu’elles n’étaient pas suffisamment persuasives pour la conduire à une conclusion autre que celle qu’avait tirée la SSR. L’agente a aussi jugé que, si les preuves nouvelles étaient appréciées d’après les critères de l’article 97 de la Loi, elles ne pouvaient l’amener à croire que M. Al Mansuri était exposé à un risque de torture, à des traitements ou peines cruels et inusités ou à une menace pour sa vie.

 

[39]      On a fait valoir au nom de M. Al Mansuri qu’il s’agissait là de conclusions touchant sa crédibilité qui faisaient naître un droit, procédant à la fois de la loi et de la common law, à une entrevue. Je ne partage malheureusement pas ce point de vue.

 

[40]      S’agissant du système législatif, l’alinéa 113b) de la Loi prévoit ce qui suit :

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

[…]

[…]

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

 

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

 

 

[41]      Les facteurs réglementaires sont exposés ainsi dans l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement) :

Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci‑après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection.

 

 

[42]      Selon moi, on ne saurait dire que les preuves nouvelles soulevaient une question importante à propos de la crédibilité de M. Al Mansuri au point de lui conférer, en vertu de la loi ou de la common law, un droit à une entrevue. L’agente a plutôt exposé les raisons pour lesquelles elle accordait peu de poids à l’ordre d’arrestation et à la lettre du père de M. Al Mansuri. Comme elle accordait peu de poids aux preuves nouvelles, elle a estimé que les preuves qu’elle avait devant elle n’étaient pas suffisantes pour l’amener à tirer une conclusion autre que celle à laquelle était arrivée la SSR à propos du risque allégué par M. Al Mansuri (allégation qui était du même ordre que celle portant sur l’article 96, qui avait été examinée et rejetée par la SSR).

 

[43]      À mon avis, l’agente n’a pas, ce faisant, intégré abusivement dans sa décision une conclusion défavorable de la SSR touchant la crédibilité de M. Al Mansuri. Si j’arrive à cette conclusion, c’est pour deux raisons. D’abord, une audience n’est pas en général requise lorsque la Section de la protection des réfugiés (auparavant la SSR) a instruit une demande d’asile et s’est prononcée sur la crédibilité du demandeur d’asile. Deuxièmement, l’agente n’a pas rejeté la demande d’ERAR en se fondant sur la crédibilité de M. Al Mansuri. Elle a plutôt estimé que la preuve objective se rapportant aux conditions ayant cours dans le pays ne permettait pas de dire que M. Al Mansuri était exposé à un risque de torture, à une menace pour sa vie ou à un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités. Cette conclusion n’a rien à voir avec la crédibilité propre de M. Al Mansuri.

 

2.         L’agente a‑t‑elle dénié aux demandeurs le droit à la justice naturelle ou à l’équité procédurale parce qu’elle s’est fondée sur des preuves écrites qu’elle a obtenues, mais qu’elle n’a pas communiquées aux demandeurs?

[44]      Dans son argumentation, l’avocat des demandeurs a fait état de deux documents sur lesquels s’est fondée l’agente d’ERAR et que M. Al Mansuri et son épouse qualifient de preuves extrinsèques que l’agente était tenue de leur communiquer pour qu’ils puissent y réagir avant qu’elle ne rende sa décision.

 

[45]      Les deux documents étaient annexés à des bulletins émanant de la Direction générale de l’immigration et de la nationalité du Home Office, au Royaume‑Uni. Les bulletins donnaient aux responsables des dossiers certaines directives concernant les demandes d’asile de Libyens. Le premier document était une lettre du Foreign and Commonwealth Office en date du 15 avril 2000, où il était question du traitement réservé aux rapatriés en Libye. Le deuxième document était un bulletin qui renfermait le compte rendu d’un voyage d’études fait en Libye en juin 2004 par les instances norvégiennes et danoises de l’immigration.

 

[46]      Dans l’arrêt Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 C.F. 461, la Cour d’appel fédérale s’était demandé si un agent procédant à un examen conformément à la réglementation relative à la catégorie des demandeurs non reconnus du statut de réfugié au Canada contrevenait aux principes de l’équité s’il avait négligé, avant d’arriver à sa décision, de révéler l’existence de documents sur lesquels il s’était fondé et qu’il avait obtenus de sources publiques pour se renseigner sur les conditions générales ayant cours dans le pays. Aux paragraphes 26 et 27, la Cour d’appel fédérale écrivait ce qui suit :

26        Les documents sont du domaine public. Ils sont de nature générale et neutres, en ce qu’ils ne renvoient pas expressément à un demandeur et que le Ministère ne les rédige pas ni ne cherche à les obtenir aux fins de la procédure en cause. Ils ne font pas partie des "prétentions" auxquelles un demandeur doit répondre. Ils sont accessibles et peuvent être consultés, sauf preuve du contraire, dans les dossiers, répertoires et registres des Centres de documentation. Ils sont généralement préparés par des sources dignes de confiance. Ils peuvent être répétitifs, en ce sens que, souvent, ils se limitent à répéter, confirmer ou exposer en d’autres termes la situation générale dans un pays décrite dans des documents déjà accessibles. Le fait qu’un document ne devienne accessible qu’après le dépôt des observations d’un demandeur ne signifie absolument pas qu’il contient des renseignements nouveaux ni que ces renseignements sont pertinents et qu’ils auront une incidence sur la décision. À mon avis, l’obligation de communiquer un document au demandeur se limite aux cas où un agent d’immigration s’appuie sur un document important postérieur aux observations et où ce document fait état de changements survenus dans la situation générale du pays qui risquent d’avoir une incidence sur sa décision.

 

27        Je répondrais donc à la question certifiée de la manière suivante, sans oublier que chaque cas devra être tranché en fonction des faits qui lui sont propres et en tenant pour acquis que les documents visés par une cause donnée sont de la même nature que ceux décrits plus haut :

 

a) l’équité n’exige pas que l’agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue, avant de trancher l’affaire, les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s’ils étaient accessibles et s’il était possible de les consulter dans les Centres de documentation au moment où le demandeur a présenté ses observations;

 

b) l’équité exige que l’agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s’ils sont devenus accessibles et s’il est devenu possible de les consulter après le dépôt des observations du demandeur, à condition qu’ils soient inédits et importants et qu’ils fassent état de changements survenus dans la situation du pays qui risquent d’avoir une incidence sur sa décision.

 

[47]      S’agissant des circonstances de la présente affaire, les documents en cause sont du domaine public, ils sont accessibles en ligne, ils ont été diffusés par une source fiable et généralement reconnue d’informations portant sur les conditions ayant cours dans un pays (le Home Office du Royaume‑Uni), et leur contenu est de caractère général et neutre.

 

[48]      L’agente a examiné les arguments des demandeurs à l’appui d’un ERAR, datés du 2 mars et du 18 mars 2004, ainsi que du 20 juin et du 7 juillet 2005, ainsi que leurs arguments à propos du risque (28 février, 24 mars et 7 juillet 2005), avancés au soutien de leur demande pendante fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les deux documents en cause étaient donc accessibles à l’époque où les demandeurs ont présenté en 2005 leurs arguments à l’appui de leur demande d’ERAR et de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[49]      Les arguments des demandeurs en date de février 2005 se fondaient sur ce qui suit :

 

(i)         le rapport d’Amnesty International sur sa visite de février 2004 en Libye, sa première visite dans ce pays depuis 1988;

(ii)        les préoccupations d’Amnesty International au 27 avril 2004 concernant la détention arbitraire de Libyens revenant dans leur pays.

 

[50]      La demande d’ERAR de Mme Ben Amer faisait état du rapport d’Amnesty International pour l’année 2004, rapport qui traitait du sort des demandeurs d’asile retournant en Libye.

 

[51]      Les arguments de mars 2005 se référaient à un document d’Amnesty International en date de juillet 2000 intitulé « Préoccupations d’Amnesty International Canada à propos du retour en Libye de demandeurs d’asile ».

 

[52]      Selon moi, l’obligation d’équité ne commandait pas la divulgation des deux documents en cause, et cela pour les raisons suivantes : la nature récurrente des arguments des demandeurs à propos du risque, le fait que les deux documents étaient accessibles au public, la notoriété du Home Office du Royaume‑Uni comme source fiable de renseignements sur les conditions ayant cours dans un pays, la nature générale du contenu des deux documents en cause, et enfin le fait que des documents d’Amnesty International sur le même sujet étaient présentés par les demandeurs à l’agente d’ERAR. S’ils l’avaient voulu, les demandeurs auraient pu accéder aux documents. En conséquence, et vu le contenu des documents d’Amnesty International que les demandeurs ont produits, les demandeurs n’ont pas été privés d’une véritable occasion de présenter pleinement et équitablement leurs arguments concernant le risque.

 

3.         Les conclusions de l’agente touchant la crédibilité des demandeurs ou la vraisemblance de leur récit étaient‑elles abusives?

[53]      Selon M. Al Mansuri, l’agente a estimé qu’il était exclu de toute protection prévue par la Convention, en raison de son entraînement militaire (y compris son entraînement comme tireur d’élite) et du temps qu’il avait passé au sein du Service libyen du renseignement (dont les procédés brutaux sont attestés). M. Al Mansuri dit qu’il était abusif pour l’agente d’affirmer également, au vu de ces conclusions, qu’il était peu vraisemblable qu’il eût été prié de se joindre à un peloton d’exécution ou de participer à une tentative d’assassinat, ou que son rôle n’était pas assez important pour faire de lui un adversaire du régime au point de l’exposer à la détention et à la torture à son retour.

 

[54]      M. Al Mansuri signale aussi le bilan de la Libye en matière de droits de l’homme et fait valoir que, eu égard à ce bilan, il était abusif pour l’agente de dire qu’il était peu vraisemblable que M. Al Mansuri fût détenu, repéré ou éliminé à son retour en Libye.

 

[55]      Selon moi, les conclusions de l’agente ne sont pas nécessairement contradictoires. On peut exercer, au sein d’un service de renseignement, un rôle assez important pour être exclu de toute protection en application de la section Fa) de l’article premier de la Convention, tout en conservant une attitude suffisamment discrète par rapport à la situation politique générale de la Libye pour ne pas être vu comme une menace au régime. La contradiction entre d’une part le témoignage de M. Al Mansuri à propos de la sanction qu’il avait reçue pour avoir refusé de prendre part à un peloton d’exécution et d’autre part la preuve documentaire objective autorisait l’agente à conclure à une invraisemblance.

 

[56]      L’agente a passé en revue la preuve actuelle qu’elle avait devant elle à propos des conditions ayant cours en Libye et elle a estimé que la preuve documentaire ne confirmait pas les risques allégués par les demandeurs en tant que demandeurs d’asile retournant dans leur pays ou, s’agissant de M. Al Mansuri, en tant qu’ancien membre du Service libyen du renseignement. Je suis d’avis que l’agente avait devant elle une preuve documentaire qui autorisait lesdites conclusions.

 

4.         L’agente a‑t‑elle tiré des conclusions abusives ou arbitraires? Sa décision était‑elle déraisonnable?

[57]      M. Al Mansuri dit que l’agente a fait une lecture sélective des documents suivants et qu’« en fait elle a en pris le contre‑pied » :

 

(i)         le rapport d’Amnesty International intitulé « Il est temps de faire des droits de l’homme une réalité »;

 

(ii)        le rapport du Département d’État des États‑Unis de 2004 concernant la Libye;

 

(iii)       le rapport 2004‑2005 d’Amnesty International concernant la Libye;

 

(iv)       les documents mentionnés ci‑dessus, au paragraphe 45.

 

[58]      J’ai lu attentivement ces documents. Les conclusions de l’agente étaient autorisées par l’information figurant dans ces documents, et je suis d’avis que l’agente ne s’est pas inopportunément fondée sur une information hors contexte. Elle pouvait parfaitement, d’après la preuve, arriver aux conclusions qu’elle a tirées, et, selon moi, ce que les demandeurs contestent en réalité, c’est le poids que l’agente a accordé à la preuve documentaire. Ce n’est pas là un aspect sur lequel la Cour peut intervenir dans une procédure de contrôle judiciaire.

 

[59]      M. Al Mansuri et son épouse s’appuient aussi sur une lettre de décembre 2005 d’Amnesty International Canada dont la date est postérieure à la décision de l’agente. Dans la lettre, le coordonnateur des réfugiés d’Amnesty International (Bureau de Toronto) écrit ce qui suit :

[traduction] Amnesty International est d’avis que, en tant qu’ancien fonctionnaire qui a présenté une demande d’asile au Canada, demande dont les détails sont connus des autorités libyennes, M. Al Mansuri a tout à fait raison de craindre d’être la cible de graves violations des droits de l’homme à son retour en Libye, notamment harcèlement, intimidations, détention et torture; il ne devrait donc pas être renvoyé dans ce pays.

 

[60]      Les demandeurs, invoquant la décision rendue par la Cour dans l’affaire Omar c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1740, disent qu’il serait logique que ce document soit pris en compte, même s’il est postérieur à la décision de l’agente. Cependant, le jugement Omar est très bref, et l’on ne sait pas vraiment ce qu’étaient les circonstances que la Cour a jugées exceptionnelles au point de justifier l’admission de preuves nouvelles dans une procédure de contrôle judiciaire.

 

[61]      Dans l’arrêt Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135, la Cour d’appel fédérale, au paragraphe 13, examinait le droit de faire étudier des preuves nouvelles dans une procédure de contrôle judiciaire. Le juge Rothstein, rédigeant l’arrêt, s’est exprimé ainsi :

Je suis d’avis que la demanderesse a raison d’affirmer qu’à l’étape du contrôle judiciaire, il est permis de présenter une preuve extrinsèque au dossier soumis devant le tribunal dont la décision fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire. Cependant, la possibilité de le faire se limite aux cas où le seul moyen d’aborder le défaut de compétence est de présenter cette nouvelle preuve à la cour de révision.

 

 

[62]      Je suis d’avis que la lettre de 2005 d’Amnesty International n’est pas un document qui entre dans les circonstances étroites et exceptionnelles envisagées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Gitxsan. En l’espèce, aucune circonstance ne justifie une réformation de la décision de l’agente au titre de la lettre d’Amnesty International, une lettre que l’agente n’avait pas devant elle. Les droits importants des demandeurs à la vie et à la sécurité sont de toute façon protégés parce que cette preuve nouvelle peut être produite dans une seconde demande d’ERAR (voir l’article 165 du Règlement) et aussi dans toute requête qui pourrait se révéler nécessaire en vue d’obtenir un sursis d’exécution de la mesure de renvoi.

 

5.         L’agente a‑t‑elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants canadiens des demandeurs?

[63]      L’agente a fait remarquer que les enfants, citoyens canadiens, ne sont pas soumis à une mesure exécutoire de renvoi. La question de l’intérêt supérieur des enfants a été laissée par l’agente à l’appréciation de l’agent appelé à statuer sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les demandeurs font valoir que, parce qu’elle n’a pas examiné l’intérêt des enfants, l’agente a commis une erreur de droit. Ils invoquent le jugement rendu par la Cour dans l’affaire Varga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1280.

 

[64]      Les présents motifs ont été laissés en suspens en attendant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’appel interjeté du jugement Varga. La Cour d’appel fédérale a communiqué ses motifs le 1er décembre 2006, motifs qui sont publiés : 2006 CAF 394. Au paragraphe 20 de ses motifs, la Cour d’appel fédérale a répondu ainsi à la question certifiée :

L’agent d’ERAR n’est pas tenu de prendre en considération, dans le cadre de l’ERAR, l’intérêt d’un enfant né au Canada lorsqu’il évalue les risque auxquels serait exposé au moins l’un des parents de cet enfant.

 

[65]      L’agente n’a donc pas commis l’erreur alléguée.

 

[66]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

QUESTIONS À CERTIFIER

[67]      Les demandeurs voudraient que soient certifiées les questions suivantes :

 

(i)         Une audience est‑elle requise en vertu de l’alinéa 113b) de la Loi et de l’article 167 du Règlement lorsqu’un agent d’ERAR tire des conclusions touchant la crédibilité?

 

(ii)        Des preuves nouvelles sont‑elles recevables dans une procédure de contrôle judiciaire d’une décision relative à un ERAR, au vu du jugement rendu par la Cour dans l’affaire Omar, susmentionnée?

 

(iii)       Un agent d’ERAR doit‑il tenir compte, dans sa décision, de l’intérêt supérieur d’enfants nés au Canada?

 

[68]      Le ministre s’oppose à ce qu’une question soit certifiée.

 

[69]      Selon moi, la première question proposée ne saurait disposer d’aucun appel parce que je suis arrivée à la conclusion que l’agente n’a pas tiré de conclusions sur la crédibilité du demandeur, selon ce que prévoit l’article 113 de la Loi ou l’article 167 du Règlement. Je suis également d’avis que les deuxième et troisième questions ont déjà été tranchées d’une manière décisive par la Cour d’appel fédérale.

 

[70]      Aucune question ne sera donc certifiée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Eleanor R. Dawson »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                      IMM‑6826‑05

 

INTITULÉ :                                                    FUAD AL MANSURI ET NURIA BEN AMER

                                                            c.

                                                            LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

             ET LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                            LE 19 JUILLET 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

  ET JUGEMENT :                                         LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :                                   LE 11 JANVIER 2007

 

COMPARUTIONS :

 

Rocco Galati                                                      POUR LES DEMANDEURS

 

Janet Chisholm                                                   POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Galati, Rodrigues, Azevedo et Associés              POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                              POUR LES DÉFENDEURS

Sous‑procureur général du Canada

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