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Date : 20071128

Dossier : T-561-05

Référence : 2007 CF 1251

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2007

En présence de Monsieur le juge Lemieux 

 

ENTRE :

ANDRÉ LAVOIE

demandeur

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

 

 

LA COMMISSAIRE AUX LANGUES

OFFICIELLES DU CANADA

 

intervenante

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               La présente est une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, à l’encontre du rapport final (« le rapport »)  du Commissariat aux langues officielles (« le Commissariat ») datée du 14 juillet 2004, par lequel la plainte du demandeur, confectionnée le 8 mars 2002 durant un rencontre entre M. Lavoie et le directeur adjoint à la direction générale des enquêtes au Commissariat (le directeur adjoint) et enquêtée en vertu de la Loi sur les langues officielles (la « LLO »), a été rejetée.

 

[2]               Telle que formulée, la plainte de M. Lavoie vise quatre allégations de contraventions à la LLO portant sur les chances égales d’emploi et d’avancement ainsi que la participation équitable des francophones au Centre de ressources humaines, à l’édifice Harry Hayes à Calgary de Développement des ressources humaines Canada (DRHC ou le ministère).

 

[3]               Plus particulièrement, les contraventions identifiées dans le rapport final du Commissaire sont celles-ci :

 

1) Les processus de sélection, REH-2862SW94-P pour un poste bilingue d’agent de programmes PM-02 et REH-67337SW94-1 pour un poste anglais essentiel d’agent principal de développement au niveau PM-04 auraient porté atteinte aux chances d’emploi des Canadiennes et des Canadiens d’expression française et n’auraient pas respecté l’alinéa 39(1)a) de la Loi sur les langues officielles.

 

2) La nomination d’une personne d’expression anglaise qui a été faite, le 9 août 2001, sans concours pour un poste d’agent de programmes PM-02 aurait porté atteinte à l’égalité des chances d’emploi et d’avancement des francophones et aurait contrevenu à l’alinéa 39(1)a) ainsi qu’au paragraphe 39(2) de la Loi sur les langues officielles.

 

3) La participation équitable ne serait pas assurée au niveau des postes supérieurs et cette situation contreviendrait à l’alinéa 39(1)b) de la Loi sur les langues officielles.

 

4) Le fait que le Ministère n’a identifié aucun poste bilingue aux niveaux supérieurs aurait pour effet de porter atteinte aux chances d’emploi et d’avancement des Canadiens et des Canadiennes d’expression française et contreviendrait à l’alinéa 39(1)a) de la Loi sur les langues officielles.

 

[4]               Le demandeur réclame de cette Cour qu’elle casse la décision du Commissariat et qu’elle émette une ordonnance substituant sa décision à celle du Commissariat, et alternativement qu’elle émette une ordonnance renvoyant l’affaire à un membre différent du Commissariat pour reconsidération.

 

Contexte factuel

[5]               Entre le 23 octobre 2000 et avril 2001, le Ministère à Calgary a tenu le concours REH-2862SW94-P pour pourvoir un poste d’agent de service des programmes (PM-02). Ce concours était ouvert au public, mais restreint aux personnes travaillant ou résidant dans un rayon de 40 kilomètres de Calgary. Le profil linguistique du poste était « BBB/BBB », soit bilingue impératif.

 

[6]               Le demandeur, André Lavoie, a postulé dans les délais prévus, mais sa candidature n’a pas été retenue par la Commission de la fonction publique (CFP), au motif qu’il n’avait pas démontré dans son curriculum vitae une connaissance du logiciel « PowerPoint ». À la suite de ce rejet, le demandeur a déposé une plainte à la CFP relativement à l’évaluation de sa candidature, plainte qui a été rejetée. 

 

[7]               Le Ministère a poursuivi le processus de dotation de la façon suivante :

 

•    Le Ministère a reçu un total de 125 candidatures et, à la suite d’une présélection effectuée par la CFP, 72 candidats ont été retenus;

 

•    Huit de ces candidats ont réussi un premier test écrit et trois d’entre eux ont été retenus pour une entrevue;

 

•    À la suite des entrevues, une seule candidate a satisfait aux exigences requises, et celle-ci a été éliminée, puisqu’elle ne répondait pas aux exigences linguistiques. Le concours a donc été déclaré non productif en avril 2001. [Je souligne]

 

[8]               Le 1er mars 2001, un nouveau poste de PM-02, désigné anglais essentiel, a été créé par le Ministère. Pour pourvoir ce poste, le Ministère a demandé au Conseil du Trésor de faire exception à la règle générale, qui veut que les postes à la fonction publique soient pourvus à la suite d’un concours ouvert, juste et équitable. Le motif invoqué par le Ministère pour justifier cette demande était le caractère non productif de ses efforts de recrutement, entre autres, le concours PM-02, bilingue essentiel. Le Conseil du Trésor accorda l’exception demandée par le Ministère.

 

[9]               Le 9 août 2001, Troy Hughes, un unilingue anglophone, a été nommé au poste PM-02 nouvellement créé, sans qu’un concours ne soit tenu. Il convient de mentionner que Troy Hughes  n’était pas membre de la fonction publique au moment de sa nomination, mais qu’il occupait antérieurement un poste au Ministère à Goose Bay et qu’il avait été engagé comme employé occasionnel pour un poste de PM-02 à Calgary. 

 

[10]           Le 19 octobre 2001, le demandeur a déposé une plainte au Commissariat étayant plusieurs griefs, entre autres, les pratiques d’embauche discriminatoires dans le cadre du concours PM-02, bilingue essentiel, la participation non équitable des francophones aux niveaux supérieurs au Ministère, et l’inhabilité du bureau de Diversification économique de l’Ouest (DÉO) à fournir des services en français. Cette plainte a été rédigée par le demandeur lui-même et ne contenait aucune référence à des dispositions législatives.

 

[11]           Il convient de mentionner, comment le Commissariat a enquêté, la plainte du 19 octobre 2001 déposée par de M. Lavoie. Effectivement, le Commissariat a scindé des autres griefs de M. Lavoie celle concernant l’absence de service en français au bureau du DÉO. Celle-ci a fait l’objet d’une enquête distincte et d’un rapport final en date du 7 avril 2003 dans lequel le Commissariat conclut qu’elle est fondée.

 

[12]           À mon avis, l’explication de comment le Commissariat a enquêté l’autre aspect de la plainte de M. Lavoie porte à confusion.

 

[13]           D'une part, l’affidavit du directeur adjoint affirme au paragraphe 14 « nous avons informé le demandeur par écrit le 15 novembre 2001 que nous refusions d’instruire sa plainte [PM-02 sans concours] conformément au paragraphe 58(4) de la LLO parce que les faits allégués ne tombaient pas sous l’application de la LLO et ne relevaient pas de la compétence du Commissaire. »

 

[14]           Cette lettre est la pièce « D » de son affidavit, mais à sa lecture il s’avère que celle-ci n’est pas un refus d’enquêter, mais qu’après enquête « il n’y a pas eu infraction à la LLO » parce que M. Hughes avait été nommé suite à un concours interne ce qui était inexact comme l’a fait remarquer M. Lavoie dans sa lettre du 12 mars (pièce K de l’affidavit d’André Lavoie).

 

[15]           C’est dans ce contexte que le Commissariat a décidé d’intégrer dans la plainte qui a été le fruit de la rencontre du 8 mars 2002 le grief du demandeur quant au concours pour le poste PM-02 bilingue et l’absence de concours pour le poste PM-02 anglais essentiel.

 

[16]           C’est le 21 mars 2002 que le Commissariat écrit au Ministère pour l’informer de son intention de mener une enquête sur la plainte de M. Lavoie “that Francophones do not have equal opportunities for employment at the Human Resources Center in the Harry Hayes Building in Calgary … The investigation will take into account, amongst other things, the provisions of Part VI and the spirit of the LLO.”  [Je souligne]

 

[17]           L’enquête démarre le 15 avril 2002 lorsque l’enquêteuse Suzanne Lepage écrit à Kathie Everett, la coordinatrice aux langues officielles de DRHC en Alberta lui demandant plusieurs données de base.

 

[18]           Le 4 avril 2003, le dossier d’enquête a été transféré à Claire Frenette en raison du départ en congé de maternité de Suzanne Lepage.

 

[19]           Le 17 avril 2003, le demandeur a écrit au Commissariat pour se plaindre du délai dans le traitement de sa plainte.

 

[20]           Le 14 juillet 2004, le Commissariat a rendu son rapport préliminaire, lequel concluait que le Ministère n’avait pas contrevenu à l’alinéa 39(1)a) de la LLO pour les raisons suivantes :

 

•    aucun groupe linguistique n’a été favorisé dans le processus de sélection pour les postes PM-02 ni dans celui pour le poste PM-04, Agent principal de développement, anglais essentiel, dont le concours a été annulé suite à des coupures budgétaires;

 

•    il n’y a pas eu d’exclusion d’un groupe linguistique dans le cadre d’une nomination sans concours; et

 

•    le fait de ne pas retrouver de poste désigné bilingue au niveau des postes supérieurs ne contrevient pas en soi aux chances d’avancement des canadiens d’expression française.

 

Le rapport préliminaire concluait également que le Ministère n’avait pas contrevenu  à l’alinéa 39(1)b) de la LLO visant la participation équitable, parce que la composition des effectifs au Ministère était appropriée eu égard à la nature de son mandat, du public desservi et de son emplacement.

 

[21]           Le rapport préliminaire fonde ses conclusions sur une analyse de l’article 39 de la LLO qui se situe dans la partie VI de cette loi. Il interprète cette disposition comme suit :

 

Le paragraphe 39(1) précise plus particulièrement les deux volets visés par cette disposition : soit 1) l’égalité des chances d’emploi et d’avancement des Canadiens et Canadiennes d’expression française et d’expression anglaise dans les institutions fédérales sans distinction d’origine ethnique ni égard à la première langue apprise et; 2) la participation équitable des deux collectivités de langues officielles au sein de ces mêmes institutions, compte tenu de leur nature propre notamment, de leur mandat, de leur public et de l’emplacement de leurs bureaux.

 

Le paragraphe 39(2) précise que la mise en œuvre de ces deux volets doit tenir compte des obligations des institutions fédérales en vertu de la partie IV (communications avec le public et prestation des services) et de la partie V (langue de travail) de la Loi sur les langues officielles.

 

Enfin, le paragraphe 39(3) de la Loi précise que le mode de sélection et de promotion du personnel au sein de la fonction publique fédérale demeure fondé sur le principe du mérite.

 

Le premier volet implique que les Canadiens et les Canadiennes des deux groupes de langues officielles ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination en raison de leur première langue officielle. Le manuel du Conseil du Trésor sur les langues officielles (chapitre 3-1) précise à ce sujet que les institutions doivent s’assurer que :

 

«      .    le mode de sélection des employés ne repose que sur le mérite et qu’aucune

pratique discriminatoire ou entrave artificielle ne désavantage les membres de l’un ou de l’autre groupe linguistique;

 

       .    ses gestionnaires prennent les moyens voulus pour attirer des candidats des deux collectivités linguistiques;

 

       .    ses gestionnaires n’aient pas recours à des quotas d’embauche favorisant l’un ou l’autre des groupes de langue officielle. Les critères d’embauche doivent s’appuyer sur les exigences réelles de l’emploi;

 

       .    tous les candidats à des postes dans des ministères et organismes assujettis à la Loi sur l’emploi dans la fonction publique puissent utiliser la langue officielle de leur choix durant le processus d’embauche. »

 

       .    L’alinéa 39(1)b) de la Loi sur les langues officielles implique une participation équitable des francophones et des anglophones au sein des institutions fédérales, mais reconnaît que leur participation peut varier en fonction de certains facteurs tels que le mandat de l’institution, le public cible, l’emplacement des bureaux. L’alinéa 39(1)b) n’exige donc pas que les taux de participation soient les mêmes pour toutes les institutions.

 

       .   Le manuel du Conseil du Trésor sur les langues officielles indique à ce sujet que les institutions doivent notamment s’assurer que « la participation des deux groupes linguistiques se reflète dans toutes les catégories d’emploi, les groupes professionnels et les niveaux hiérarchiques, compte tenu de la disponibilité des éventuels candidats dans le secteur pertinent du marché du travail. » [Je souligne]

 

[22]           Une copie du rapport préliminaire a été transmise au demandeur et il a été invité à formuler des commentaires. Il a demandé certaines informations supplémentaires, lesquelles lui ont été transmises le 20 février 2004 et, par une lettre datée du 19 avril 2004, il a communiqué ses commentaires au Commissariat. Les commentaires formulés par le demandeur peuvent se résumer ainsi :

 

•    il faisait valoir qu’il n’avait pas logé de nouvelle plainte le 8 mars 2002, mais qu’il avait plutôt demandé la réouverture de l’enquête du 19 octobre 2001 et le réexamen des conclusions contenues dans le rapport d’enquête du 15 novembre 2001;

 

•    il alléguait que la nomination de M. Hughes dans un poste PM-02 s’expliquait difficilement, puisqu’au même moment un recrutement externe était annulé faute de budget; et que cette nomination privait les canadiens d’expressions française de la possibilité d’obtenir un emploi dans la fonction publique, contrairement aux articles 21 et 39 de la LLO;

 

•    il alléguait finalement que le fait de remplacer un poste désigné bilingue par un poste similaire désigné anglais essentiel violait l’article 91 de la LLO.

 

 

[23]           Le rapport final d’enquête a été rendu le 14 juillet 2004.

 

Décision contestée

[24]           Le rapport final précise qu’il fait suite à une plainte déposée le 8 mars 2002, dans laquelle les contraventions déjà mentionnées ci-haut sont énumérées.

 

[25]           Le rapport fait état du fait que les commentaires formulés par M. Lavoie relativement au rapport préliminaire n’ont pas été retenus dans le rapport final. Il précise en outre que l’enquête n’a pas porté sur l’article 91 de la LLO, puisque la violation de cette disposition n’avait pas été alléguée dans la plainte instruite.

 

[26]           Le rapport fait état des résultats du concours PM-02 auquel M. Lavoie a participé et confirme que la candidature du demandeur n’a pas été retenue, compte tenu du fait que son curriculum vitae ne démontrait pas qu’il possédait une connaissance du logiciel « PowerPoint », une compétence jugée essentielle pour le poste. Le rapport mentionne également qu’un autre concours, soit le concours pour un poste PM-04, a été tenu de façon publique, mais qu’il aurait ensuite été annulé en raison de coupures budgétaires.

 

[27]           Le Commissariat a conclu que le Ministère n’avait pas, dans le cadre de ces concours, favorisé un groupe linguistique au détriment d’un autre. Au soutien de cette conclusion, il a soulevé notamment le fait que les concours aient été affichés sur les sites internet et dans les journaux tant anglais que français. Le Commissariat a également conclu que le Ministère n’avait pas l’obligation, comme le prétendait M. Lavoie, d’élargir la zone du concours PM-02, compte tenu du nombre de candidatures bilingues reçues.

 

[28]           Quant à la nomination de Troy Hughes au poste d’agent de programmes PM-02, le Commissariat a souligné qu’il avait refusé en novembre 2001 d’instruire une plainte à ce sujet, mais qu’à la suite d’une rencontre avec le demandeur et à la lumière de nouveaux renseignements, une autre plainte avait été ouverte. Il a, par la suite, conclu que le mode de sélection, qui consiste à choisir une personne nommément désignée, n’a pas pour effet de discriminer un groupe linguistique au profit d’un autre, mais a plutôt pour effet d’exclure du processus de sélection l’ensemble du personnel de la fonction publique de même que les autres membres du public. Le Commissariat a de surcroît précisé qu’aucun élément de preuve n’appuyait l’allégation du demandeur, selon laquelle le poste PM-02 bilingue aurait été remplacé par le poste PM-02 anglais essentiel.

 

[29]           En ce qui a trait à la participation équitable des représentants des deux groupes linguistiques au Ministère, au Centre des ressources humaines dans l’édifice Harry Hayes à Calgary (le Centre), le Commissariat a déterminé que huit personnes dont la langue maternelle est le français sur 90 travaillent là, ce qui représente environ 8.9% de ses effectifs, alors que les francophones représentent 1.8% de la population à Calgary. Il a également noté que ces huit personnes d’expression française occupaient des postes aux niveaux CR-04, CR-05, AS-01 et PM-02, et que le deux tiers des postes au Centre est à ces niveaux. Dans cette optique, le Commissariat a précisé que le reste des postes au Centre sont classifiés à un niveau PM-03 ou à un niveau supérieur et qu’il est impossible de déterminer si des personnes d’expression française occupent ces postes, puisqu’il s’agit de postes désignés anglais essentiel pour lesquels ce genre de données n’est pas disponible. [Je souligne] Sur la base de ces données, le Commissariat a considéré que l’article 39 de la LLO n’avait pas été violé, puisque la présence d’un seul francophone à un poste de cadre au Centre ferait en sorte qu’il y aurait surreprésentation, alors que l’absence de francophone fait en sorte qu’il y a une surreprésentation anglophone. Ainsi, le Commissariat a conclu que le Centre du Ministère à Calgary n’était pas un échantillon qui se prêtait à ce genre de calcul et que l’allégation du demandeur n’était pas fondée.

 

[30]           Quant à l’absence de poste désigné bilingue au niveau supérieur, le Commissariat a conclu que, conformément à l’article 91 de la LLO, la désignation bilingue d’un poste dépend de l’exigence du bilinguisme dans l’exercice des fonctions associées à un poste. Il a précisé que le fait qu’un poste soit à un niveau supérieur est sans effet sur l’application de ce critère.

 

[31]           Le Commissariat a finalement conclu que la plainte était non fondée et que la composition des effectifs du Centre était appropriée compte tenu de son mandat, du public desservi et de l’emplacement du bureau. Il a également ajouté que le Ministère s’était engagé à inclure dans son questionnaire une question sur la langue officielle du personnel, de manière à être à même à l’avenir de mesurer la répartition de ses effectifs selon le profil linguistique.

 

Question en litige

[32]           Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

 

•    Est-ce que l’article 39 de la LLO est de nature purement déclaratoire et n’est donc pas justiciable? Cette question préliminaire est soulevée par le défendeur.

 

•    Est-ce que le Commissariat a erré en concluant que la nomination sans concours de Troy Hughes était indépendante du concours non productif auquel M. Lavoie avait postulé? Le demandeur prétend que le Commissariat a ignoré la preuve que le Ministère aurait remplacé le poste PM-02 bilingue essentiel par un poste anglais essentiel.

 

•    Est-ce que le Commissariat a erré en concluant qu’il existait une participation équitable des francophones au Centre? Le demandeur prétend que le Commissariat commit une erreur devant le fait incontesté d’une absence totale de postes bilingues aux niveaux supérieurs du Centre.

 

•    Est-ce que la façon dont l’enquête sur la plainte du demandeur a été menée soulève une crainte raisonnable de partialité?

 

Norme de contrôle

[33]           La première question que doit trancher la Cour en est une de juridiction et il n’est donc pas nécessaire de s’attarder à la détermination de la norme de contrôle. Il en va de même de la dernière question portant sur l’équité procédurale, puisqu’une  jurisprudence constante établit que s’il y a eu atteinte à l’équité procédurale, la décision sera généralement cassée et retournée au Commissariat pour reconsidération.

 

[34]     En ce qui a trait aux deux autres questions soulevées en l’instance, elles portent essentiellement sur des déterminations de fait. En tenant compte des facteurs énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Law Society of New Brunswick v. Ryan, [2003] 1 S.C.R. 247, je suis d’avis que la norme de contrôle applicable à ces questions est celle de décision manifestement déraisonnable que l’on retrouve au paragraphe 18(1)(d)iv) de la Loi sur les Cours fédérales. Je souligne que les parties ont reconnu lors de l’audience être du même avis.

 

Législation pertinente

[35]     Les articles 39, 77 et 91 de la LLO sont pertinents à la résolution des questions soulevées en l’instance.

 

39. (1) Le gouvernement fédéral s’engage à veiller à ce que :

 

a) les Canadiens d’expression française et d’expression anglaise, sans distinction d’origine ethnique ni égard à la première langue apprise, aient des chances égales d’emploi et d’avancement dans les institutions fédérales;

 

b) les effectifs des institutions fédérales tendent à refléter la présence au Canada des deux collectivités de langue officielle, compte tenu de la nature de chacune d’elles et notamment de leur mandat, de leur public et de l’emplacement de leurs bureaux.

 

(2) Les institutions fédérales veillent, au titre de cet engagement, à ce que l’emploi soit ouvert à tous les Canadiens, tant d’expression française que d’expression anglaise, compte tenu des objets et des dispositions des parties IV et V relatives à l’emploi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(3) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte au mode de sélection fondé sur le mérite.

 

 

77. (1) Quiconque a saisi le commissaire d’une plainte visant une obligation ou un droit prévus aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV, V, ou VII, ou fondée sur l’article 91, peut former un recours devant le tribunal sous le régime de la présente partie.

 

(2) Sauf délai supérieur accordé par le tribunal sur demande présentée ou non avant l’expiration du délai normal, le recours est formé dans les soixante jours qui suivent la communication au plaignant des conclusions de l’enquête, des recommandations visées au paragraphe 64(2) ou de l’avis de refus d’ouverture ou de poursuite d’une enquête donné au titre du paragraphe 58(5).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(3) Si, dans les six mois suivant le dépôt d’une plainte, il n’est pas avisé des conclusions de l’enquête, des recommandations visées au paragraphe 64(2) ou du refus opposé au titre du paragraphe 58(5), le plaignant peut former le recours à l’expiration de ces six mois.

                                 

 

 

 

 

 

(4) Le tribunal peut, s’il estime qu’une institution fédérale ne s’est pas conformée à la présente loi, accorder la réparation qu’il estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

 

 

(5) Le présent article ne porte atteinte à aucun autre droit d’action.

 

 

 

91. Les parties IV et V n’ont pour effet d’autoriser la prise en compte des exigences relatives aux langues officielles, lors d’une dotation en personnel, que si elle s’impose objectivement pour l’exercice des fonctions en cause.

 

39. (1) The Government of Canada is committed to ensuring that

 

(a) English-speaking Canadians and French-speaking Canadians, without regard to their ethnic origin or first language learned, have equal opportunities to obtain employment and advancement in federal institutions; and

 

(b) the composition of the work-force of federal institutions tends to reflect the presence of both the official language communities of Canada, taking into account the characteristics of individual institutions, including their mandates, the public they serve and their location.

 

(2) In carrying out the commitment of the Government of Canada under subsection (1), federal institutions shall ensure that employment opportunities are open to both English-speaking Canadians and French-speaking Canadians, taking due account of the purposes and provisions of Parts IV and V in relation to the appointment and advancement of officers and employees by those institutions and the determination of the terms and conditions of their employment.

 

(3) Nothing in this section shall be construed as abrogating or derogating from the principle of selection of personnel according to merit.

 

77. (1) Any person who has made a complaint to the Commissioner in respect of a right or duty under sections 4 to 7, sections 10 to 13 or Part IV, V or VII, or in respect of section 91, may apply to the Court for a remedy under this Part.

 

(2) An application may be made under subsection (1) within sixty days after

(a) the results of an investigation of the complaint by the Commissioner are reported to the complainant under subsection 64(1),

 

(b) the complainant is informed of the recommendations of the Commissioner under subsection 64(2), or

 

(c) the complainant is informed of the Commissioner’s decision to refuse or cease to investigate the complaint under subsection 58(5),

 

or within such further time as the Court may, either before or after the expiration of those sixty days, fix or allow.

 

(3) Where a complaint is made to the Commissioner under this Act but the complainant is not informed of the results of the investigation of the complaint under subsection 64(1), of the recommendations of the Commissioner under subsection 64(2) or of a decision under subsection 58(5) within six months after the complaint is made, the complainant may make an application under subsection (1) at any time thereafter.

 

(4) Where, in proceedings under subsection (1), the Court concludes that a federal institution has failed to comply with this Act, the Court may grant such remedy as it considers appropriate and just in the circumstances.

 

(5) Nothing in this section abrogates or derogates from any right of action a person might have other than the right of action set out in this section.

 

91. Nothing in Part IV or V authorizes the application of official language requirements to a particular staffing action unless those requirements are objectively required to perform the functions for which the staffing action is undertaken.

 

 

Analyse

Est-ce que l’article 39 de la LLO est de nature purement déclaratoire et n’est donc pas justiciable?

[36]     De prime abord, il convient de discuter de la question préliminaire soulevée par le défendeur, soit que l’article 39 de la LLO sur lequel la plainte du demandeur a été instruite n’est pas justiciable. En effet, le défendeur soutient que cette Cour ne devrait pas entendre le présent litige, puisque l’article 39 énonce uniquement un engagement et ne crée donc pas de droit ni d’obligation.

 

[37]     Cet argument repose notamment sur la prétention que l’article 39 de la LLO n’est pas créateur d’un droit ou d’une obligation et le fait qu’il n’est pas l’une des dispositions visées à l’article 77 de la LLO, lequel prévoit la possibilité pour un plaignant d’intenter un recours devant la Cour fédérale pour que cette dernière vérifie le bien-fondé de sa plainte, que les droits et les obligations reconnus par la LLO sont respectés, et pour qu’elle s’assure qu’une réparation juste et convenable soit accordée dans les circonstances.

 

[38]     Une bonne partie de l’argumentation du défendeur repose sur l’arrêt Forum des maires de la Péninsule acadienne c. Canada (Agence canadienne d'inspection des aliments), [2004] 4 R.C.F. 276 (C.A.) (ci-après « Forum des maires ») de la Cour d’appel fédérale. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a examiné la nature du recours prévu à l’article 77 de la LLO. Quoiqu’instructifs, les commentaires formulés dans cet arrêt relativement à l’article 77 de la LLO n’ont pas d’application directe en l’instance, puisqu’il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire intentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérale. Dans cette optique, il convient de souligner que le demandeur s’est désisté, le 20 octobre 2005, d’un recours judiciaire qu’il avait intenté en vertu de l’article 77 dans le dossier T-516-07.

 

[39]     La question qui se pose en l’instance est à savoir si l’article 77 de la LLO a pour effet d’écarter les recours prévus à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. La Cour d’appel fédérale s’est déjà prononcée sur cette question, dans Devinat c. Canada (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), [1999] A.C.F. no 1774 (C.A.F.)(QL) (ci-après « Devinat »). Elle a alors déterminé que les recours prévus à l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales pouvaient être exercés pour des manquements aux dispositions de la LLO non prévues au paragraphe 77(1) de la LLO, compte tenu du fait que le paragraphe 77(5) de la LLO énonce que l’article 77 ne porte « atteinte à aucun autre droit d’action ». L’analyse de la Cour d’appel fédérale sur cette question va comme suit :

 

La plainte formulée par l'appelant relève de la partie III de la LLO, là où se trouve l'article 20.  Le paragraphe 77(5) se rattache à l'article 77 ainsi que le déclarent les premiers mots de ce paragraphe.  L'article 77, selon l'intimée, n'écarte aucun autre droit d'action à l'égard des plaintes se rapportant aux articles 4 à 7 et 10 à 13 ou aux parties IV ou V ou fondées sur l'article 91.  Mais il en va différemment quant aux plaintes relevant de la partie III de la LLO.  Selon l'intimée, le paragraphe 77(5) n'est d'aucun secours à l'appelant et les plaintes visées par la partie III ne peuvent être traitées qu'en conformité avec la procédure d'enquête prévue aux articles 56 et suivants de la LLO.  Le Commissaire aux langues officielles peut, après enquête, faire rapport au président du Conseil du Trésor (paragraphes 62(2) et 63(1)) en même temps qu'il communique ses conclusions au plaignant (article 64).  Il peut également choisir d'en informer le gouverneur en conseil (paragraphe 65(1)) ou le Parlement, soit dans son rapport annuel ou dans un rapport spécial (articles 66 et 67).  Mais, selon l'intimée, le recours judiciaire n'est pas accessible à l'appelant.

 

La LLO renferme un code complet, dit l'intimée. Dans les cas prévus à la partie X de la LLO, un plaignant peut former un recours devant les tribunaux.  Dans d'autres cas, il appartient au Conseil du Trésor, au gouverneur en conseil ou au Parlement de donner suite au rapport du Commissaire aux langues officielles.  En l'espèce, soumet l'intimée, il n'est pas loisible au plaignant de s'adresser aux tribunaux.

 

L'appelant soumet, pour sa part, que l'application du paragraphe 77(5) n'est pas limitée à l'article 77 et qu'il préserve son recours judiciaire pour toute autre plainte qui n'est pas régie par la procédure prévue par l'article 77.

 

Indépendamment de la portée à donner au paragraphe 77(5) sur laquelle il ne m'est pas nécessaire d'adjuger, la prétention de l'intimée, à mon sens, n'est pas justifiée.  Pour qu'une interprétation aussi rigoureuse soit retenue, il aurait fallu que l'exclusion soit expresse.  Elle ne saurait être présumée.

 

Le droit anglais est ferme à ce sujet. Dans Ashby c. White et al., le juge en chef Holt rappelait ce principe devenu célèbre:

 

If the plaintiff has a right, he must of necessity have a means to vindicate and maintain it, and a remedy if he is injured in the exercise or enjoyment of it; and indeed it is a vain thing to imagine a right without a remedy; for want of right and want of remedy are reciprocal.

 

Dans Board c. Board, le Comité judiciaire du  Conseil privé rappelait également:

 

... if the right exists, the presumption is that there is a Court which can enforce it, for if no other mode of enforcing it is prescribed, that alone is sufficient to give jurisdiction to the King's Courts of justice. In order to oust jurisdiction, it is necessary, in the absence of a special law excluding it altogether, to plead that jurisdiction exists in some other Court.

 

Cette affirmation du Comité judiciaire du Conseil privé dans l'affaire Board c. Board fait également référence à la théorie de la "compétence inhérente", laquelle fut réitérée à maintes reprises par la Cour suprême du Canada. Dans l'affaire Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, le juge Bastarache indiqua, au nom de la majorité, que la théorie en question "découle de la présomption qui veut que, s'il existe un droit équitable, il doit exister un tribunal compétent permettant de le faire valoir".

 

Il est vrai que notre Cour n'est pas héritière des cours royales.  Mais autant l'article 18.1 de la LCF que l'affaire Canadian Liberty Net lui reconnaissent une compétence ferme et complète en matière de contrôle judiciaire.

 

L'intimée soumet, cependant, que notre Cour dans Canada (Procureur général) c. Viola, [Voir Note 19 ci-dessous] a affirmé que la LLO "n'établit pas de compétences nouvelles autres que celles dévolues au Commissaire aux langues officielles et à la Section de première instance de la Cour fédérale, qu'elle établit expressément". [Voir Note 20 ci-dessous]  Hormis cette compétence expresse, la Cour fédérale du Canada ne serait pas habilitée à entendre une affaire, tel le présent litige.

 

La question à décider dans Viola portait sur la compétence qu'avait un comité d'appel agissant selon la Loi sur l'emploi dans la fonction publique [Voir Note 21 ci-dessous] pour examiner la légalité ou le bien-fondé des exigences linguistiques d'un poste.  Notant que la compétence d'un comité d'appel était elle-même l'objet d'un compromis auquel en était arrivé le législateur pour tenir compte des responsabilités exercées par le Conseil du Trésor, le ministère concerné et la Commission de la fonction publique, le juge Décary, au nom de la Cour, exprimait en ces termes sa réticence à accroître ou à élargir la compétence du comité d'appel:

 

... autant j'hésiterais à la diminuer, de peur de mettre en

péril l'équilibre recherché et vraisemblablement atteint,

autant j'hésiterais, en l'absence d'invitation claire de la

part du législateur, à l'accroître.10

 

Empruntant les paroles du juge Fauteux dans l'affaire Goodyear Tire and Rubber Company of Canada, nous ne saurions, en l'absence d'une disposition expresse, écarter un "office fédéral", telle la Commission, de l'application du régime juridique général tel l'article 18.1 de la LCF.

 

Il faut enfin noter ce sur quoi le juge Décary ne s'est pas prononcé.  C'est ainsi qu'il écrivait au moment de conclure ses motifs:

 

L'intervenant, le commissaire aux langues officielles, a proposé un moyen additionnel pour faire échec aux prétentions de l'intimée: lui seul, aux termes de la Loi sur les langues officielles de 1988, aurait compétence pour veiller sur la bonne administration de cette Loi. À l'audience, son procureur a nuancé cette proposition à tout le moins audacieuse et soutenu en présence du précédent Gariépy (supra, note 4) et, j'ajouterais, du précédent Kelso (supra, note 3), et à la vue des termes mêmes des paragraphes 77(5) et 78(3), que l'exclusivité dont le commissaire se réclamait ne valait qu'à l'égard des tribunaux dits administratifs et n'écartait pas la compétence des tribunaux dits judiciaires. Puisque j'en viens à la conclusion que la Loi sur les langues officielles de 1988 n'a pas attribué au comité d'appel la compétence de décider du bien-fondé ou de la légalité des exigences linguistiques posées par un ministère, il ne m'est pas nécessaire de décider si le recours au commissaire établi par cette Loi est nécessairement le seul qui soit disponible, en termes de tribunaux dits administratifs, dans tous les cas où une violation de la Loi sur les langues officielles de 1988 est alléguée.[Nous soulignons]

 

Il va de soi que le juge Décary ne s'est pas prononcé sur la compétence des tribunaux dits judiciaires face à la LLO, et ne l'a pas écartée.

 

Nous concluons que c'est donc à tort, nous le disons avec respect, que le juge des requêtes a conclu que la LLO ne permettait pas à l'appelant d'exercer le recours prévu à l'article 18.1 de la LCF relativement à une violation alléguée de l'article 20 de la LLO.

 

Devinat, aux paragraphes 25 à 38.

 

[40]     Il m’apparaît important de souligner que dans Devinat il s’agissait d’une demande de mandamus, présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, dans le but de faire respecter l’article 20 de la LLO, un article qui, quoique ne permettant pas d’intenter un recours sous l’article 77 de la LLO, est source d’obligation pour le gouvernement par opposition à l’article 39 qui consiste plutôt en un simple engagement de la part du gouvernement. Dans l’arrêt Ayangma c. Sa Majesté la Reine, 2003 CAF 149, la Cour d’appel fédérale au paragraphe 31 a décidé que l’article 39 de la LLO « est une déclaration d’engagement du gouvernement du Canada. »

 

[41]     Une question semblable à celle débattue dans Devinat a également été abordée dans Forum des maires. En effet, dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a eu à se prononcer sur la question à savoir si l’article 41, un article déclaratoire d’engagements, créait un droit susceptible d’être sanctionné par les tribunaux au moyen d’un recours institué en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.   La Cour d’appel fédérale, après avoir réitéré le bien fondé de sa décision dans Devinat, a souligné que dans cette dernière la question concernait l’existence d’un recours alors que, dans Forum des maires, la question concerne l’existence d’une obligation. À l’issue de son analyse, la Cour d’appel fédérale a conclu que « l’article 41 est déclaratoire d’un engagement et qu’il ne crée pas de droit ou d’obligation susceptible en ce moment d’être sanctionné par les tribunaux, par quelque procédure que ce soit » (Forum des maires, au para. 46). 

 

[42]     Je suis d’avis que pour les fins des présentes procédures deux enseignements doivent être retiré de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale :

•    l’article 77 de la LLO n’écarte pas le recours en révision judiciaire prévu à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales; et

•    un recours intenté en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérale ne peut pas être utilisé pour sanctionner des dispositions de la LLO qui ne sont pas source d’obligation ou de droit, mais qui consiste plutôt en un engagement du gouvernement.

 

[43]     En vertu de l’article 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour fédérale a le pouvoir d’«ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable », un pouvoir qui s’apparente à un bref de mandamus; et le pouvoir de « déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral », un pouvoir qui s’apparente à un bref de certiorari. Ainsi, la Cour fédérale, sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, peut exercer différents pouvoirs ayant des effets biens distincts. J’estime nécessaire de souligner cette distinction dans la mesure où l’argument soulevé par le défendeur repose essentiellement sur le fait que l’article 39 de la LLO n’est pas source de droit ou d’obligation. Cette disposition énonce plutôt un engagement pris par le gouvernement, et n’est donc pas exécutoire et justiciable.

 

[44]      Le paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cour fédérales énumère les circonstances dans lesquelles la Cour exerce les pouvoirs prévus au paragraphe 18.1(3) de cette même loi. C’est le cas si la Cour est convaincue que l’office fédéral entre autres n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale, a rendu une décision entachée d’une erreur de droit ou a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose.

 

[45]     La nature non exécutoire et non justiciable de l’article 39 a des conséquences sur les remèdes qui peuvent être octroyés par cette Cour en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. En effet, cette Cour ne saurait rendre justiciable et exécutoire une disposition de la LLO au sujet de laquelle le rôle du Commissariat se limitait à faire enquête, à faire un rapport et à faire des recommandations qui ne sont pas judiciairement exécutoires. Comme l’a précisé cette Cour dans l'arrêt Thibaudeau c. M.R.N., [1994] 2 C.F. 189, p. 224, la Cour disposant d'une demande de contrôle judiciaire ne peut exercer plus que les pouvoirs que l'office fédéral aurait pu exercer.

 

[46]     En l’espèce, j’estime que rien ne justifie, de refuser d’entendre la demande de contrôle judiciaire de M. Lavoie. L’objet de sa demande n’est pas de transformer l’article 39, déclaratoire d’un engagement, en véhicule d’une obligation ou d’un droit.

 

[47]      Fondamentalement, M. Lavoie se plaint de la façon dont le Commissariat a enquêté sa plainte (allégation de partialité) ou a tiré certaines conclusions soit en ignorant la preuve devant lui ou soit en ne tenant pas compte de celle-ci.

 

[48]      À mon avis, dans de telles circonstances, l’article 18 de la Loi sur les Cour fédérales est disponible pour contrôler le rapport final du Commissariat qui décidait que sa plainte n’était pas fondée.

 

[49]      Ce résultat est semblable à celui que l’on retrouve dans le domaine des droits de la personne suite à une jurisprudence abondante dont fait état la décision de cette Cour dans Ruckpaul c. Citoyenneté et Immigration Canada, 2004 FC 149.

 

B. Est-ce que la façon dont l’enquête sur la plainte du demandeur a été menée soulève une crainte raisonnable de partialité?

[50]     Le demandeur soutient que certains commentaires formulés par l’enquêteuse Lepage soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Plus précisément, le demandeur prétend que l’enquêteuse Lepage cherchait à prouver que sa plainte était sans fondement, alors qu’elle devait jouer un rôle neutre. Le demandeur appuie son argument sur le passage suivant d’un courriel que cette dernière a envoyé à la directrice intérimaire des ressources humaines au Ministère, Kathie Everett, le 23 septembre 2002 :

 

We want to be able to prove to the complainant that Francophones do in fact have equal opportunities for employment and advancement had the Harry Hayes Centre. Please provide this information by October xx, 2002.

 

[51]     Le demandeur soutient également que l’un des commentaires fait par l’enquêteuse Lepage, dans un autre courriel adressé à la directrice intérimaire en date du 5 mars 2003, démontre que l’enquêteuse a poursuivi certains aspects de son enquête uniquement parce qu’il avait menacé de demander le contrôle judiciaire du rapport final. Je reproduis ce commentaire :

 

Yes, it has been a while since we’ve discussed this complaint. As I’ve mentioned in my telephone messages, the complainant has indicated that he will request a judicial review and therefore we need some additional information to ensure that we have all the necessary proof when releasing our preliminary report.

 

[52]     Finalement, le demandeur est d’avis que les propos suivants de l’enquêteuse, tirés du même courriel, supportent ses allégations de partialité :

 

I would greatly appreciate you informing me of the timeline you’ll need to gather this information. Once we receive the information requested, minor adjustments will be made to the report.

 

[53]      Cependant avant d’analyser la partialité que M. Lavoie allègue contre l’enquêteuse Lepage je dois écarter cette prétention pour le simple fait que lorsque le rapport préliminaire et le rapport final ont été rédigés la responsable de l’enquête n’était plus Suzanne Lepage mais Claire Frenette sur laquelle aucun reproche n’est dirigé.

 

[54]     Même si l’on pourrait prétendre que ces deux rapports sont entachés par l’enquête conduite par Mme Lepage, je suis d’avis que le demandeur n’a pas démontré que Mme Lepage avait l’esprit fermé, une allégation qui doit être décidée dans la perspective d’un observateur raisonnable en connaissance de cause.

 

[55]     Les allégations de partialité à l’encontre de l’enquêteuse Lepage portent sur des commentaires qui ont été formulés au stade de l’enquête. Par conséquent, le demandeur devra démontrer que cette dernière avait l’esprit fermé pour obtenir la révision du rapport final sur cette base (Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissionner of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623).

 

[56]     Cette norme d’impartialité a été définie comme suit par la Cour suprême, au paragraphe 57 de la décision Association des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170:

 

La partie qui allègue la partialité entraînant l'inhabilité doit établir que l'affaire a en fait été préjugée, de sorte qu'il ne servirait à rien de présenter des arguments contredisant le point de vue adopté.  Les déclarations de conseillers individuels, bien qu'elles puissent fort bien créer une apparence de partialité, ne satisfont au critère que si la cour conclut qu'elles sont l'expression d'une opinion finale et irrévocable sur la question.  Il importe de se rappeler à ce propos que ni le fait d'appuyer une mesure devant un comité ni le fait de voter en faveur de cette mesure ne constituera, en l'absence d'une indication du caractère définitif de la position prise, une preuve de partialité entraînant l'inhabilité.  

 

[57]     Une revue de la preuve au dossier me convainc que les allégations de partialité faites par le demandeur ne rencontrent pas la norme de l’esprit fermée. Premièrement, le commentaire fait par l’enquêteuse dans le courriel envoyé le 23 septembre 2002 n’indique pas, comme le soutient le demandeur, qu’elle était disposée à rejeter la plainte avant même d’avoir obtenu les renseignements du Ministère. Ce commentaire a plutôt été formulé pour informer la personne chargée de collecter les informations des buts pour lesquels celles-ci étaient requises. La volonté de procéder à une enquête en bonne et due forme est d’ailleurs clairement exprimée par l’enquêteuse Lepage au tout début de ce document, où elle écrit :

 

In order to fully investigate this complaint, I have few more questions. The replies to these questions will allow us to determine if English and French-speaking candidates were treated equitably throughout the competitive process. They will also allow us to determine if French-speaking employees have equal opportunities for advancement at HRDC in Calgary.

 

[58]     Deuxièmement, les commentaires faits par l’enquêteuse Lepage dans le courriel daté du 5 mars 2003 ne supportent pas les allégations de partialité. Ils établissent plutôt la volonté de l’enquêteuse de bien documenter son enquête, de manière à ce que le rapport repose sur une preuve complète et soit ainsi en mesure de résister à une révision judiciaire. Il est difficile de reprocher à l’enquêteuse d’avoir voulu compléter son enquête et s’assurer que toutes les informations figuraient bel et bien au dossier.

 

[59]     Finalement, en ce qui a trait aux derniers propos auxquels réfère le demandeur, ils ne sont pas de nature à démontrer que l’enquêteuse a fait preuve d’un esprit fermé. Ces propos expriment uniquement que le rapport préliminaire était presque complété, à ce stade de l’enquête, et qu’il serait modifié compte tenu des informations qui allaient être obtenues. Il convient de préciser que la plupart des renseignements demandés consistaient en fait en de la documentation confirmant des informations déjà connues, ce qui explique que l’enquêteuse ait précisé que les modifications qui seraient apportées, à la suite de leur obtention, seraient mineures.

 

C. Est-ce que le Commissariat a erré en concluant que la nomination sans concours de Troy Hughes était indépendante du concours non productif?

[60]     Le demandeur soutient que le Commissariat a commis une erreur donnant lieu à la révision du rapport, en concluant que le caractère non productif du concours PM-02 bilingue était indépendant de la nomination sans concours à un poste PM-02 anglais essentiel de Troy Hughes. Plus spécifiquement, le demandeur soutient que le Commissariat avait la preuve que le Ministère avait créé le poste anglais essentiel de Troy Hughes parce que le concours PM-02 bilingue s’était avéré non productif.

 

[61]     La preuve qui aurait, selon le demandeur, été ignorée par le Commissariat se retrouve dans un document intitulé « Request for a Named Referral » envoyé par le Ministère au Conseil du Trésor pour qu’une exception soit faite au principe général, qui veut que les postes à la fonction publique soient pourvus à la suite d’un concours ouvert, juste et équitable. Une revue de cette preuve me convainc que le Commissariat n’a pas erré en déterminant que la nomination de Hughes Troy s’est déroulée de façon indépendante du concours non productif. En effet, dans ce document, le Ministère justifie sa demande par le fait que, depuis octobre 2000, de nombreux efforts de recrutement ont été faits et se sont révélés non productifs et coûteux. Par ailleurs, le Ministère précise, dans ledit document, que les besoins de main d’œuvre au bureau de Calgary sont criants, que le taux de chômage à Calgary est très bas, et que cinq autres compétitions pour combler le même genre de position ont été tenues dans la dernière année et demie dans les régions d’Edmonton, de Red Deer, de Lethbridge et de Grande Prairie. Cette preuve n’établit donc aucun lien de cause à effet entre le concours non productif PM-02 bilingue et la nomination sans concours d’un unilingue anglophone. Cette preuve établit plutôt un grand besoin en main d’œuvre au sein du bureau, qui justifiait la décision du Ministère d’engager un employé occupant déjà un poste temporaire et étant donc familier avec le travail à accomplir.

 

[62]     Qui plus est, le poste bilingue pour lequel M. Lavoie a lancé sa candidature n’a jamais été aboli et a été pourvu suite à une compétition ultérieure. (Affidavit de M. Lavoie, Dossier du demandeur, Volume I, onglet 3, paragraphe 30(d) et (e).

 

[63]     Devant ces faits, la Cour ne peut pas conclure que l’analyse du Commissariat sur ce point n’était pas arbitraire ou capricieuse.

 

D. Est-ce que le Commissariat a erré en concluant qu’il existait une participation équitable des francophones au Centre ?

[64]     Le demandeur soutient que le Commissariat a complètement écarté le langage exprès et l’objectif de la loi, lorsqu’il a conclu qu’il existait une participation équitable des francophones au Centre à Calgary, en dépit du fait qu’il n’existait aucun poste désigné bilingue aux niveaux supérieurs, alors que l’article 39 de la LLO énonce que le gouvernement fédéral s’engage à ce que « les Canadiens d’expression française et d’expression anglaise, sans distinction d’origine ethnique ni égard à la première langue apprise, aient des chances égales d’emploi et d’avancement dans les institutions fédérales ». Le demandeur réfère également la Cour à la Politique émise par le Secrétariat du Conseil du Trésor, intitulée « Participation des Canadiens d’expression française et d’expression anglaise », laquelle prévoit que :

 

[l]a participation de deux groupes linguistiques doit normalement se refléter dans toutes les catégories d’emploi, les groupes professionnels et les niveaux hiérarchiques, compte tenu de la disponibilité des éventuelles candidates dans les secteurs pertinents du marché du travail.

 

[65]     Il appert du rapport final que l’information, quant à la langue maternelle du titulaire d’un poste, n’était colligée que lorsque le poste à combler était désigné bilingue. Ainsi, le fait qu’il n’y ait pas de poste désigné bilingue aux niveaux supérieurs n’implique pas que tous les titulaires de ces postes soient unilingues anglophones. Par ailleurs, le Commissariat a déterminé, malgré le fait que cette information ne soit pas disponible, qu’il y avait une participation équitable des canadiens d’expression française au sein du Centre, compte tenu du public qu’il dessert et de la taille du bureau. Pour en arriver à cette conclusion, le Commissariat a procédé à un calcul statistique, ce que le demandeur lui reproche d’ailleurs. Ce calcul a consisté à dire que, compte tenu du fait que les francophones ne représentent que 1.8% de la population à Calgary, la présence d’un seul francophone à un poste de cadre au Ministère ferait en sorte qu’il y aurait surreprésentation, alors que l’absence de francophone fait en sorte qu’il y a une surreprésentation des anglophones. La conclusion du Commissariat sur ces données est que le Ministère à Calgary n’est pas un échantillon qui se prête bien à ce type d’étude de proportion.

 

[66]     Quoique je sois en accord avec la proposition du demandeur, selon laquelle une décision uniquement fondée sur des données statistiques aurait pour effet d’écarter l’esprit de la LLO, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de réviser la détermination du Commissariat, suivant laquelle il y avait une participation équitable des francophones au sein du Ministère à Calgary. Tout d’abord, l’« étude statistique » à laquelle a procédé le Commissariat ne constitue pas le fondement de sa décision. Cette étude a plutôt été effectuée pour démontrer qu’il était difficile d’évaluer le caractère équitable de la participation des francophones aux postes de niveau supérieur au Centre, compte tenu de ses effectifs et de la proportion de francophones à Calgary. Ensuite, les données récoltées par le Commissariat ne démontrent aucune disproportion qui pourrait être qualifiée d’inéquitable, dans la répartition des effectifs du Centre selon la langue maternelle des employés. Finalement, il appert que le Commissariat ignorait le profil linguistique des cadres au Ministère, ce qui implique qu’il est même possible que des francophones y occupent ce genre de position. J’ajoute qu’il n’y a pas lieu non plus de retenir l’argument du demandeur, selon lequel le Commissariat aurait dû étendre sa recherche à d’autres bureaux du Ministère à Calgary pour vérifier la participation équitable des francophones, puisque le rapport traite de la plainte du demandeur, qui portait spécifiquement sur le bureau du Centre à Calgary.

 

 [67]     Pour ces motifs, il y a lieu de rejeter la demande de contrôle judiciaire avec dépens payables au défendeur (Stevens c. Parti Conservateur du Canada, 2005 CAF 383 au paragraphe 60).

 

 


JUGEMENT

 

Cette demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens payables au défendeur.

 

                                                                                                            « François Lemieux »

 

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                         T-561-05

 

INTITULÉ :                                        André Lavoie c. Procureur général du Canada et al

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                Le 28 mai 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT              

  ET JUGEMENT :                            Le juge Lemieux

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 28 novembre 2007

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Lise Leduc

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Guy A. Blouin

 

Me Christine Ruest

Me Amélie Lavictoire

POUR LE DÉFENDEUR

 

POUR L’INTERVENANTE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Sack Goldblatt Mitchell LLP

Avocat(e)s

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

La Commissaire aux langues

officielles du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

POUR L’INTERVENANTE

 

 

 

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