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Date : 20080107

Dossier : IMM-406-07

Référence : 2008 CF 1

Ottawa (Ontario), le 7 janvier 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

 

ENTRE :

LIGENE CIUS

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) le 20 novembre 2006. La Commission a conclu que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger, et ce, conformément aux articles 96 et 97 de la Loi.

 

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[2]               Le demandeur soulève en l’espèce cinq questions. Je reformulerais légèrement ces questions de la façon suivante :

a)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les Haïtiens rapatriés ne constituent pas un groupe social au sens de l’article 96 de la Loi?

 

b)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas soumis à un risque particulier au sens de l’article 97 et n’était donc pas une personne à protéger?

 

c)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en affirmant qu’elle possédait une « connaissance spécialisée » des faits?

 

d)      La Commission a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve documentaire qui lui a été présentée ou de décisions similaires prises par d’autres commissaires?

 

e)      Le comportement du commissaire à l’audience soulève‑t‑il une crainte raisonnable de partialité?

 

LES FAITS

[3]               Le demandeur est un citoyen d’Haïti. En 1992, il est devenu membre d’un organisme fondé en 1987 qui effectue des travaux communautaires appelé « Coopérative Communautaire de Dame Marie » (la Cocodama). Le demandeur a également travaillé comme ébéniste et il a ouvert son propre magasin en 1998.

 

[4]               Le 21 février 1999, des membres de la Cocodama ont incendié le magasin du demandeur parce que celui‑ci vendait ses produits moins cher que les membres de l’organisme. Il a donc quitté Haïti le 23 février 1999 et s’est enfui aux États‑Unis.

 

[5]               Pendant qu’il se trouvait aux États‑Unis, le demandeur a demandé l’asile mais sa demande a été rejetée en 2001. Le demandeur a appris qu’il était possible de demander l’asile au Canada et il y est arrivé le 15 mai 2006.

 

[6]               En plus de ses craintes fondées sur l’incident qui est survenu avec la Cocodama, le demandeur prétend qu’il a peur des Chimères, des groupes armés et autres criminels qui, à Haïti, ciblent les Haïtiens qui ont vécu à l’étranger, les étrangers ainsi que toutes les personnes qui, selon eux, possèdent des biens.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[7]               La Commission a rendu ses motifs de vive voix et a refusé la demande de M. Cius parce qu’elle a conclu qu’il n’était pas crédible. La Commission a tiré la conclusion négative suivante quant à la crédibilité du demandeur :

a)      Le demandeur a affirmé dans son témoignage que la Cocodama lui a demandé, en mars 1998, de fermer son magasin. Toutefois, il a également affirmé que ce n’est qu’en avril 1998 qu’il a ouvert son magasin. Selon la Commission, il a été incapable de donner des explications satisfaisantes quant à cette contradiction.

b)      Le demandeur a déclaré que ses problèmes ont commencé en 1998, alors que dans la demande d’asile qu’il a présentée aux États-Unis, il a déclaré que ses problèmes avaient commencé en septembre 1991. De plus, la Commission a conclu que le fondement de la demande que le demandeur a présentée aux États-Unis était différent du fondement de la demande qu’il a présentée au Canada. La Commission n’a pas accepté l’explication du demandeur selon laquelle la personne qui a rempli le formulaire de demande en son nom aux États-Unis ne comprenait pas bien le créole. Selon le commissaire, le demandeur n’aurait pas permis que le formulaire soit déposé sans qu’il sache ce qu’il y avait été inscrit.

c)      Selon la Commission, les membres de la Cocodama ne poursuivraient pas le demandeur dans tout le pays s’il allait se réfugier ailleurs qu’à Port-de-Paix, où il amené sa famille après que son entreprise fut détruite. Les membres de la Cocodama voulaient tout simplement qu’il ferme son entreprise et il aurait pu continuer à travailler ailleurs comme ébéniste sans courir le risque de se faire tuer ou de faire l’objet de menaces. De plus, selon la Commission, la Cocodama ne le rechercherait pas s’il retournait dans son pays d’origine.

d)      La Commission a tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur avait retiré les opinions politiques de la liste des motifs pour lesquels il craignait être persécuté. Essentiellement, la demande de M. Cius était uniquement fondée sur le fait qu’il avait vécu à l’étranger.

 

[8]               La Commission a également rejeté la demande de M. Cius parce que celui‑ci n’était pas membre d’un groupe social aux fins de l’article 96 et qu’il ne serait exposé à aucun risque précis aux fins de l’article 97.

 

[9]               Avant de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission, le demandeur a tenté de faire rouvrir l’audience aux motifs que, par son comportement à l’audience, le commissaire aurait violé son droit à la justice naturelle. Le demandeur a soulevé une objection quant au fait que la Commission n’a pas suivi la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S 689, et quant au fait que la Commission s’est fiée à des « connaissances spécialisées » sans donner au demandeur l’occasion de présenter une preuve contraire.

 

[10]           La Commission a motivé par écrit sa décision de rejeter la demande de réouverture et elle a déclaré que la seule raison pour laquelle elle pourrait rouvrir son enquête serait qu’il y a eu violation de la justice naturelle. Il n’y a eu aucune violation de la justice naturelle en l’espèce.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[11]           Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch. 27.

170. Dans toute affaire dont elle est saisie, la Section de la protection des réfugiés :

i) peut admettre d’office les faits admissibles en justice et les faits généralement reconnus et les renseignements ou opinions qui sont du ressort de sa spécialisation.

170. The Refugee Protection Division, in any proceeding before it,

(i) may take notice of any facts that may be judicially noticed, any other generally recognized facts and any information or opinion that is within its specialized knowledge.

 

[12]           Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228.

18. Avant d'utiliser un renseignement ou une opinion qui est du ressort de sa spécialisation, la Section en avise le demandeur d'asile ou la personne protégée et le ministre — si celui-ci est présent à l'audience — et leur donne la possibilité de :

 

 

a) faire des observations sur la fiabilité et l'utilisation du renseignement ou de l'opinion;

 

b) fournir des éléments de preuve à l'appui de leurs observations.

18. Before using any information or opinion that is within its specialized knowledge, the Division must notify the claimant or protected person, and the Minister if the Minister is present at the hearing, and give them a chance to

 

 

(a) make representations on the reliability and use of the information or opinion; and

 

(b) give evidence in support of their representations.

 

L’ANALYSE

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les rapatriés haïtiens ne constituent pas un groupe social au sens de l’article  96 de la Loi?

 

[13]           La question de savoir si les citoyens haïtiens qui retournent en Haïti après un séjour à l’étranger constituent un groupe social est une pure question de droit et c’est la norme de la décision correcte qui s’applique à celle‑ci (Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 977 (QL), 2007 CF 732, paragraphe 20).

 

[14]           Le demandeur prétend que les Haïtiens qui retournent dans leur pays d’origine font partie d’un groupe social, à savoir les rapatriés haïtiens. Les personnes qui retournent en Haïti courent un plus grand risque d’être enlevées ou d’être victimes d’autres formes de violence parce que les « Chimères » et les bandes de rue ciblent les personnes auxquelles elle croît pouvoir extorquer une rançon. En formulant cet argument, le demandeur invoque la définition de « groupe social » adoptée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ward, précité. Le passage pertinent est le suivant (paragraphe 70) :

Le sens donné à l'expression « groupe social » dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l'initiative internationale de protection des réfugiés. Les critères proposés dans Mayers, Cheung et Matter of Acosta , précités, permettent d'établir une bonne règle pratique en vue d'atteindre ce résultat. Trois catégories possibles sont identifiées:

 

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

 

(2) les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

 

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

 

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d'être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l'orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d'intentions historiques, quoiqu'elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d'une personne constitue une partie immuable de sa vie.

 

[15]           L’avocat du demandeur invoque la toute dernière phrase de cette citation et invoque l’argument convaincant que le fait qu’une personne qui a voyagé ou qui a demandé l’asile dans un autre pays constitue une partie immuable de son passé et que, par conséquent, le demandeur fait partie d’un groupe défini par une caractéristique innée. 

 

[16]           Le défendeur, par contre, définirait tout simplement le groupe envisagé comme étant un groupe de personnes considérées comme étant riches. 

 

[17]           Bien que je ne sois pas indifférent à l’aspect additionnel que le demandeur a apporté au point de vue en prétendant que le passé d’une personne ne peut pas être changé, je ne peux pas accepter son argument. Le passage tiré de Ward, précité, invoqué par le demandeur, est analysé dans le contexte de groupes sociaux dont la définition repose sur des notions antidiscriminatoires. La Cour suprême a également affirmé ce qui suit au paragraphe 64 de l’arrêt Ward, précité :

[...] Il est donc opportun de s'inspirer des notions de discrimination pour dégager le contenu de l'expression « groupe social ». Hathaway, op. cit., aux pp. 135 et 136, explique que l'influence antidiscriminatoire dans le droit relatif aux réfugiés est justifiée, compte tenu des personnes qu'on cherche ainsi à protéger :

 

[TRADUCTION] Les anciennes conventions sur les réfugiés ne mentionnaient pas cette notion de privation ou de ventilation des droits fondamentaux d'appartenance, car les réfugiés étaient simplement définis par des catégories nationales, politiques et religieuses précises, comme les Russes anticommunistes, les Arméniens turcs, les Juifs de l'Allemagne, et ainsi de suite. Toutefois, le critère unificateur de fait était la marginalisation partagée des groupes dans leurs États d'origine, avec l'incapacité qui en découlait de revendiquer chez eux leurs droits fondamentaux de la personne. Ces anciens réfugiés n'étaient pas simplement des personnes qui souffraient, mais étaient aussi des personnes dont la position était fondamentalement en désaccord avec l'organisation du pouvoir dans leur État d'origine. C'était le manque d'intérêt réel dans le gouvernement de leur propre société qui les distinguait des autres et qui légitimisait leur désir de chercher une protection à l'étranger.

 

[18]           La violence à laquelle le demandeur pourrait être exposé est généralisée. Elle est la conséquence d’activités criminelles et non pas du ciblage discriminatoire d’un groupe particulier. En tant que groupe, les personnes considérées comme étant riches ne sont pas marginalisés en Haïti; elles sont plutôt des cibles plus fréquentes d’activité criminelle. La perception de richesse ne suffit pas à étayer la position selon laquelle les rapatriés haïtiens constituent un groupe social.

 

[19]           Le préjudice redouté est de nature criminelle et n’a aucun lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention. Dans une décision récente, Étienne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 99 (QL), 2007 CF 64, le juge Shore s’est penché sur l’argument selon lequel le fait d’être riche constitue une appartenance à un groupe social :

[15]     L'allégation de M. Étienne selon laquelle la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a conclu que la demande n'avait aucun lien avec un des motifs de la Convention, lien exigé à l'article 96 de la LIPR, n'est pas fondée. La Commission a correctement conclu que le fait de devenir riche ou de gagner à la loterie ne constitue pas une appartenance à un groupe social.

 

[16]     Dans la décision Moali de Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 183, [2001] A.C.F. no 375 (QL), le juge Yvon Pinard a rejeté l'interprétation extensive de la notion de groupe social :

 

[6] Je considère en outre que la deuxième conclusion de la SSR est exempte d'erreur. La Cour suprême du Canada a rejeté l'interprétation extensive de la notion de groupe social dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Le statut de propriétaire terrien ne s'inscrit aucunement dans le cadre des thèmes « sous-jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination » (Ward, supra, page 739) et ne constitue pas une « caractéristique personnelle qu'on ne peut modifier par un acte volontaire et qu'on ne peut, dans certains cas, modifier qu'à un prix inacceptable » (Ward, supra, page 738). Le tribunal a d'ailleurs fait référence à l'affaire Wilcox c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 1157, (2 novembre 1993), A-1282-92, dans laquelle Madame le juge Reed a statué ce qui suit au paragraphe [3] :

 

Selon l'interprétation que je donne à la décision du tribunal, ce dernier a conclu que rien ne montrait que les Péruviens de la classe moyenne supérieure étaient assujettis à un degré plus élevé de [TRADUCTION] « déprédation » (pour reprendre l'expression employée par le tribunal) que les autres membres de la société péruvienne en général. Selon l'interprétation que je donne à la décision du tribunal, ce dernier a conclu que le Sentier lumineux faisait régner la terreur dans l'ensemble du Pérou. Le genre de danger que les requérants craignent (l'extorsion) s'applique peut-être uniquement aux gens riches, mais cela ne veut pas dire que les requérants ont été ou seront persécutés au sens de la Convention.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[20]           Il ressort clairement du renvoi de la Cour à Ward, précité, que la protection accordée par la Convention consiste en de la protection pour des motifs de droits de la personne et pour des considérations antidiscriminatoires et non pas pour des motifs de criminalité ordinaire.

 

[21]           Selon moi, la Commission n’a commis aucune erreur sur ce point et les personnes qui retournent en Haïti après un séjour à l’étranger ne constituent pas un groupe social au sens de l’article 96 de la Loi.

 

 

 

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas soumis à un risque particulier au sens de l’article 97 et n’était donc pas une personne à protéger?

 

[22]           La question de savoir si la Commission a commis une erreur en concluant que la perception de richesse ne constitue pas un risque particulier au sens de l’article 97 de la Loi est une pure question de droit et, comme il a déjà été dit, elle doit être examinée au regard de la norme de la décision correcte.

 

[23]           Selon moi, la Commission n’a commis aucune erreur en concluant que le demandeur ne serait exposé à aucun risque particulier lors de son retour. Comme l’article 97 n’exige pas qu’il existe un lien entre la crainte et les motifs prévus à la Convention, celui‑ci peut sembler constituer une avenue plus prometteuse grâce à laquelle le demandeur pourrait obtenir l’asile. Toutefois, comme il a déjà été expliqué, le risque auquel le demandeur serait exposé est un risque généralisé. Le risque de violence est un risque auquel tout le monde est confronté en Haïti. La preuve documentaire présentée à l’appui de la présente affaire indique que tout le monde en Haïti est exposé à des risques en matière de sécurité personnelle. Le Haut Commissaire de l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) a recommandé la suspension des retours forcés à Haïti.

 

[24]           L’avis aux voyageurs du 31 mai 2006 émis par Affaires étrangères et Commerce international Canada comprenait les mises en garde suivantes :

La situation est dangereuse et imprévisible. Les enlèvements et les détournements de voiture sont fréquents en Haïti. La grande majorité des victimes sont des gens d’affaires haïtiens. Cependant, des ressortissants étrangers, dont des Canadiens, ont été visés, ainsi que des missionnaires, des travailleurs de l’aide humanitaire et des enfants. Les personnes ayant des intérêts commerciaux en Haïti semblent être les principales cibles.

[...]

La criminalité est endémique dans tout le pays, mais surtout dans les grands centres comme le centre-ville de Port-au-Prince et de Gonaïves, où sévissent des gangs armés extrêmement dangereux.

 

 

[25]           Bien que la preuve documentaire établisse que vivre ou voyager en Haïti comporte des risques importants, la preuve indique que la crise à laquelle les Haïtiens sont confrontés est généralisée. Il n’est aucunement fait mention que les rapatriés haïtiens sont exposés à un risque particulier et il n’est aucunement fait mention que les rapatriés haïtiens sont considérés comme étant riches. Même si cette prémisse n’est pas confirmée par le demandeur, j’estime qu’il n’existe pas de motifs suffisants pour conclure que les rapatriés haïtiens sont particulièrement exposés à des risques de violence.

 

[26]           Compte tenu de la situation instable qui prévaut en Haïti, c’est au gouvernement qu’il revient de protéger les citoyens haïtiens contre une menace de criminalité généralisée. À la suite des [Traduction] « Recommandations relatives au traitement des demandeurs d’asile haïtiens » émises par le UNHCR le 26 février 2004, Citoyenneté et Immigration Canada a décrété une suspension temporaire des renvois en Haïti jusqu’à ce que la situation s’améliore. 

 

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en affirmant qu’elle possédait des « connaissances spécialisées » quant aux faits?

 

[27]           Les exigences relatives aux renseignements qui sont du ressort de la spécialisation de la Commission sont énumérées à l’article 170 de la Loi et à l’article 18 des Règles. En l’espèce, le demandeur prétend que le commissaire s’est fié à des connaissances spécialisées sans donner l’avis requis et qu’il a commis une erreur en tenant compte de renseignements qui ne pouvaient pas être considérés comme étant spécialisés. 

 

[28]           Le passage contesté est ainsi libellé :

[...] D’autant plus qu’il est de la connaissance spécialisée de ce tribunal qu’en Haïti on enlève peu importe le statut social de la personne qui est enlevée. En effet, en Haïti, il y aurait autant sinon plus d’enlèvements à Cité Soleil que partout ailleurs.

 

 

[29]           Le défendeur prétend que la conclusion de la Commission selon laquelle des personnes de tous les milieux sociaux se font enlever en Haïti et la conclusion selon laquelle le bidonville de Cité Soleil est l’un des endroits les plus dangereux du pays ne sont pas véritablement fondées sur des connaissances spécialisées. Le défendeur prétend que la Commission a fondé ses conclusions sur une preuve documentaire fournie par le demandeur et que la qualification des connaissances comme étant « spécialisées » est une qualification erronée. À l’appui de cet argument, le défendeur renvoie à quatre extraits de la preuve documentaire figurant dans le dossier du demandeur dans lesquels il fait mention de Cité Soleil et de la violence qui y sévit. Le défendeur renvoie à Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 124 (QL), 2006 CF 107 comme précédent dans lequel la Cour a conclu que des renseignements ont été qualifiés à tort comme étant des connaissances spécialisées mais que cette qualification erronée n’était pas importante.

 

[30]           Je souscris aux observations du défendeur sur ce point. Selon moi, le renvoi aux connaissances spécialisées était tout simplement une qualification erronée et le demandeur a certainement eu l’occasion de tenir compte de faits qu’il a lui‑même soumis. 

 

[31]           Cette qualification erronée semble être le résultat d’un manque de précision qui peut parfois découler du fait que les motifs d’une décision ont été rendus de vive voix. Le juge Martineau a récemment affirmé que les décisions rendues de vive voix peuvent parfois être quelque peu boiteuses (Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1192, [2007] A.C.F. no 1537 (QL)) :

[13]      En terminant, je note que les motifs du commissaire Lapommeray ont été prononcés de vive voix à l’audition. Ceci comporte bien entendu le risque d’un débat éventuel devant cette Cour sur le sens exact à donner à certaines formulations qui peuvent être quelque peu boiteuses dans les motifs oraux. [...]

 

 

[32]           Quoiqu’il en soit, l’erreur n’est pas importante et ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle.

 

 

La Commission a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve documentaire qui lui a été présentée ou de décisions similaires prises par d’autres commissaires?

 

[33]           Le demandeur prétend que les motifs de la Commission ne faisaient aucune mention de la preuve documentaire. En général, l’omission de tenir compte de la preuve constitue une erreur manifestement déraisonnable. Toutefois, je ne trouve aucune indication que la Commission a omis de tenir compte de la preuve qui lui a été soumise. La Commission est présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve figurant au dossier et n’est pas obligée de traiter de chacun des éléments de preuve dans ses motifs (Woolaston c. Canada (Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration), [1973] R.C.S. 102; Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 946 (C.A.F.) (QL)). Une comparaison de la preuve documentaire par rapport aux conclusions de la Commission quant aux deux premières questions en litige me convainc que la preuve a été examinée par la Commission.

 

[34]           Le demandeur prétend de plus que la Commission a commis une erreur en omettant de tenir compte de décisions rendues par d’autres commissaires dans des causes comportant des faits similaires et dans lesquelles on a tiré des conclusions contraires quant à des conditions objectives. Le demandeur a joint au dossier trois décisions antérieures rendues par la Commission dans lesquelles on a conclu que des demandeurs d’asile haïtiens étaient exposés à des risques parce qu’ils retournaient en Haïti après avoir séjourné à l’étranger. À l’appui de cet argument, le demandeur renvoie à la récente décision rendue par la Cour dans Siddiqui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 9 (QL), 2007 CF 6. Le juge Phelan a écrit ce qui suit dans cette décision :

[15] Dans les motifs détaillés que la Commission a exposés relativement à la raison pour laquelle elle a fait droit aux arguments du défendeur sur les motifs raisonnables de croire et dans son analyse de la preuve documentaire, la Commission ne fait aucune référence au raisonnement adopté dans la cause Memon et elle n’explique pas non plus sur quel fondement sa décision diffère de celle de la cause Memon.

[. . .]

 

[17] Il n’y a pas d’exigence légale stricte selon laquelle les commissaires doivent suivre les conclusions de fait d’un autre commissaire. C’est particulièrement vrai lorsque l’une des normes faisant appel au caractère « raisonnable » est en jeu : des personnes raisonnables peuvent raisonnablement être en désaccord.

 

[18] Ce qui nuit à la décision de la Commission c’est l’omission de s’exprimer sur les conclusions contradictoires de la décision Memon. Il se pourrait bien que le commissaire ne fût pas d’accord avec les conclusions de la décision Memon et il pourrait avoir de bonnes et solides raisons pour cela. Toutefois, le demandeur a droit, pour des raisons d’équité, à une décision complète, à une explication sur les raisons pour lesquelles le commissaire en cause, après avoir analysé les mêmes documents portant sur la même question, a pu parvenir à une conclusion différente.

 

[19] L’omission d’expliquer le fondement de cette conclusion différente nuit à l’intégrité des décisions de la Commission et leur donne un goût d’arbitraire qui n’est sans doute ni voulu, ni acceptable.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[35]           En réponse, le défendeur prétend que la Commission n’est pas liée par les décisions rendues par une autre formation. Je souscris à cette prétention. Bien qu’il eût été préférable de faire une distinction entre les affaires susmentionnées et l’affaire en l’espèce, je crois que chaque commissaire doit prendre ses décisions en fonction de la preuve dont il est saisi. En l’espèce, la Commission a évalué le récit du demandeur et a conclu que des contradictions, des invraisemblances et des incohérences figuraient dans sa demande.

 

[36]           Par conséquent, l’omission de la Commission de faire mention des autres décisions n’est pas importante.

 

Le comportement du commissaire à l’audience soulève‑t‑il une crainte raisonnable de partialité?

 

[37]           Enfin, le demandeur prétend que le comportement du commissaire à l’audience, conjugué avec ses motifs, soulève une crainte raisonnable de partialité. La partie litigieuse de l’audience est reproduite ci‑dessous (l’avocat du demandeur répond aux questions posées par le commissaire, Dossier du tribunal, pages 156 et 157):

Q.                Alors, vous êtes en train de me dire qu’une personne qui [...] c’est immuable que la personne en question doit sortir de son pays?

 

R.                 Non non ce n’est pas ce que j’ai dit.  J’ai dit le fait qu’il est sorti de son pays et le fait qu’il soit déjà sorti de son pays est immuable.

 

-[   ]     Ah bon.

 

R.         C’est une caractéristique maintenant qui fait partie de la personne.

 

-[   ]     Ah bon.

 

Q.        Et le, le fait qu’il doit être remis à son pays est aussi immuable?

 

 

[38]           Le demandeur prétend que la question du commissaire par laquelle il a demandé s’il était immuable que le demandeur veuille quitter Haïti était sarcastique et péjorative. En demandant si le fait que le demandeur doive être remis à son pays était immuable, le commissaire a démontré qu’il avait un esprit fermé.

 

[39]           Le défendeur prétend que, en ne soulevant pas cette question à l’audience, le demandeur a renoncé à son droit d’invoquer la partialité en contrôle judiciaire. Subsidiairement, le défendeur prétend que le dossier ne révèle pas l’existence d’une crainte raisonnable de partialité.

 

[40]           Le critère auquel il faut satisfaire afin d’établir une crainte raisonnable de partialité est le suivant : une personne bien renseignée, qui examinerait la question de manière réaliste et pratique, et ayant bien réfléchi, en arriverait à la conclusion qu'il est plus probable que l'auteur de la décision, consciemment ou inconsciemment, n'a pas tranché la question de façon équitable (Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, page 636).

 

[41]           Selon moi, le demandeur n’a pas renoncé en l’espèce à son droit de soulever la question de la crainte de partialité. La Cour a conclu que la crainte de partialité doit être soulevée à la première occasion (Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 631 (QL), 2006 CF 461, paragraphe 220; Uppal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 455 (QL), 2006 CF 338, paragraphe 52; Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 C.F. 371 (1re inst.) conf. par  [2001] 4 C.F. 85 (C.A.)).

 

[42]           Il suffit que le demandeur soulève la question de la partialité devant la Cour. Il serait trop onéreux d’exiger que le demandeur soulève la question de la partialité du commissaire à l’audience, laquelle a duré moins d’une heure. De plus, dans Benitez, précité, le juge Mosley a écrit ce qui suit :

[222]    Toutefois, j'aimerais souligner que la manière dont la doctrine de la renonciation s'applique n'empêche pas un demandeur de faire valoir que la façon dont l'audience a été menée constitue un manquement à l'obligation d'équité du fait, par exemple, d'un contre‑interrogatoire musclé, comme on l'a conclu dans la décision Herrera, si la Cour est par ailleurs saisie à bon droit de ce motif.

 

[43]           Nous sommes manifestement en présence d’un argument selon lequel l’obligation d’agir équitablement a été violée suite à la manière selon laquelle l’audience a été tenue.

 

[44]           Je vais donc examiner le deuxième argument du défendeur. Après avoir lu la transcription de manière approfondie, je conclus qu’il n’existe aucune crainte raisonnable de partialité en l’espèce. Sans la transcription audio, il m’est difficile de dire si les commentaires du commissaire n’étaient pas sérieux ou étaient inappropriés. Par conséquent, je ne suis pas convaincu qu’ils indiquent qu’il était incapable de trancher la question équitablement. La Commission a toujours l’obligation d’évaluer chaque cas en fonction de son bien‑fondé et elle doit éviter de formuler des commentaires qui pourraient être perçus comme étant partiaux.

 

[45]           Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[46]           Le demandeur a proposé les deux questions suivantes à la certification :

1.      Une caractéristique en partie définie par l’expérience de vie d’un groupe peut‑elle être une caractéristique immuable définissant ce groupe comme étant un groupe social?

 

2.      Le principe de la collégialité crée‑t‑il une attente raisonnable qu’un membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié devrait examiner les motifs d’une décision rendue par ses collègues quant à une question qu’il doit trancher si ces motifs lui ont été soumis et ont été invoqués par un demandeur d’asile?

 

[47]           Le défendeur s’oppose à la certification des questions proposées. Je suis d’accord avec le défendeur. Ces questions ne soulèvent aucune question grave de portée générale et ne transcendent pas le présent litige.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE QUE la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                             IMM-406-07

 

INTITULÉ :                                                            LIGENE CIUS

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 4 DÉCEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                   LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                                           LE 7 JANVIER 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia                                                          POUR LE DEMANDEUR         

 

John Provart                                                              POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia                                                          POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John Sims, c.r.                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

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