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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080521

Dossier : IMM‑5015‑07

Référence : 2008 CF 639

Ottawa (Ontario), le 21 mai 2008

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

MONICA AGGARWAL

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse est une citoyenne canadienne adulte. Elle voudrait que son père, sa mère et sa sœur adulte, qui tous résident actuellement en Inde, obtiennent un visa les autorisant à entrer au Canada et à vivre auprès d’elle. La demanderesse a trois autres sœurs, dont deux résident aux États‑Unis et la troisième semble être étudiante aux États‑Unis.

 

[2]               La mère de la demanderesse s’est vu refuser un visa au motif qu’un examen médical fait au nom du gouvernement canadien avait révélé que les problèmes qu’elle avait aux genoux allaient probablement s’aggraver, nécessitant un remplacement chirurgical des genoux, avec réadaptation et physiothérapie postopératoires. Un agent du Haut‑commissariat du Canada en Inde a donc conclu, le 1er mai 2006, que la mère était interdite de territoire en vertu de l’alinéa 38(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La demanderesse a fait appel de cette décision à la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SAI). La SAI a examiné non seulement la décision de l’agent relative à l’état pathologique de la mère de la demanderesse, mais également les avis d’autres médecins qui avaient examiné la mère et qui étaient arrivés à des conclusions autres sur l’évolution de son état. La SAI a considéré aussi les arguments d’ordre humanitaire avancés par la demanderesse au regard des conditions dans lesquelles vivaient ses parents et sa sœur en Inde et les avantages qu’ils retireraient d’une réinstallation au Canada. Dans une longue décision écrite datée du 13 novembre 2007, la SAI, après examen de tous les arguments de la demanderesse, a rejeté son appel.

 

[3]               Dans les observations qu’elle a présentées à la Cour, la demanderesse, agissant pour son propre compte, a contesté un certain nombre de conclusions tirées par l’agent et par la SAI et a prié la Cour d’annuler leurs décisions et d’ordonner que soit accordé à sa mère un visa de résidente permanente ou [traduction] « une réparation spéciale, par exemple un visa de visiteur d’une durée de 10 ans ».

 

[4]               La demanderesse semble ne pas très bien comprendre la nature d’une instance comme celle‑ci. Cette procédure concerne le contrôle judiciaire de la décision rendue par la SAI. La Cour déterminer, se fondant sur la norme de la décision correcte, si la décision de la SAI est fondée en droit et dire, se fondant sur la norme de la décision raisonnable, si les conclusions de fait de la SAI étaient raisonnables et si la SAI a raisonnablement exercé le pouvoir discrétionnaire dont elle était investie. La Cour peut également déterminer si la SAI a manqué ou non à l’équité procédurale envers les parties et si elle a agi ou non en conformité avec la justice naturelle et les principes de la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour ne peut pas prononcer sur un point qui n’a pas été soumis à la SAI ni ne peut substituer son interprétation des faits à celle de la SAI si, selon elle, la SAI a rendu une décision raisonnable et n’a pas outrepassé sa compétence. Le seul recours que la Cour peut accorder consiste à annuler la décision et à renvoyer l’affaire, en général à un autre décideur, pour nouvelle décision, en y ajoutant peut‑être des directives si elle croit que des erreurs ont été commises par le premier décideur.

 

[5]               Ici, la demanderesse voudrait, comme solution subsidiaire, qu’un visa temporaire soit délivré à sa mère. D’après la preuve, aucun visa du genre n’a jamais été demandé et aucune décision n’a donc été prise à ce propos. Il m’est donc impossible de statuer sur cet aspect.

 

[6]               La mère de la demanderesse a été examinée, à la requête du Haut‑commissariat du Canada en Inde, par un médecin nommé par le Haut‑commissariat. Dans la mesure où il n’y a aucun motif impérieux de mettre en doute la validité et la sagesse de l’avis du médecin, l’agent des visas n’est pas à même de ne pas en tenir compte (Fei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 C.F. 274, au paragraphe 41; Gilani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 153, au paragraphe 17). La norme que doit appliquer l’agent dans l’examen de l’avis du médecin est celle qui est énoncée au paragraphe 38(1) de la LIPR, c’est‑à‑dire qu’il s’agit de savoir si l’état de santé de l’intéressé « risqu[e] d’entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé ».

 

[7]               J’ai examiné le dossier du tribunal et n’y ai pas trouvé l’avis du médecin qui a examiné la mère de la demanderesse au nom du Haut‑commissariat. Je constate l’existence, à la page 103 du dossier du tribunal, d’une déclaration médicale, qui est le compte rendu d’un certain Dr Brian Dobie exprimant son opinion sur l’examen médical et sur l’ensemble des rapports. L’« examen » et l’« ensemble des rapports » ne figurent pas dans le dossier. Le Dr Dobie s’exprime ainsi :

[traduction]

 

Cette candidate, âgée de 64 ans, née le 11 juin 1941, présente une arthrose aux articulations des deux genoux. Le spécialiste dit dans son rapport qu’elle est obèse et qu’elle marche en titubant. Après examen, il a constaté des difformités de type varus aux deux genoux ainsi qu’une douleur le long des lignes articulaires médianes. Une flexion extrême était douloureuse des deux côtés. Des radiographies des genoux montrent un collapsus total de l’interligne articulaire aux deux genoux. Des corps mous ont l’apparence d’ostéophytes sur les marges articulaires. Selon le chirurgien orthopédique, elle a besoin à ce stade d’un remplacement total des deux genoux.

 

L’évolution naturelle de cet état pathologique est telle qu’il est raisonnable de s’attendre à une détérioration progressive nécessitant un traitement spécialisé et une chirurgie orthopédique avec remplacement des deux genoux, suivis d’une période postopératoire de réadaptation et de physiothérapie dans un environnement hospitalier ou un établissement thérapeutique. Cette chirurgie est coûteuse et il y a déjà au Canada de longues périodes d’attente portant sur de tels services.

 

J’ai examiné les conclusions de cet examen médical, ainsi que l’ensemble des rapports que j’ai reçus à propos de l’état de santé de la candidate, et je suis d’avis que cette candidate présente un état de santé qui risque d’entraîner un fardeau excessif pour les services de santé. Plus précisément, cet état de santé pourrait bien nécessiter des services dont le coût dépasserait probablement le coût moyen par habitant au Canada sur une période de cinq ans, et qui allongeraient les listes d’attente existantes et auraient pour effet de retarder ou de nier la fourniture de tels services à ceux et celles qui au Canada en ont besoin et qui y ont droit. La candidate est donc interdite de territoire en application de l’alinéa 38(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

La candidate présente aussi une hypertension (401).

 

 

[8]               On peut voir, aux pages 259 et 260 du dossier, des notes manuscrites assez peu compréhensibles qui donnent à penser que le médecin qui a procédé à l’examen de la mère de la demanderesse a téléphoné à la mère en se servant de son téléphone mobile et lui a demandé de communiquer avec lui dans la soirée. Cette demande n’était accompagnée d’aucune explication. On a laissé entendre que le médecin voulait peut‑être que l’on tente de le faire changer d’avis, mais cela reste à prouver. La SAI n’en dit pas un mot dans ses motifs. Elle aurait dû à tout le moins examiner l’affaire et peut‑être obtenir une explication. Nous n’avons donc aucun indice portant sur l’examen comme tel et sur les comptes rendus, uniquement l’avis exprimé par un autre médecin après examen de ces comptes rendus.

 

[9]               Par ailleurs, la demanderesse a été invitée à produire ses propres avis médicaux, ce qu’elle a fait. À la page 261 du dossier, le Dr Rai, directeur de l’orthopédie, chirurgien spécialisé dans le remplacement articulaire, exprime l’avis que [traduction] « la patiente n’a pas besoin d’un remplacement total des genoux au vu de cette présentation clinique ». Le Dr Umesh, chef du service orthopédique à l’Hôpital général Panchula, dit, à la page 262 du dossier, que [traduction] « la patiente n’aura sans doute jamais besoin d’un remplacement total des genoux ». Le Dr Cheema, chef du service orthopédique, au Livingston Orthopedics Group, dans le New Jersey, dit, à la page 264 du dossier, que la patiente [traduction] « n’a pas besoin d’un remplacement des genoux ». Selon l’opinion du Dr Gandhi, spécialiste de la médecine sportive, à la page 263 du dossier, [traduction] « elle n’a pas besoin d’une chirurgie des genoux ». Le Dr Kapur, rhumatologue spécialiste de l’ostéoporose, professeur adjoint à l’Université d’Ottawa, dit, aux pages 323 et 324 du dossier : [traduction] « à ce stade, elle ne serait pas candidate à un remplacement total des genoux ».

 

[10]           La mère de la demanderesse, qui à l’époque était âgée d’environ 65 ans, doit être considérée par rapport à la norme consistant à se demander si son état risque d’entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé. Le paragraphe 1(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, définit ainsi ce qu’est le « fardeau excessif » :

« fardeau excessif » Se dit :

a) de toute charge pour les services sociaux ou les services de santé dont le coût prévisible dépasse la moyenne, par habitant au Canada, des dépenses pour les services de santé et pour les services sociaux sur une période de cinq années consécutives suivant la plus récente visite médicale exigée par le présent règlement ou, s’il y a lieu de croire que des dépenses importantes devront probablement être faites après cette période, sur une période d’au plus dix années consécutives;

b) de toute charge pour les services sociaux ou les services de santé qui viendrait allonger les listes d’attente actuelles et qui augmenterait le taux de mortalité et de morbidité au Canada vu l’impossibilité d’offrir en temps voulu ces services aux citoyens canadiens ou aux résidents permanents. (excessive demand)

 

[11]           L’avocate du défendeur s’est reportée à la page 427 du dossier, qui renferme des données démographiques du ministère canadien de la Santé portant sur les remplacements de hanches ou de genoux :

[traduction]

 

Tendances démographiques

 

On a constaté le taux le plus important d’augmentation parmi les patients âgés entre 45 et 54 ans. Les remplacements de hanches ont doublé pour ce groupe d’âge sur une période de 10 ans (passant de 1 313 en 1994‑1995 à 2 664 en 2004‑2005). C’est parmi la population plus âgée (65 ans et plus) que l’on trouve encore la majorité des patients candidats à un remplacement articulaire, puisque cette catégorie a représenté 65 p. 100 des remplacements de hanches et 68 p. 100 des remplacements de genoux en 2004‑2005. Cependant, le nombre de Canadiens âgés en pourcentage du nombre total de patients qui subissent une chirurgie de remplacement articulaire a diminué, passant de 71 p. 100 (1994‑1995) à 66 p. 100 (2004‑2005) sur une période de 10 ans, car davantage de Canadiens obtiennent des remplacements articulaires à un âge plus jeune.

 

 

[12]           Si l’on considère une femme de 65 ans, il s’agit donc, dans le contexte général du Canada, des gens de cet âge dont un grand nombre sont plus susceptibles de requérir des remplacements de genoux. Le fait que cette femme présente une ostéoporose qui, selon une opinion médicale non divulguée et sans doute suspecte, nécessiterait une opération chirurgicale doit être mis en balance avec plusieurs opinions, toutes figurant dans le dossier, de spécialistes dans ce domaine, selon lesquelles elle n’a pas besoin, du moins pas pour l’instant, d’un remplacement des genoux. Ce point ne semble pas avoir été suffisamment compris ou étudié par la SAI. Dire simplement, comme le fait la SAI au paragraphe 10 de ses motifs, que « [l]es avis varient » n’accorde pas un poids suffisant aux opinions divulguées de spécialistes par rapport à l’opinion non divulguée d’un seul médecin.

 

[13]           Dire simplement qu’une personne âgée de 65 ans présente une ostéoporose qui pourrait progresser au fil du temps, comme le dit la SAI au paragraphe 10 de ses motifs, ne répond pas à la question qui est, compte tenu des dispositions de l’article 38 de la LIPR et du paragraphe 1(1) du Règlement, ainsi que des conditions générales ayant cours au Canada pour les personnes de ce groupe d’âge :

[traduction]

 

Si l’on prend suffisamment en compte toute la preuve médicale, l’état de santé de la mère de cette demanderesse entraînera‑t‑il un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé au Canada?

 

 

[14]           Je suis d’avis que la SAI n’a pas suffisamment tenu compte des preuves et circonstances. L’affaire doit lui être retournée pour examen en règle.

 

[15]           En outre, la demanderesse a aussi soulevé plusieurs motifs d’ordre humanitaire, en particulier devant la SAI. Ces motifs ont été revus et examinés par la SAI. Les conclusions de la SAI, ainsi que sa décision, doivent être revues selon la norme de la décision raisonnable (arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 54, 146 à 149 et 154). On doit démontrer une retenue considérable envers la décision d’un organisme comme celui‑ci, qui justifie d’une grande expertise dans les questions de cette nature. Je ne vois sur ce point aucune erreur susceptible de contrôle, mais je vois une erreur susceptible de contrôle en ce qui concerne le premier point, et cette affaire doit donc être réexaminée intégralement.

 

[16]           La demande est donc accueillie. Aucune question ne sera certifiée puisque les points soulevés sont des points de fait et qu’il s’agit ici d’un cas d’espèce. Il ne sera pas adjugé de dépens.

 

JUGEMENT

Pour les motifs susmentionnés,

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande est accueillie et la décision de la Section d’appel de l’immigration datée du 13 novembre 2007 est annulée;

2.                  L’affaire est renvoyée pour être examinée par des commissaires qui ne sont pas intervenus dans la décision annulée;

3.                  Aucune question n’est certifiée;

4.                  Il n’est pas adjugé de dépens.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM‑5015‑07

 

INTITULÉ :                                                               MONICA AGGARWAL

                                                                                    c.

                                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                    ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 20 MAI 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                               LE 21 MAI 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Monica Aggarwal                                                         POUR SON PROPRE COMPTE

 

Agnieszka Zargoska                                                     POUR LE DÉFENDEUR,

                                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                    ET DE L’IMMIGRATION

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Monica Aggarwal                                                         POUR LA DEMANDERESSE

Construction de Défense Canada

141, avenue Laurier Ouest, bureau 801

Ottawa (Ontario)   K1P 5J3

Télécopieur : (613) 949‑5897

 

Ministère de la Justice                                                   POUR LE DÉFENDEUR,      

Section du contentieux des affaires civiles                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

234, rue Wellington                                                      ET DE L’IMMIGRATION

Tour est, pièce 1241

Ottawa (Ontario)   K1A 0H8

Télécopieur : (613) 954‑1920

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