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Date : 20080704

Dossier : T‑727‑08

Référence : 2008 CF 839

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

ABOUSFIAN ABDELRAZIK

demandeur

et

 

MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET

 DU COMMERCE INTERNATIONAL

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LA JUGE MACTAVISH

 

[1]               Abousfian Abdelrazik est un citoyen canadien qui trouve actuellement asile à l’ambassade du Canada à Khartoum, au Soudan. Il a déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour pour solliciter une ordonnance enjoignant au ministre des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada de le rapatrier immédiatement par tout moyen sûr dont dispose le ministre. M. Abdelrazik sollicite aussi une déclaration selon laquelle le ministre a violé son droit d’entrer au Canada, contrairement au paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

[2]               Dans le contexte de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce, M. Abdelrazik a présenté une requête en vue de demander une ordonnance enjoignant au ministre de payer ses frais juridiques en l’espèce sur la base avocat‑client, à l’avance, quelle que soit l’issue de la cause. Il sollicite également une ordonnance obligeant le ministre à permettre, et, au besoin, à faciliter, des communications confidentielles entre M. Abdelrazik et son avocat canadien pendant que M. Abdelrazik bénéficie de l’asile à l’ambassade du Canada à Khartoum.

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, la demande de M. Abdelrazik de provisions pour frais sera rejetée. Toutefois, une ordonnance sera rendue pour stipuler que le défendeur ne doit pas lire les documents transmis entre M. Abdelrazik et son avocat canadien ou entraver la transmission des communications entre M. Abdelrazik et son avocat.

 

 

L’affidavit Hameed

 

[4]               À titre préliminaire, la Couronne demande la radiation des paragraphes 16, 20, 21, 30, 40, 42 et 45 de l’affidavit de Me Yavar Hameed au motif qu’ils ne sont pas pertinents, qu’ils sont scandaleux, vexatoires ou qu’ils contiennent un avis juridique.

 

[5]               M. Abdelrazik consent à la radiation des paragraphes 16, 30 et 40, en plus de la radiation de la première phrase du paragraphe 45, mais il allègue que les autres paragraphes sont réellement pertinents, et qu’ils ont été correctement présentés à la Cour.

 

[6]               Le paragraphe 20 traite de faux renseignements qui auraient été fournis par de hauts fonctionnaires du défendeur à l’avocat de M. Abdelrazik. Ce paragraphe contient également des détails sur d’autres pièces jointes à l’affidavit qui appuieraient les allégations de M. Abdelrazik quant à une faute de la part du défendeur.

 

[7]               Dans une requête en octroi de provisions pour frais, la Cour doit, entre autres choses, examiner s’il y a des « circonstances particulières » qui justifieraient l’octroi d’un recours extraordinaire, en plus de la question de savoir si d’autres facteurs militent en faveur ou à l’encontre de l’octroi de ce recours : voir Bande indienne d’Hagwilget c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) [2008] A.C.F. no 723, au paragraphe 20.

 

[8]               Compte tenu du large éventail de questions qui peuvent être examinées dans le cadre d’une requête de cette nature, je ne suis pas convaincue que le paragraphe 20 de l’affidavit Hameed devrait être radié parce qu’il est scandaleux ou non pertinent. Pour les mêmes motifs, je ne suis pas non plus convaincue que le paragraphe 21 de l’affidavit Hameed, qui traite de renseignements fournis aux journalistes par les représentants du gouvernement, devrait être radié.

 

[9]               Je conviens avec le défendeur que le paragraphe 42 de l’affidavit Hameed, qui traite des cas de Maher Arar, d’Abdullah Almalki, d’Ahmad Abou‑Elmaati et de Muayyed Nureddin, n’est pas pertinent et devrait être radié.

 

[10]           Les autres parties du paragraphe 45 contiennent l’affirmation des avocats selon laquelle l’octroi de la requête et l’autorisation de poursuivre le litige entraîneront des économies pour les fonds publics, car cela évitera la nécessité d’une enquête publique future comme celle qui a été menée dans le cas de M. Arar. Compte tenu des enseignements de la jurisprudence dans ce domaine selon lesquels l’octroi d’une provision pour frais ne peut se substituer au processus d’enquête publique, et de la nature entièrement spéculative de cette prétention, je suis d’avis que le paragraphe devrait être radié dans son intégralité.

 

Faits

 

[11]           M. Abdelrazik soutient que les faits en l’espèce sont si rares et exceptionnels qu’ils justifient l’octroi d’une ordonnance provisoire certes particulière quant au paiement de la provision de frais. Par conséquent, pour bien comprendre l’argument de M. Abdelrazik, il est donc nécessaire de se faire une idée des allégations qui ont donné lieu à sa demande de contrôle judiciaire.

 

[12]           M. Abdelrazik est né au Soudan, et, à ce titre, il est citoyen de ce pays. Il est arrivé au Canada en 1990 comme réfugié, et il est devenu résident permanent en 1992. Il a obtenu sa citoyenneté canadienne en 1995.

 

[13]           En mars 2003, M. Abdelrazik est retourné au Soudan pour visiter sa famille. En août de cette année, il a été arrêté et détenu par les autorités soudanaises. Bien que M. Abdelrazik n’ait jamais été inculpé, sa détention a duré près d’un an.

 

[14]           Une note du gouvernement canadien obtenue par l’avocat de M. Abdelrazik en vertu des dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels indique que les autorités soudanaises détenaient M. Abdelrazik à la demande du gouvernement du Canada.

 

[15]           Selon les éléments de preuve présentés au nom de M. Abdelrazik, pendant qu’il était en détention au Soudan, il s’est fait interroger par des personnes qui disaient être des représentants des [traduction] « services de sécurité canadiens ».

 

[16]           En prévision de la sortie de prison de M. Abdelrazik en juillet 2004, des efforts ont été déployés par le défendeur, et des membres de la famille de M. Abdelrazik, pour le ramener au Canada. À cette fin, un billet de ligne aérienne commerciale de Khartoum à Montréal a été acheté pour lui. Toutefois, il a été déterminé par la suite que le nom de M. Abdelrazik figurait sur la liste des personnes interdites de vol de diverses lignes aériennes, et, par conséquent, il n’a pas pu quitter le Soudan à ce moment.

 

[17]           L’affidavit de Me Hameed contenait également une lettre du 31 octobre 2004 du responsable du bureau canadien à l’ambassade du Canada à Khartoum qui semble suggérer qu’une offre a été faite pour l’utilisation d’un avion privé afin de transporter M. Abdelrazik de Khartoum à Montréal.

 

[18]           L’identité du destinataire prévu de la lettre a été caviardée de la copie de la lettre fournie à l’avocat et à la Cour. Par conséquent, il n’est pas clair à partir de cette lettre seule que l’offre a effectivement été faite par le gouvernement soudanais. Toutefois, une note de mai 2005 d’un agent de cas consulaire assigné au cas de M. Abdelrazik confirme qu’une offre a effectivement été faite par les responsables soudanais de permettre le retour de M. Abdelrazik chez lui au moyen d’un avion privé. La note signale ensuite que pour des motifs qui ne sont pas clairs, l’offre [traduction] « ne s’est jamais matérialisée ».

 

[19]           En octobre 2005, M. Abdelrazik a de nouveau été arrêté par les autorités soudanaises. À ce moment, il a été détenu, encore sans accusation, jusqu’en juillet 2006. Peu de temps par la suite, le Comité des sanctions contre Al‑Qaïda et les Taliban des Nations Unies a ajouté le nom de M. Abdelrazik à sa liste récapitulative des personnes prétendument associées à Al‑Qaïda. Ce comité s’appelle aussi le « Comité 1267 », d’après la résolution 1267 du Conseil de sécurité des Nations Unies, en vertu de laquelle il a été établi.

 

[20]           M. Abdelrazik a déployé des efforts pour faire retirer son nom de la liste 1267, ces efforts étant à l’évidence appuyés par le gouvernement canadien. Toutefois, ils n’ont pas porté fruit, et le nom de M. Abdelrazik demeure sur la liste 1267. Malgré cette inscription, M. Abdelrazik n’a jamais été accusé d’une infraction criminelle.

 

[21]           M. Abdelrazik a continué de craindre que sa sécurité soit menacée par les agents soudanais, et, le 29 avril 2008, il a demandé refuge à l’ambassade du Canada à Khartoum. Il s’est vu accorder l’asile temporairement, et il habite actuellement dans les zones publiques de l’ambassade.

 

[22]           M. Abdelrazik a informé son avocat qu’il est actuellement dépourvu de ressources. L’ambassade du Canada à Khartoum lui prête 100 $ par mois afin qu’il puisse couvrir ses frais de subsistance de base.

 

 

Le droit régissant l’octroi de provisions pour frais

 

[23]           À la suite de deux décisions récentes de la Cour suprême du Canada, il est maintenant clair que notre Cour n’a pas le pouvoir, avant la détermination finale d’une affaire donnée, d’ordonner que les dépens des demandeurs soient payés par le défendeur : voir Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, [2003] 3 R.C.S 371 et Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), [2007] 1 R.C.S. 38.

 

[24]           Toutefois, comme l’a récemment fait observer le juge Hugessen dans la décision Hagwilget, précitée, ces décisions imposent la plus grande prudence dans l’exercice de ce pouvoir, en plus du bon sens et de la prudence élémentaire.

 

[25]           En effet, le juge Hugessen a fait observer que le fait d’exiger qu’un défendeur finance une poursuite intentée contre lui, alors qu’il est possible qu’il ne soit pas remboursé, avant qu’une conclusion soit tirée concernant l’existence d’un droit du demandeur reconnu par la loi, constitue une mesure radicale et inhabituelle qui ne doit être prise que lorsque les impératifs de la justice le justifient : voir Hagwilget, au paragraphe 1.

 

[26]           Au paragraphe 40 de l’arrêt Okanagan, la Cour suprême du Canada a relevé les trois critères qui doivent être respectés afin de justifier l’octroi d’une provision pour frais. Il revient en fait à la partie demandant une telle ordonnance de démontrer ce qui suit :

1. La partie qui demande une provision pour frais n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal – bref, elle serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.

2. La demande vaut prima facie d’être instruite, c’est‑à‑dire qu’elle paraît au moins suffisamment valable et, de ce fait, il serait contraire aux intérêts de la justice que le plaideur renonce à agir en justice parce qu’il n’en a pas les moyens financiers.

3. Les questions soulevées dépassent le cadre des intérêts du plaideur, revêtent une importance pour le public et n’ont pas encore été tranchées.

 

 

[27]           La Cour suprême a ensuite fait observer ce qui suit au paragraphe suivant :

Ce sont là les conditions à remplir pour avoir recours aux provisions pour frais dans ce type de causes. Le fait qu’elles soient remplies dans une espèce donnée n’établit pas automatiquement la nécessité d’une telle ordonnance; cette décision relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal. Si les trois conditions sont remplies, les tribunaux disposent d’une compétence limitée pour ordonner que les dépenses de la partie sans ressources suffisantes soient payées préalablement. De telles ordonnances doivent être formulées avec soin et révisées en cours d’instance de façon à assurer l’équilibre entre les préoccupations concernant l’accès à la justice et la nécessité de favoriser le déroulement raisonnable et efficace de la poursuite, qui est également l’un des objectifs de l’attribution de dépens. Lorsqu’ils rendent ces décisions, les tribunaux doivent également tenir compte de la position des défendeurs. Il ne faut pas que l’octroi de provisions pour frais leur impose un fardeau inéquitable. Dans le contexte des poursuites d’intérêt public, les juges doivent prêter une attention toute particulière à la position des justiciables privés qui, d’une certaine manière, peuvent faire les frais de litiges qui mettent essentiellement en cause la relation entre les demandeurs et certaines autorités publiques ou l’effet de lois d’application générale. À l’intérieur de ces paramètres, il appartient au tribunal de première instance de décider si l’affaire est telle qu’il est dans l’intérêt de la justice que l’ordonnance soit rendue.

 

 

[28]           Enfin, toute affaire d’intérêt public ne satisfera pas à ce critère. De plus, comme l’a précisé la Cour suprême, le système de justice ne doit pas tenir lieu de processus d’enquête publique : voir Little Sisters, au paragraphe 39.

 

Position de M. Abdelrazik

 

[29]           Tout en reconnaissant que les provisions pour frais sont rarement accordées et que le critère est rigoureux, M. Abdelrazik soutient que plusieurs considérations font en sorte que la présente affaire relève de la catégorie de cas très limitée dans lesquels l’octroi des provisions pour frais est appropriée.

[30]           Plus particulièrement, l’avocat de M. Abdelrazik soutient que les éléments de preuve démontrent que le Canada a joué un rôle dans la détention de M. Abdelrazik au Soudan, et qu’en refusant de le rapatrier lorsqu’il en a eu la chance, le Canada l’a soumis de facto à un exil dans un pays où sa santé et sa sécurité sont à risque.

 

[31]           Non seulement M. Abdelrazik est‑il dépourvu de ressources, l’avocat soutient qu’en raison de l’ajout de son nom à la liste récapitulative des personnes prétendument associées à Al‑Qaïda de la résolution 1267 des Nations Unies, M. Abdelrazik est assujetti au Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur Al‑Qaïda et le Taliban du Canada. Cela a pour effet d’empêcher quiconque d’aider M. Abdelrazik à assumer ses frais juridiques, sans s’exposer au risque de faire l’objet d’une poursuite criminelle.

 

 

Analyse de la question de l’octroi d’une provision pour frais

 

[32]           Il convient de noter dès le début que l’avocat de M. Abdelrazik ait fait une brève allusion dans sa plaidoirie à deux affaires de financement portant sur l’article 7 de la Charte, notamment la décision de la Cour suprême du Canada dans Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.) [1999] A.C.S. no 47 et de la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Rowbotham [1988] O.J. No. 271. Toutefois, aucune partie n’a abordé le droit qui a été établi à cet égard dans les contextes du droit criminel et du droit administratif. De fait, l’avocat n’a pas fourni à la Cour des copies des décisions de G. (J.) ou de Rowbotham, et n’a pas fait mention aux affaires dans le mémoire des faits et du droit de M. Abdelrazik.

 

[33]           Étant donné que l’article 6 et non l’article 7 de la Charte est invoqué par M. Abdelrazik en l’espèce, en plus du fait que les deux parties ont limité leurs observations à la question de l’octroi d’une provision pour frais comme le prévoyait la Cour suprême du Canada dans les arrêts Okanagan et Little Sisters, la Cour limitera son analyse à cette question.

 

[34]           Pour déterminer si les circonstances en l’espèce justifient l’octroi du recours provisoire à une provison pour frais en faveur de M. Abdelrazik, le premier des facteurs d’Okanagan à examiner est celui du manque de ressources suffisantes. M. Abdelrazik doit démontrer qu’il n’a véritablement pas les moyens de payer les frais occasionnés par le litige et ne dispose réalistement d’aucune autre source de financement lui permettant de soumettre les questions en cause au tribunal – bref, il serait incapable d’agir en justice sans l’ordonnance.

 

[35]           À cet égard, dans Little Sisters, la Cour suprême du Canada a noté que compte tenu de la nature exceptionnelle de l’octroi d’une provision pour frais, le demandeur avait l’obligation de démontrer clairement qu’il n’y aurait pas d’autre façon pour que le litige se poursuive. À cet égard, la Cour a noté ce qui suit au paragraphe 40 de la décision :

[…] Par conséquent, le demandeur doit étudier toutes les autres possibilités de financement, ce qui inclut, sans y être limité, les sources de financement public telles que l’aide juridique et les autres programmes destinés à aider divers groupes à ester en justice. Une provision pour frais ne représente ni un substitut ni un complément de ces programmes. Le demandeur doit également pouvoir démontrer qu’il a tenté, mais en vain, d’obtenir du financement privé au moyen d’une levée de fonds, d’une demande de prêt, d’une convention d’honoraires conditionnels et de toute autre source disponible. Le demandeur qui n’a pas les moyens de payer tous les frais du litige, mais qui n’est pas dépourvu de ressources, doit s’engager à fournir une contribution. Enfin, il y a également lieu d’envisager divers types de mécanismes en matière de dépens, telle l’exemption de dépens en faveur de la partie adverse. Ce faisant, les tribunaux doivent se garder de présumer que l’exercice de créativité dans l’attribution de dépens se justifie toujours; cette mesure reste exceptionnelle et doit être prise dans des circonstances particulières. Les tribunaux devraient garder à l’esprit toutes les possibilités lorsqu’ils sont appelés à concevoir les ordonnances appropriées dans ces circonstances.

 

 

 

[36]           Il semble que M. Abdelrazik est effectivement dépourvu de ressources. Toutefois, en fonction du dossier actuel, il ne m’a pas convaincue qu’en l’absence d’une privision pour frais, il ne sera pas en mesure de donner suite à l’instance.

 

[37]           M. Abdelrazik a, à ce stade de l’instance, été représenté par un avocat qui s’occupe de l’affaire bénévolement. L’avocat principal de M. Abdelrazik était Me Yavar Hameed, un avocat d’Ottawa exerçant son métier dans un petit cabinet. À son crédit, Me Hameed représente M. Abdelrazik depuis près d’un an, et il a consacré beaucoup de temps au dossier et il a également effectué des débours au nom de M. Abdelrazik.

 

[38]           Il ne ressort pas clairement des éléments de preuve dont je suis saisie que cet état de choses ne se poursuivra pas à l’avenir. Sur ce point, Me Hameed affirme dans son affidavit que :

[traduction]

 

36. Bien que j’aie l’intention de traiter la présente affaire de la façon la plus exhaustive possible, en pratique, la question de savoir si je peux continuer de me permettre de le représenter est une décision qui se prend d’un mois à l’autre. Je prends la décision de savoir si je continue à offrir mes services gratuitement à la lumière des ressources financières disponibles dans mon cabinet et des heures consacrées ou des débours que nécessite sa cause.

 

37. Je suis assisté dans le dossier de M. Abdelrazik par l’aide bénévole d’autres personnes. J’ai confié une partie du travail dans le dossier de M. Abdelrazik à mon associée subalterne, Mme Audrey Brousseau, qui y consacre bénévolement un nombre important d’heures supplémentaires. J’ai aussi demandé au sujet de la recherche juridique spécialisée au professeur Amir Attaran, de la faculté de droit et de la faculté de médecine de l’Université d’Ottawa, qui s’est abstenu de me facturer son temps et ses débours. Le professeur Attaran m’a informé qu’il souhaite continuer à offrir son aide dans le dossier de M. Abdelrazik, mais que sa décision de continuer à le faire est assujettie à des contraintes semblables aux miennes. Mme Brousseau et M. Attaran m’informent qu’ils réévalueront après quelques semaines s’ils ont toujours les ressources suffisantes pour se consacrer à la cause de M. Abdelrazik.

 

 

[39]           Bien que Me Hameed affirme que les dépenses continues engagées pour représenter M. Abdelrazik lui causeront des difficultés personnelles, et qu’il ne croit pas que le litige pourra se poursuivre avec l’aide bénévole qui lui a permis de se rendre à ce point, en fonction des déclarations dans son affidavit susmentionné, il ne ressort pas clairement du dossier que Me Hameed ou ses associés seront effectivement contraints de se retirer du dossier si la requête est rejetée.

 

[40]           Par conséquent, je ne suis pas convaincue qu’il n’existe aucune autre option réaliste pour présenter les questions litige de cette affaire à une audience, ou que le litige ne pourra pas se poursuivre si la provision pour frais n'est pas octroyée.

 

[41]           Je ne suis pas convaincue que M. Abdelrazik ait exploré à fond les solutions de financement de rechange qui s’offrent à lui pour l’aider à faire avancer le présent litige.

 

[42]           Je suis convaincue M. Abdelrazik ne peut pas bénéficier de l’aide juridique. Mme Brousseau a évidemment communiqué avec les autorités de l’aide juridique en Ontario et au Québec, et M. Abdelrazik l’a informée qu’il n’est pas admissible à l’aide juridique dans l’une ou l’autre des provinces, puisqu’il n’est pas résident de l’Ontario ou du Québec. C’est logique, puisqu’il s’agit de régimes administrés par la province. Je suis d’accord avec M. Abdelrazik pour dire qu’en l’absence de tout élément de preuve du défendeur suggérant que ces renseignements sont inexacts, il ne doit pas être obligé de poursuivre une option de financement qui est très clairement vouée à l’échec.

 

[43]           Cela étant dit, il semble que M. Abdelrazik ait de la famille et des amis au Canada, et rien dans la preuve présentée à Cour n’indique qu’ils ne sont pas en mesure financièrement d’aider M. Abdelrazik à assumer le coût du litige. De plus, Me Hameed a témoigné de l’intérêt qu’ont exprimé des groupes comme la filiale canadienne d’Amnesty International, le Congrès islamique canadien, et la filiale canadienne du Council on American‑Islamic Relations pour la cause de M. Abdelrazik. D’autres membres de la communauté ont également exprimé un intérêt à soutenir M. Abdelrazik.

 

[44]           Toutefois, l’avocat de M. Abdelrazik est d’avis que les dispositions du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur Al‑Qaïda et le Taliban empêchent la famille ou les amis canadiens de M. Abdelrazik ou d’autres personnes à lui fournir des fonds pour payer les frais juridiques de M. Abdelrazik, étant donné que son nom figure sur la liste consolidée des Nations Unies de personnes prétendument associées à Al‑Qaïda. En outre, l’avocat est d’avis que le fait de demander à la famille ou aux amis de M. Abdelrazik de financer son litige équivaudrait à un manquement à l’éthique, puisque cela équivaudrait à les conseiller afin de commettre une infraction criminelle.

 

[45]           En particulier, l’avocat cite l’article 3 du Règlement, lequel porte que :

3. Il est interdit à toute personne au Canada et à tout Canadien à l’étranger de fournir ou de collecter sciemment, par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, des fonds avec l’intention qu’ils soient utilisés par le Taliban, toute personne liée au Taliban ou Oussama ben Laden ou ses associés.

3. No person in Canada and no Canadian outside Canada shall knowingly provide or collect by any means, directly or indirectly, funds with the intention that the funds be used, or in the knowledge that the funds are to be used, by the Taliban, a person associated with the Taliban, Usama Bin Laden or his associates.

 

 

[46]           De toute évidence, les représentants du gouvernement ont avisé l’avocat de M. Abdelrazik que conformément à l’article 5.7 du Règlement, une personne dont le nom figure sur une liste peut se soustraire à l’application du Règlement pour que ses dépenses de base soient assumées. Conformément à la résolution 1252 du Conseil de sécurité des Nations Unies (2002), les honoraires juridiques et les débours raisonnables sont considérés comme des dépenses de base.

 

[47]           Malgré qu’il ait reçu cet avis, M. Abdelrazik n’a pas encore demandé à être soustrait de l’application du Règlement.

 

[48]           Les parties ne s’entendent pas quant à l’interprétation du Règlement, et il ne semble pas que la portée de la disposition d’exemption ait été examinée par les tribunaux. Étant donné que la question n’a pas été pleinement débattue devant moi, je préfère ne pas fournir une opinion à ce moment-ci sur l’interprétation appropriée du Règlement. Il serait préférable que cette question soit tranchée à l’avenir, en fonction d’un dossier de preuve complet, y compris les raisons qui peuvent être données en ce qui concerne la demande d’exemption de M. Abdelrazik et des arguments complets.

 

[49]           Il suffit de dire qu’à ce stade-ci il y a au moins une chance que M. Abdelrazik puisse être en mesure de se soustraire à l’application du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur Al-Qaïda et le Taliban pour permettre à ses proches de l’aider à payer ses frais juridiques.

 

[50]           Jusqu’à ce que cette possibilité soit pleinement examinée, M. Abdelrazik n’aura pas démontré qu’il a épuisé toutes les autres options en matière de financement, comme il est tenu de le faire, avant que notre Cour puisse examiner sa demande d’une décision relative à une provision pour frais : voir Little Sisters, au paragraphe 68.

 

[51]           Étant donné la conclusion relativement au premier des facteurs Okanagan, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les autres facteurs, ni que j’examine la question de savoir si la présente affaire concerne des « circonstances spéciales » qui justifient la prise d’une mesure extraordinaire comme celle demandée.

 

[52]           Par conséquent, je ne suis pas disposée à rendre une ordonnance relative à une provision pour frais en faveur de M. Abdelrazik à ce moment‑ci. La requête sera rejetée, sans préjudice au droit de M. Abdelrazik de déposer une autre requête à l’avenir, dans l’éventualité où les circonstances ont changé ou si sa demande pour se soustraire à l’application du Règlement d’application des résolutions des Nations Unies sur Al-Qaïda et le Taliban n’est pas examinée en temps utile.

 

[53]           Toutefois, toute demande future de provision pour frais devrait également comprendre un budget relativement au litige, puisque notre Cour est tenue de prendre en compte le coût potentiel du litige. Ces renseignements ne lui ont pas été présentés en l’espèce : voir Little Sisters, au paragraphe 69.

 

 

Communications entre M Abdelrazik et son avocat

 

[54]           M. Abdelrazik sollicite également une ordonnance obligeant le ministre à permettre, et, au besoin, à faciliter, des communications confidentielles entre M. Abdelrazik et son avocat canadien pendant que M. Abdelrazik bénéficie de l’asile à l’ambassade du Canada à Khartoum.

 

[55]           M. Abdelrazik s’est d’abord plaint au sujet du moment et de la fréquence des possibilités qu’il a eues de communiquer avec son avocat par téléphone. À l’audition de la présente requête, notre Cour a été avisée que ces questions avaient été réglées en grande partie, mais qu’il y avait toujours une préoccupation quant à la surveillance potentielle des discussions téléphoniques entre M. Abdelrazik et son avocat.

 

[56]           Il semble que le ministre des Affaires étrangères et du Commerce international ait promis que les représentants du ministère et le personnel de l’ambassade à Khartoum ne surveilleraient pas les discussions téléphoniques de M. Abdelrazik avec son avocat. Toutefois, le ministre est d’avis qu’il n’a pas le pouvoir de contrôler les activités des autres ministères ou organismes, des gouvernements étrangers ni des parties au présent litige. Je suis d’accord et je refuse de rendre l’ordonnance demandée à cet égard.

 

[57]           L’avocat de M. Abdelrazik dit également qu’il a éprouvé d’importantes difficultés à échanger des documents, comme des affidavits provisoires, avec M. Abdelrazik parce que le défendeur ne lui a pas donné la garantie qu’il respecterait le secret professionnel de l’avocat visant ces documents.

 

[58]           L’avocate du défendeur allègue que M. Abdelrazik dispose d’autres solutions de rechange, comme le fait d’utiliser un service de messagerie internationale afin de transmettre des documents ou d’engager un avocat local à Khartoum pour faciliter ces communications. En outre, le défendeur a exprimé sa volonté de prolonger les délais pour permettre la production de documents afin de tenir compte des retards qui peuvent découler de difficultés supplémentaires en matière de communication entre M. Abdelrazik et son avocat.

 

[59]           Le défendeur dit également que puisque M. Abdelrazik a formulé des allégations de mauvais traitement à l’égard des employés de l’ambassade, ces derniers sont placés dans une position intenable dans l’éventualité où M. Abdelrazik affirmerait plus tard que ses communications privilégiées ont été perturbées.

 

[60]           Enfin, le ministre affirme que ce que demande M. Abdelrazik est en fait une ordonnance provisoire de mandamus, qui ne peut être accordée par notre Cour à titre provisoire.

 

[61]           Il s’agit incontestablement d’une affaire inhabituelle. À mon avis, dans les circonstances particulières de la présente instance, la capacité de la Cour à contrôler sa propre procédure de façon à protéger l’intégrité du processus judiciaire et à assurer le déroulement opportun de l’affaire au moyen du système de justice va jusqu’à lui permettre d’ordonner au défendeur, y compris au personnel de l’ambassade du Canada à Khartoum, de ne pas lire les communications entre M. Abdelrazik et son avocat ou de ne pas faire de copie de ces communications.

 

[62]           En outre, la livraison de documents par l’avocat de M. Abdelrazik ou ce dernier ne devrait pas être retardée, lorsque ces documents sont reçus par l’ambassade du Canada à Khartoum, et la livraison des documents de la part de M. Abdelrazik à son avocat ne devrait pas être retardée par les représentants du défendeur, y compris le personnel de l’ambassade du Canada à Khartoum.

 

 

 

 

 

 

Instance à gestion spéciale

 

[63]           L’avocate du défendeur allègue que, eu égard à la nature de la présente affaire et au fait que les requêtes interlocutoires devraient raisonnablement être prévues, l’affaire bénéficierait d’une gestion de l’instance. Je suis d’accord, et une ordonnance sera rendue pour que l’instance se poursuive à titre d’instance à gestion spéciale.

 

 

Conclusion

 

[64]           Pour ces motifs, la requête est accueillie en partie. Puisque les deux parties ont gain de cause, la Cour ne se prononcera pas sur les dépens.

 

[65]           Les avocats doivent se consulter en ce qui concerne la forme que prendra l’ordonnance, en particulier pour ce qui est la question de la facilitation des communications entre M. Abdelrazik et son avocat, et transmettre à la Cour une ordonnance provisoire à cet égard. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur la forme de l’ordonnance dans un délai de dix jours ouvrables, la Cour rendra une ordonnance.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

Ottawa (Ontario)

Le 4 juillet 2008


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T‑727‑08

 

INTITULÉ :                                       ABOUSFIAN ABDELRAZIK c.

                                                            MINISTRE DES AFFAIRES ET DU

                                                            COMMERCE INTERNATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 24 juin 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  La juge Mactavish

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 4 juillet 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Yavar Hameed

Me Paul Champ

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Anne M. Turley

Me Elizabeth Richards

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

HAMEED FARROKHZAD ST‑PIERRE

Avocats

Ottawa, Ontario

 

POUR LE DEMANDEUR

Me JOHN H. SIMS, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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