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                                                                                                                      Date : 20081024

Dossier : T-1524-07

Référence : 2008 CF 1195

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2008

En présence de la protonotaire Roza Aronovitch

 

ENTRE :

LOTECH MEDICAL SYSTEMS LIMITED

demanderesse

et

 

KINETIC CONCEPT, INC.,
KCI LICENSING, INC., et KCI MEDICAL CANADA, INC.

 

défenderesses

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               En cause dans la présente requête est l’application de la « règle de la ligne de démarcation très nette » pour empêcher un cabinet juridique de se retrouver en conflit d’intérêts parce qu’il représente des clients qui se retrouvent des deux côtés d’une même action. Les défenderesses, collectivement « KCI », demandent que le cabinet juridique de Cassan Maclean (CM) soit retiré à titre d’avocats inscrits au dossier pour la demanderesse, puisqu’il représente également KCI Licensing Inc. (KCI Licensing), une des défenderesses en l’espèce, bien que ce soit pour une autre affaire.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je ferai ainsi droit à la requête. Je conclus que la règle de la ligne de démarcation très nette s’applique en l’espèce et exige que Cassan Maclean soit retiré à titre d’avocats inscrits au dossier.

 

Faits

 

[3]               Les défenderesses sont des sociétés liées. Leur preuve en l’espèce est produite par le biais de l’affidavit de Me Nadeem G. Bridi (Me Bridi), l’avocat général associé d’une des sociétés liées, Kinetic Concepts Inc. Me Bridi est l’un des avocats employés par les sociétés, qui est responsable de l’affaire en l’espèce au nom des défenderesses collectivement. 

 

[4]               La demanderesse, pour sa part, s’appuie sur l’affidavit de Me Bryan Weissenboeck (Me Weissenboeck), associé subalterne chez Cassan Maclean. KCI avait contesté la preuve de Me Weissenboeck en affirmant qu’elle contrevient à l’article 82 des Règles des Cours fédérales et qu’elle constitue une preuve par ouï-dire inadmissible. J’aborderai ces objections ci-dessous.

 

[5]               Je commence en exposant les faits suivants qui sont incontestés, ainsi que le contexte de la requête. La demanderesse, LoTech Medical Systems Limited (LoTech), et KCI Licensing sont actuellement des clientes de Cassan Maclean. La relation entre LoTech et le cabinet a débuté vers 1997. La relation entre KCI Licensing et Cassan Maclean est plus récente, soit depuis 2001. Jusqu’au début du litige sous-jacent, Cassan Maclean agissait à titre d’agent de brevets pour les deux clientes.

 

[6]               LoTech a intenté la présente action le 17 août 2007, prétendant que les défenderesses ont contrefait le brevet no 2 197 434 (434) lié à un appareil amortisseur pour les sièges et les matelas. La déclaration a été déposée au nom de la demanderesse LoTech par son avocate, Me Lynn S. Cassan de Cassan Maclean, et a été signifiée à KCI le 26 septembre 2007.

 

[7]               Le 21 novembre 2007, avant que KCI ne dépose sa défense, les parties ont entamé des discussions en vue d’arriver à un règlement auxquelles Cassan Maclean n’a pas participé. Les parties ont convenu que les défenderesses ne déposeraient pas de défense tant que les discussions pour arriver à un règlement étaient en cours.

 

[8]               La preuve de Me Bridi indique qu’il s’est aperçu que KCI Licensing était un client de Cassan Maclean pendant ces discussions. Les discussions n’ont pas abouti et, par la suite, en février 2008, Me Bridi a instruit l’avocat pour KCI d’informer la demanderesse du conflit. Le 4 mars 2008, l’avocat des défenderesses a écrit à Cassan Maclean pour soulever la question du conflit et demander que LoTech trouve un autre avocat pour intenter le présent recours.

 

[9]               La demanderesse n’a pas répondu à l’invitation. La question a encore été soulevée pendant un examen de la situation, qui a donné lieu à ce que le recours se poursuive qu’instance à gestion spéciale avec des instructions pour défenderesses déposent la requête en l’espèce. 

 

[10]           En plus d’un certain nombre de brevets mentionnés dans la lettre du 4 mars, Cassan Maclean est également l’agent inscrit au dossier pour la défenderesse KCI Licensing en lien avec deux autres demandes de brevet canadien et est, jusqu’en janvier 2008, l’agent inscrit au dossier d’une troisième demande de brevet, le « 724. Il n’est pas contesté que le travail de Cassan Maclean concernant les demandes de brevets mentionnées ci-dessus se poursuivait au moment de l’instance en l’espèce et se poursuit toujours, sauf pour la demande du brevet « 724. 

 

[11]           Me Bridi a déclaré que Cassan Maclean n’a pas demandé le consentement de KCI Licensing pour agir dans l’intérêt de la demanderesse dans l’instance en l’espèce, et que, de toute façon, la défenderesse n’aurait pas consenti à ce que le cabinet agisse contre elle. En dépit du fait que Cassan Maclean représente la demanderesse, la défenderesse soutient qu’elle a conclu que Cassan Maclean offre un service juridique compétent. Ayant retenu les services du cabinet depuis 2001, pour des questions de propriété intellectuelle, et compte tenu des connaissances du cabinet en matière de propriété intellectuelle, KCI Licensing soutient qu’elle ne devrait pas maintenant devoir subir les frais et l’inconvénient de retenir les services d’autres avocats pour ses demandes de brevets.

[12]           Les défenderesses nient les déclarations faites par la demanderesse dans ses observations sur l’examen de la situation voulant que les défenderesses aient fait un « effort calculé » pour créer un conflit d’intérêts à leur avantage en l’espèce en « ligotant » le secteur des cabinets expérimentés en matière de brevets.

 

[13]           Me Bridi a expliqué qu’étant donné la nature novatrice de ses entreprises, KCI est la propriétaire ou la demanderesse d’environ quarante marques de commerce canadiennes et quarante-cinq brevets canadiens. Au cours de divers moments depuis 1987, KCI a employé douze cabinets juridiques au Canada concernant ses questions de propriété intellectuelle.

 

[14]           KCI souligne que LoTech a, elle aussi, utilisé les services de quatre cabinets dans une instance pour le brevet 434 et pour le maintenir, et que Stephen Gates (M. Gates), le représentant principal de LoTech a auparavant utilisé différents avocats dans des litiges contre KCI concernant les mêmes brevets qui sont en litige en l’espèce. Selon les défenderesses, M. Gates aurait « choisi » une fois auparavant à être représenté par des avocats qui représentaient également KCI. M. Gates a retenu les services du cabinet Ridout & Maybee LLP, qui ont également agi dans les intérêts de KCI, et se sont volontairement retirés du dossier quand le conflit a été porté à leur attention.

 

[15]           Pour la demanderesse, l’affidavit de Me Weissenboeck comprend, en pièce jointe, une lettre de M. Gates, datée du18 juin 2008, à l’attention de Me Lynn Cassan. Essentiellement, la lettre exprime les objections de LoTech au retrait de Cassan Maclean du dossier. Il y a trois paragraphes dans l’affidavit de Me Weissenboeck qui répète essentiellement le contenu de la lettre de M. Gates. Ils font état de la relation de longue date entre M. Gates et Cassan Maclean, mentionne la plainte de M. Gates selon laquelle KCI ligote la plupart des cabinets d’Ottawa qui font des litiges de brevets, limitant ainsi sa capacité d’obtenir les d’avocats de brevets compétents, et indique l’appréciation de M. Gates pour ses représentants de Cassan Maclean, qu’ils disent trouver efficients et dont les honoraires sont raisonnables comparé à d’autres cabinets.

 

[16]           De plus, Me Weissenboeck témoigne des recherches qu’il a effectuées indiquant que les trois défenderesses à elles seules ont en tout publié cinquante-trois demandes de brevets canadiens. Il donne le nom des onze cabinets différents qui ont été engagés par les défenderesses comme agents inscrits au dossier pour les cinquante-trois demandes publiées.

 

[17]           Après avoir examiné les dossiers, Me Weissenboeck décrit le travail précis effectué par CM pour KCI Licensing concernant ses demandes de brevets en instance. Il affirme que le travail fait par son cabinet pour KCI Licensing a été « exagéré » par les défenderesses, et que, de toute façon, le travail fait jusqu’à présent était pour des technologies qui n’ont rien à voir avec le brevet en litige de LoTech en l’espèce. Il déclare un peu plus loin qu’il n’a trouvé aucun document ou correspondance de Kinetic Concepts ou de ses sociétés liées qui comprend des renseignements confidentiels qui pourraient être pertinents au litige intenté contre KCI par la demanderesse.

 

[18]           Enfin, Me Weissenboeck rappelle que, conformément aux instructions du département des brevets des défenderesses, un des brevets de KCI Licensing a été transmis de CM au cabinet Borden Ladner Gervais LLP (BLG) le 25 janvier 2008. Me Weissenboeck indique que Cassan Maclean avait supposé que les trois autres demandes complémentaires de KCI Licensing seraient également transmises à BLG. Selon son expérience, et l’information qu’il a obtenue en travaillant dans le secteur de la loi sur les brevets, Me Weissenboeck croit qu’il serait plus prudent du point de vue de la poursuite de traiter les quatre dossiers pertinents en même temps, étant donné qu’ils contiennent des sujets apparentés. Il note toutefois que KCI n’a pas transmis le travail à BLG comme prévu.

 

Admissibilité et poids à accorder à l’affidavit Me Weissenboeck

 

[19]           Les défenderesses contestent la preuve de la demanderesse comme étant irrégulière et en contravention de l’article 82 des Règles des Cours fédérales. L’article dispose que, sans l’autorisation de la Cour, un avocat[1] ne peut à la fois être l’auteur d’un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit.

 

[20]           KCI soutient qu’aucune importance ne devrait être accordée à l’affidavit et qu’il ne devrait se voir accorder aucun poids. Il est également demandé à la Cour d’écarter la preuve inadmissible de ouï-dire, dont les paragraphes qui font référence à la lettre de M. Gates, ainsi que l’opinion de Me Weissenboeck concernant les pratiques usuelles des poursuites en matière de brevets.

[21]           La demanderesse, pour sa part, affirme ce qui suit. La preuve produite par l’associé subalterne n’est pas litigieuse et ne va pas au cœur de la requête. Essentiellement, la preuve montre que le travail effectué par Cassan Maclean pour KCI Licensing est lié aux demandes de brevets qui ne sont pas pertinentes. La preuve de Me Weissenboeck est appropriée et nécessaire à cet égard, étant donné que seuls les avocats du cabinet peuvent examiner et fournir un récit de première main du travail qu’effectue le cabinet sur divers dossiers.

 

[22]           Me Cassan, au nom de la demanderesse, accepte qu’il ait été préférable que M. Gates produise un affidavit sous serment et qu’il ait été disposé à subir un contre-interrogatoire au Canada. Elle soutient toutefois que la Cour devrait tenir compte du fait que, en le faisant, LoTech aurait eu des frais importants à débourser et que de tels coûts sont onéreux pour une « petite entité » comme la demanderesse.

 

[23]           Dans Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2006 CAF 133, (Hyundai), le juge Sexton de la Cour d’appel fédérale, en interprétant l’article 82, observe au paragraphe 4 :

Il ne peut y avoir de règle stricte, mais il nous semble qu’il est malvenu pour un cabinet d’avocats de faire en sorte que ses employés agissent comme enquêteurs pour qu’ils fournissent ensuite un témoignage d’opinion sur les aspects les plus cruciaux de l’affaire. C’est particulièrement vrai lorsque, comme en l’espèce, il n’y a aucun témoignage de la part d’un non-employé du cabinet au sujet de ces aspects cruciaux. [...]

 

[24]           À mon avis, l’avertissement de la Cour d’appel fédérale, précisant qu’il « n’est pas judicieux » que des avocats déposent des affidavits, est encore plus important dans le contexte d’une requête qui exige le retrait d’un avocat à cause d’un conflit d’intérêts. Étant donné que l’avocat du cabinet dont le retrait est demandé possède une connaissance personnelle du travail qu’effectue un cabinet au nom d’un client, de telles requêtes doivent être débattues normalement et, j’ajouterais, de manière appropriée, par un avocat indépendant.

 

[25]           Il est évident que la preuve de Me Weissenboeck, qui vise à transmettre les opinions qu’exprime M. Gates dans sa lettre à Me Cassan, est une preuve par ouï-dire. Il n’y a aucune preuve ou explication appropriée qui explique pourquoi la meilleure preuve, soit celle de M. Gates lui-même, n’était pas disponible. La preuve de Me Weissenboeck est préjudiciable étant donné qu’aucun contre-interrogatoire valable ne peut lui être opposé. Elle est par conséquent inadmissible et aucun poids ne lui sera accordé pour appuyer les observations de la demanderesse. 

 

[26]           Quant à l’opinion de Me Weissenboeck concernant la conduite des poursuites sur les brevets, il a admis, lors du contre-interrogatoire, qu’il avait une expérience restreinte dans ce champ d’activité, et qu’il avait fondé ses opinions concernant la transmission de demandes de brevets sur l’information qui lui a été fournie sur ce qui se fait normalement. Cette preuve ne mérite pas non plus qu’un poids lui soit accordé.

 

[27]           Il y a d’autres éléments de la preuve de Me Weissenboeck qui ne sont pas litigieux et qui ne vont pas au cœur du litige. Je ne vois aucun motif, par conséquent, de rejeter l’affidavit en entier. D’autres faits, comme le nombre de cabinets retenus par les défenderesses, la nature du travail fait par les cabinets au nom de KCI ou le fait que ce travail concerne des sujets qui ne sont pas pertinents, ne sont pas contestés ou sont à mon avis sans importance.

 

La position des parties

 

[28]           Il n’est pas contesté que, pendant toute la période pertinente, Cassan Maclean a représenté à la fois la demanderesse et la défenderesse KCI Licensing et continue de le faire. Il est également reconnu entre les deux parties que l’affaire en l’espèce ne concerne ni ne soulève de question sur la possession ou l’utilisation d’information confidentielle.

 

[29]           Ces faits ne font pas partie du contexte factuel examiné par la Cour dans Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 RCS 1235 (Succession MacDonald), et se situent carrément dans les principes énoncés dans la décision plus récente de la Cour suprême dans R. c. Neil, [2002] 3 RCS 631 (Neil). En effet, les défenderesses soutiennent que la décision en l’espèce se fait entièrement en appliquant le critère de la « ligne de démarcation nette » formulé par le juge Binnie dans Neil. Elles s’appuient également sur la règle 2.054 du Code de déontologie de l’Ontario pour exiger le retrait de Cassan Maclean.

[30]           LoTech, de son côté, voit la requête en l’espèce comme étant stratégique de la part des défenderesses, et comme traitant essentiellement le financement des cas en litige comme l’instance en l’espèce, où les parties ont des moyens inégaux. LoTech soutient que les faits ne démontrent pas un conflit d’intérêts comme tel, que le travail de CM sur les demandes de brevets en instance non liées ne constitue pas une « relation pleine et entière », et que la règle de la « ligne de démarcation nette » invoquée par les défenderesses ne concerne pas le travail d’agences de brevet.

 

[31]           Cette dernière prétention indique essentiellement qu’une grande société comme KCI peut avoir une douzaine ou plus d’agents pour faire ses demandes de brevets, possiblement traitées par de nombreux cabinets agissant comme agences de brevets et dans le cadre de la loi sur les brevets. Si la Cour devait appliquer strictement la ligne de démarcation nette dans de telles affaires, elle ouvrirait la porte aux grandes sociétés les invitant à retenir de multiples cabinets juridiques spécialistes des brevets au cours de plusieurs années, ligotant essentiellement le secteur au détriment de petites entités qui, par conséquent, verraient leur choix d’avocat gravement restreint.

 

[32]           Mme Cassan affirme qu’elle ne défend pas que Cassan Maclean soit capable d’agir au nom des deux clients. Toutefois, pour assurer l’équité du résultat, elle encourage la Cour à ne pas appliquer la règle de démarcation nette de manière rigide, sans d’abord équilibrer les intérêts des parties. Elle met d’un côté de la balance le fait que la demanderesse, la partie qui a le moins de moyens, perdrait son droit de choisir un avocat sur qui elle a compté au cours des 10 dernières années en plus des coûts et de la difficulté à trouver un nouvel avocat, et de l’autre côté de la balance, les défenderesses qui, avec aisance et à peu de frais, peuvent transmettre leur travail à l’un de leurs autres avocats, comme ils l’ont déjà fait en janvier de l’année courante.

 

Le droit applicable

 

[33]           Il est bien établi en droit que les Cours jouent un rôle important de surveillance pour assurer que les avocats évitent les conflits d’intérêts. Dans Succession MacDonald, le juge Sopinka a confirmé l’autorité inhérente des Cours à retirer des avocats inscrits au dossier qui ont un tel conflit. Leur autorité découle du fait que les avocats sont des agents de la Cour et leur conduite peut affecter l’administration de la justice et doit être soumise au contrôle de cette autorité.[2]  La Cour a signalé, en l’espèce, que, bien qu’elles ne soient pas liées à des règles d’éthique établies par le barreau des provinces, les Cours peuvent consulter ces sources pour décider quelles sont les normes de conduite appropriées pour les avocats[3].

 

[34]           La règle 2.04 du Code de déontologie de l’Ontario (Code de déontologie) sous la rubrique « Obligation d’éviter les conflits d’intérêts », indique dans ses parties pertinentes :

 [...]

(2) L’avocat ne doit pas conseiller ni représenter deux parties opposées.

(3) L’avocat refuse d'agir ou de continuer à agir dans une affaire qui comporte ou risque de comporter un conflit d'intérêts à moins d'avoir dûment informé ses clients actuels ou éventuels et d'avoir obtenu leur consentement.

 

[35]           Règle 2.09(7) du Code de déontologie indique qu’un avocat doit se retirer s’il est manifeste qu’en continuant à représenter son client, l’avocat enfreindra le Code de déontologie.

 

[36]           La portée des obligations d’un avocat dans les circonstances en l’espèce, lorsqu’il s’agit d’un client actuel, est entièrement exposée dans Neil. Le devoir de loyauté de l’avocat envers le client actuel comprend le dévouement à la cause du client, la prévention des conflits d’intérêts, la franchise et la bonne foi. Il est décrit comme étant essentiel à l’intégrité de l’administration de la justice et à préserver la confiance de la partie en litige et du public dans cette intégrité. La partie en litige doit être assurée de la « loyauté sans partage » de son avocat ne laissant « aucun doute » sur le dévouement de son avocat dans la cause du client[4].

 

[37]           Dans la plupart des affaires de conflit d’intérêts, les cours sont invitées à intervenir au nom d’anciens clients, lorsque la possession et l’utilisation d’information confidentielle sont en cause. Il s’agit en l’espèce des mandats de clients actuels. Le devoir de loyauté à un client actuel est plus complet et « englobe un principe de portée beaucoup plus large de prévention des conflits d’intérêts, qui peut mettre en cause, ou non, l’utilisation de renseignements confidentiels. » [5]

[38]           Lord Millet, cité avec approbation dans Neil, souligne que la disqualification d’un avocat au service de clients actuels qui ont des intérêts opposés dépend seulement du conflit inhérent à la situation, n’ayant rien à voir avec l’information confidentielle :

[...] qu’un fiduciaire ne peut agir en même temps à la fois pour et contre un même client, et son cabinet n’est pas en meilleure position. Une personne ne peut agir au nom d’un client alors que son associé agit au nom d’un autre client dont les intérêts sont opposés, à moins que les deux clients n’y aient consenti.  L’inhabilité de cette personne n’a rien à voir avec la confidentialité de renseignements appartenant au client.  Elle repose sur l’inévitable conflit d’intérêts inhérent à la situation.[6]

 

[39]           Neil reconnaît qu’une interdiction aussi « générale » est sans doute un inconvénient important, particulièrement pour de grandes sociétés nationales à bureaux multiples. Toutefois, le juge Binnie conclut que la ligne de démarcation nette est néanmoins requise, même lorsqu’en l’espèce, les mandats de deux clients ne sont pas liés :

Cette ligne de démarcation très nette est tracée par la règle générale interdisant à un avocat de représenter un client dont les intérêts sont directement opposés aux intérêts immédiats d’un autre client actuel – même si les deux mandats n’ont aucun rapport entre eux – à moins que les deux clients n’y aient consenti après avoir été pleinement informés (et de préférence après avoir obtenu des avis juridiques indépendants) et que l’avocat ou l’avocate estime raisonnablement pouvoir représenter chaque client sans nuire à l’autre.[7]

 

 

[40]           Les applications subséquentes de Neil ont conclu que la nature ou le niveau de travail effectué par un avocat pour un client n’atténuent pas la règle de la démarcation nette. Dans First Property Holdings Inc. c. Beatty (2003), 66 OR (3d) 97 (First Property), un cabinet d’avocat agissait pour la demanderesse dans une instance tout en effectuant un travail de demande à la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario au nom d’une défenderesse dans la même instance. Au moment d’accorder une ordonnance du retrait d’un avocat, La Cour a noté au paragraphe 12 :

[traduction]

Devrait-il y avoir différentes catégories de clients, avec différentes obligations et des tâches qui dépendent de la nature du travail à effectuer et des conseils donnés? Je ne le crois pas. Un client actuel d’un cabinet d’avocat, même un client pour qui un travail mécanique est effectué, a droit au devoir de loyauté [...]

 

La Cour poursuit au paragraphe 17 :

 

[traduction]

Le critère de la ligne de démarcation nette décourage les nuances lorsqu’il est question d’un conflit d’intérêts entre un client actuel du cabinet juridique et un autre client. Lorsqu’il est conclu qu’il existe déjà une relation entre un avocat et un client, le « critère de la ligne de démarcation nette » s’applique pour éviter l’incertitude et les zones grises.

 

Discussion et conclusion

 

[41]           La demanderesse s’appuie sur Succession MacDonald et Ribeiro c. Vancouver (City) 2002 BCCA 678, (2002) B.C.L.R. (4te) 207 (Ribeirio), pour défendre l’argument qu’il peut y avoir un équilibre des intérêts dans l’application du critère de la « ligne de démarcation nette » qui permettrait à Cassan Maclean de continuer à être l’avocat pour la demanderesse.

 

[42]           En ce qui a trait à l’équilibre des intérêts, la distinction entre l’approche de la Cour suprême dans Succession MacDonald et Neil a été abordée par le juge Binnie dans Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 RCS 177, (Strother), au paragraphe 51 :

 

Cela ne signifie pas que, dans l’arrêt Neil, la Cour préconisait de résoudre au cas par cas les situations de conflit au moyen d’une mise en balance générale des intérêts en cause, méthode dont il serait difficile de prédire l’issue. Toutefois, maintenant qu’elle a été établie, la règle de l’arrêt Succession MacDonald — qui interdit de divulguer des renseignements confidentiels – est appliquée comme une règle de « démarcation très nette ».  Le droit à la confidentialité du client l’emporte sur le désir de mobilité de l’avocat.   Il en va de même pour l’arrêt NeilLa règle de la « démarcation très nette » est le fruit de la mise en balance d’intérêts et non un mécanisme qui donne ouverture à une autre mise en balance interne.  (Non souligné dans l’original.)

 

[43]           Pour les mêmes résultats, dans First Property, à la suite de son examen des principes énoncés dans Neil, et du Code de déontologie, la Cour a conclu que la ligne de démarcation nette s’appliquait en cas de clients actuels et que l’approche de l’équilibre des intérêts s’appliquait en cas d’anciens clients[8].

 

[44]           Dans Ribeiro, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique applique Succession MacDonald et utilise l’approche d’équilibre des intérêts en cas de préoccupations pour la rétention de services concurrents entre des clients qui s’opposent. La Cour a reconnu que dans cette affaire, Neil a été portée à son attention seulement après l’audience. L’affaire a été distinguée selon ses faits et que les principes dans Neil ne s’y appliquaient pas. En l’espèce, c’est Ribeiro qui doit être distinguée.

 

[45]           Il y a un certain nombre de motifs pour le faire. En cause dans la présente affaire était le Code de déontologie de la Colombie-Britannique qui permet l’existence de mandats concurrentiels de clients qui s’opposent quand le service fourni aux clients concerne des sujets qui ne sont pas liés. Contrairement à la situation en l’espèce, il semblerait que la possession et l’utilisation d’information confidentielle étaient en litige dans cette affaire. En outre, les faits dans Ribeiro pourraient faire partie de l’exception identifiée par le juge Binnie dans Neil :

Dans des cas exceptionnels, il est possible de déduire qu’il y a eu consentement du client.  Ainsi, les gouvernements reconnaissent généralement que les avocats en cabinet privé qui les représentent au civil ou au criminel agiront contre eux dans le cadre d’affaires qui n’ont aucun rapport avec ces mandats [...][9]

 

[46]           En l’espèce, je ne vois aucun motif pour déroger de l’application rigoureuse de la ligne de démarcation nette pour empêcher Cassan Maclean d’agir pour la demanderesse. En effet, l’interprétation que fait la demanderesse de la question que la Cour doit trancher, souligne la nécessité d’appliquer sans équivoque la ligne de démarcation nette dans ces circonstances. La question pour la demanderesse est celle de savoir comment appliquer l’interdiction de la ligne de démarcation nette, étant donné que, en définitive, un des clients « doit changer ». LoTech soutient qu’il serait équitable et ne présenterait aucune difficulté ou coût réel aux défenderesses si la Cour « exigeait » que les défenderesses complètent ou transmettent ou toutes leurs demandes de brevets à d’autres cabinets juridiques.

 

[47]           Il ne revient pas à la Cour de diriger ou de choisir parmi ses clients, afin de permettre à Cassan Maclean d’éviter son devoir de loyauté ou les conséquences d’avoir enfreint son devoir. La Cour n’est pas mieux placée que les cabinets en la matière, étant donné que le devoir de loyauté des cabinets juridiques est dû aux deux clients (voir Toddglen Construction Ltd. v. Concord Adex Developments Corp. (2004), 34 CLR (3d) 111).

[48]           Cassan Maclean ne peut pas invoquer en sa faveur le préjudice qui aurait pu être causé à sa cliente demanderesse. Le cabinet juridique a la responsabilité de prendre les mesures nécessaires pour identifier et éviter les conflits d’intérêts. Les dépens et l’inconvénient de recommencer la poursuite en litige avec un nouvel avocat auraient pu être évités si l’avocat avait pris les mesures minimales nécessaires en effectuant une recherche de conflit d’intérêts avant d’accepter le mandat de la demanderesse d’intenter le litige. Il est évident dans la preuve qu’il ne l’a pas fait. L’équilibre des intérêts ne s’applique pas en l’espèce. Il y a une interdiction précise de prodiguer des conseils ou de représenter les deux parties d’un litige en même temps. Cassan Maclean ne pouvait tout simplement pas accepter un mandat d’un client pour intenter une action contre un autre client actuel sans divulgation appropriée et consentement. N’ayant rien fait pour éviter le conflit d’intérêts, et ayant plus tard refusé de se retirer quand le conflit d’intérêts a été porté à son attention, la conduite de Cassan Maclean doit être sanctionnée par l’application rigoureuse de la ligne de démarcation nette.

 

[49]           J’ajouterais que s’il avait été approprié de tenir compte de l’équilibre des intérêts dans ces circonstances, je n’aurais, de toute façon, aucun fondement pour affirmer les intérêts d’un client sur ceux d’un autre, étant donné qu’aucun ne souhaite perdre son choix de Cassan Maclean à titre d’avocat.

 

Utilisation de la requête comme tactique de retard

 

[50]           La demanderesse soutient que la pratique des défenderesses qui consiste à retenir les services d’avocats vise un avantage tactique et elle laisse entendre que le retard des défenderesses à soulever la question du conflit d’intérêts devrait les empêcher d’obtenir réparation. Je dis bien laisse entendre, parce que le retard des défenderesses à soulever le conflit d’intérêts, bien que soulevé dans l’affidavit de Me Weissenboeck, ainsi que dans les observations de la demanderesse concernant l’examen de la situation, n’a pas été poursuivi à l’audience de la requête. 

 

[51]           La Cour suprême, à la fois dans Neil et Strother, met en garde l’utilisation des requêtes pour empêcher des avocats aux fins de tactique ou pour établir un avantage :

 

Ces intérêts opposés constituent en fait différents aspects de la protection de l’intégrité du système judiciaire.  Si une partie à un litige pouvait, au détriment de son adversaire, tirer un avantage stratégique immérité de la présentation d’une requête en inhabilité ou d’une demande de réparation « éthique » quelconque en se servant du principe de « l’intégrité de l’administration de la justice » comme d’un simple pavillon de complaisance, le caractère équitable du processus serait compromis. [10]

 

 

[52]           Dans les circonstances, il n’y a rien de néfaste à ce que les défenderesses engagent une multitude de cabinets juridiques spécialisés en propriété intellectuelle pour les représenter, et il n’y a aucun fondement qui conclut que cela se fait pour des motifs inappropriés. Il n’y a pas non plus de motifs d’accepter l’avis des défenderesses que la demanderesse choisit volontairement des cabinets juridiques pour la représenter qui sont en conflit d’intérêts. À la fois la demanderesse et les défenderesses ont utilisé divers avocats pour poursuivre leurs intérêts en matière de propriété intellectuelle. En outre, Me Weissenboeck a admis au contre-interrogatoire que LoTech a toujours la possibilité de choisir parmi un bon nombre de cabinets juridiques spécialisés en propriété intellectuelle. Il n’y a aucun autre motif qui laisse entendre que les défenderesses utilisent le conflit d’intérêts comme stratagème. L’accusation de la demanderesse selon laquelle les défenderesses invoquent le conflit d’intérêts pour retarder la procédure peut également être faite à CM pour ne pas avoir pris les mesures appropriées pour prévenir le conflit d’intérêts ou le résoudre.

 

[53]           Je me penche sur le retard des défenderesses à avoir porté le conflit d’intérêts à l’attention de Cassan Maclean ou à déposer de la requête pour empêcher le cabinet d’agir pour la demanderesse en l’espèce. La déclaration dans le cadre de l’instance sous-jacente a été signifiée aux défenderesses en septembre 2007, et ces dernières ont découvert le conflit d’intérêts pendant la discussion pour arriver à un règlement qui s’est déroulée de novembre 2007 à février 2008, mais ont attendu jusqu’en mars 2008 pour aborder la question du conflit d’intérêts. J’accepte l’explication des défenderesses selon laquelle l’affaire a été soulevée aussitôt que possible dans l’étape du litige, soit avant que des étapes additionnelles soient prises, mais de manière à permettre aux discussions pour arriver à un règlement de se poursuivre.

 

[54]           Bien que le retard à soulever la question du conflit d’intérêts ne puisse être excusé et puisse, dans certains cas, constituer un consentement implicite, ou que la partie renonce à ses droits concernant le conflit d’intérêts[11], la demanderesse ne prétend rien de la sorte. En l’espèce, la longueur du retard n’était pas démesurée et a été justifiée de manière convaincante. Ce qui est encore plus important, il n’y a aucune affirmation de méfait ou de préjudice à la demanderesse en conséquence.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE ce qui suit :  

 

1.         Cassan Maclean LLP est inhabile à représenter la demanderesse, LoTech, et, par conséquent, est retiré à titre d’avocat inscrit au dossier.

 

2.         Les dépens de la requête en l’espèce seront payés aux défenderesses par la demanderesse.

 

3.         La demanderesse devra inscrire un nouvel avocat au dossier d’ici le 12 décembre 2008.

 

4.         Le nouvel avocat pour la demanderesse doit déposer un calendrier pour les prochaines étapes de l’instance en l’espèce, avec consentement, au besoin, d’ici le 21 décembre 2008.

 

 

« R. Aronovitch »

Protonotaire

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1524-07

 

INTITULÉ :                                       Lotech Medical Systems Limited c.

                                                            Kinetic Concepts Inc. et al.

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 14 août 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE PROTONOTAIRE ARONOVITCH

 

DATE DES MOTIFS : 

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Lynn S. Cassan

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me Peter Wilcox

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cassan Maclean

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Me Peter Wilcox

Torys LLP, Toronto

POUR LES DÉFENDERESSES

 



[1]Interprétation qui inclut le cabinet de l’avocat : Voir Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c Hyundai Auto Canada, 2005 CF 1254, au paragraphe 13, (selon le juge Finkenstein); Bojangles' International, LLC c Bojangles Café Ltd., 2005 CF 272, au paragraphe 10, (selon le protonotaire Hargrave).

[2] Succession MacDonald, au 1245-46.

[3]Idem.

[4]Neil, au paragraphe 12.

[5]Idem, au paragraphe 17.

[6]Bolkiah c KPMG, [1999] 2 A.C. 222, au 234-35, cité dans Neil, au paragraphe 27.

[7] Neil, au paragraphe 29.

[8]First Property, au paragraphe 36.

[9]Neil, au paragraphe 28.

[10]Neil, au paragraphe 14. Voir également Strother, au paragraphe 36.

[11]Voir Dobbin c Acrohelipro Global Services Inc., 2005 NLCA 22, (2005), 246 Nfld. & P.E.I.R. 177; Saskatchewan River Bungalows Ltd. c Maritime Life Assurance Co., [1994] 2 S.C.R. 490

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