Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Date : 20081106

Dossier : T‑1248‑07

Référence : 2008 CF 1233

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2008

En présence de monsieur le juge Mosley

 

ENTRE :

 

ANTHONY MOODIE

 

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA,

REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

 

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur fait appel, en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), de la décision de la protonotaire Milczynski, en date du 27 mai 2008, de rejeter son action. La déclaration modifiée du demandeur a été radiée au motif que la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5 (la Loi), et les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (les Ordonnances et règlements) établissent un régime légal exclusif pour le règlement des différends liés au service qui surgissent entre membres des Forces armées canadiennes (les FAC) et Sa Majesté la Reine.

 

[2]               Dans sa déclaration modifiée, le demandeur sollicite un jugement déclaratoire disant qu’il a été à tort libéré des FAC, et une ordonnance le réintégrant dans ses fonctions. Il réclame aussi des dommages‑intérêts de 4,3 millions de dollars pour violation de son droit à la sécurité de sa personne, un droit garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui est la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 (la Charte), violation de ses droits à l’égalité, garantis par l’article 15 de la Charte, atteinte à sa réputation et diffamation, infliction intentionnelle d’une souffrance morale, négligence et manquement aux obligations fiduciaires.

 

[3]               Ces prétentions sont fondées sur des allégations se rapportant au service du demandeur auprès des FAC de 1995 à 2005. Le demandeur reconnaît qu’il a déposé des griefs au regard desdites allégations. Il dit que la défenderesse l’a empêché de recourir à la procédure de règlement des griefs prévue par la Loi ou a déraisonnablement refusé de traiter et juger ses griefs pour l’empêcher d’obtenir réparation. Le demandeur fait valoir que, en raison des actes délictueux de la défenderesse, il a dû obtenir des soins médicaux pour cause de stress et d’anxiété.

 

[4]               Le demandeur, qui n’a déposé aucune preuve dans la présente requête, se fonde sur les faits allégués dans sa déclaration modifiée. Il a d’abord voulu faire appel de la décision de la protonotaire devant la Cour d’appel fédérale, puis a sollicité, et obtenu, une prorogation du délai de dépôt de la présente requête, en vertu de l’article 51 des Règles. Accordant la prorogation, le juge Harrington a appliqué le critère énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hennelly, (1999), 244 N.R. 399, en se demandant : a) s’il y avait intention constante de poursuivre l’appel; b) s’il y avait une cause défendable; c) s’il y avait une explication raisonnable justifiant le retard; et d) si l’autre partie allait subir un préjudice en raison d’une prorogation du délai : Moodie c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2008 CF 968, [2008] A.C.F. n° 1202.

 

[5]               Le juge Harrington a conclu qu’il y avait eu intention constante de poursuivre l’appel, que la défenderesse ne subirait pas un préjudice par suite d’une prorogation du délai et qu’il existait une explication raisonnable justifiant le retard parce que l’article 51 des Règles avait échappé à l’avocat.

 

[6]               Sur la question de savoir si le demandeur avait une cause défendable, le juge Harrington écrivait ce qui suit, au paragraphe 9 des motifs de son ordonnance :

Compte tenu de l’arrêt récent Canada c. Bernath, 2007 CAF 400, 290 D.L.R. (4th) 357, rendu par la Cour d’appel fédérale, il est raisonnablement possible d’affirmer que, malgré la règle générale selon laquelle on ne peut présenter une demande de contrôle judiciaire sans avoir au préalable épuisé les recours de la procédure de règlement des griefs prévue par la loi applicable, et selon laquelle on ne peut présenter une réclamation en dommages‑intérêts sans avoir tout au moins demandé le contrôle judiciaire de la décision définitive de l’office fédéral (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Hinton, 2008 CAF 215), rien dans la procédure de règlement des griefs susmentionnée ne permet d’accorder une réparation pécuniaire à un membre des Forces canadiennes alléguant qu’il y a eu atteinte aux droits qui lui sont garantis par la Charte. Il est donc possible de soutenir qu’une personne n’a pas à attendre une réparation qui ne peut lui être accordée. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[7]               Le juge Harrington concluait, au paragraphe 10 de ses motifs, que « il se peut sur ce fondement qu’au moins certains des paragraphes de la déclaration modifiée auraient pu survivre à la requête en radiation ». Il a donc accordé la prorogation du délai d’appel.

 

[8]               Dans son argumentation écrite à l’appui de la présente requête, le demandeur dit qu’il voudrait modifier à nouveau sa déclaration. Il n’a pas précisé la modification souhaitée. Subsidiairement, si la Cour arrive à la conclusion qu’une demande de contrôle judiciaire est une condition préalable au dépôt d’une action dans ce contexte, alors il dit souhaiter convertir l’action en une demande de contrôle judiciaire. Mais il n’a pas dit quelle décision des FAC ou du comité des griefs serait l’objet de la demande de contrôle judiciaire.

 

Points litigieux

 

[9]               La défenderesse, rattachant à la compétence le point principal soulevé dans le présent appel, dit que la compétence de la Cour a été supplantée par la procédure officielle de règlement des griefs. Subsidiairement, la défenderesse fait valoir que, si la Cour conserve une compétence résiduelle, la question est de savoir si elle devrait s’en remettre au régime législatif général.

 

[10]           Pour le demandeur, les points à décider sont de savoir si la Cour fédérale a compétence pour juger le présent différend, et si le demandeur doit introduire une demande de contrôle judiciaire avant de déposer une action en dommages‑intérêts?

 

[11]           À mon avis, les questions que soulève la présente requête sont les suivantes :

a) Quelle norme de contrôle régit un appel interjeté de la décision d’un protonotaire radiant une déclaration?

b) Le demandeur doit‑il épuiser la procédure officielle de règlement des griefs applicable aux différends en milieu de travail qui surgissent au sein des Forces armées canadiennes, avant de solliciter l’intervention de la Cour?

 

Norme de contrôle

 

[12]           Comme il est indiqué dans l’arrêt Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.), 149 N.R. 273, et redit dans l’arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459, le juge saisi d’un appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue de la cause; ou

 

b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir en vertu d’un mauvais principe ou en se fondant sur une mauvaise appréciation des faits.

 

[13]           Une décision qui peut être soit interlocutoire soit définitive selon le résultat auquel elle aboutit doit être considérée comme déterminante pour l’issue de la cause principale. Les parties s’accordent pour dire qu’il y a lieu ici d’examiner l’affaire en la reprenant depuis le début puisque la décision de la protonotaire a mis fin à l’instance et qu’elle était donc définitive.

 

Le demandeur est‑il tenu d’épuiser la procédure officielle de règlement des griefs des FAC avant de solliciter l’intervention de la Cour?

 

[14]           Le demandeur dit que les faits allégués dans sa déclaration modifiée doivent être tenus par la Cour pour avérés, ou aptes à être prouvés. Il dit qu’il a tenté de recourir au régime officiel de règlement des griefs et que la défenderesse l’en a empêché. L’attitude de la défenderesse constitue, selon le demandeur, une atteinte à ses droits garantis par la Charte, atteinte pour laquelle une réparation sous forme de dommages‑intérêts n’est pas possible, que ce soit selon la procédure officielle de règlement des griefs ou à la faveur d’une demande de contrôle judiciaire déposée devant la Cour. D’après lui donc, on ne saurait dire qu’est vouée à l’échec sa démarche visant à obtenir de la Cour qu’elle déclare que le refus de la défenderesse d’accepter ou de trancher ses griefs constitue en tant que tel un acte dommageable qui appelle réparation.

 

[15]           La défenderesse nie les faits allégués par le demandeur et s’appuie sur l’affidavit de Gordon Prieur produit lors de la requête en rejet dont était saisie la protonotaire Milczynski, et soumis à nouveau dans le présent appel. M. Prieur est agent des enquêtes et des plaintes, au Comité des griefs des Forces canadiennes, au ministère de la Défense nationale. Accompagné de pièces justificatives, l’affidavit de M. Prieur décrit la procédure de règlement des griefs des FAC ainsi que l’état d’avancement de six griefs déposés par le demandeur.

 

[16]           M. Prieur écrit que quatre des griefs ont été mis en suspens jusqu’à l’issue de la présente action, ainsi que le requiert le paragraphe 7.16(1) des Ordonnances et règlements. S’agissant des deux griefs restants, l’affidavit précise que le demandeur n’a pas épuisé les voies de recours dont il dispose pour obtenir un redressement auprès des FAC. M. Prieur n’a pas été contre‑interrogé sur son affidavit, et le demandeur n’a pas contesté l’exactitude de son contenu.

 

[17]           La défenderesse dit que l’action radiée par la protonotaire était une tentative du demandeur de contourner la procédure de règlement des griefs des FAC en invoquant un redressement aux termes de la Charte. Cette procédure, énoncée dans les articles 29 à 29.28 de la Loi et dans les articles 7.01 à 7.18 des Ordonnances et règlements, constitue un code détaillé et complet de règlement des griefs déposés par les membres des FAC.

 

[18]           Le demandeur dispose de deux voies de recours, affirme la défenderesse : il peut aller de l’avant avec ses griefs et tenter d’obtenir sa réintégration dans les FAC, ainsi que d’autres mesures, ou il peut demander une pension en application de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, L.C. 2005, ch. 21, pour être indemnisé du préjudice qu’il prétend avoir subi. L’action est donc, au mieux, prématurée, et, au pis aller, un abus de la procédure. Si le demandeur n’est pas satisfait du redressement obtenu à la faveur de l’une ou l’autre de ces voies de recours, ajoute la défenderesse, il pourra alors déposer une demande de contrôle judiciaire. Le demandeur ne serait pas empêché de déposer une action en dommages‑intérêts ultérieure si les moyens susdits devaient échouer.

 

[19]           L’alinéa 221(1)a) des Règles dispose que la Cour peut à tout moment ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable, et qu’elle peut ordonner que l’action soit rejetée. Selon l’alinéa 221(1)f), l’acte de procédure peut également être radié au motif qu’il constitue un abus de procédure.

 

[20]           Une requête en radiation d’un acte de procédure au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action valable sera accueillie uniquement si, à supposer que les faits allégués dans la déclaration soient avérés, le juge arrive à la conclusion que l’issue de l’affaire est « évidente et manifeste » ou « au‑delà de tout doute raisonnable » : Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, 74 D.L.R. (4th) 321, page 980.

 

[21]           La règle selon laquelle les faits importants énoncés dans une déclaration doivent être tenus pour avérés ne signifie pas que les allégations fondées sur des suppositions et des conjectures doivent être admises. Elles devraient être tenues pour avérées si elles peuvent être établies au moyen de preuves produites au procès : arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, 74 D.L.R. (4th) 321, au paragraphe 27. Cela vaut également pour les prétendues atteintes à des droits garantis par la Charte. Le demandeur doit montrer qu’il a au moins quelque chance d’obtenir gain de cause.

 

[22]           L’argument qui permettrait d’affirmer que le demandeur a été privé du droit à la sécurité de sa personne n’apparaît pas d’emblée dans la déclaration modifiée, et il n’est pas évident non plus que ses droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte ont été transgressés par les autorités militaires. Le demandeur n’offre rien de plus que de simples allégations à l’appui de ses prétentions.

 

[23]           La pratique de la Cour, énoncée dans le paragraphe 221(2) des Règles, est qu’aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête pour que soit rendue une ordonnance fondée sur l’alinéa 221(1)a). Cependant, il ressort de la jurisprudence que la requête en radiation d’un acte de procédure au motif que la cause d’action déborde la compétence de la Cour peut être appuyée par un affidavit : arrêt Erasmus c. Canada (No. 2), [1992] 2 C.F. 681, [1992] 2 C.T.C. 21 (C.A.). La Cour n’écartera pas non plus un affidavit montrant qu’une allégation essentielle de la déclaration est fausse : Cameron c. Ciné St.‑Henri Inc., [1984] 1 C.F. 421 (1re inst.), 2 C.P.R. (3d) 491. Si je comprends bien la déclaration modifiée du demandeur, l’une de ses allégations essentielles est que la défenderesse a refusé de donner suite à ses griefs.

 

[24]           Il n’y a aucune limite à la recevabilité de preuves par affidavit dans une requête fondée sur les autres moyens énoncés au paragraphe 221(1) des Règles, y compris le moyen selon lequel l’acte de procédure constitue un abus de procédure.

 

[25]           J’arrive à la conclusion que l’affidavit de M. Prieur relatif à la procédure de règlement des griefs des FAC et à l’état d’avancement des griefs déposés par le demandeur est recevable dans le présent appel, en tant qu’exception au cas d’irrecevabilité prévu au paragraphe 221(2) des Règles, à l’appui de l’affirmation de la défenderesse selon laquelle une allégation essentielle de la déclaration du demandeur est fausse ou selon laquelle l’action constitue un abus de procédure.

 

[26]           Selon la preuve non contestée de la défenderesse, les griefs du demandeur sont traités d’une manière conforme au régime prévu par la loi, et le demandeur n’est nullement entravé dans sa liberté de se prévaloir de ce régime.

 

[27]           La Cour a qualifié de « procédure la plus large possible » la procédure de règlement des griefs établie dans la Loi sur la défense nationale, ajoutant qu’elle « englobe toute formule, toute tournure, toute expression d’injustice, d’iniquité, de discrimination ou de quoi que ce soit » et qu’elle « comprend absolument tout » : Jones c. Canada, (1994) 87 F.T.R. 190, 51 A.C.W.S. (3d) 1271, paragraphe 9.

 

[28]           Il est de jurisprudence constante que la procédure de règlement des griefs des FAC constitue un recours adéquat qu’un demandeur doit épuiser avant de pouvoir s’adresser à la Cour pour obtenir réparation : décision Jones, précitée; Sandiford c. Canada, 2007 CF 225, 309 F.T.R. 233; Gallant c. Canada (1978), 91 D.L.R. (3d) 695, [1978] A.C.F. n° 1122 (C.F. 1re inst.); Pilon c. Canada (1996), 119 F.T.R. 269 (1re inst.), 23 C.C.E.L. (2d) 267; Villeneuve c. Canada (1997), 130 F.T.R. 134 (1re inst.), 71 A.C.W.S. (3d) 669; Haswell c. Canada (Procureur général) (1998), 56 O.T.C. 143 (Div. gén.), 77 A.C.W.S. (3d) 541, confirmé : (1998), 116 O.A.C. 395 (C.A.); Anderson c. Canada (Forces armées) (C.A.) (1996), [1997] 1 C.F. 273, 141 D.L.R. (4th) 54; et Chisholm c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 387, 231 F.T.R. 155.

 

[29]           Dans la décision Sandiford, précitée, la juge Layden‑Stevenson décrivait la raison d’être de cette proposition, au paragraphe 29 de ses motifs :

La démarche énoncée est compatible avec le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929. Dans cet arrêt, la Cour suprême a décidé que lorsque le sujet d’un différend est un sujet visé par un régime prévu par la loi ou une convention collective, le tribunal devrait, en règle générale, s’en remettre aux mécanismes énoncés dans le régime applicable (paragraphes 50 à 58 et 67). Plus récemment, dans l’arrêt Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, la Cour suprême a souligné qu’il fallait s’attacher non pas à la qualité juridique du tort, mais aux faits qui donnent naissance au litige pour décider s’il y a un autre recours adéquat (paragraphe 11). Sauf dans les circonstances les plus inhabituelles, le tribunal devrait se déclarer incompétent et s’en remettre aux régimes de règlement des griefs prévus par la loi (paragraphe 2).

 

 

[30]           La juge Layden‑Stevenson a trouvé que la nature des plaintes de M. Sandiford dans cette affaire‑là entrait tout à fait dans le champ de la procédure de règlement des griefs. Pareillement, je suis d’avis que la procédure de règlement des griefs des FAC se prête particulièrement bien à la solution des points soulevés par M. Moodie. Comme l’écrivait la protonotaire Milczynski, [traduction] « les prétendus événements découlent directement de l’emploi du demandeur auprès des FAC. Le préjudice à corriger, la nature du redressement sollicité et les faits et circonstances qui ont conduit au prétendu préjudice se rapportent à l’ordonnancement de sa vie militaire ». Ce contexte factuel n’est pas modifié du seul fait que le demandeur qualifie les événements d’atteintes à ses droits garantis par la Charte.

 

[31]           Le demandeur dit que l’arrêt Bernath, précité, rendu récemment par la Cour d’appel fédérale, ainsi qu’une autre décision rendue par le juge Barnes, Manuge c. Canada, 2008 CF 624, [2008] A.C.F. n° 787, permettent d’affirmer que, en dépit de la règle générale selon laquelle une demande de contrôle judiciaire doit être introduite préalablement à une action civile en dommages‑intérêts, une action en dommages‑intérêts pour violation de droits garantis par la Charte pourrait être déposée sans une procédure préalable de contrôle judiciaire.

 

[32]           À mon avis, la décision Manuge n’appuie pas la position adoptée par le demandeur. Dans cette affaire‑là, le juge Robert Barnes écrivait que, dans certains cas, une action introduite par un membre des Forces armées canadiennes pourrait aller de l’avant en tant que recours collectif alors même qu’une demande de contrôle judiciaire n’avait pas été introduite. Le demandeur contestait la légalité d’une politique gouvernementale. Au paragraphe 17 de ses motifs, le juge Barnes concluait que « ce sont là des considérations qui revêtent une bien moindre importance dans un cas où la contestation se limite à la légalité d’une politique gouvernementale et où l’application de cette politique a des répercussions durables sur la partie concernée ». Dans la présente affaire, les prétentions avancées par M. Moodie sont fondées sur des faits ou événements qui sont survenus dans le passé et qui ne concernent que lui.

 

[33]           Dans l’affaire Bernath, le demandeur avait obtenu partiellement gain de cause dans son grief, mais le chef d’état‑major de la défense avait refusé de lui accorder une compensation financière, car il estimait qu’il n’avait pas le pouvoir de la lui accorder. Plutôt que d’introduire une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision, l’appelant avait intenté une action en dommages‑intérêts en vertu de l’article 24 de la Charte, pour violation de son droit à la sécurité de sa personne.

 

[34]           La déclaration fut radiée et l’action fut rejetée par la protonotaire Mireille Tabib, au motif que le chef d’état‑major de la défense avait la compétence nécessaire pour statuer sur la demande de dommages‑intérêts; cette demande aurait donc pu être avancée durant la procédure de règlement des griefs, et en conséquence l’action constituait un abus de procédure : Bernath c. Canada, 2005 CF 1232, 275 F.T.R. 232. L’action fut rétablie par le juge Simon Noël dans la décision Bernath c. Canada, 2007 CF 104, 321 F.T.R. 1, après appel interjeté de la décision de la protonotaire.

 

[35]           Le juge Noël a conclu, après un examen approfondi des faits et du droit, que la procédure de règlement des griefs des FAC n’avait pas été conçue pour régler des points portant sur des droits garantis par la Charte, ni pour définir la réparation résultant de la violation de tels droits. Ladite procédure ne constituait donc pas un tribunal compétent au sens de l’article 24 de la Charte. Sans cette compétence, il ne pouvait y avoir abus de procédure. Par ailleurs, le demandeur n’était pas tenu d’introduire d’abord une demande de contrôle judiciaire avant de déposer son action.

 

[36]           Saisie d’un appel de la Couronne, la Cour d’appel fédérale a estimé que le juge Noël n’avait commis aucune erreur fondamentale en appliquant l’approche fonctionnelle et structurelle exposée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575, pour savoir si le tribunal administratif est compétent pour ordonner la réparation en cause. Au paragraphe 8 de ses motifs, la Cour d’appel fédérale écrivait que, dans les affaires relatives aux relations de travail, les cours de justice avaient adopté depuis plusieurs années une approche non interventionniste pour ce qui concernait les tribunaux administratifs spécialisés dans ce domaine : Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, paragraphe 13.

 

[37]           Selon moi, l’affaire Bernath se distingue de la présente espèce car la procédure de règlement des griefs qui était en cause dans l’affaire Bernath avait été menée à son terme, mais n’avait pu conduire au redressement que souhaitait obtenir le demandeur. Ici, le demandeur a déposé son action en dommages‑intérêts avant que la procédure de règlement des griefs ne conduise à une décision définitive ou ne soit menée à son terme. Aucune erreur n’a été constatée dans une décision ou mesure des FAC portant sur la carrière du demandeur, et il n’a pas été conclu à l’impossibilité pour lui d’obtenir un redressement. Il ne s’agit pas ici d’un cas où la procédure de règlement des griefs a été jugée insuffisante compte tenu de l’objectif recherché, mais plutôt d’un cas où le demandeur cherche à contourner cette procédure.

 

[38]           Le principal redressement que voudrait obtenir le demandeur est un jugement déclaratoire portant qu’il a été libéré à tort des FAC, outre une ordonnance le réintégrant dans ses fonctions au sein des FAC. Il s’agit là manifestement d’une forme de redressement qu’il pourrait obtenir au moyen de la procédure de règlement des griefs. Subsidiairement, il est sans doute fondé à solliciter une pension d’invalidité pour les lésions subies durant son service. Il est tout simplement prématuré de présumer qu’une réparation ne pourrait pas être accordée à la faveur des procédures administratives alors que le demandeur a omis de s’en prévaloir. Et il s’agit là du genre de décisions administratives qui sont validement l’objet de demandes de contrôle judiciaire.

 

[39]           Dans l’arrêt Bernath, la Cour d’appel citait l’arrêt Prentice c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2005 CAF 395, [2006] 3 R.C.F. 135, pour montrer qu’il serait difficile au demandeur d’établir une atteinte à ses droits garantis par la Charte. Dans l’affaire Prentice, le demandeur avait déposé devant la Cour fédérale une action en dommages‑intérêts contre la Couronne pour violation de son droit à la sécurité de sa personne. La Couronne avait tenté de faire radier l’action au motif notamment que la réparation sollicitée pouvait être demandée au moyen de griefs déposés en application de la partie III de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10, ou en application de la partie II du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2.

 

[40]           La Cour d’appel, estimant que l’action était un grief déguisé ou une plainte déguisée de discrimination, a radié la déclaration et rejeté l’action. Elle s’est exprimée ainsi, au paragraphe 76 de ses motifs :

[…] un demandeur qui veut poursuivre la Couronne en dommages‑intérêts pour responsabilité civile doit d’abord exercer les recours que lui offre le droit administratif. L’article 24 de la Charte n’est pas une disposition de dépannage destinée à rescaper les justiciables qui n’exercent pas les recours que les lois « ordinaires » leur permettent d’exercer. La Cour fédérale n’est pas là pour remplir le rôle que les lois attribuent aux arbitres et aux ministres. Ce n’est tout simplement pas sa fonction que de décider, sous le couvert d’une action fondée sur la Charte, du bien‑fondé d’un grief ou d’une demande de pension d’invalidité et encore moins de déterminer le montant des dommages ou de la pension que des arbitres ou des ministres auraient pu accorder s’ils avaient été saisis du dossier.

 

[41]           Pareillement, la présente action est un grief déguisé et une plainte déguisée de discrimination, et le demandeur n’a pas épuisé les recours que lui offre la procédure officielle de règlement des griefs. D’après moi, il est manifeste et évident, et au‑delà de tout doute raisonnable, que la présente action est prématurée, tant que ladite procédure n’est pas achevée, et qu’elle n’a aucune chance de succès.

 

[42]           Au cours de son argumentation orale, l’avocat du demandeur donnait à entendre que, dans l’intérêt de la courtoisie judiciaire, je devrais souscrire à l’avis du juge Harrington pour qui « il est raisonnablement possible d’affirmer » que les prétentions du demandeur sont bien fondées.

 

[43]           Selon le principe de la courtoisie judiciaire, un juge d’une juridiction inférieure doit faire preuve de retenue lorsqu’il est appelé à trancher un point de droit auparavant décidé par un autre juge de la même juridiction : Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CF 120, [2006] 4 R.C.F. 41. Il ne s’agit pas de l’application de la règle du précédent, mais de l’idée selon laquelle les décisions des cours de justice devraient être uniformes afin d’offrir une certaine prévisibilité aux justiciables : Alfred c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1134, 279 F.T.R. 7.

 

[44]           Je constate que l’avis de mon collègue quant à la solidité des arguments avancés fut faite dans le contexte d’une requête en prorogation d’un délai, requête pour laquelle le seuil à atteindre en droit est faible et qui exige une décision assez rapide. Le juge Harrington a considéré, compte tenu de l’arrêt Bernath, que le demandeur disposait d’un argument assez défendable. Selon moi, l’arrêt Bernath n’est pas applicable ici, pour les motifs que j’ai exposés plus haut. Par ailleurs, j’ai bénéficié de preuves plus complètes et j’ai eu l’occasion d’examiner des précédents qui pointent dans une autre direction. La conclusion à laquelle je suis arrivé s’accorde à mon avis avec les orientations de la jurisprudence.

 

[45]           À la lumière de ces conclusions, il ne m’est pas nécessaire de me demander si la norme de l’« argument défendable » qui s’applique dans le contexte de l’octroi d’une prorogation de délai équivaut à la norme requise pour faire échouer une requête en rejet. Mais, en tout état de cause, je ne serais pas du tout disposé à admettre qu’une décision portant sur une requête en prorogation de délai puisse trancher l’appel pour lequel a été accordé un délai additionnel.

 

[46]           Après examen des autres arguments du demandeur, je ne vois aucune utilité à autoriser une nouvelle modification de la déclaration alors que le demandeur n’a pas indiqué ce que pourrait être cette modification. Je ne crois pas non plus opportun de convertir la présente action en une demande de contrôle judiciaire, à supposer (et je ne me prononcerai pas là‑dessus) que j’aie la compétence requise pour autoriser une telle conversion. Au vu du dossier, il n’y a pour l’heure aucune décision qui puisse faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

 

[47]           Il restera loisible au demandeur de poursuivre ses griefs et d’obtenir le contrôle judiciaire des décisions qui en résulteront et, au besoin, de renouveler son action en dommages‑intérêts.

 

[48]           En conséquence, je rejette la requête et, exerçant mon pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début, je prononce la radiation de la déclaration modifiée et rejette l’action, avec dépens en faveur de la défenderesse.

 

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE : la requête par laquelle le demandeur fait appel de la décision de la protonotaire Milczynski en date du 27 mai 2008 est rejetée, la déclaration modifiée du demandeur est radiée dans son intégralité, et l’action est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse devant toutes les cours.

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Aleksandra Koziorowska, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T‑1248‑07

 

INTITULÉ :                                       ANTHONY MOODIE

 

                                                            c.

 

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DE LA DÉFENSE NATIONALE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 septembre 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                       Le juge Mosley

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 novembre 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Charles Roach

 

POUR LE DEMANDEUR

Michelle Ratpan

Jacqueline Dais‑Visca

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Charles Roach

Roach Schwartz et Associés

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.