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Date : 20081217

Dossier : T-745-04

Référence : 2008 CF 1390

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2008

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

PEMBINA COUNTY WATER RESOURCE DISTRICT,

LA VILLE DE PEMBINA, DAKOTA DU NORD,

LE CANTON DE PEMBINA, DAKOTA DU NORD,

LE CANTON DE WALHALLA, DAKOTA DU NORD,

LA VILLE DE NECHE, DAKOTA DU NORD,

LE CANTON DE NECHE, DAKOTA DU NORD et

LE CANTON DE FELSON, DAKOTA DU NORD

demandeurs

et

 

LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA,

LA MUNICIPALITÉ RURALE DE RHINELAND,

LA MUNICIPALITÉ RURALE DE MONTCALM,

LA MUNICIPALITÉ RURALE DE STANLEY et

LA VILLE D’EMERSON, MANITOBA

défendeurs

 


MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

LA REQUÊTE

[1]               La Cour est saisie d’une requête, présentée conformément aux articles 51 et 359 des Règles des Cours fédérales (1998), visant à obtenir une ordonnance annulant le paragraphe 3 de l’ordonnance, datée du 22 mai 2008, par laquelle le protonotaire Lafrenière a rejeté la requête en autorisation de modifier la déclaration présentée par les demandeurs.

 

[2]               Les demandeurs veulent que la Cour les autorise à modifier leur déclaration afin d’invoquer le délit d’ingérence dans des relations économiques et d’ajouter une allégation de négligence relative à des dommages découlant d’une prétendue perte de recettes fiscales. La perte de recettes fiscales résulte d’une diminution de la valeur de terrains, appartenant à des tierces parties, qui auraient été inondés en raison de la négligence des défendeurs. La réclamation vise une perte purement économique.

 

[3]               Les demandeurs prétendent que les modifications proposées découlent essentiellement d’un ensemble de faits identiques à ceux déjà invoqués dans leur déclaration.

 

[4]               Les défendeurs cherchent à contester les modifications proposées au motif qu’il est évident et manifeste qu’une réclamation pour délit d’ingérence dans des relations économiques est vouée à l’échec. Ils affirment en outre qu’une demande de dommages‑intérêts relativement à une perte de recettes fiscales constitue une réclamation pour une perte purement économique qui ne devrait pas être reconnue en l’espèce.
CONTEXTE

 

[5]               Diverses villes et divers cantons du Dakota du Nord se sont regroupés et ont introduit une action contre les défendeurs le 8 avril 2004. Dans leur déclaration, les demandeurs allèguent que le gouvernement du Manitoba et quatre municipalités sont responsables de dommages attribuables aux inondations causées par la construction, l’entretien et l’exploitation d’une digue située à proximité de la frontière internationale entre le Dakota du Nord et le Manitoba le long du 49parallèle. La digue qui se trouve tout juste à l’intérieur du côté canadien de la frontière s’étend sur environ 30 milles (50 kilomètres) à partir d’un point situé juste à l’ouest de l’endroit où la rivière Rouge croise la frontière. Selon des documents historiques, la construction d’une partie de la digue actuelle remonte au début des années 1940 et, depuis, elle a été améliorée et étendue à la longueur qu’on lui connaît aujourd’hui.

 

[6]               Les demandeurs allèguent que la digue empêche l’eau provenant des cours d’eau naturels de l’État du Dakota du Nord de s’écouler dans la province du Manitoba, ce qui contrevient à la Loi du traité des eaux limitrophes internationales, L.R., 1985, ch. I‑17 (LTELI). Ils allèguent aussi que l’exploitation de la digue est à l’origine de dommages causés par les inondations et de dommages indirects touchant les ouvrages et les entreprises qu’ils exploitent ou gèrent. Dans leur demande de réparation, les demandeurs réclament le retrait de la digue et le rétablissement au niveau de la prairie de la terre sur laquelle la digne a été construite, ainsi que des dommages-intérêts. En mars 2005, les défendeurs ont présenté des défenses dans lesquelles ils nient toute responsabilité et les dommages.

 

[7]               Avant de s’engager dans des interrogatoires préalables, les demandeurs demandent maintenant l’autorisation de modifier leur déclaration en y ajoutant le texte souligné ci-dessous :

[traduction]

1.         Les demandeurs sollicitent :

            […]

           

            e) des dommages‑intérêts supérieurs à 50 000 $ pour les dommages causés aux demandeurs, ou à l’un quelconque d’entre eux, relativement à la perte de recettes fiscales résultant de dommages aux biens, aux ouvrages ou aux entreprises causés directement ou indirectement par les actions ou nuisances intentionnelles ou la négligence des défendeurs de la façon indiquée dans les présentes;

 

8.         Chacun des demandeurs possède ou gère des biens, des ouvrages ou des entreprises ou tire son revenu des impôts perçus auprès des personnes qui possèdent ou gèrent des biens, des ouvrages ou des entreprises aux États‑Unis situés près de la frontière internationale dans les cantons de Pembina, Neche, Felson, St. Joseph, Walhalla, Joliette, Lincoln et Drayton dans le comté de Pembina, dans l’État du Dakota du Nord. La frontière nord des cantons de Pembina, Neche, Felson, St. Joseph et Walhalla longe la frontière internationale.                                                             

 

19.       Les demandeurs, directement ou indirectement, ont avisé depuis des années la province du Manitoba que la digue en question a causé et cause encore des inondations importantes dans les cantons de Pembina, Neche, Felson, St. Joseph, Walhalla, Joliette, Lincoln et Drayton et dans les villes de Pembina, Neche, Walhalla et Drayton, situés dans l’État du Dakota du Nord, entraînant des dommages aux biens, des pertes de revenus, des pertes d’occasions, des pertes de jouissance de terres et de biens, des risques pour la santé des humains et du bétail de même qu’une réduction de la qualité des terres.

 

19.1     Les demandeurs soutiennent que les défendeurs ont commis un délit d’atteinte intentionnelle à des intérêts économiques. La conduite des défendeurs, décrite dans les présentes, était dirigée contre les demandeurs, en toute connaissance de ses répercussions. La conduite illégale ou illicite des défendeurs a entraîné depuis longtemps des dommages continus aux biens, ouvrages ou entreprises faisant partie de l’assiette fiscale des demandeurs, provoquant une dévaluation des biens et, par conséquent, une diminution de l’assiette fiscale et des impôts perçus par les demandeurs, de sorte que les défendeurs ont infligé aux demandeurs une perte économique dont l’ampleur sera établie au cours de l’instruction de la présente action.

 

19.2     De plus, les demandeurs affirment que les défendeurs, par leurs actions ou nuisances intentionnelles ou leur négligence relativement à la construction et à l’entretien de la digue de la façon susmentionnée provoquent depuis longtemps des dommages prévisibles et continus aux biens, aux ouvrages ou aux entreprises se trouvant à l’intérieur de l’assiette fiscale des demandeurs, entraînant ainsi une dévaluation des biens et, par conséquent, une diminution de l’assiette fiscale et des impôts perçus par les demandeurs, dont l’ampleur sera établie au cours de l’instruction de la présente affaire.

 

L’ORDONNANCE DU PROTONOTAIRE LAFRENIÈRE

 

[8]               Dans son ordonnance, le protonotaire Lafrenière a conclu que les faits allégués dans les modifications proposées ne satisfaisaient pas aux exigences quant à l’existence d’un délit d’ingérence dans des relations économiques. Il a en outre conclu que le droit et des considérations de principe excluaient la responsabilité des défendeurs en ce qui concerne la perte économique mentionnée dans les modifications proposées :

 

19.  En résumé, il ne suffit pas que le dommage subi par le demandeur soit une simple conséquence des actions du défendeur; en effet, l’atteinte par négligence aux intérêts du demandeur n’équivaut pas à une atteinte intentionnelle : arrêt Lineal Group Inc. c. Atlantis Canadian Distributors, précité. Étant donné que l’atteinte illégale est un délit intentionnel, la conduite du défendeur doit viser la partie qui subit le dommage ou être dirigée contre elle.

 

 

20.  Dans certains cas, le délit d’atteinte économique peut être utilisé pour accorder une réparation aux parties qui ont subi des dommages par suite d’un acte illégal commis par une autre partie et qui n’ont pas d’autres recours. Cependant, en l’espèce, la demande des demandeurs ne peut être accueillie étant donné que l’intention nécessaire n’a pas été invoquée. En effet, il n’est nullement allégué que la construction ou l’entretien des digues par les défendeurs ont été effectués avec l’intention délibérée de nuire aux demandeurs par des inondations qui entraîneraient une diminution de leurs recettes fiscales. Étant donné que la diminution de la valeur de l’assiette fiscale peut avoir été une conséquence des inondations causées par les digues, la preuve de l’intention, qu’il aurait fallu établir pour satisfaire au premier volet du critère relatif à l’existence d’un délit d’atteinte aux relations économiques, est entièrement absente.

 

21.  Les modifications proposées ne peuvent tout simplement pas étayer une allégation d’atteinte économique intentionnelle étant donné que les éléments essentiels du délit ne sont pas allégués. Dans les circonstances, je conclus que les modifications proposées sont entachées d’un vice fondamental et qu’elles ne devraient pas être autorisées.

 

Considérations de politique

 

22.  En règle générale, les tribunaux se sont montrés très réticents à accepter des demandes fondées sur une perte purement économique pour un certain nombre de motifs de politique publique, notamment parce que les intérêts à caractère économique ne mériteraient pas la même protection que l’intégrité physique ou les biens, que ces pertes sont souvent perçues comme des risques d’affaires courants et prévisibles et que l’acceptation du recouvrement d’une perte économique risque d’entraîner la multiplication d’actions en justice non fondées : D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071 (D’Amato), aux paragraphes 17 à 20.

 

[]

 

24.  Permettre aux autorités fiscales d’intenter des poursuites contre un défendeur qui provoquerait une baisse de valeur des actifs d’un contribuable aurait d’importantes ramifications. L’accueil de ce genre de demande aurait pour effet de créer une responsabilité pour un montant indéterminé envers des autorités fiscales chaque fois que la valeur des biens d’un tiers diminuerait par suite d’une action ou d’une omission d’un défendeur. À mon avis, c’est précisément le type de responsabilité « pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée » à l’égard de laquelle la Cour suprême a servi une mise en garde explicite.

 

25.  Pour tous les motifs susmentionnés, je conclus que les allégations formulées dans les modifications proposées sont vouées à l’échec.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

 

[9]               Il s’agit d’un appel, présenté en application de l’article 51 des Règles, de l’ordonnance rendue par un protonotaire. Comme les questions soulevées relativement à la requête des demandeurs visant à obtenir l’autorisation de la modification de leur déclaration ont une influence déterminante sur l’issue de l’affaire, toutes les parties conviennent que l’ordonnance du protonotaire Lafrenière doit faire l’objet d’un nouvel examen par la Cour : Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459 (C.A.F.).

 

[10]           La Cour est d’accord.  Les modifications demandées par les demandeurs introduisent de nouvelles causes d’action en responsabilité délictuelle. Ils cherchent à ajouter une réclamation relative à une perte purement économique ainsi qu’une réclamation pour ingérence dans des relations économiques. À cet égard, les modifications ont une influence déterminante sur la procédure.

 

MODIFICATIONS – ARTICLE 221 DES RÈGLES

 

[11]           Il n’existe par ailleurs aucune mésentente entre les parties en ce qui a trait aux règles et aux principes que la Cour devrait appliquer lors de l’examen des modifications proposées.

 

[12]           La Cour doit vérifier si les modifications proposées, si elles faisaient déjà partie de l’acte de procédure proposé, seraient susceptibles d’être radiées en vertu de l’article 221 des Règles des Cours fédérales (1998).

 

[13]           La portion pertinente de l’article 221 des Règles est ainsi libellée :

221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

 

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

 

 

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

 

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

 

 

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

 

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

 

 

[14]           De façon générale, dans la mesure où il existe une cause d’action qui ne serait pas manifestement futile, il convient d’autoriser la modification proposée : VISX Inc. c. Nidek Co. (1996), 209 N.R. 342, [1996] A.C.F. no 1721 (C.A.), au paragraphe 16.

 

[15]           Le critère pour radier un acte de procédure au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action raisonnable est le suivant : « en supposant que les faits exposés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il [traduction] « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? » : Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959. La question soulevée est celle [traduction] « de savoir s’il existe une question susceptible d’instruction, indépendamment de la complexité ou de la nouveauté de la question », question doit être tranchée sur le fondement des actes de procédure présentés ou modifiés : Kripps c. Touche Ross and Co., [1992] B.C.J. No 1550 (C.A.C.B.).

 

[16]           Il est en outre bien établi que la Cour doit adopter une approche libérale à l’égard de modifications et qu’une modification proposée devrait, en principe, être autorisée à n’importe quelle étape de l’action afin de cerner les véritables questions litigieuses entre les parties, pourvu que cette modification ne cause pas d’injustice à l’autre partie que des dépens ne pourraient réparer : Almecon Industries Ltd. c. Anchortek Ltd. (1999), 85 C.P.R. (3d) 216 (C.F. 1re inst.).

 

[17]           Compte non tenu de l’approche libérale pour décider si une modification devrait être autorisée, la Cour devrait vérifier si la modification, dans l’hypothèse où elle faisait déjà partie de l’acte de procédure proposé, pourrait être radiée en vertu de l’article 221 des Règles. Les modifications proposées aux actes de procédure où aucune cause d’action n’est révélée seront refusées : VISX Inc. c. Nidek Co. (1996), 72 C.P.R. (3d) 19 à la page 24 (C.A.F.)

 

INGÉRENCE DANS DES RELATIONS ÉCONOMIQUES

 

[18]           Ainsi que l’a souligné le protonotaire Lafrenière dans ses motifs, le demandeur doit prouver ce qui suit pour qu’il y ait délit d’ingérence dans des relations économiques :

1.                  l’intention de causer un préjudice au demandeur;

2.                  l’atteinte, par des moyens illicites, aux moyens employés par autrui pour gagner sa vie ou exploiter son entreprise;

3.                  la perte qui en résulte.

 

[19]           La décision qui fait jurisprudence pour ces critères est la suivante : Lineal Group Inc. c. Atlantic Canadian Distributors Inc. (1998), 42 O.R. (3d) (C.A. Ont.).

 

[20]           Mon examen des allégations contenues dans la déclaration n’a révélé aucun fondement factuel pour étayer l’intention de l’un ou l’autre des défendeurs de causer un préjudice aux demandeurs en entraînant une diminution de la valeur des terrains et une baisse subséquente de l’assiette d’imposition. L’allégation n’est tout simplement pas formulée.

 

[21]           Donc, à mon avis, l’intention de causer un préjudice aux demandeurs n’est pas démontrée puisque les actes illicites allégués ne visaient pas clairement et directement les demandeurs dans le but de s’ingérer dans des relations économiques.

 

[22]           En réalité, les demandeurs se plaignent des conséquences des actions alléguées des défendeurs, conséquences qui n’étaient clairement pas intentionnelles selon les actes ou les omissions invoqués.

 

[23]           Ainsi que l’a fait remarquer le protonotaire Lafrenière, il est nullement allégué dans les modifications proposées que les défendeurs ont délibérément construit ou entretenu la digue afin de cibler les demandeurs et ainsi réduire leurs recettes fiscales.

 

[24]           Les demandeurs tentent de contourner ce problème évident en avançant que l’intention requise peut en quelque sorte être sous-entendue et que le droit est assez incertain pour que la Cour autorise la modification à cette étape-ci.

 

[25]           Il m’est impossible de concilier les actes de procédure de l’espèce et la jurisprudence invoquée par les demandeurs. Il m’appert clairement que le protonotaire s’est correctement fondé sur l’arrêt de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse Cheticamp Fisheries Co-op Ltd. c. Canada (1995), D.L.R. (4th) 121, qui a été cité et approuvé dans des décisions ultérieures. Voir notamment Cavendish Promotions Inc. c. Tourism Assn. of Prince Edward Island, [1998] P.E.I.J. n63 (C.S.) et HMC Group Inc. c. Nova Scotia (Attorney General), [2000] N.S.J. n335 (C.S.).

 

[26]           En l’espèce, il n’existe aucune allégation ou base factuelle pour étayer une allégation selon laquelle les actes ou les omissions des défendeurs visaient délibérément à porter atteinte à l’assiette fiscale des demandeurs.

 

[27]           En ce qui concerne la question du nouvel examen, je suis forcé de conclure que l’intention requise pour qu’il y ait existence d’un délit d’ingérence intentionnelle dans des relations économiques est tout à fait absente en l’espèce. Le fait de ne pas avoir allégué tous les éléments essentiels du délit signifie qu’il est évident et manifeste que ces modifications proposées n’ont pas révélé l’existence d’une cause d’action raisonnable au sens de la jurisprudence.

 

ALLÉGATION DE NÉGLIGENCE AYANT ENTRAÎNÉ UNE PERTE PUREMENT ÉCONOMIQUE

 

[28]           Les demandeurs présentent plusieurs arguments en vue d’expliquer pourquoi il faudrait autoriser leurs modifications proposées concernant une perte purement économique. Ils reconnaissent que, pour avoir gain de cause concernant la présente demande de modification, ils doivent démontrer qu’une telle réclamation s’inscrit dans une catégorie préétablie dans laquelle a été reconnue une obligation de diligence, ou encore prouver qu’une obligation de diligence existe entre les parties à la présente requête et que cette obligation devrait être reconnue comme une nouvelle catégorie de perte purement économique recouvrable.

 

Catégories établies

 

[29]           Dans l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co. (1992), CanLII 105 (C.S.C.), [1992] 1 R.C.S. 1021, à la page 1049, la Cour suprême du Canada a reconnu cinq catégories de réclamations pour négligence dans lesquelles une obligation de diligence est imposée à l’égard des pertes purement économiques, chacune de ces catégories faisant intervenir différentes considérations de principe. Voir l’arrêt Design Services Ltd. c. Canada, 2008 A.C.S. n22, au paragraphe 31.

 

[30]           Les demandeurs affirment que les modifications qu’ils proposent se qualifient dans deux de ces cinq catégories : (1) La responsabilité indépendante des autorités publiques légales, et (2) La perte économique relationnelle.

 

(1)        La responsabilité indépendante des autorités publiques légales

 

[31]           Pour qu’une perte financière soit jugée recouvrable, les demandeurs doivent démontrer que la législation pertinente impose une obligation de droit privé envers les demandeurs en sus d’une obligation de droit public. Voir l’arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 5 W.W.R. 1, au paragraphe 91.

 

[32]           Dans le but d’établir l’existence d’une obligation de droit privé en l’espèce, les demandeurs soulignent que, selon l’article 2 de la Loi sur les droits d’utilisation de l’eau, C.P.L.M. c. W80, la province du Manitoba détient la compétence exclusive en ce qui concerne l’eau dans la province.

Propriété de l’eau

 

2. Sauf disposition contraire de la présente loi, la propriété de l’eau de la province et tous les droits se rapportant à son utilisation, à sa dérivation ou à sa régularisation sont assignés à la Couronne du chef du Manitoba, dans la mesure où la compétence législative de la Législature s’y étend.

 

Property in water

 

2.  Except as otherwise provided in this Act, all property in, and all rights to the use, diversion or control of, all water in the province, insofar as the legislative jurisdiction of the Legislature extends thereto, are vested in the Crown in right of Manitoba.

 

[33]           Les demandeurs se fondent également sur l’article 286 de la Loi sur les municipalités, C.P.L.M. c. M225, où il est clairement indiqué que le bien-fonds sur lequel se trouve un chemin municipal est dévolu au gouvernement du Manitoba, et l’article 287 de cette même loi prévoit que les chemins municipaux situés dans les limites de la municipalité relèvent de la municipalité, et cela doit inclure les municipalités défenderesses en l’espèce.

 

[34]           Ce qui est plus important, toutefois, c’est que la province du Manitoba et les municipalités sont assujetties à la LTELI, qui prévoit expressément qu’il ne faut pas bloquer ou détourner des cours d’eau naturels et qu’un préjudice causé par une action de ce genre confère « les mêmes droits [...] les mêmes recours judiciaires » :

Altération des eaux internationales

 

4. (1) Toute altération, notamment par détournement, des voies navigables du Canada, dont le cours naturel coupe la frontière entre le Canada et les États-Unis ou se jette dans des eaux limitrophes, au sens du traité, qui cause un préjudice du côté de la frontière des États-Unis, confère les mêmes droits et accorde les mêmes recours judiciaires aux parties lésées que si le préjudice avait été causé dans la partie du Canada où est survenue l’altération.

 

 

 

Autres cas

 

12. (1) Nul ne peut, sauf en conformité avec une licence, établir ou maintenir de façon temporaire ou permanente, dans des eaux qui sortent des eaux limitrophes ou dans des eaux en aval de la frontière internationale des rivières transfrontalières, des ouvrages de protection ou de réfection, ou des barrages — ou autres obstacles faisant obstruction — de nature à exhausser, de quelque façon que ce soit, le niveau naturel des eaux de l’autre côté de la frontière.

Interference with international waters

 

4. (1) Any interference with or diversion from their natural channel of any waters in Canada, which in their natural channels would flow across the boundary between Canada and the United States or into boundary waters, as defined in the treaty, resulting in any injury on the United States side of the boundary, gives the same rights and entitles the injured parties to the same legal remedies as if the injury took place in that part of Canada where the interference or diversion occurs. (demandeurs’ emphasis)

 

Other waters

 

12. (1) Except in accordance with a licence, no person shall construct or maintain, either temporarily or permanently, any remedial or protective work or any dam or other obstruction in waters flowing from boundary waters, or in downstream waters of rivers flowing across the international boundary, the effect of which is or is likely to raise in any way the natural level of waters on the other side of the international boundary.

 

[35]           Les demandeurs soulignent avoir allégué, dans leur déclaration, que l’emprise réservée a été utilisée pour construire une digue par les municipalités défenderesses ou avec leur connaissance et leur consentement. Il est allégué que les actions visaient uniquement et expressément à empêcher l’eau des cours d’eau naturels de s’écouler au Canada, sachant que l’eau retournerait aux États-Unis et causerait des dommages aux demandeurs. Il appert qu’il existe des dispositions législatives précises régissant les questions soulevées en l’espèce. Les emprises routières et les systèmes de drainage municipaux relèvent des municipalités défenderesses. Il est allégué que les défendeurs ont, par négligence, et en contravention à la LTELI et à une obligation en common law, construit une digue ou consenti à sa construction.

 

[36]           Il est aussi allégué dans la déclaration que les demandeurs ont informé pendant nombre d’années la province du Manitoba que la digue causait des inondations importantes dans les cantons et les villes et entraînait des pertes. Le contrôle et la propriété de tous les cours d’eau du Manitoba relèvent de cette province. Il est allégué que l’inaction de la province, eu égard au détournement de l’eau par des municipalités ou des particuliers, en l’absence de licences, constitue de la négligence.

 

[37]           Les demandeurs font valoir que l’obligation de diligence en vertu du droit privé alléguée en l’espèce est semblable ou comparable à celle reconnue dans l’arrêt Kamloops et dans des arrêts ultérieurs de la Cour suprême du Canada. Il est allégué que les actions ou les omissions des défendeurs, qui contreviennent clairement à la loi fédérale, ont constitué de la négligence. Tout comme dans l’arrêt Kamloops, les défendeurs en l’espèce détenaient et détiennent l’autorité et le pouvoir nécessaires pour prendre des mesures afin de réclamer le retrait de la digue ou sa modification, mais ils ne l’ont pas fait. Les demandeurs affirment que la Cour, en concluant à de la négligence en l’espèce, ne substituerait pas sa propre opinion au sujet d’une décision de principe, mais qu’elle punirait plutôt les défendeurs pour avoir omis, par négligence, de donner suite à une politique obligatoire précisée dans la législation.

 

[38]           Une infraction à une loi n’entraîne pas forcément une cause d’action : R. c. Saskatchewan Wheat Pool, [1993] 1 R.C.S. 205. Les demandeurs doivent démontrer que la loi en question crée une obligation de droit privé envers les demandeurs parallèlement à l’obligation de droit public. Pour ce faire, les demandeurs s’appuient largement sur l’arrêt Kamloops pour établir, dans la présente affaire les opposant au Manitoba, l’existence d’une obligation de droit privé.

 

[39]           J’estime toutefois que l’affaire Kamloops n’est pas analogue à la situation actuelle. Dans cette affaire, la ville a pris la décision politique de réglementer la construction; elle avait donc l’obligation d’appliquer son propre règlement.

 

[40]           Dans l’arrêt Kamloops, la Cour suprême a clairement indiqué que « la perte financière ne donne lieu à une indemnisation que si, selon l’interprétation de la loi, il s’agit d’un type de perte que la loi vise à prévenir. » (paragraphe 91)

 

[41]           Je ne vois pas, en ce qui a trait au Manitoba, comment l’obligation de diligence en vertu du  droit privé est de quelque manière analogue ou comparable à celle reconnue dans l’arrêt Kamloops et dans des décisions rendues ultérieurement par la Cour suprême du Canada invoquées par les demandeurs.

 

[42]           À mon avis, les renvois, dans la déclaration, à l’article 4 de la LTELI et à l’article de la Loi sur les droits d’utilisation de l’eau n’imposent pas une obligation au Manitoba, en vertu de la loi, d’introduire des mesures efficaces dans le but d’empêcher les demandeurs de subir les dommages actuels et continus. Le fait d’autoriser les mêmes droits et les mêmes recours qui existent au Canada n’impose aucune obligation privée, et il n’est pas allégué le contraire dans les actes de procédure.

 

[43]           Le Manitoba n’a pas altéré ou détourné des voies navigables de leurs cours naturels, et les demandeurs ne l’allèguent pas non plus, ou encore établi ou maintenu des ouvrages de protection ou de réfection aux termes des paragraphes 4(1) et 12(1) de la LTELI.

 

[44]           En ce qui a trait aux municipalités défenderesses, je ne vois pas comment les dispositions de la LTELI sur lesquelles elles se fondent imposeraient des obligations de nature à entraîner une obligation de diligence envers les demandeurs à l’égard de la perte économique. Pour reprendre les mots du juge Rothstein dans l’arrêt Design Services, en l’espèce, le Manitoba ou les municipalités défenderesses « ne [font] pas une inspection, [ils] n’accorde[nt] pas, ne délivre[nt] pas ou n’applique[nt] pas quelque chose que la loi prescrit. » (paragraphe 32). Encore une fois, il n’existe aucune analogie avec l’affaire Kamloops. Rien en l’espèce ne donne à penser que l’un ou l’autre des défendeurs détenait, en vertu du droit privé, une obligation de diligence envers les demandeurs ou que la perte réclamée par ces derniers était d’un type que visait à prévenir la législation en question.

 

[45]           Pour les motifs énoncés ci-dessus, les modifications proposées visant à obtenir une indemnisation pour une perte purement économique sur le fondement d’une responsabilité indépendante des autorités publiques légales concernées sont vouées à l’échec et ne devraient donc pas être autorisées.

 

(2)        La perte économique relationnelle

 

[46]           À titre subsidiaire, les demandeurs cherchent à fonder leurs modifications sur une perte financière relationnelle au sens donné au paragraphe 33 de l’arrêt Design Services. Une telle perte survient quand [traduction] « le défendeur cause par sa négligence un préjudice corporel ou matériel à un tiers. Le demandeur subit des pertes purement financières en raison d’un lien, normalement contractuel, qu’il a avec le tiers lésé ou le bien endommagé. »

 

[47]           Mon examen de la jurisprudence m’amène à conclure que les modifications proposées par les demandeurs ne s’inscrivent pas dans les catégories établies relativement à une perte économique relationnelle.

 

[48]           Il est vrai que la Cour suprême du Canada a confirmé, dans l’arrêt Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Ship Building Ltd., [1997] A.C.S. n111, que les catégories de pertes économiques relationnelles ne sont pas limitatives et qu’il est possible de reconnaître de nouvelles catégories lorsqu’elles s’appuient sur des considérations de principe. La Cour suprême a toutefois  émis une mise en garde selon laquelle « les tribunaux ne devraient pas chercher assidûment de nouvelles catégories; ce qu’il faut, c’est une règle claire, permettant de prédire les cas donnant ouverture à indemnisation » (paragraphe 50).

 

[49]           En l’espèce, les demandeurs ont tenté de rendre admissibles les modifications proposées relativement à une perte économique relationnelle en comparant leurs intérêts dans les biens endommagés à ceux d’un créancier hypothécaire ou d’une entreprise conjointe. Ils mentionnent également une relation [traduction] « assimilable à un contrat » avec les propriétaires fonciers. Aucun fondement juridique ne permet d’étayer ces comparaisons et j’estime qu’elles ne sont pas clairement acceptables à la lumière des faits de l’espèce. Par ailleurs, je ne vois aucun bien‑fondé dans l’affirmation des demandeurs selon laquelle il s’agit d’un intérêt représentatif formulé au nom des contribuables. Rien dans la déclaration ne permet d’étayer une telle affirmation.

 

[50]           Je dois donc conclure que les modifications proposées sont loin de s’inscrire dans la catégorie établie de perte économique relationnelle au sens où ce concept est présentement compris dans la jurisprudence canadienne, et qu’elles ne résisteraient pas à une requête en radiation.

 

Nouvelle catégorie

 

[51]           Comme autre option, les demandeurs affirment que les modifications proposées devraient être autorisées sur le fondement du critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1977] 2 All E.R. 492 (H.L.) selon laquelle la Cour doit vérifier s’il existe pour les défendeurs une obligation de diligence prima facie envers les demandeurs, et vérifier, si tel est le cas, s’il existe des considérations de politique, en dehors des relations entre les parties, qui empêchent l’indemnisation. Voir la décision 1340232 Ontario Inc. (faisant affaire sous le nom de TNT Exercise & Leisure Outlet Inc.) c. Corp. de gestion de la voie maritime du Saint-Laurent, [2004] A.C.F. n257, aux paragraphes 23 et 24.

 

[52]           En ce qui a trait au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Anns, les demandeurs n’ont pas établi l’existence de la proximité et de la prévisibilité en l’espèce. Ils cherchent à obtenir des dommages-intérêts pour une perte purement économique découlant de l’inondation de biens appartenant à des tierces parties. La situation ne diffère pas beaucoup de celle dans l’affaire St. Lawrence Seaway. Selon ces faits, je ne pense pas qu’il existe quelque obligation de diligence qui soit.

 

[53]           De plus, en ce qui a trait aux considérations de principe, il est difficile de prévoir où tout cela s’arrêterait si une perte purement économique était accordée sur le fondement de ces faits. Ainsi que l’a fait remarquer le protonotaire Lafrenière dans ses motifs, les modifications proposées auraient pour effet de créer une responsabilité indéterminée pour une perte de recettes fiscales chaque fois que la valeur de biens d’une tierce partie a diminué en raison des actes ou des omissions d’autrui. Ainsi que l’a souligné la Cour suprême du Canada dans l’arrêt D’Amato c. Badger, [1996] 2 R.C.S. 1071, au paragraphe 18, la Cour devrait éviter de permettre « une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée ».

 

[54]           Encore une fois, je dois conclure que la réclamation des demandeurs concernant une perte purement économique, fondée sur ce motif, est vouée à l’échec.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  Vu les motifs donnés, la requête est rejetée, avec dépens en faveur des défendeurs.

 

 

 

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                        T-745-04

 

INTITULÉ :                                     PEMBINA COUNTY WATER RESOURCE DISTRICT,

LA VILLE DE PEMBINA, DAKOTA DU NORD,

LE CANTON DE PEMBINA, DAKOTA DU NORD,

LE CANTON DE WALHALLA, DAKOTA DU NORD,

LA VILLE DE NECHE, DAKOTA DU NORD, LE  CANTON DE NECHE, DAKOTA DU NORD et

LE CANTON DE FELSON, DAKOTA DU NORD

 

et

 

LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA, LA MUNICIPALITÉ RURALE DE RHINELAND, LA MUNICIPALITÉ RURALE DE MONTCALM, LA MUNICIPALITÉ RURALE DE STANLEY et LA VILLE D’EMERSON, MANITOBA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 10 novembre 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 17 décembre 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Colin Macarthur

John Martens

 

POUR LES DEMANDEURS

W.G. McFetridge

Tanys Bjornson

Dean Giles

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aikins, MacAulay & Thorvaldson, s.r.l.

Avocats

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LES DEMANDEURS

Ministère de la Justice

Winnipeg (Manitoba)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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