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Date : 20090108

Dossier : IMM-2414-08

Référence : 2009 CF 13

Montréal (Québec), le 8 janvier 2009

En présence de l’honorable Maurice E. Lagacé

 

 

ENTRE :

ROSALBA ARZETA AVILA

GABRIEL GARCIA PACHECO

LIZBETH PACHECO AVILA

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire déposée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), visant une décision rendue le 9 avril 2008 par une agente d’examen des risques avant renvoi (l’agente), laquelle a refusé la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs depuis le Canada en invoquant des circonstances d’ordre humanitaire (CH).

 

II. Les faits

[2]               Les demandeurs sont entrés au Canada en tant que visiteurs en janvier 2003. Peu après, ils ont déposé des demandes d’asile, lesquelles ont été rejetées en juin 2004 au motif que leur preuve n’était pas crédible ni digne de foi; leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a également été rejetée. Ils ont déposé leur demande CH en août 2006. Ils ont présenté leur demande d’examen avant renvoi en janvier 2007 et cette demande a été examinée en même temps que la demande CH à l’étude. Cette décision n’est pas contestée.

 

III. Les questions en litige

[3]               Les questions peuvent être présentées ainsi :

a.       L’agente a‑t‑elle commis une erreur ou manqué aux principes de justice naturelle dans son traitement des accusations en instance contre le demandeur?

b.      L’agente a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant?

c.       La décision de l’agente était‑elle déraisonnable?

 

IV. Analyse

La norme de contrôle

[4]         La norme de contrôle applicable à une demande CH est la raisonnabilité pour ce qui est des questions mixtes de fait et de droit. Par conséquent, la décision doit découler d’un processus décisionnel justifié, transparent et intelligible (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9). Elle doit être annulée seulement si elle est abusive, arbitraire ou rendue sans que l’agent ait tenu compte de la preuve, ou si elle est basée sur une erreur flagrante quant à l’interprétation de faits importants. Par contre, la violation de l’équité procédurale entraîne l’annulation de la décision qui en résulte, à moins qu’elle ne fût la seule possible.

 

[5]               Étant donné que les décisions CH relèvent d’un pouvoir discrétionnaire, on doit les traiter avec beaucoup de retenue. Une intervention n’est donc justifiée que si la décision ne peut résister à un examen assez poussé (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817).

 

Les accusations au pénal en instance contre M. Garcia

[6]               Dès le début de sa décision, l’agente a affirmé ceci :

[traduction]

Les demandeurs se présentent comme de bons membres de la société et invoquent de nombreuses lettres de référence ainsi que leur participation à des activités bénévoles pour le démontrer. Cependant, je prends note que le demandeur se défend actuellement devant les tribunaux contre des accusations pénales, c’est‑à‑dire négligence criminelle/lésions corporelles, conduite dangereuse d’un véhicule/lésions corporelles, agression armée, agression infligeant des lésions corporelles, défaut d’arrêter lors d’un accident/lésions corporelles. Le demandeur doit comparaître devant le tribunal à la mi‑avril 2008. [Non souligné dans l’original.]

 

[7]               Selon les demandeurs, le fait que l’agente se soit penchée sur cette question dès le début indique, par le ton, la grande importance qu’elle lui accorde et donne à penser qu’elle se sert des accusations contre M. Garcia pour mettre en doute les prétentions des demandeurs voulant qu’ils soient [traduction] « de bons membres de la société ».

 

[8]               La Cour ne sait pas précisément quel effet les accusations au pénal en question ont eu sur l’analyse menée par l’agente au sujet de la capacité du demandeur à réussir son intégration sociale; cependant la Cour peut présumer qu’elles sont loin d’avoir aidé les demandeurs à obtenir gain de cause dans leur demande CH. Si les accusations au pénal n’avaient aucun effet sur le résultat de la demande, pourquoi les mentionner? Pourquoi était‑il nécessaire de faire de telles affirmations et pourquoi laisser entendre qu’en raison de ces accusations au pénal, les demandeurs ne seraient pas [traduction] « de bons membres de la société »?

 

[9]               Il est vrai que les demandeurs avaient l’obligation de fournir tous les renseignements nécessaires afin de démontrer que leur situation personnelle justifiait une exemption des exigences relatives au visa de résidence permanente. Ils étaient également tenus de faire part à l’agente de tout changement en révélant que le demandeur faisait face à des accusations au pénal et ils ont eu l’occasion de mettre à jour leurs observations à l’appui de leur demande CH. Il est également vrai que les demandeurs n’ont pas mis à jour ces observations afin de faire connaître ces accusations. Cependant, nous ne savons pas pourquoi ces accusations n’ont pas été divulguées à l’agente et nous ne savons rien de ces accusations, sauf qu’elles existent et que, en conséquence, [traduction] « le demandeur doit comparaître devant le tribunal [pénal] à la mi‑avril 2008 ». L’agente a rendu sa décision le 9 avril 2008; pourquoi ne pas attendre le résultat de ces accusations au pénal si elle savait que le demandeur devait comparaître devant un tribunal pénal à la mi‑avril?

 

[10]           Un fait demeure, le passage cité ci‑dessus de la décision de l’agente concernant les accusations au pénal en instance et l’omission flagrante des demandeurs de les mentionner ajoute un éclairage défavorable à la façon de traiter l’ensemble de leur demande, particulièrement si l’on prend en compte le rejet antérieur de leur demande d’asile au motif qu’ils manquaient de crédibilité.

 

L’agente a‑t‑elle commis une erreur ou manqué aux principes de justice naturelle dans son traitement des accusations en instance contre le demandeur?

[11]           Il est bien établi que le Guide de l’immigration expose des directives pertinentes pour les agents d’immigration et que la Cour peut s’y fier pour déterminer si un agent a exercé de manière raisonnable le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi. Comme l’a statué la Cour suprême du Canada dans Baker, précité, aux paragraphes 16 et 17 :

16   Les agents d’immigration qui prennent des décisions d’ordre humanitaire reçoivent une série de lignes directrices, figurant au chapitre 9 du Guide de l’immigration : examen et application de la loi, qui leur servent d’instructions sur la façon d’exercer le pouvoir discrétionnaire qui leur est délégué. Le public a aussi accès à ces lignes directrices. […]

 

17   Ces directives définissent également les fondements de l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 114(2) et le règlement. […]

 

[12]           L’arrêt Baker, précité, précisait que ces directives constituent « une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir » conféré par l’article applicable de la LIPR. Le « fait que [la] décision [en cause] était contraire aux directives est d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable du pouvoir » conféré par la LIPR. La Cour a donc raison de s’appuyer sur les instructions du Guide lorsqu’elle contrôle les décisions d’agents d’immigration (Baker, au paragraphe 72; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 36; Ahmad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 814 (QL), aux paragraphes 44 à 49).

 

[13]           Le Guide de l’immigration établit un processus en deux étapes pour les décisions prises en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. La première étape est l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire soutenant la demande de dérogation à la règle normale selon laquelle les demandeurs doivent présenter leur demande de visa depuis l’étranger. Si cette étape est réussie, l’agent doit passer à la seconde étape, c’est‑à‑dire évaluer le demandeur pour établir s’il répond aux exigences de la LIPR, notamment examiner si le demandeur et sa famille ne sont pas interdits de territoire (Guide de l’immigration, chapitre IP5, sections 5.5 et 5.6; Espino c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 102 (QL), aux paragraphes 14 à 22). Ce processus en deux étapes a lui‑même fait l’objet d’un contrôle judiciaire et il a été jugé légal et conforme à la LIPR.

 

[14]           Dans le chapitre du Guide intitulé « Procédures : Première évaluation CH commune à tous les demandeurs », le Guide comprend une section établissant la méthode à adopter lorsque le demandeur CH fait face à des accusations pénales en instance au Canada. Après avoir dit que « [l]a prise de décision peut devenir complexe si, avant ou pendant l’étude des facteurs CH, on découvre une interdiction de territoire connue ou soupçonnée », le Guide donne aux agents qui évaluent un dossier où il y a, entre autres choses, des accusations au pénal en instance, la directive d’examiner « [l]es faits liés à l’interdiction de territoire connue ou soupçonnée », qui peuvent être pertinents pour la première étape de la décision CH. De manière plus précise, les agents sont tenus d’agir comme suit :

Dans l’étude de la décision CH, l’agent ne doit pas se soucier de savoir si la condamnation rend ou non le demandeur interdit de territoire. Toutefois, il peut tenir compte de facteurs comme les actions du demandeur, notamment celles qui ont mené à la condamnation et qui ont suivi.

 

Voici ce dont l’agent doit tenir compte :

 

·        le type de condamnation au criminel;

·        la question de savoir si la condamnation est un incident isolé ou fait partie d’une constante de criminel récidiviste;

·        le délai depuis la condamnation;

·        la peine imposée; et

·        tout renseignement sur les circonstances du crime.

 

(Guide de l’immigration, chapitre IP 5, section 11.3; Processus en cas d’interdiction de territoire connue ou soupçonnée du demandeur (ou de membres de la famille))

 

 

[15]           En l’espèce, non seulement il n’y a pas eu de déclaration de culpabilité, mais l’agente n’a fait aucun effort pour découvrir les faits et les circonstances à l’origine des accusations et n’a pas donné aux demandeurs l’occasion d’y répondre. Elle s’est simplement appuyée sur l’existence d’accusations en instance, qu’elle a apprises sur le SSOBL, pour mettre en doute la bonne réputation des demandeurs. De plus, elle l’a fait alors qu’elle savait que les accusations devaient être examinées par un tribunal pénal dans les jours suivant sa décision, mais elle est tout de même allée de l’avant malgré la possibilité d’acquittement.

 

[16]           Compte tenu des pouvoirs extraordinaires conférés aux agents et des circonstances en l’espèce, et malgré que les directives aient été définies dans Baker, précité, uniquement comme « une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir » conféré aux agents et malgré que les directives n’aient aucune force légale (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] CAF 125, au paragraphe 20), la Cour conclut néanmoins que les circonstances sont telles que l’agente a manqué à son obligation d’équité procédurale.

 

[17]           L’agente ayant affirmé dès le début de sa décision que [traduction] « [l]es demandeurs se présentent comme de bons membres de la société […] Cependant, je prends note que le demandeur se défend actuellement devant les tribunaux contre des accusations pénales, c’est‑à‑dire négligence criminelle/lésions corporelles, conduite dangereuse d’un véhicule/lésions corporelles, agression armée, agression infligeant des lésions corporelles, défaut d’arrêter lors d’un accident/lésions corporelles » [non souligné dans l’original], il apparaît clairement au lecteur que l’analyse subséquente de l’admissibilité des demandeurs est viciée. Bref, justice ne semble pas avoir été rendue en l’espèce en raison de cette affirmation de même qu’en raison de l’omission de l’agente d’attendre le résultat de la procédure pénale ou, à tout le moins, de tenter de découvrir les faits et les circonstances entourant les accusations ou de donner au demandeur une occasion d’y répondre. Par conséquent, la décision de l’agente ainsi que son omission de découvrir les faits ou d’attendre le résultat des accusations au pénal montrent que l’agente a été influencée défavorablement et qu’elle a examiné tout le dossier à travers le prisme des accusations au pénal en instance.

 

[18]           Une telle erreur est suffisamment importante pour amener la Cour à conclure que la décision en cause était déraisonnable et il n’est pas nécessaire qu’elle se penche sur les deux autres questions. Pour ces motifs, la Cour conclut que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle, d’une importance telle que la décision est déraisonnable. Par conséquent, le contrôle judiciaire sera accueilli et la décision sera annulée.

 

[19]           La Cour convient avec les parties qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie. La décision datée du 9 avril 2008 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.

 

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, traductrice

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2414-08

 

INTITULÉ :                                                   ROSALBA ARZETA AVILA ET AL.

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 20 NOVEMBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE SUPPLÉANT LAGACÉ

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 8 JANVIER 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Brouwer

POUR LES DEMANDEURS

            

Brad Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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