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Date : 20081229

Dossier : T-62-06

Référence : 2008 CF 1416

Toronto (Ontario), le 29 décembre 2008

En présence de Madame la protonotaire Milczynski

 

 

ENTRE :

BARRY CARR

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

 

Motifs du jugement et jugement

 

INTRODUCTION

[1]               Il s’agit de savoir si le Service correctionnel du Canada (SCC) a manqué à des obligations envers le demandeur, M. Barry Carr, à l’égard des blessures qu’il a subies pendant qu’il était en détention et, si c’est le cas, de décider des dommages pouvant raisonnablement être demandés.

 

[2]   Pour les motifs exposés ci-après, je me prononce en faveur de M. Carr.

 

 

LES FAITS

[3]               Le 23 juin 2005, M. Carr a été agressé par un inconnu dans l’unité d’évaluation de l’établissement de Millhaven (UÉM), qui fait partie de l’Établissement Millhaven (Millhaven), lequel est un pénitencier fédéral de sécurité maximale situé à Bath (Ontario). L’UÉM reçoit des détenus fédéraux pour évaluation, et pour décider du degré de sécurité adapté à leur peine d’emprisonnement et du pénitencier qui correspond le mieux à leurs besoins en matière de réadaptation. Parmi les détenus qui se trouvent dans l’UÉM, il y a donc les détenus les plus violents et ceux qui sont incarcérés pour des infractions moins graves.

 

[4]               M. Carr avait 35 ans au moment de l’agression et purgeait une peine de trois ans. Antérieurement, il avait déjà subi des peines de prison et connaissait le « code carcéral » qui s’applique aux détenus, ensemble de règles non écrites de comportement que les détenus hésitent à enfreindre, les conséquences pouvant être graves.

 

 

[5]               Le soir de l’agression, M. Carr est allé dans l’aire de récréation, où se trouvent des téléphones dont les détenus peuvent se servir. Les agents de correction présents n’y pénètrent pas en raison d’inquiétudes quant à leur sécurité, mais l’un d’entre eux est affecté à la galerie d’observation qui surplombe l’aire de récréation.

 

[6]               M. Carr a fait la queue pendant une heure et demie pour pouvoir téléphoner. Quand un téléphone s’est libéré et que cela a été le tour de M. Carr, l’agresseur a tenté de pénétrer en même temps dans la zone des téléphones pour téléphoner avant M. Carr. Des insultes ont été proférées entre lui et l’agresseur, et leurs épaules se sont heurtées quand ils ont essayé d’entrer en même temps dans la zone des téléphones. L’agresseur a battu en retraite quand M. Carr l’a défié et celui-ci a donc pu se servir du téléphone, qui était libre. L’agresseur est demeuré dans la zone des téléphones, a utilisé le premier qui s’est libéré, a fini de parler et est sorti avant que M. Carr n’ait lui‑même terminé. Celui-ci à l’époque a jugé que la confrontation n’avait pas été grave et que selon le code carcéral, sa situation dans la prison serait devenue « déplorable » s’il avait laissé sa place dans la queue pour le téléphone et avait « rapporté » l’incident au personnel.

 

 

[7]               Pour entrer dans la zone des téléphones à partir de l’aire de récréation où les détenus attendent que des téléphones se libèrent, les agents de correction du poste proche, appelé module de contrôle S, doivent presser un bouton afin d’ouvrir la barrière qui sépare les deux zones. Il a été révélé lors de l’audience que l’agent de correction en fonction dans le module lors de l’incident était l’agent Bill Jugloff. Il a également été déterminé lors de l’audience que le bouton permettant d’ouvrir la barrière qui contrôle l’accès à la zone des téléphones est situé de l’autre côté de là où l’agent du module peut voir la barrière. Quand il a ouvert la barrière, l’agent Jugloff a donc dû tourner le dos à la zone des téléphones et n’a peut-être pas été en mesure d’observer combien de détenus sont entrés ou ce qui pouvait se passer entre eux.

 

[8]               Quand M. Carr a terminé son appel, il est sorti de la zone des téléphones pour trouver le détenu qui était le premier dans la queue pour téléphoner. Puis il est retourné dans l’aire de récréation. Il a remarqué, quand il y est entré, un groupe de détenus, et l’agresseur est sorti du groupe et l’a attaqué. Il l’a frappé avec une arme ressemblant à un couteau, d’environ 30 cm de long. On a retrouvé cinq armes dans l’aire de récréation le lendemain de l’agression; l’une d’entre elles, de 32 cm de long, avait été fabriquée avec du plastique cassé, et une autre faisait 27 cm de long.

 

 

[9]               L’agent Marshall a entendu crier et a ouvert la fenêtre. Quand il a vu l’agresseur qui se trouvait sur M. Carr, il a donné aux détenus l’ordre direct d’arrêter. L’agresseur est tout de suite parti en courant dans la zone du gymnase et M. Carr est resté au sol. L’agent Marshall lui a alors dit de venir à ce que l’on appelle la barrière du contrôle S, et il a été accompagné à l’infirmerie. M. Carr a déclaré après l’agression que celle-ci lui a paru durer une ou deux minutes. Selon la séquence d’une bande vidéo ayant enregistré la zone, juste hors du champ où l’agression a eu lieu, celle-ci a duré 38 secondes.

 

[10]           M. Carr a eu à la fesse gauche une plaie punctiforme, qui a dû être suturée par deux points, ainsi que des érosions superficielles au bras. Il a témoigné que le coup a la fesse lui a occasionné des douleurs intenses et il prétend souffrir depuis d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT) en raison de l’agression. Dans les deux années après l’agression, M. Carr a vu trois spécialistes de la santé mentale, qui ont tous témoigné devant le tribunal des répercussions que l’agression a eues sur lui.

 

 

[11]           Il faut souligner que lors de l’agression, il n’était pas possible d’observer en permanence l’aire de récréation et ce, pour deux raisons. D’une part, l’agent du module de contrôle S doit tourner le dos afin de presser le bouton pour ouvrir ou fermer la barrière vers la zone des téléphones. D’autre part, au moment de l’agression, il n’y avait pas de caméra dans la salle des téléphones et toutes les caméras de l’aire de récréation ne pouvaient être surveillées simultanément.

 

LES DISPOSITIONS LÉGALES

[12]           Les dispositions légales pertinentes qui régissent la responsabilité de la part de l’État se trouvent dans la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, (LRCÉCA), laquelle prévoit ce qui suit :

Responsabilité

3. En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :

a) dans la province de Québec :

(i)         le dommage causé par la faute de ses préposés,

(ii)        le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;

b) dans les autres provinces :

(i)         les délits civils commis par ses préposés,

(ii)        les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.

 

[...]

Responsabilité quant aux actes de préposés

10. L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous-alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.

 

[13]           Le but du système correctionnel fédéral est énoncé à l’article 3 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (LSCMLC) :

But du système correctionnel

3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d'une société juste, vivant en paix et en sécurité, d'une part, en assurant l'exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d'autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois.

 

 

[14]           Les alinéas 4d) et 4e) de la LSCMLC prévoient des principes pour guider vers la réalisation du but précité :

4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent :

[...]

d)         les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible;

e)         le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée;

 

DISCUSSION

Responsabilité du SCC

[15]           Les deux parties conviennent que le SCC avait envers M. Carr l’obligation de faire preuve de diligence raisonnable à l’égard de sa sécurité pendant son incarcération. Il s’agit de décider si les actes ou les omissions du SCC enfreignent la norme de conduite de la personne raisonnable qui fait preuve de la prudence ordinaire, compte tenu des circonstances. La question est de savoir si, eu égard aux circonstances et selon la prépondérance des probabilités, le préjudice causé à M. Carr par les autres détenus était raisonnablement prévisible, de sorte que le SCC connaissait ce risque de danger, ou aurait dû le connaître. (Voir les décisions Coumont c. Canada ( Service correctionnel), 77 F.T.R. 253, 47 A.C.W.S. (3d) 1196, [1994] A.C.F. no 655 (QL), aux paragraphes 38-39; Miclash c. Canada, 2003 CFPI 113, 227 F.T.R. 116, [2003] A.C.F. no 155 (QL), au paragraphe 37; McLellan c. Canada (Procureur général), 2005 ABQB 486, 382 A.R. 287, [2005] A.J. no 784 (QL), au paragraphe 38; Bastarache c. Canada, 2003 FC 1463, 243 F.T.R. 274, 127 A.C.W.S. (3d) 658, [2003] A.C.F. no 1858 (QL), au paragraphe 23.)

 

[16]           Il sera satisfait à l’exigence de la prévisibilité raisonnable s’il existe des indicateurs préalables de la violence, soit des événements ou des circonstances rendant plus probable la possibilité de violence. Des animosités entre détenus ou des menaces de violence sont des exemples d’indicateurs préalables de celle-ci. Le détenu qui estime qu’une telle animosité menace sa sécurité peut en aviser les agents de la prison en remplissant un rapport d’incompatibilité. La directive du commissaire 658-7 définit en ces termes les « délinquants incompatibles » : « délinquants qui, quelque soit la raison ou la situation, menacent la sécurité et le bien-être l'un de l'autre et qui, par conséquent, sont susceptibles de mettre l'établissement ou les autres en danger ». On peut toutefois discerner différemment les indicateurs préalables de la violence.

 

 

[17]           Selon la jurisprudence citée par le SCC, le défaut de prévenir « une attaque rapide, planifiée et violente » ne constitue pas un manquement à l’obligation (décision Hodgin c. Canada (Solliciteur général), 218 N.B.R. (2d) 164, 91 A.C.W.S. (3d) 961, [1999] N.B.J. no 416 (QL) (N.B.C.A.), au paragraphe 3), mais s’il existe des indicateurs préalables de la violence ou si celle-ci est prévisible autrement, le SCC a alors l’obligation de prendre des mesures raisonnables en vue de garantir la sécurité du détenu en situation de risque (Coumont, précitée, aux paragraphes 38-39; Miclash, précitée, au paragraphe 37). Étant donné que les prisons sont un lieu où le potentiel de violence est intrinsèque et que le SCC ne peut pas garantir la sécurité des détenus, la mesure de sécurité n’a pas à être parfaite ou infaillible (Miclash, précitée, au paragraphe 40; Bastarache, précitée, au paragraphe 49). Elle doit toutefois être adéquate et raisonnable (Corner, au paragraphe 32; Bastarache, précitée, au paragraphe 49). La situation de l’institution, celle des détenus et l’existence d’indicateurs préalables sont tous des facteurs pertinents pour déterminer si la surveillance était adaptée et si le SCC a rempli son obligation (McLellan, paragraphe 39).

 

[18]           Le SCC soutient qu’en l’espèce, il n’y a pas eu d’indicateur préalable susceptible de mettre le personnel pénitentiaire en garde contre la violence qui allait survenir. M. Carr ne connaissait pas son agresseur et ils n’étaient pas classés comme étant incompatibles. L’altercation verbale et les coups d’épaule entre les deux détenus dans la zone des téléphones sont passés inaperçus. Enfin, l’attaque a été rapide, durant 38 secondes, avant que le SCC puisse agir pour la prévenir. Le SCC prétend en revanche avoir pris des mesures raisonnables après que l’attaque a commencé afin de protéger M. Carr et lorsqu’il a tenté d’appréhender l’agresseur.

 

 

[19]           Le fait que le SCC n’ait pas été au courant d’une incompatibilité entre les deux détenus ne permet toutefois pas de trancher la question de la responsabilité. Dans Miclash, précitée, la Cour a conclu à la responsabilité du SCC malgré le fait qu’il n’y ait pas eu d’incompatibilité entre les détenus, et a déclaré qu’il ne faut pas se fier de manière injustifiée au fait que deux détenus n’ont pas été classés comme étant incompatibles. Dans McLellan, précitée, la Cour a conclu à la responsabilité du SCC, en dépit du fait que le demandeur ignorait l’existence d’une animosité et parce qu’il existait des indicateurs préalables de la violence à propos desquels il aurait dû agir.

 

[20]           Ce n’est pas parce que M. Carr n’a pas indiqué au SCC qu’il craignait pour sa sécurité qu’il y avait absence d’indicateurs préalables. En l’espèce, il a existé de l’animosité entre lui et son agresseur immédiatement avant l’agression. Il a témoigné qu’il y a eu échange d’insultes et que leurs épaules se sont accrochées quand l’agresseur a tenté de passer devant lui dans la queue pour les téléphones. On peut comprendre pourquoi il n’a pas déclaré l’incident. Il n’en a pas eu le temps et il n’était pas déraisonnable pour M. Carr de supposer que cet accrochage n’irait pas plus loin.

 

 

[21]           L’un des autres gardes de service dans la galerie d’observation qui surplombe l’aire de récréation où l’agression a eu lieu a présenté un affidavit et a témoigné au procès. L’agent Dustin Marshall a témoigné que si l’échange d’insultes entre M. Carr et son agresseur avait eu lieu hors de la prison, il n’aurait pas porté à conséquence, mais en milieu carcéral, un tel échange pouvait entraîner de la violence. Les agents de correction des prisons sont aux aguets de telles sorties verbales susceptibles d’indiquer de la violence possible. L’agent Marshall a toutefois ajouté qu’il n’a pas pu voir ou entendre l’altercation initiale, car la zone des téléphones se trouve juste en dessous de son poste d’observation. Son témoignage selon lequel il n’a pas remarqué l’altercation verbale entre l’agresseur et M. Carr ne contredit donc pas directement ce dernier.

 

[22]           Les agents Crisp et Marshall affirment tous deux que l’agent de correction posté dans le module de contrôle S, l’agent Bill Jugloff, était le mieux placé pour observer l’altercation verbale et les coups d’épaule survenus entre M. Carr et son agresseur dans la zone des téléphones. L’agent Jugloff n’a pas déposé d’affidavit, et le rapport qu’il a rédigé à propos de l’incident n’a pas été présenté au tribunal. Le SCC ne l’a pas convoqué non plus pour qu’il témoigne. L’agente Crisp a lu le rapport de l’agent Jugloff, sans interroger celui-ci. Comme je ne peux pas bénéficier de la preuve de l’agent Jugloff, lequel a probablement remarqué une altercation verbale et des contacts physiques dans la zone des téléphones, je dois accorder du poids au témoignage de M. Carr, selon lequel le premier incident dans cette zone a fait suffisamment de bruit ou a pu autrement attirer l’attention d’un agent de correction dans le module de contrôle S pour que celui-ci le remarque.

 

 

[23]           Un laps de temps très court n’empêche pas nécessairement la responsabilité, puisque les agents de correction qui reconnaissent, ou devraient reconnaître, des indicateurs préalables de violence ont l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour intervenir et pour protéger le détenu en situation de risque. Dans Miclash, précitée, les événements s’étaient également déroulés dans un laps de temps très court, et pourtant le SCC a été reconnu responsable, car il y avait eu des indicateurs préalables de la violence. En l’espèce, l’agent de correction aurait dû remarquer ces indicateurs et prendre immédiatement des mesures pour protéger le détenu. Dans d’autres affaires, telles que Corner, précitée, dans laquelle le court laps de temps avait exclu la responsabilité, cette décision était due à l’absence d’indicateurs préalables.

 

[24]           En l’espèce, il n’y a pas eu d’acte de violence fortuit, sans avertissement : l’existence d’indicateurs préalables de la violence a été prouvée. Les agents de correction ont réagi immédiatement lorsque l’agression s’est produite, mais c’était trop tard. Dès que le SCC a remarqué qu’il existait un risque pour la sécurité de M. Carr, il avait l’obligation de prendre des mesures pour assurer la sécurité de ce dernier.

 

[25]           L’agent Marshall a témoigné que le roulement est élevé dans l’UÉM, les détenus y demeurant en moyenne entre quatre et six mois. Contrairement aux prisons ordinaires où le personnel peut arriver à connaître les détenus, dans les UÉM il est souvent incapable d’identifier les détenus qui sont plus violents. L’agent Marshall a reconnu que même si des altercations verbales surviennent souvent sans entraîner de violence, en pareil cas [traduction] « on ne peut rien faire, si ce n’est redoubler de vigilance ... il faut être sûr que l’on observe ».

 

[26]           Qui plus est, les mesures de sécurité statique en place n’étaient pas adaptées pour fournir aux détenus une protection raisonnable. L’utilisation des cinq téléphones de l’établissement est restreinte, leur nombre étant faible au regard de la forte population carcérale. Cette utilisation est très sollicitée, ainsi qu’en témoigne le fait que M. Carr a fait la queue plus d’une heure pour téléphoner. Dans un milieu carcéral où il n’y a pas encore eu de classement des détenus selon qu’il leur faut une sécurité minimale, moyenne ou maximale et où il y a une hiérarchie des détenus, il aurait dû être évident pour le SCC que le fait que ceux-ci attendent pour se servir des téléphones allait susciter des situations très tendues pouvant être à l’origine de poussées de violence.

 

[27]           Les responsables pénitentiaires qui ont témoigné ont été vagues quant à leur approche à ce sujet. L’agent Dustin a indiqué qu’il préférait la formule « un détenu à la fois » pour l’utilisation de la zone des téléphones. L’agente Crisp a cependant témoigné que la prison n’a rien à voir avec l’établissement de la procédure d’utilisation des téléphones et qu’en réalité, ce sont les détenus qui réglementent entre eux la priorité d’accès aux téléphones. Elle a déclaré qu’il n’y a pas de règle « un détenu à la fois », car les détenus ne sont admis dans la zone des téléphones que s’il y en a un de libre dont ils peuvent se servir. Elle a suggéré en revanche que des détenus peuvent avoir une priorité d’accès aux téléphones uniquement en fonction de leur situation dans la hiérarchie des détenus.

 

 

[28]           L’agente Crisp a aussi témoigné que le SCC est en définitive incapable de contrôler le nombre des détenus qui pénètrent dans la zone des téléphones. Le fait que l’agent de correction posté dans le module de contrôle S doit tourner le dos à l’entrée de cette zone afin d’appuyer sur le bouton pour ouvrir et fermer la barrière exacerbe encore davantage ce manque de contrôle. L’agent se trouve en effet incapable de contrôler comme il faut le nombre de détenus qui entrent dans la salle des téléphones à un moment donné. Si plus de détenus y pénètrent qu’il n’y a de téléphones libres, il y a possibilité de conflit, étant donné que les téléphones sont très sollicités et qu’il y a manque de surveillance. Cette absence de directives ou de procédures uniformes ou établies pour utiliser les téléphones, associée au manque de surveillance adaptée de la zone des téléphones, constitue un manque à l’obligation de diligence.

 

[29]           L’absence de caméras de surveillance est également une indication de précautions insuffisantes. Il n’y avait pas de caméra de surveillance lors du premier incident entre les deux détenus dans la zone des téléphones. De surcroît, même s’il y a des caméras là où a eu lieu l’agression, toutes les caméras ne diffusent pas dans la galerie d’observation car il n’y a que trois écrans pour quatre caméras. Pour que la sécurité soit adaptée, il faudrait qu’une caméra, qui fonctionne, diffuse dans la galerie d’observation les événements survenant dans la zone où l’agression a eu lieu, de sorte que les agents de correction soient tenus au courant des problèmes potentiels.

 

[30]           En outre, l’écran que les agents de correction dans la galerie d’observation regardent ne montre que ce qui a été enregistré. Il n’y a donc en l’espèce aucun enregistrement direct de l’altercation initiale ou de l’agression pour aider à identifier l’agresseur ou à savoir ce qui s’est exactement passé. Du fait de l’insuffisance de ces aspects de la sécurité statique, le SCC avait la responsabilité de surveiller les situations de conflit potentiel, qu’elles aient été déclarées ou non. Cette incapacité de surveiller les principales zones où les détenus peuvent se déplacer librement dans ce milieu explosif constitue également un manquement à l’obligation de diligence.

 

 

[31]           Je conclus que le SCC a manqué à son obligation de diligence quand, en présence d’indicateurs préalables de violence, il n’a pas pris de mesure raisonnable touchant sa sécurité statique et dynamique en vue de prévenir l’agression de M. Carr.

 

Dommages-intérêts

[32]           Trois spécialistes de la santé mentale ont interrogé M. Carr dans les deux années après son agression. À la fin août 2005, environ deux mois après l’agression, il a tout d’abord été orienté vers un psychologue, le Dr Bryan Cassells, [traduction] « pour aborder les problèmes survenus après avoir été poignardé dans l’UÉM en juin 2005 et les inquiétudes concernant les rapports avec la collectivité » (rapport d’évaluation psychologique et psychiatrique du 26 janvier 2006). M. Carr a ensuite été orienté vers le Dr Jim Cheston, psychologue à contrat à l’établissement de Bath, pour une [traduction] « actualisation de l’évaluation des risques psychologiques » à l’intention de son agent de libération conditionnelle. Enfin, ayant été mis en liberté sous conditions sans médicament et puisqu’il avait besoin d’une évaluation pour être traité pendant son séjour à Hamilton (Ontario) en libération conditionnelle, il a été orienté vers un psychiatre, le Dr Mikhail Epelbaum. Celui-ci a été accepté comme expert en psychiatrie.

 

[33]           Ces spécialistes ont tous trois témoigné au tribunal et présenté des rapports dans lesquels il est conclu que M. Carr souffrait d’un trouble de stress post-traumatique. Ils attribuent unanimement à l’agression dont il a été victime les symptômes de ce trouble. M. Carr a également témoigné au tribunal des répercussions sur son état mental. J’ai conclu à la crédibilité de tous ces témoins et estimé que leurs rapports et témoignages établissent selon la prépondérance des probabilités que M. Carr souffre d’un TSPT en réaction à l’agression (voir l’arrêt Blackwater c. Plint, [2005] S.C.J. no 59, 2005 SCC 58, au paragraphe 78).

 

[34]           Je conclus que M. Carr n’a pas exagéré auprès du tribunal l’incidence de l’agression et des symptômes du TSPT. Selon les rapports des trois spécialistes de la santé mentale, il a fait face aux difficultés qu’il a sans cesse éprouvées après son agression, atténuant ainsi son anxiété, les troubles de son sommeil, ses réminiscences et ses difficultés de fonctionnement en milieu carcéral. En fait, il est parvenu grâce au counseling psychologique à comprendre comment sa réaction à des expériences traumatiques en général lui avait auparavant causé des difficultés.

 

 

[35]           Le SCC a laissé entendre au procès que la revendication de M. Carr de « douleurs et de souffrances permanentes consécutives à l’agression » ou que la revendication de TSPT n’avaient pas été prouvées. Le SCC a souligné trois points qui contredisent les dires de M. Carr et a d’abord soutenu que celui-ci n’avait pas consulté les spécialistes de la santé mentale précisément pour le TSPT. Ensuite, il a fait valoir qu’il n’existait pas de diagnostic formel de TSPT d’après la quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV). Enfin, il a soutenu que les traumatismes subis antérieurement par M. Carr étaient à l’origine des symptômes qui selon lui constituaient le TSPT, et qu’il serait difficile de différencier la cause de ces symptômes aux fins de l’évaluation des dommages-intérêts. Je rejette ces arguments.

 

[36]           En premier lieu, malgré le fait que M. Carr ait été orienté vers les trois spécialistes de la santé mentale pour des raisons différentes, l’incidence de son agression a été un point central dans tous ses entretiens. Le Dr Cheston a examiné M. Carr pour évaluer la probabilité de récidive et mener d’autres évaluations correspondant à la remise en liberté. Le Dr Epelbaum a suivi la consommation de médicaments de M. Carr après sa remise en liberté, lesquels lui avaient été prescrits après l’agression. En dépit des raisons différentes à l’origine des entretiens avec les Dr Epelbaum et Cheston, il est révélateur que les répercussions de l’agression s’y soient manifestées au premier plan ainsi que la nécessité de traiter les symptômes de TSPT qui se présentaient. Cela soutient la légitimité des revendications de M. Carr à propos du TSPT, car il est réaliste que ses symptômes de TSPT existent parmi des inquiétudes et des difficultés nombreuses et diverses.

 

 

 

[37]           M. Carr a vu le Dr Cassels précisément en raison des difficultés qu’il éprouvait après son agression. Les commentaires du Dr Cassels font état de l’incidence négative que l’agression a eue sur la capacité de M. Carr de fonctionner au quotidien en milieu carcéral :

[traduction]

[...] Au début de notre conseil avec M. Carr, il dormait très mal. Il avait des cauchemars, des réminiscences, des troubles de ce genre. Il faisait de l’exercice et sortait pour prendre quelques repas, mais sinon il ne faisait presque rien, il se cachait dans sa cellule et s’occupait à des activités qui l’aidaient uniquement à s’évader du quotidien, du banal et des souvenirs qu’il avait peut-être des événements à Millhaven.

 

 

 

[38]           Le SCC soutient ensuite que l’absence de diagnostic formel de TSPT et l’insuffisance de preuve que le traitement visait les douleurs et les souffrances permanentes consécutives à l’agression signifient que les revendications de M. Carr sont sans fondement. Il m’est difficile d’accepter cet argument. Il n’est ni réaliste et ni équitable envers un demandeur de s’attendre à ce que des preuves de maladie mentale soient établies au tribunal sans facteur de comorbidité (ce qui sera discuté ci-après) et selon un diagnostic explicite, absolu et rigide. Les trois spécialistes de la santé mentale m’ont convaincu qu’une démarche moins normative n’indique en rien que leurs conclusions quant au TSPT sont infondées.

 

[39]           Ensuite, quoi qu’il en soit, il n’est pas manifeste que le TSPT n’a pas été diagnostiqué officiellement. Le SCC soutient que l’enquête pour simulation est un élément central d’un diagnostic de TSPT et que le Dr Epelbaum n’en a pas fait. J’accepte toutefois le témoignage d’expert de ce dernier, selon lequel le fait qu’il y a eu agression l’a convaincu que les revendications liées au TSPT étaient légitimes. Le Dr Epelbaum a diagnostiqué le TSPT sur le fondement de son entretien clinique avec M. Carr. En outre, les symptômes de celui-ci et leur amélioration grâce à un traitement correspondent à la diminution progressive normale des symptômes liés au TSPT chronique. L’amélioration progressive de M. Carr est démontrée par le fait que des médicaments lui ont été prescrits après l’agression, mais que le Dr Epelbaum a estimé que sa capacité accrue de faire face au TSPT était suffisante pour essayer d’arrêter le traitement par médicaments.

 

[40]           Le SCC soutient enfin que les symptômes d’anxiété de M. Carr sont peut-être dus à des traumatismes et à des incidents antérieurs. Cet argument donne à penser que des dommages-intérêts relatifs au TSPT pourraient être refusés à des demandeurs ayant antérieurement souffert de traumatismes et de maladie mentale, parce qu’il est difficile de différencier les symptômes. Une telle issue n’est pas souhaitable. Le tribunal doit différencier les symptômes du mieux qu’il peut. Qui plus est, certains des symptômes de M. Carr peuvent facilement être attribués directement à l’agression : les cauchemars, les réminiscences, l’agoraphobie et l’incapacité générale de faire face au quotidien après l’agression.

 

 

[41]           La Cour suprême du Canada a exposé dans l’arrêt Blackwater c. Plint, précité, comment évaluer le préjudice quand le demandeur a eu des traumatismes antérieurs. La juge en chef Beverly McLachlin a énoncé ce qui suit aux paragraphes 78 et 81 :

Il importe d’établir une distinction entre la cause de la perte et l’évaluation du préjudice en matière de responsabilité civile délictuelle. Pour ce qui concerne le lien de causalité, la règle veut généralement que l’on se demande si, selon la prépondérance des probabilités, n’eût été les actes du défendeur, le demandeur aurait subi le préjudice. Les causes, délictuelles ou non délictuelles, du préjudice subi par le demandeur peuvent être multiples, mais le défendeur en est pleinement responsable si l’acte qu’il a commis est l’une d’elles. Au chapitre de l’évaluation du préjudice, il faut déterminer la situation initiale du demandeur. Le principe fondamental est que le défendeur n’est pas tenu de rendre la situation du demandeur meilleure qu’elle ne l’était au départ et qu’il n’a pas à indemniser le demandeur d’un préjudice qu’il aurait subi de toute manière : Athey.

 

[...]

 

Par ailleurs, le défendeur prend sa victime comme elle est – c’est la règle de la vulnérabilité de la victime.

 

 

[42]           M. Carr a des antécédents de traumatismes et d’anxiétés connexes, antérieurs à son agression. Selon la règle de la vulnérabilité de la victime, le défendeur doit en principe indemniser davantage si une personne ou un groupe a subi un préjudice plus grave du fait de sa vulnérabilité antérieure. Malgré le milieu carcéral qui est dur du point de vue psychologique, M. Carr a bien réagi au traitement et a appris de meilleurs mécanismes d’adaptation qui, peut-on espérer, l’aideront à l’avenir. L’attribution de dommages-intérêts vise à replacer le demandeur dans la situation où il serait si l’agression n’avait jamais eu lieu. Pour M. Carr, son traitement semble avoir efficacement aidé à atteindre cet objectif, de sorte que le Dr Epelbaum, deux ans après ou presque, a jugé que les éléments du TSPT étaient bénins.

 

[43]           M. Carr n’a pas démontré que ses traumatismes antérieurs l’avaient empêché de se rétablir. Il semble avoir mis à profit les difficultés consécutives à l’agression pour apprendre à mieux réagir aux défis de sa vie, et c’est tout à son honneur. Ceci ne signifie pas que la période ayant suivi l’agression n’a pas été particulièrement pénible et difficile, du fait des traumatismes antérieurs. Même s’il est évident que M. Carr a eu besoin de soins mentaux au plus tôt après un événement si terrifiant, il n’a vu un spécialiste de la santé mentale que deux mois après l’agression. Le rapport médical du SCC consécutif à l’agression ne porte aucune mention de son état émotionnel après l’agression, alors que l’impact psychologique est plus perturbant et dévastateur que les cicatrices physiques. Le SCC a contribué à accroître le préjudice en n’étant pas attentif à la possibilité que M. Carr éprouverait des symptômes de TSPT nécessitant une aide immédiate.

 

 

[44]           J’ai pris en compte les diverses affaires de dommages-intérêts pour négligence impliquant le SCC, que les avocats des deux parties ont fait valoir. Je conclus donc que M. Carr a droit à 12 000 $, sans compter les dépens pour la douleur et la souffrance et pour des dommages-intérêts, puisqu’il continue de souffrir de symptômes du TSPT, même si ceux-ci sont pour l’instant bénins.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que le Service correctionnel du Canada verse 12 000 $ à M. Carr, plus les dépens.

 

 

« Martha Milczynski »

Protonotaire

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

 

DOSSIER :                                        T-62-06

 

INTITULÉ :                                       BARRY CARR c. SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                               

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 29 janvier 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI

 

DATE :                                               le 29 décembre 2008   

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Hill                                                                                   POUR LE DEMANDEUR

 

Sharon McGovern                                                                    POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Avocats

Cobourg (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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