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Date : 20090129

Dossier : IMM-3018-08

Référence : 2009 CF 88

Ottawa (Ontario), le 29 janvier 2009

En présence de monsieur le juge Pinard

ENTRE :

JEYARAJ Jagatheesh

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (la Commission) datée du 15 mai 2008, dans laquelle il a été conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               Le demandeur, Jagatheesh Jeyaraj, est un citoyen de l’Inde qui soutient qu’il a été persécuté dans son pays d’origine parce qu’il est homosexuel.

 

[3]               La Commission a essentiellement donné deux fondements justifiant sa conclusion selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger : le manque de crédibilité, en partie en raison des incohérences entre son récit dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et ses déclarations orales, ainsi que l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Inde.

 

La crédibilité

[4]               La Commission a exposé plusieurs fondements pour sa conclusion au sujet du manque de crédibilité du demandeur :

-         Le demandeur a été incapable de présenter des documents au sujet de ses déplacements, y compris à l’époque de la présumée persécution, et il a été incapable de présenter des preuves au sujet de son travail en Corée du Sud;

-         Le demandeur a omis certains détails dans son FRP, qu’il a soulevés à l’audience;

-         Le demandeur a attendu plus de deux mois après son arrivée au Canada pour demander l’asile.

 

 

[5]               Dans les premiers paragraphes de sa décision, la Commission a reconnu que le demandeur possédait des documents d’identité valides, mais elle a noté qu’il était incapable de présenter des documents, tels qu’une lettre d’emploi ou un talon de chèque de paye, prouvant qu’il avait travaillé en Corée. La Commission a conclu que « [l]es excuses données par le demandeur pour justifier l’absence de documents sur un présumé séjour de 10 mois en Corée, sont invraisemblable[s] […] ».

 

[6]               Le défendeur soutient que la période au cours de laquelle le demandeur se trouvait en Corée du Sud est [traduction] « essentielle à la demande ». Le demandeur, quant à lui, soutient que la période qu’il a passée à l’étranger n’a pas une grande importance pour sa demande, puisqu’elle ne joue aucun rôle dans le récit, sauf pour le fait qu’il a commencé à fréquenter son amant pendant cette période.

 

[7]               À mon avis, si la Commission a commis une erreur à ce sujet, ce n’est pas dans sa conclusion au sujet de l’absence de documents prouvant que le demandeur a travaillé en Corée, mais plutôt dans le défaut d’examiner les documents d’identité afin de déterminer s’ils corroboraient les prétentions du demandeur au sujet de ses déplacements à des moments précis de son récit, particulièrement à l’époque où il a été persécuté.

 

[8]               Il n’y a eu aucun doute en l’espèce au sujet de l’identité du demandeur. Par conséquent, aucun document de voyage n’était nécessaire pour établir son identité. Le demandeur a expliqué que l’agent qui l’avait aidé à obtenir un visa pour le Canada avait refusé de lui rendre son passeport. Il a présenté un rapport de police qu’il a obtenu après avoir déposé une plainte au sujet de ce vol. Les documents qu’il a présentés à la Commission servent de preuve, bien que circonstancielle, de ses déplacements. Par exemple, le permis de conduire, la carte d’identité du collège et le diplôme du demandeur le placent en Inde de 1997 à 1999. La délivrance d’un permis de conduire international en novembre 2003 concorde avec son témoignage selon lequel il a quitté l’Inde en décembre 2003 pour se rendre en Corée du Sud. Son passeport, délivré en Inde en décembre 2004 – dont une copie a été présentée au tribunal – corrobore son témoignage au sujet du fait qu’il est retourné en Inde en octobre 2004, après son séjour en Corée. Enfin, la délivrance d’un visa canadien le 8 août 2005, confirmée par Citoyenneté et Immigration Canada, concorde avec sa présence en Inde à cette époque. Le commissaire n’a présenté aucune analyse de l’importance de ces documents pour la confirmation du récit du demandeur.

 

[9]               Le demandeur soutient aussi que la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’il avait omis certains détails dans son FRP, qu’il a ensuite mentionnés à l’audience. Premièrement, la Commission soutient que le demandeur a omis d’inscrire dans son récit qu’il avait perdu son emploi et qu’il avait été incapable de quitter la maison jusqu’à ce qu’il puisse s’enfuir au Canada, en raison de la persécution. Cependant, le demandeur a écrit dans son FRP :

[traduction]

Quand je suis revenu à la maison, j’ai encore été battu par mon père et mes frères. J’ai perdu mon emploi. Il y a eu une fuite au sujet de ma préférence sexuelle et de mon histoire. Je n’ai pas pu me trouver de nouvel emploi parce que, d’une quelconque façon, les rumeurs à mon sujet se rendaient à mon nouvel emploi avant que je commence à travailler, ou quelques jours après le début de l’emploi. Chaque fois que j’ai essayé de voir mon amant, sa famille ou la mienne m’en empêchait. Tout le monde m’humiliait. Mes amis et ma famille ont commencé à me traiter comme si j’étais sale. J’en étais rendu à un point tel que je ne pouvais pas me rendre à un temple pour prier, ni à tout autre endroit public. Les prêtres du temple que je fréquentais régulièrement depuis mon enfance m’ont dit d’arrêter de m’y présenter. Ils m’ont dit que de nombreuses personnes s’étaient plaintes à la gestion du temple à mon sujet. Ils ont dit que mes préférences étaient contre la religion et que je faisais quelque chose de très mal. Ils ont dit que si je continuais à me rendre au temple, certaines personnes allaient me tuer. Toute la société me traitait comme une ordure.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[10]           Cet extrait contredit clairement la conclusion de la Commission. Le deuxième fondement de la Commission pour sa conclusion porte sur le fait que le demandeur a omis de mentionner dans son FRP qu’il avait suivi un cours sans certificat de trois mois en 2003. Il a plutôt déclaré qu’il avait terminé ses études en 1999. Il a été conclu que ces nouveaux renseignements étaient contradictoires. À la première audience, le demandeur a tenté d’expliquer cette omission :

[traduction]

Le président de l’audience

 

- On vous a montré le FRP au début, monsieur. Vous avez dit qu’il était juste et correct. C’est seulement lorsque j’ai commencé à vous poser des questions que vous avez dit que vous avez fréquenté l’école beaucoup plus longtemps.

 

Q : Pouvez-vous expliquer la contradiction entre votre témoignage et votre Formulaire de renseignements personnels?

 

A : [...] J’ai terminé mes études [...] comme je l’ai déclaré dans mon FRP. Cependant, vous savez, ce cours que j’ai suivi [...] ils n’émettent pas de certificat ou quoi que ce soit. C’est pourquoi je ne l’ai pas mentionné dans le FRP.

 

 

 

[11]           À mon avis, le point de vue de la Commission était déraisonnable. La Commission cite la décision Basseghi c. Canada (M.E.I.), [1994] A.C.F. no 1867 (1re inst.) (QL), dans laquelle le juge Max M. Teitelbaum a remarqué :

 Il n’est pas inexact de dire que les réponses fournies dans un FRP devraient être concises, mais il est inexact de dire que ces réponses ne devraient pas contenir tous les faits pertinents. Il ne suffit pas à un requérant d’affirmer que ce qu’il a dit dans son témoignage oral était un développement. Tous les faits pertinents et importants devraient figurer dans un FRP. Le témoignage oral devrait être l’occasion d’expliquer les informations contenues dans le FRP.                                                                                      [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[12]           J’ajouterais qu’il n’est pas suffisant pour le commissaire de citer la jurisprudence sans effectuer d’analyse au sujet de la raison pour laquelle le fait supposément omis dans le FRP est « important » ou « pertinent ». Prêter des intentions fallacieuses à un demandeur n’est pas une mince affaire; la Commission a la responsabilité de tenter de séparer les omissions innocentes de celles qui ne le sont pas. À mon avis, rien dans le dossier ne permettait à la Commission de conclure que : « le demandeur a ajusté ses réponses au fur et à mesure que le tribunal le questionnait sur le sujet et cela mine sa crédibilité ».

 

[13]           Le dernier point qui minait la crédibilité du demandeur, selon le commissaire, était le délai dans la présentation de la demande d’asile. La Cour a déjà conclu que le commissaire peut tirer une conclusion négative au sujet de la peur subjective lorsqu’il y a un retard dans la présentation de la demande d’asile (Huerta c. Canada (M.E.I.), [1993] A.C.F. no 271 (C.A.) (QL), 157 N.R. 225). Cependant, le retard n’est pas un facteur décisif (Osipenkov c. Canada (M.C.I.), [2003] A.C.F. no 59 (1re inst.) (QL), 2003 CFPI 57, au paragraphe 3). Compte tenu des failles que j’ai relevées au sujet des conclusions principales de la Commission quant à la crédibilité, le délai ne constitue pas, à mon avis, un fondement suffisant pour rejeter la demande.

 

Possibilité de refuge intérieur

[14]           En l’espèce, la Commission a examiné l’existence d’une PRI, malgré le fait qu’elle avait relevé de nombreux problèmes quant à la crédibilité. Aux pages 5 et 6 de la décision, le commissaire cite un extrait de la réponse à la demande d’information IND42507.EF qui, malgré un certain nombre de déclarations positives au sujet du traitement des homosexuels en Inde, comprend les renseignements suivants :

[…] on allègue également que l’article 377 est utilisé par des policiers corrompus pour extorquer de l’argent à des hommes gais […]

 

En ce qui a trait aux ressources et au soutien offerts aux homosexuels en Inde, le PUCL affirme [traduction] « [qu’]il existe des organisations, des lignes d’aide, des publications et des bulletins, des organismes d’aide à la santé, des lieux de rencontre et des centres sociaux dans la plupart des grandes villes de l’Inde [et même dans certaines] villes et municipalités plus petites »; toutefois, malgré la présence de ces organisations, le PUCL ajoute qu’il y a un [traduction] « manque de ressources, de personnel et de soutien gouvernemental ainsi qu’une discrimination extrême de la part de la société et de l’État », et même les organisations les mieux établies ne rejoignent qu’un petit nombre des membres des minorités sexuelles […]

 

 

 

[15]           D’après le U.S. Department of State Country Report on Human Rights Practices in India de 2006, l’article 377, qui interdit les relations homosexuelles, [traduction] « a souvent été utilisé afin de cibler, de harceler et de punir les lesbiennes, les homosexuels, les bisexuels et les transgenres ». De plus, [traduction] « les homosexuels ont été détenus dans des cliniques contre leur gré et ont été soumis à des traitements visant à les « guérir » de leur homosexualité ». Le rapport du Home Office du Royaume-Uni de mai 2007 sur l’Inde cite des sources qui font état de [traduction] « harcèlement, d’abus et d’extorsion répandus de la part de policiers contre les personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles et transgenres [LHBT] et d’autres minorités sexuelles en Inde » et des [traduction] « répercussions des médias locaux et de la psychologie populaire qui instaurent la peur et qui créent un climat hostile pour les personnes LHBT ». Le commissaire n’a mentionné aucun de ces documents dans sa décision. Il a conclu :

 Après avoir révisé la preuve documentaire, le tribunal croit que le demandeur peut se relocaliser en un endroit plus populeux où il serait à l’abri des mauvais traitements de sa famille et de la famille de son présumé amant, et se prévaloir des organismes d’aide mis à la disposition des homosexuels. Le demandeur aura probablement à subir de la discrimination et non de la persécution au sens de l’arrêt Rajudeen […]

 

 

 

[16]           Dans Rajudeen c. Canada (M.C.I.), [1984] A.C.F. no 601 (QL), 55 N.R. 129, la Cour d’appel fédérale s’est fiée au dictionnaire pour déterminer le sens du mot « persécution », qui n’était pas défini dans l’ancienne Loi sur l’immigration, L.C. 1976-1977, ch. 52, et qui n’est pas défini dans la Loi actuelle. Par conséquent, « persécuter » signifie : [traduction] « harceler ou tourmenter sans relâche par des traitements cruels ou vexatoires; tourmenter sans répit, tourmenter ou punir en raison d’opinions particulières ou de la pratique d’une croyance ou d’un culte particulier ». Dans un même ordre d’idées, « persécution » signifie : [traduction] « succession de mesures prises systématiquement pour punir ceux qui professent une (religion) particulière; période pendant laquelle ces mesures sont appliquées; préjudice ou ennuis constants quelle qu’en soit l’origine ».

 

[17]           Comme la juge Danièle Tremblay-Lamer l’a noté dans Soto c. Canada (M.C.I.), [2002] A.C.F. no 1033, 2002 CFPI 768, au paragraphe 10 :

Il ne sera pas toujours facile de faire la distinction entre la persécution et les autres actes de harcèlement qui ne justifient pas une protection internationale. Il s’agit là d’une question mixte de droit et de fait que la Commission doit trancher au cas par cas.

 

 

[18]           Cependant, en l’espèce, la Commission n’a pas mentionné la preuve documentaire précitée dans sa décision et elle n’a pas tenté d’expliquer pourquoi le traitement décrit dans les rapports cités, et ailleurs dans la preuve documentaire, ne constitue pas de la « persécution ». Si la Commission avait mentionné la preuve et avait effectué une analyse, la Cour aurait accordé une certaine déférence à sa conclusion. Cependant, le défaut de traiter certaines allégations pertinentes et importantes précisées dans les rapports susmentionnés ainsi que l’absence totale d’une analyse constituent, à mon avis, des erreurs justifiant l’intervention de la Cour.

 

[19]           Pour tous les motifs précités, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen devant un tribunal différemment constitué, conformément aux présents motifs.

 

 

 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 15 mai 2008 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen devant un tribunal différemment constitué, conformément aux motifs du jugement rendu aujourd’hui.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

Dossier :                            IMM-3018-08

 

INTITULÉ :                           JEYARAJ Jagatheesh c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :     Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :   Le 20 janvier 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                  Le juge Pinard

 

DATE DES MOTIFS :          Le 29 janvier 2009

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Styliani Markaki                                               POUR LE DEMANDEUR

 

Evan Liosis                                                       POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Styliani Markaki                                               POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, C.R.                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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