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Date : 20090130

Dossier : IMM-2147-08

Référence : 2009 CF 104

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2009

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

HENRI JEAN-CLAUDE SEYOBOKA

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le Tribunal), le 1er mai 2008, par laquelle celle‑ci a rejeté la requête du demandeur en réouverture de sa demande d’asile.

 

L’HISTORIQUE

[2]               Le demandeur est un citoyen du Rwanda, où il est né le 22 juillet 1966. Il est arrivé au Canada le 17 janvier 1996 et il a demandé l’asile à son arrivée. Il a obtenu l’asile le 25 octobre 1996. À l’époque, il n’a pas mentionné, ni au point d’entrée, ni dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), ni au cours de l’audition de sa demande d’asile, qu’il avait fait partie des Forces Armées Rwandaises (les FAR), c’est‑à‑dire l’armée rwandaise.

 

[3]               Le 1er novembre 1996, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente au Canada. Une fois de plus, il n’a fait aucune mention de son appartenance aux FAR.

 

[4]               En mars 1998, deux personnes travaillant pour le Tribunal pénal international pour le Rwanda (le TPIR) et M. André Denault, un employé de la GRC, se sont rendus au domicile du demandeur au Canada afin de l’interroger à propos du colonel Bagosora. Ils étaient à la recherche du colonel Bagosora en raison de sa participation à des crimes contre l’humanité commis durant le génocide rwandais. Ce n’est qu’après cette entrevue que le demandeur a déposé une version modifiée de son FRP mentionnant le fait qu’il avait servi dans l’armée rwandaise à l’époque du génocide en avril 1994.

 

[5]               Vers septembre 2000, M. Claude Beaupré, un agent d’audience à l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a communiqué avec l’Unité des crimes de guerre de la GRC afin de vérifier l’état du dossier que l’Agence possédait sur le demandeur. Il a appris que l’enquête de la GRC sur le demandeur était toujours en cours.

 

[6]               Le 13 octobre 2000, deux enquêteurs de l’Unité des crimes de guerre du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (CIC) ont rencontré le demandeur. Selon les notes d’entrevue, le demandeur a admis avoir servi dans les FAR entre le 21 janvier 1991 et le 28 juin 1994. Il a prétendu avoir quitté les FAR parce qu’il était devenu « amer ».

 

[7]               En avril 2002, un avocat du TPIR a téléphoné au demandeur et s’est rendu à son domicile. Il a par la suite envoyé par télécopie un dossier que le TPIR possédait sur le demandeur, y compris un témoignage émanant d’un témoin anonyme, DAS, qui a dit au TPIR que le demandeur avait tué une dénommée Francine.

 

[8]               Vers la fin de 2001 ou vers le début de 2002, le demandeur a parlé à Jean Claude Ndungutse, un ami d’enfance, qui est le petit‑fils de l’évêque Sebununguri, un évêque de l’Église anglicane du Rwanda. Le demandeur a appris que l’évêque Sebununguri avait été interrogé par la GRC à propos de sa prétendue implication dans la mort de Francine. Le 29 janvier 2003, le demandeur a également parlé à Aimable Rutanemara, son ancien cuisinier à Kigali (Rwanda). M. Rutaremara a dit au demandeur que deux agents de la GRC étaient venus le voir et lui avaient parlé de la mort de Francine; il aurait affirmé au demandeur qu’il avait dit aux agents de la GRC que le demandeur n’était aucunement impliqué dans cette affaire. Le demandeur, toutefois, n’a pu obtenir aucun affidavit de la part de l’évêque Sebununguri ou de la part de M. Rutaremara attestant de ces faits.

 

[9]               En septembre 2004, pendant qu’il se trouvait à Ottawa dans le cadre d’un autre dossier, M. Beaupré a rencontré un agent de l’Unité des crimes de guerre de la GRC, M. Guy Poudrier, et lui a parlé de l’état du dossier de la GRC sur le demandeur. M. Poudrier a dit au représentant du ministre que l’enquête de la GRC sur le demandeur était toujours en cours et que le ministère public examinait le dossier afin de déterminer si des accusations criminelles pouvaient être portées contre le demandeur. L’agent de la GRC a affirmé que tant qu’une décision ne serait pas rendue sur ce sujet, l’ASFC ne pouvait utiliser, pour les fins de la procédure d’immigration, aucun des documents figurant dans le dossier de la GRC.

 

[10]           M. Poudrier a autorisé M. Beaupré à consulter le dossier de la GRC pendant cinq minutes. M. Beaupré déclare toutefois que M. Poudrier ne l’a pas autorisé à faire des copies des documents figurant dans le dossier. M. Beaupré déclare de plus qu’il n’a pas lu les déclarations des témoins. Sachant qu’il ne pouvait pas se servir des renseignements de la GRC, M. Beaupré affirme qu’il a arrêté de consulter le dossier. Enfin, M. Beaupré prétend que, au cours de la réunion avec M. Poudrier, aucune allusion n’a été faite quant aux déclarations de l’évêque Sebununguri ou quant à celles de M. Rutaremara et qu’on ne lui a rien dit quant à celles‑ci.

 

[11]           Le 1er novembre 2004, le demandeur a envoyé à CIC une lettre à laquelle étaient joints deux documents faisant état de sa participation à des crimes de guerre au Rwanda au cours du génocide. Ces documents étaient les déclarations écrites du témoin anonyme DAS, susmentionné, et l’accusation contre Protais Zigiranyrazo devant le TPIR. Selon l’acte d’accusation, le sous‑lieutenant Jean‑Claude Seyoboka assurait la surveillance d’un barrage routier avec des membres de l’armée rwandaise et des membres d’une milice (les Interahamwe) et ils ont reçu l’ordre de tuer tous les Tutsis qu’ils trouveraient au cours d’une fouille des maisons du voisinage. Les paragraphes pertinents de l’acte d’accusation sont ainsi libellés :

Le barrage routier de Kiyovu

11. En particulier, le ou vers le 7 avril 1994, les militaires affectés à la garde de la résidente de Protais Zigiranyirazo sise dans la cellule de Kiyovu, prefecture de Kigali-Ville, ont ordonné aux gardiens employés dans les maisons du quartier de tenir un barrage routier érigé entre le domicile de Protais Zigiranyirazo et l’église presbytérienne qui le jouxtait. Ce barrage routier qui était le plus grand de Kiyovu, était contrôlé par des militaires et des Interahamwe, notamment le sous‑lieutenant Jean Claude SEYOBOKA, BONKE et Jacques KANYAMIEZI. Les civils qui y montaient la garde étaient armés de machettes et de gourdins.

 

12. Environ une semaine plus tard, à une date indéterminée de la mi-avril 1994, Protais Zigiranyirazo a ordonné aux militaires et aux Interahamwe de faction au barrage jouxtant sa résidence de Kiyovu de fouiller les maisons du voisinage et de tuer tous les Tutsis qu’ils y trouveraient. Protais Zigiranyirazo a également ordonné aux hommes qui contrôlaient le barrage de tuer tout Tutsi qui tenterait de franchir ce barrage routier. Peu après, les militaires et les Interahamwe se sont mis à tuer, sans discontinuer, des gens qu’ils ont trouvés chez eux-mêmes ainsi que toute personne identifiée comme tutsie, tentant de franchir ledit barrage routier.

 

 

[12]           Le 4 mars 2005, le demandeur, représenté par un avocat, a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en vue d’obtenir un mandamus pour obliger CIC à rendre une décision à l’égard de sa demande de résidence permanente. L’autorisation a été accordée le 16 mai 2005 et une audience au fond de la demande de mandamus fut fixée au 12 septembre 2005. La Cour fédérale a ordonné à CIC de produire une copie certifiée de son dossier, ce qu’elle a fait, dotant ainsi le demandeur de 181 pages tirées de son dossier d’immigration. Le 30 septembre 2005, la Cour a rejeté la demande de délivrance d’un bref de mandamus présentée par le demandeur.

 

[13]           Le 30 juin 2005, le défendeur a présenté, en vertu de l’article 109 de la LIPR, une demande d’annulation de la décision qui a accueilli la demande d’asile du demandeur et a présenté une demande d’exclusion du demandeur de la définition de « réfugié au sens de la Convention » et de celle de personne à protéger en conformité avec les alinéas a), b) et c) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la CNURSR). L’avis de demande d’annulation énumérait tous les motifs invoqués par le ministre à l’appui de son allégation selon laquelle la décision qui avait accueilli la demande d’asile du demandeur devrait être annulée et que celui‑ci devrait être exclu compte tenu de sa participation à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité. Une copie des pièces invoquées par le ministre à l’appui de sa demande était jointe à l’avis.

 

[14]           Trois audiences ont été tenues relativement à la demande d’annulation. Elles ont eu lieu le 22 février 2006 et les 30 et 31 mai 2006. Avant la tenue de la première audience, l’avocate du demandeur, Me Nicole Goulet, a envoyé au ministre une copie des pièces qu’elle se proposait d’invoquer à l’audience. Elle n’a présenté aucun témoin. À la première audience, Me Goulet n’a pas demandé de divulgation supplémentaire. À la suite de cette audience, le demandeur a transmis une deuxième liste de documents qu’il se proposait d’utiliser.

 

[15]           Un avis de comparaître à la deuxième audience a été envoyé au demandeur et il comprenait des renseignements sur la manière d’assigner des témoins à comparaître. Le 5 mai 2006, le demandeur a envoyé une troisième liste de documents qu’il se proposait de déposer à l’audience. Il a mentionné le nom du sénateur Roméo Dallaire comme étant son seul témoin.

 

[16]           Le 29 septembre 2006, le statut de réfugié du demandeur a été annulé au motif qu’il avait obtenu ce statut à la suite de fausses déclarations importantes sur le fait qu’il avait été officier dans les FAR. En outre, le Tribunal a exclu le demandeur, en vertu des alinéas a), b) et c) de la section F de l’article premier de la CNURSR, de la définition de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger parce qu’il a conclu que le demandeur avait participé à des crimes contre l’humanité lors du génocide rwandais.

 

[17]           Le Tribunal a conclu que le demandeur a été, sinon un participant, à tout le moins un complice relativement aux actes criminels commis par les FAR. La preuve objective a démontré que les FAR ont participé dans une large mesure aux terribles événements qui se sont produits au Rwanda. L’armée a systématiquement participé aux massacres, les a autorisés et a donné aux autres l’exemple à suivre. Les FAR était une organisation qui visait des fins limitées et brutales. De nombreux éléments de preuve démontraient que les FAR sont intervenues militairement pour le compte des « génocidaires ». Le Tribunal a de plus conclu que le demandeur a été personnellement impliqué dans le meurtre de sa voisine Francine, qu’il a assassinée parce qu’elle refusait d’avoir des relations sexuelles avec lui.

 

[18]           Le Tribunal a également conclu que le demandeur a donné des réponses vagues concernant ce qu’il a fait entre le 7 avril 1994 et le 16 avril 1994 lorsque les massacres avaient lieu. Selon le Tribunal, il était tout simplement invraisemblable que le demandeur ne sache absolument pas que des massacres avaient lieu autour de lui. Le Tribunal a conclu que le demandeur avait quelque chose à se reprocher lorsqu’il a menti quant à son appartenance à l’armée et qu’il faisait toujours partie des FAR durant les massacres et qu’il a donc participé à la réalisation des objectifs de cette dernière.

 

[19]           Le 26 octobre 2006, le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’annulation de sa demande d’asile; cette demande a été rejetée par la Cour le 6 février 2007. Par la suite, le demandeur a déposé une requête demandant à la Cour d’annuler cette décision; cette requête a également été rejetée le 6 juin 2007.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[20]           Le 20 septembre 2007, le demandeur a soumis au Tribunal une demande de réouverture de la décision d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié. À l’appui de sa demande de réouverture, le demandeur a prétendu que le défendeur avait enfreint les principes de la justice naturelle dans le cadre de la procédure d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié en ne divulguant pas les témoignages potentiellement disculpatoires de l’évêque Sebununguri et de M. Rutaremara recueillis par la GRC.

 

[21]           Le Tribunal a conclu qu’il n’y avait eu aucun manquement aux principes de la justice naturelle qui pourrait donner lieu à une réouverture de l’audience, et ce, pour les motifs suivants. Premièrement, le Tribunal a conclu que le demandeur savait que la GRC avait rencontré l’évêque Sebununguri et M. Rutaremara, mais il n’a pas soulevé la question de la divulgation et n’a pas mentionné ces personnes comme témoins qui pourraient attester de son innocence à l’audience de la demande d’annulation ou dans la demande ultérieure d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié. Par conséquent, il était interdit au demandeur de soulever la question de la divulgation après qu’une décision définitive fut rendue contre lui.

 

[22]           Deuxièmement, le Tribunal a conclu que même si les déclarations disculpatoires de l’évêque Sebununguri et de M. Rutaremara avaient été produites et qu’on leur avait accordé pleine importance, on aurait peut‑être quand même conclu que le demandeur était exclu en raison de sa participation à des crimes contre l’humanité compte tenu qu’il avait été membre actif des FAR. Comme le demandeur n’a pas allégué l’existence d’éléments de preuve disculpatoires concernant son appartenance aux FAR, le Tribunal a conclu que les renseignements non divulgués n’étaient pas déterminants et que le demandeur aurait été jugé complice même si les déclarations disculpatoires avaient été admises.

 

[23]           Troisièmement, le Tribunal a conclu que le demandeur n’a subi aucun préjudice du fait qu’il n’a pas été représenté par un avocat pendant une partie de l’audience de la demande d’annulation. Le président du Tribunal a informé le demandeur de ses droits et lui a expliqué la procédure du Tribunal. En outre, le demandeur a été représenté par un avocat lors de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire contestant la décision d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié, mais, à ce moment‑là, il n’a soulevé aucune question relative à la divulgation.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[24]           L’avocat du demandeur a prétendu devant la Cour que, au moment de la procédure intentée contre lui, le demandeur savait que la GRC avait interrogé au moins trois témoins du Rwanda qui l’avaient disculpé de tout acte répréhensible. Il ne savait cependant pas que la GRC avait enregistré ou transcrit ces entrevues. Le demandeur a reçu divulgation de la preuve invoquée par le ministre pour annuler la reconnaissance de son statut de réfugié, mais il ne savait pas que son dossier pouvait contenir d’autres éléments de preuve pertinents, voir même disculpatoires, car il ne connaissait pas les pratiques de la GRC concernant la cueillette et la conservation des éléments de preuve. Ce n’est que lorsqu’il a lu un entrefilet concernant l’expérience vécue par un autre Rwandais confronté à des allégations semblables et qu’après avoir rencontré ce dernier qu’il a compris qu’il avait été traité injustement.

 

[25]           En conséquence, l’avocat du demandeur prétend que les cinq questions suivantes sont soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire :

1- Quelle norme de contrôle s’applique à la décision du Tribunal de ne pas réexaminer la demande d’annulation de la reconnaissance du statut de réfugié du demandeur?

2 – La ministre est-elle tenue de divulguer les éléments de preuve disculpatoires dans les procédures de demande d’annulation?

3 – Le cas échéant, la ministre a‑t‑elle manqué à son devoir de divulguer les éléments de preuve disculpatoires?

4 – Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant qu’il était interdit au demandeur de soulever la question de la divulgation à l’étape à laquelle on était rendu?

5 – Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur de droit en concluant qu’il n’y avait eu aucun manquement aux principes de la justice naturelle?

 

L’ANALYSE

[26]           En vertu de l’article 55 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (les Règles de la SPR), un demandeur d’asile peut demander à la Section de rouvrir une demande d’asile qui a fait l’objet d’une décision. La demande doit être accueillie s’il est établi qu’il y a eu un manquement à un principe de justice naturelle :

55. (1) Le demandeur d’asile ou le ministre peut demander à la Section de rouvrir toute demande d’asile qui a fait l’objet d’une décision ou d’un désistement.

 

(4) La Section accueille la demande sur preuve du manquement à un principe de justice naturelle.

55. (1) A claimant or the Minister may make an application to the Division to reopen a claim for refugee protection that has been decided or abandoned.

 

(4) The Division must tallow the application if it is established that there was a failure to observe a principle of natural justice.

 

[27]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’est pas nécessaire de faire une analyse de la norme de contrôle applicable à la question soumise à la Cour lorsque celle‑ci a été bien établie par la jurisprudence antérieure.

 

[28]           Avant l’arrêt Dunsmuir, la jurisprudence traitant des requêtes en réouverture présentées en vertu de l’article 55 avait conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable simpliciter (voir, par exemple, Nazifpour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1694; Masood c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1224). En revanche, il a été établi très clairement que la norme de contrôle applicable aux questions de manquement aux principes de la justice naturelle est celle de la décision correcte (voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 46).

 

[29]           En conséquence, j’appliquerai la norme de la décision correcte aux exigences des principes de la justice naturelle et à la question de savoir si elles ont été respectées en l’espèce; toutefois, à chaque fois que des conclusions de fait entreront en jeu dans le règlement de ces questions, elles seront examinées au regard de la norme de la décision raisonnable.

 

[30]           Le demandeur prétend que le ministère public détenait des preuves tirées d’entrevues de témoins qui le disculpaient manifestement de la perpétration de tout crime contre l’humanité bien avant le début de la demande d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié. En omettant d’inclure cette preuve dans la divulgation soumise au demandeur avant la procédure d’annulation, le défendeur aurait manqué à son obligation de divulgation comme il en été question dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, et aurait violé le droit du demandeur à la justice naturelle ainsi que son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par l’article 7 de la Charte.

 

[31]           La prétention susmentionnée pose un certain nombre de problèmes que j’examinerai maintenant un après l’autre. Premièrement, la nature disculpatoire des déclarations faites à la GRC par l’évêque Sebununguri et Aimable Rutaremara relève de la pure conjecture à ce stade‑ci car aucune de ces deux personnes n’a déposé un affidavit à l’appui de la position du demandeur, pour des raisons, sans conteste, qui échappent au contrôle du demandeur.

 

[32]           Plus important encore, M. Beaupré prétend n’avoir eu aucune connaissance de l’existence de l’une ou l’autre des déclarations de ces deux témoins; par conséquent, le représentant du défendeur n’aurait eu aucune connaissance du contenu de ses déclarations, disculpatoires ou non. En effet, le défendeur en l’espèce ne s’est pas servi à l’audience des témoignages de l’évêque Sebununguri et de M. Rutaremara, ni de tout autre document de la GRC. M. Beaupré a plutôt interrogé le demandeur en se fondant sur des documents que le demandeur a lui‑même fournis aux autorités de l’immigration, c’est‑à‑dire, le témoignage de DAS et la mise en accusation de Protais Zigiranyirazo devant le TPIR.

 

[33]           Le demandeur réplique que, aux fins des obligations de divulgation, le ministère public est indivisible. Invoquant la nature intégrée de l’Unité des crimes de guerre et la coopération étroite des sections des crimes de guerre du ministère de la Justice, de l’ASFC, et de la GRC, le demandeur prétend que la ministre a contrevenu à son obligation prévue par la loi de s’enquérir auprès de toutes les agences qui participent à l’enquête sur sa personne afin de voir à ce que le dossier divulgué soit complet.

 

[34]           Un examen minutieux de la jurisprudence sur la divulgation m’amène à conclure qu’il s’agit d’une affirmation trop large. On ne doit pas oublier le fait que la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est un tribunal administratif qui possède une connaissance spécialisée et qui n’est pas lié par les règles techniques de la preuve. En conséquence, les normes de divulgation établies dans Stinchcombe ne s’appliquent pas nécessairement automatiquement dans le contexte d’une audience relative à une demande d’asile et peuvent nécessiter certaines adaptations. Par contre, je suis d’accord avec le demandeur pour affirmer que le degré de divulgation dû à un demandeur ne peut pas être décidé par une simple invocation de la différence entre les instances criminelles et les instances administratives et que les conséquences sur le demandeur d’une conclusion défavorable doivent être prises en compte. Comme la Cour suprême l’a écrit dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, au paragraphe 20 :

L’article 7 de la Charte exige non pas un type particulier de procédure, mais une procédure équitable eu égard à la nature de l’instance et des intérêts en cause : États-Unis d’Amérique c. Ferras, [2006] 2 R.C.S. 77, 2006 CSC 33, par. 14; R. c. Rodgers, [2006] 1 R.C.S. 554, 2006 CSC 15, par. 47; Idziak c. Canada (Ministre de la Justice), [1992] 3 R.C.S. 631, p. 656-657. Les mesures procédurales requises par la justice fondamentale dépendent du contexte (voir Rodgers; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, p. 361; Chiarelli, p. 743‑744; Centre hospitalier Mont-Sinaï c. Québec (Ministre de la Santé et des Services sociaux), [2001] 2 R.C.S. 281, 2001 CSC 41, par. 20-21). On peut prendre les intérêts sociétaux en considération pour clarifier les principes applicables de justice fondamentale : R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 98.

 

 

[35]           Compte tenu des cinq facteurs jugés pertinents dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, pour établir le contenu de l’obligation d’équité dans des circonstances particulières, je suis disposé à accepter qu’un demandeur a droit à un degré élevé d’équité procédurale dans une procédure en annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié en raison de prétendues omissions de sa part quant à sa participation à des crimes de guerre et à des crimes contre l’humanité. Pour tirer cette conclusion, j’invoque plus particulièrement les conséquences pour le demandeur d’être qualifié de criminel de guerre ainsi que la nature contradictoire d’une telle procédure. En effet, la Cour d’appel fédérale est parvenue à la même conclusion dans le contexte d’une conclusion d’exclusion fondée sur les alinéas a) et c) de la section F de l’article premier de la Convention et a exprimé l’opinion qu’elle entraîne que le ministre est tenu de divulguer les renseignements pertinents :

L’alinéa 69.1(5)a) de la Loi sur l’immigration exige que le tribunal donne au demandeur du statut de réfugié la « possibilité » de produire des éléments de preuve, d’interroger des témoins et de présenter des observations. Bien que l’affaire Stinchcombe, une affaire criminelle, ne s’applique pas directement dans le contexte d’immigration, elle est néanmoins instructive. Au débat oral, l’avocat du ministre a reconnu, à juste titre à mon avis respectueux, que lorsque le ministre allègue l’exclusion en application de la section F de l’article premier de la Convention, le ministre est effectivement tenu de communiquer les renseignements qui se rapportent à la revendication du statut de réfugié. Cette concession est conforme à certains des ouvrages concernant la communication dans le contexte administratif.

Siad c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 C.F. 608.

 

 

[36]           L’avocat du demandeur a invoqué le récent arrêt Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, dans lequel la Cour suprême a conclu que M. Khadr avait droit à la divulgation des dossiers des entrevues et des renseignements donnés aux autorités américaines comme conséquence directe de la tenue des entrevues. Dans cette affaire, la Cour a fondé sa conclusion sur les droits à la divulgation garantis à M. Khadr par l’article 7 plutôt que d’appliquer directement Stinchcombe. Même s’il est vrai que, à proprement parler, aucune procédure criminelle n’avait lieu au Canada, il n’en demeure pas moins que la procédure ultime à l’égard de laquelle la divulgation a été demandée était de nature militaire et comportait des conséquences potentiellement beaucoup plus désastreuses qu’une procédure criminelle. En outre, le droit de M. Khadr à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par la Charte a été déclenché en raison de la participation du Canada à la fourniture de renseignements aux autorités américaines relativement à un processus qui contrevient aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne.

 

[37]           À l’audience, le demandeur s’est beaucoup attaché au récent arrêt Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) ̧2008 CSC 38, dans lequel la Cour suprême a reconnu certaines obligations de divulgation dans le contexte des certificats de sécurité. Une fois de plus, la Cour a confirmé que l’application des garanties constitutionnelles accordées par l’article 7 de la Charte ne dépendait pas des domaines du droit visés mais des conséquences de l’intervention de l’État sur la personne (paragraphe 53). Traitant plus précisément de l’obligation de divulgation, la Cour a ajouté ce qui suit :

[56] Dans La (par. 20), la Cour a confirmé que l’obligation de divulgation fait partie des droits protégés par l’art. 7. De même, dans Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 39-40, la Cour a souligné l’importance de l’approche contextuelle dans l’évaluation des règles de justice naturelle et du niveau d’équité procédurale auxquelles a droit une personne. À notre avis, la délivrance d’un certificat et ses conséquences comme la détention exigent un grand respect pour l’équité procédurale due à la personne visée. Cette équité procédurale comprend, dans ce contexte, une procédure de vérification de la preuve présentée contre cette personne. Elle inclut également sa communication à la personne visée, selon des modalités et dans des limites qui respectent les intérêts légitimes de la sécurité publique.

 

 

[38]           Malgré le solide et convaincant argument de l’avocat du demandeur, je ne suis pas convaincu que cette deuxième décision Charkaoui est déterminante en l’espèce. Dans Charkaoui, le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) a joué un rôle clé dans la procédure de certificat de sécurité et les conséquences de cette procédure pouvaient être catastrophiques pour le demandeur. La Cour a souligné ce qui suit :

[54] En effet, les enquêtes menées par le SCRS jouent un rôle central dans les décisions relatives à la délivrance des certificats de sécurité et aux mesures d’interdiction de territoire qui en résultent. Ces certificats emportent des conséquences dont la gravité dépasse souvent celles de bien des accusations criminelles. Ainsi, les répercussions possibles du processus vont de la détention pour une durée indéterminée, au renvoi vers l’étranger, et parfois à des risques de persécution ou d’atteinte à l’intégrité de la personne sinon à sa vie. De plus, comme le note le juge O’Connor dans son rapport d’enquête, « les dispositions concernant le processus du certificat de sécurité, prévoient des motifs de culpabilité plus larges et imposent des normes de preuve moins strictes que le Code criminel » (Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Un nouveau mécanisme d’examen des activités de la GRC en matière de sécurité nationale, p. 484).

 

 

[39]           Les incidences de la décision de ne pas rouvrir l’audience d’annulation de la reconnaissance du statut de réfugié du demandeur, bien que graves, ne sont pas comparables aux conséquences de la délivrance et de la validation d’un certificat de sécurité. Mais, ce qui importe peut‑être davantage, la GRC a joué un rôle beaucoup moins important que celui du SCRS dans la décision de demander l’annulation de la reconnaissance du statut de réfugié du demandeur. Comme je l’ai déjà mentionné, l’Unité des crimes de guerre de la GRC n’a joué aucun rôle dans l’enquête de l’ASFC et l’ASFC ne s’est pas fiée aux renseignements de la GRC concernant le demandeur. En fait, l’Unité des crimes de guerre de la GRC a refusé de fournir quelque renseignement que ce soit à l’ASFC.

 

[40]           Contrairement aux prétentions du demandeur, on doit faire une distinction entre l’ASFC et la GRC en ce qui concerne la divulgation. Chaque agence effectuait des enquêtes séparées sur le demandeur, c’est‑à‑dire une enquête relevant du droit administratif dans le cas de l’ASFC et une enquête relevant du droit pénal dans le cas de la GRC. La collaboration entre la GRC, l’ASFC et le ministère de la Justice ne met pas fin à la séparation entre la police et le gouvernement. La GRC détient un privilège d’enquête fondé sur la common law et ce privilège ne peut être modifié que par la loi. Tant que cela ne sera pas fait (et la collaboration entre les trois unités des crimes de guerre n’est certainement pas suffisamment explicite pour être assimilée à une diminution du privilège d’enquête de la GRC), la GRC a droit et, en fait, est tenue de ne pas partager le fruit de ses enquêtes criminelles avec les autres organismes ou ministères du gouvernement.

 

[41]           Le demandeur a invoqué un certain nombre de décisions dans lesquelles la GRC et le ministère public ont été jugés indivisibles aux fins de la divulgation. Chacune de ces décisions ne portent cependant pas sur les mêmes faits. Dans la décision R. c. Styles, [2003] O.J. no 5824 (C.S.J. Ont.), la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu que tous les documents, directement ou indirectement liés aux accusations déposées devant la Cour, qu’ils soient en la possession effective du ministère public ou non, peuvent être véritablement considérés comme étant en sa possession présumée et doivent être divulgués s’ils sont en la possession du même service de police que celui qui s’occupe de la poursuite en question.

 

[42]           Dans la décision R. c. Smith, 2007 ABQB 172 (C. B. R. Alta.), on demandait la production d’un examen administratif interne effectué au sein de la GRC dont la tenue avait été ordonnée à la suite du décès d’un agent de la GRC et de blessures infligés à un autre agent à la suite d’un accident d’automobile. On a conclu que ces documents étaient à ce point intrinsèquement et factuellement liés aux circonstances d’accusation criminelle de conduite dangereuse ayant causé la mort et de conduite dangereuse ayant causé des lésions corporelles qu’ils devaient être considérés comme étant un des fruits de l’enquête et devaient être divulgués dans le cadre de la poursuite pénale.

 

[43]           Ces deux décisions sont tout à fait différentes de la présente espèce. Premièrement, la relation entre le ministère public et les documents en la possession de la police à l’égard desquels le ministère public a été considéré comme étant en possession présumée était beaucoup plus intime dans ces deux causes que ce n’est le cas en l’espèce entre l’ASFC et la GRC. Deuxièmement, l’obligation de divulgation a été appliquée dans le contexte d’une poursuite criminelle et c’est à l’égard de renseignements recueillis à d’autres fins qu’on a ordonné la divulgation; en l’espèce, ce sont les renseignements recueillis à la suite d’une enquête en cours qui sont demandés dans le contexte d’une procédure administrative.

 

[44]           Il convient de souligner que même ces deux causes ne mettent pas en doute le principe général que le ministère public et la police sont des entités distinctes aux fins de la divulgation. Dans l’arrêt Stinchcombe, la Cour suprême a conclu que le substitut du procureur général est tenu de divulguer les renseignements pertinents que l’enquête sur le crime a révélés et dont le substitut du procureur général a le contrôle. Si les renseignements sont sous le contrôle d’une tierce partie, une procédure distincte doit être suivie, et ce, tel qu’énoncé dans l’arrêt R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411. Ce serait là créer un précédent dangereux que de brouiller cette ligne de démarcation sous prétexte que le ministère public et la police sont indivisibles. Sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles, un organisme administratif ne devrait pas avoir accès au dossier monté par un corps policier à la suite d’une enquête en cours, encore moins être tenu responsable de ne pas avoir divulgué ces renseignements.

 

[45]           Quoiqu’il en soit, même si le ministre était tenu de divulguer le témoignage de l’évêque Sebununguri ou celui de M. Rutaremara, cela ne changerait rien à l’issue de la présente affaire car le demandeur a renoncé à son prétendu droit. Après avoir examiné attentivement le dossier dans son ensemble, je suis d’avis qu’il était tout à fait raisonnable que le Tribunal conclut que l’omission du demandeur de soulever l’insuffisance de la divulgation à la première occasion l’empêche de la soulever maintenant.

 

[46]           Dans son affidavit, le demandeur prétend qu’il savait depuis la fin de 2001 ou depuis le début de 2002 que la GRC faisait enquête sur son implication dans la mort de Francine. Il savait également que l’évêque Sebununguri avait été interrogé par la GRC et qu’il avait dit à celle‑ci qu’il était innocent. Il a également appris, en janvier 2003, que la GRC avait rencontré son ancien cuisinier, Aimable Rutaremara, ainsi que d’autres personnes, qui avaient également dit à la GRC qu’il n’était pas impliqué dans la mort de Francine.

 

[47]           Si le demandeur désirait vraiment invoquer des renseignements tirés d’entrevues qui sont détenus par la GRC, il aurait dû soulever cette question au cours de l’audience de la demande d’annulation de 2006. Il a été représenté par un avocat pendant la plus grande partie de cette instance. Il a renoncé à tout prétendu manquement aux principes de la justice naturelle. Il ressort clairement de la transcription de l’audience de la demande d’annulation du 22 février 2006 que l’avocat du demandeur à l’époque n’a demandé la divulgation d’aucun renseignement détenu par la GRC et que, en fait, il s’opposerait à l’utilisation des fruits de l’enquête de la GRC.

 

[48]           Il n’était tout simplement pas loisible au demandeur d’attendre d’avoir reçu une décision défavorable de la part du Tribunal (et une décision défavorable de la part de la Cour sur la demande d’autorisation de pourvoi) pour soulever la question de la divulgation dans le contexte d’une demande de réouverture. Lorsque l’avocat de la défense prend une décision tactique de ne pas tenter d’obtenir la communication de certains documents, le tribunal sera généralement indifférent à un plaidoyer selon lequel il n’y a pas eu communication complète de ces documents (R. c. Bramwell (1996), 106 CCC (3d) 365 (C.A. C.‑B.)). L’avocat du demandeur a prétendu que rien ne prouvait que l’avocat du demandeur à l’époque avait pris une décision tactique quant à la divulgation, et que, de toute façon, l’obligation de divulgation de tous les renseignements disculpatoires et pertinents revient au ministère public, indépendamment de toute demande. Cela est certainement vrai; néanmoins, la Cour suprême du Canada a conclu que lorsque l’avocat sait que des renseignements pertinents n’ont pas été divulgués, il sera justifié, dans certaines circonstances, de déduire que celui‑ci a pris une décision stratégique de ne pas tenter d’obtenir la divulgation (R. c. Dixon, [1998] 1 R.C.S. 244) :

Pour que le système de justice pénale fonctionne efficacement et équitablement, l’avocat de la défense doit faire preuve de diligence raisonnable en réclamant activement la divulgation par le ministère public. La nature même du processus de divulgation l’expose à l’erreur humaine et à la contestation. En tant qu’officier de justice, l’avocat de la défense est tenu de faire preuve de diligence en tentant d’obtenir la divulgation. Lorsque l’avocat prend ou devrait prendre connaissance, à partir de documents pertinents produits par le ministère public, d’une omission de communiquer d’autres documents, il ne doit pas rester passif. Il doit plutôt tenter diligemment d’en obtenir la communication. Ce principe est bien énoncé par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique dans l’arrêt R. c. Bramwell (1996), 106 C.C.C. (3d) 365 (conf. par [1996] 3 R.C.S. 1126), à la p. 374 :

 

[Traduction] [...] le processus de divulgation met en cause à la fois le ministère public et la défense. Ce n’est pas un processus dans lequel l’avocat de la défense n’a aucun rôle à jouer, si ce n’est de recevoir l’information de façon passive. Le processus de divulgation vise à assurer que l’accusé ne soit pas privé d’un procès équitable. À cette fin, le substitut du procureur général doit divulguer tout ce qui est en sa possession et qui n’est pas manifestement non pertinent pour la défense, mais la défense doit également jouer son rôle en réclamant de manière diligente au substitut du procureur général la divulgation en temps opportun. De plus, lorsque, comme en l’espèce, l’avocat de la défense prend une décision tactique de ne pas tenter d’obtenir la communication de certains documents, le tribunal sera généralement indifférent à un plaidoyer selon lequel il n’y a pas eu communication complète de ces documents.

 

 

[49]           Le demandeur a admis que, au moment de la procédure d’annulation prise contre lui, il savait que la GRC avait interrogé au moins trois témoins du Rwanda qui l’avaient apparemment disculpé de toute faute. Il a toutefois prétendu qu’il ne savait pas que la GRC avait enregistré ou transcrit ces entrevues et qu’il n’était pas au courant des pratiques de la GRC en matière de cueillette et de conservation des éléments de preuve. Il a également prétendu que, pendant la majeure partie de la procédure d’annulation, il n’était pas représenté par un avocat, il ne savait pas que le ministre était tenu de divulguer les renseignements disculpatoires et qu’il avait le droit de demander une divulgation plus importante que celle que le ministre lui avait déjà faite. Ce n’est qu’après avoir rencontré un autre Rwandais à l’égard duquel des allégations semblables avaient été faites qu’il a aurait appris cela.

 

[50]           Selon moi, cet argument n’est pas convaincant, et ce, pour diverses raisons. Premièrement, le demandeur ne peut pas invoquer comme excuse qu’il ne pouvait pas exercer son droit de demander une plus ample divulgation parce qu’il ne savait pas si la GRC enregistrait ou transcrivait ces entrevues ou parce qu’il ne savait pas en quoi consistaient les pratiques de la GRC en matière de cueillette et de conservation d’éléments de preuve. Si, selon lui, certains témoins interrogés par la GRC avaient fait des déclarations disculpatoires, il aurait pu, à tout le moins, demander ces déclarations et tenter d’en obtenir divulgation; tout ce qu’il risquait, c’était qu’on lui dise qu’il n’existait aucun dossier sur ces entrevues.

 

[51]           En outre, le demandeur ne peut pas avoir gain de cause en invoquant qu’il n’a pas pu protéger ses droits parce qu’il n’était pas représenté par un avocat. Les parties à un litige qui choisissent de se représenter elles‑mêmes doivent accepter les conséquences de leur choix (Wagg c. Canada, [2004] 1 C.F. 206, aux paragraphes 23 à 25 (C.A.F.); Palonek c. Ministre du Revenu national, 2007 CAF 281, au paragraphe 16; Ministre du Développement des Ressources Humaines c. Hogervorst, 2007 CAF 41, au paragraphe 35). En outre, le demandeur a été représenté par un avocat lors de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision prononcée le 29 septembre 2006 relativement à l’annulation et à l’exclusion où, là encore, la question de la divulgation n’a pas été soulevée. Lors d’une audience relative à une demande de réouverture, la Commission n’a tout simplement pas à tenir compte de questions qui auraient dû être soulevées dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

 

[52]           La présente affaire ne ressemble en rien à l’affaire que le demandeur invoque et qui met en cause l’autre Rwandais. Il ressort clairement de l’affidavit déposé par M. Ndihokubwayo à l’appui du demandeur que son avocat (qui, en passant, représente maintenant le demandeur) avait demandé la divulgation des renseignements figurant dans le dossier de l’ASFC dès qu’il avait reçu l’avis de demande d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié. Il a ensuite présenté une requête demandant à ce qu’il soit entendu à une conférence préparatoire. Tout au long de l’instance, il a insisté pour qu’on lui fasse une divulgation complète des déclarations des témoins. Il importe également de souligner que dans le cas de M. Ndihokubwayo, les déclarations de témoins comprenant les preuves disculpatoires en litige étaient en la possession de l’ASFC. La preuve provenait de la GRC et c’était la retenue d’éléments de preuve par l’ASFC dont ils étaient au courant qui était en litige. Compte tenu de ces faits, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que le cas du demandeur n’était pas comparable à celui de M. Ndihokubwayo.

 

[53]           Enfin, le demandeur est confronté à un autre obstacle dans sa tentative de contestation de la décision du Tribunal de rejeter sa demande de réouverture de la procédure d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié. Comme le Tribunal l’a souligné, même si le demandeur n’a pas été exclu en raison du meurtre de Francine, il aurait quand même été exclu pour les crimes contre l’humanité les plus évidents dont il a été déclaré complice du fait de sa participation active aux activités des FAR. Le tribunal a déclaré ce qui suit :

De plus, même si les déclarations disculpatoires de l’évêque Sebununguri et d’Aimable Rutaremara avaient été présentées et que le commissaire leur avait accordé toute l’importance possible, le demandeur n’aurait peut-être pas été exclu pour cette raison, mais les crimes contre l’humanité les plus évidents dont il a été déclaré complice du fait de sa participation active aux activités des FAR auraient néanmoins entraîné le même résultat. Après examen de la décision du commissaire, il est clair pour le tribunal que le demandeur n’a pas été exclu uniquement en raison du meurtre d’une dénommée Francine; il l’a été du fait qu’il a été complice de crimes contre l’humanité pendant qu’il servait dans les FAR. Le demandeur ne prétend pas que des preuves disculpatoires existaient relativement à cet aspect de l’affaire. Le tribunal estime que l’information qui n’a pas été communiquée n’était pas déterminante en l’espèce. Dans les circonstances, le demandeur n’a subi aucun préjudice.

(Dossier du demandeur, à la page 10)

 

 

[54]           Cette conclusion était tout à fait raisonnable. Un simple examen attentif de la transcription de la procédure d’annulation révèle que le demandeur entretenait des relations étroites avec le régime en place au Rwanda au cours du génocide de 1994. Le demandeur a affirmé dans son témoignage qu’il pouvait entrer librement dans le palais présidentiel, qu’il a pu se balader dans Kigali pendant deux semaines alors que le génocide avait commencé. Sa prétention invraisemblable selon laquelle il n’était pas au courant de l’importance des massacres a été rejetée par le Tribunal. Comme le demandeur a déjà demandé en vain le contrôle judiciaire de cette décision, il convient de lui interdire de tenter de contester cette décision de façon incidente.

 

[55]           Si le Tribunal avait tranché la cause du demandeur exclusivement au regard de son implication dans le meurtre de Francine, celui‑ci aurait peut‑être eu droit à une nouvelle audience (si on accepte, pour les fins de la discussion, qu’il y a eu violation du droit du demandeur à une audience équitable et qu’il n’a pas renoncé à son droit à une audience équitable). Il ne s’agissait cependant pas du plus important motif d’annulation de la reconnaissance de son statut de réfugié. Il se peut fort bien, comme la Cour suprême du Canada l’a affirmé dans Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S., à la page 661, que « la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente ». Cependant, lorsque la décision contestée repose également sur d’autres motifs qui ne sont pas viciés par le manquement aux principes de la justice naturelle, il ne servirait à rien de la renvoyer pour contrôle judiciaire (voir Lord’s Evangelical Church of Deliverance and Prayer of Toronto c. Canada, 2004 CAF 397).

 

[56]           Le demandeur a laissé entendre que les déclarations disculpatoires des témoins établissaient qu’il faisait partie de la minorité de personnes au sein des FAR qui se sont servies de leur position pour sauver des civils tutsis plutôt que de les tuer. Il n’y a cependant pas la moindre preuve à l’appui de cette affirmation, laquelle a été catégoriquement rejetée par le Tribunal lors de l’audience de la demande d’annulation de la reconnaissance du statut de réfugié du demandeur. De plus, nulle part dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur ne mentionne que l’évêque Sebununguru ou son cuisinier Aimabe Rutaremera l’ont disculpé en ce qui concerne sa participation à la perpétration de crimes contre l’humanité du fait de sa participation aux activités des FAR. La possibilité que leurs déclarations auraient pu être pertinentes quant à ce motif plus important d’exclusion est par conséquent très faible et je ne peux donc pas conclure qu’il a été déraisonnable de la part du Tribunal de conclure que les renseignements non divulgués n’avaient pas d’effet déterminant, du moins à cet égard.

 

[57]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

[58]           L’avocat du demandeur a proposé les quatre questions suivantes à la certification :

1. Dans le contexte de l’audience relative au contrôle judiciaire dans laquelle le ministre intervient pour demander l’exclusion du demandeur d’asile, le ministre est‑il tenu de divulguer tous les éléments de preuve pertinents en sa possession, notamment les éléments de preuve disculpatoires, sous réserve de revendications de privilège qui pourraient être appréciées par le tribunal?

 

2. Ce devoir dépend‑il d’une demande de la part du demandeur d’asile ou existe‑t‑il indépendamment de toute demande de la part du demandeur d’asile?

 

3. Peut‑on renoncer au droit à la divulgation? Le cas échéant, la renonciation doit‑elle être explicite ou peut‑elle être déduite de la conduite du demandeur d’asile?

 

4. S’il existe une obligation de divulgation, cette obligation comprend‑elle une obligation de divulgation des éléments de preuve qui sont en possession d’autres organismes gouvernementaux lorsque l’avocat du ministre sait que ces organismes gouvernementaux possèdent, sur la personne, un dossier qui contient peut‑être des éléments de preuve pertinents?

 

 

[59]           Le défendeur s’oppose à la certification des questions proposées.

 

[60]           Il est bien établi que le critère applicable à la certification d’une question comporte deux volets : premièrement, la question doit être grave et de portée générale et, deuxièmement, elle doit être déterminante quant à l’appel (Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89).

 

[61]           Je suis d’accord avec le défendeur pour affirmer que les questions proposées par le demandeur ont déjà été analysées par la jurisprudence et reposent plutôt sur les faits. Pour sa part, l’avocat du demandeur a beaucoup insisté sur le fait que la deuxième décision Charkaoui a modifié le droit en ce qui concerne la divulgation. Comme ces questions sont récurrentes et qu’elles méritent d’être clarifiées par la Cour d’appel, je suis disposé à accepter la certification des quatre questions soumises par le demandeur. Comme je l’ai clairement énoncé dans mes motifs, je ne crois pas qu’elles sont déterminantes dans le contexte de l’espèce, mais, compte tenu des graves conséquences de la présente instance pour le demandeur, il serait utile que ces questions soient soumises à l’analyse de la Cour d’appel.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Les quatre questions suivantes sont certifiées :

1. Dans le contexte de l’audience relative au contrôle judiciaire dans laquelle le ministre intervient pour demander l’exclusion du demandeur d’asile, le ministre est‑il tenu de divulguer tous les éléments de preuve pertinents en sa possession, notamment les éléments de preuve disculpatoires, sous réserve de revendications de privilège qui pourraient être appréciées par le tribunal?

 

2. Ce devoir dépend‑il d’une demande de la part du demandeur d’asile ou existe‑t‑il indépendamment de toute demande de la part du demandeur d’asile?

 

3. Peut‑on renoncer au droit à la divulgation? Le cas échéant, la renonciation doit‑elle être explicite ou peut‑elle être déduite de la conduite du demandeur d’asile?

 

4. S’il existe une obligation de divulgation, cette obligation comprend‑elle une obligation de divulgation des éléments de preuve qui sont en possession d’autres organismes gouvernementaux lorsque l’avocat du ministre sait que ces organismes gouvernementaux possèdent, sur la personne, un dossier qui contient peut‑être des éléments de preuve pertinents?

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2147-08

 

INTITULÉ :                                       HENRI JEAN-CLAUDE SEYOBOKA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 29 octobre 2008    

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             Le 30 janvier 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Jamie Todd

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lorne Waldman

Avocat

Waldman & Associates

281, avenue Eglinton Est

Toronto (Ontario)  M4P 1L3

Téléc. : 416 489-9618

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

 

 

 

Ministère de la Justice

Tour de la Bourse

130, rue King Ouest

Bureau 3400, C.P. 36

Toronto (Ontario)  M5X 1K6

Téléc. : 416-354-8982

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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