Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), ce 13e jour de mai 2009
En présence de l’honorable Orville Frenette
ENTRE :
Partie demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision rendue le 21 août 2008 par Julie Bernier, agent chargé de l’examen des risques avant renvoi (l’agent ERAR) qui rejetait la demande de protection du demandeur.
Les faits
[2] Le demandeur, qui est citoyen de la République démocratique du Congo (RDC), est arrivé au Canada en mai 1997, alors âgé de quinze ans. Il devint résident permanent à titre d’immigrant dans la catégorie « regroupement familial ».
[3] La preuve a révélé que depuis qu’il a atteint sa majorité en 2000, le demandeur a été condamné au Canada pour plus de 30 infractions criminelles, dont : voies de fait, voies de fait contre un agent de la paix, possession d’armes prohibées, agressions alors qu’il était armé, proférer des menaces de mort, agressions causant des lésions corporelles. De plus, le demandeur n’a pas respecté les conditions durant sept périodes de probation entre 2000 et 2007.
[4] Le 24 septembre 2004, la Section de l’immigration prononçait une mesure d’expulsion contre le demandeur, devenant interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi :
36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants : a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;
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36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for (a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;
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[5] Un appel logé contre cette mesure fut rejeté par décision du 27 décembre 2006.
[6] Le 23 septembre 2004, soit la veille de la date de l’enquête, le demandeur présentait une demande d’asile à la Section de la protection des réfugiés (la SPR). Faisant défaut de comparaître aux audiences de la SPR; cette dernière prononce alors un désistement de sa demande d’asile par décision du 14 février 2007.
[7] Le 23 juillet 2008, le demandeur complétait un Formulaire de demande d’ERAR mais il ne l’a pas déposé. L’agent André Pelletier, de l’Agence des services frontaliers du Canada, lui a alors expliqué qu’il fallait compléter le formulaire et le déposer au plus tard 15 jours après, i.e. le 7 août 2008. Ce ne serait que le 14 août 2008, soit sept jours trop tard, qu’il aurait déposé sa demande via une télécopie transmise par Robert Naylor.
[8] Le défaut de présenter la demande ERAR en temps opportun a eu deux conséquences : premièrement, le demandeur a perdu le sursis réglementaire jusqu’à ce que la décision ERAR soit rendue selon le paragraphe 232b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement). Et, en second lieu, après l’expiration des 15 jours selon l’article 162 du Règlement, l’agent ERAR pouvait rendre sa décision à compter du 8 août 2008.
[9] N’ayant pas reçu le dépôt du formulaire, l’agent a rendu sa décision motivée rejetant la demande ERAR et, le 21 août 2008, Mme Nadine Grégoire de l’Agence des services frontaliers du Canada se rendit à l’établissement de détention du demandeur pour l’aviser de la décision négative.
[10] Le lendemain, soit le 22 août 2008, la procureure du demandeur déposait au greffe son mémoire écrit. Par la suite, l’agent ERAR déposait un addendum à sa décision, tenant compte des soumissions précitées, mais rejetant la demande ERAR.
La décision contestée
[11] L’agent ERAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve suffisante ou nouvelle pouvant permettre de conclure que si le demandeur était retourné en RDC, il serait exposé à un risque général et particulier.
[12] Dans l’addendum du 29 août 2008, l’agent ERAR a expliqué davantage sa décision pour tenir compte des soumissions du demandeur. Elle conclut que malgré son origine ethnique tutsie ou moitié hutue, il ne serait pas exposé systématiquement à des risques de persécution, menace à la vie ou torture en RDC.
[13] L’agent ERAR a accordé très peu de valeur probante au « pseudo » rapport psychologique de David L. B. Woodbury à l’effet que le demandeur souffrait de problèmes psychologiques (M. Woodbury n’étant ni psychologue ni membre de l’Ordre des psychologues du Québec). Elle a aussi considéré que malgré la qualité inférieure des soins médicaux ou des institutions pour personnes atteintes de problèmes psychologiques, ils étaient présents en RDC; moyen qu’elle n’avait pas commenté dans la décision du 21 août 2008.
La norme de contrôle applicable
[14] La norme de contrôle des décisions relatives à des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit, est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190). L’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, nous rappelle que les décisions des tribunaux administratifs, parce qu’ils sont des tribunaux spécialisés, ont droit à déférence. Pour les questions de droit pur, la norme est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, et Dunsmuir, ci-dessus). Enfin lorsqu’il s’agit de justice naturelle ou d’équité procédurale, la norme est aussi celle de la décision correcte (Suresh v. Canada (M.C.I.), [2002] 1 R.C.S. 3; Cartier c. Canada (Procureur général), [2003] 2 C.F. 317 (C.A.), aux paragraphes 30 à 36; Thaneswaran c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 189).
La législation
[15] Les articles pertinents de la LIPR sont les suivants :
Functus officio
[16] Le défendeur soulève un plaidoyer procédural de functus officio à l’encontre de l’addendum de l’agent ERAR du 29 août 2008, même si celui-ci n’a pas modifié le fond de la décision rendue le 21 août 2008.
[17] La procureure du demandeur plaide que l’agent ERAR possédait le pouvoir administratif d’agir comme elle l’a fait. Elle soutient aussi que malgré l’expiration du délai de 15 jours, elle avait le droit de produire son mémoire parce que les autorités savaient que le demandeur allait ou désirait présenter une demande ERAR.
[18] Le principe du functus officio veut qu’un décideur soit dessaisi d’une affaire dès qu’il a rendu sa décision. En conséquence, l’agent ERAR devint functus officio le 21 août 2008, après avoir rendu et signé sa décision et l’avoir communiquée au demandeur. Ce principe est énoncé dans Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848. Des arrêts de notre Cour ont appliqué cette règle classique du functus officio aux décisions administratives, i.e. que la décision est finale après qu’elle a été signée et a été communiquée aux parties : Chudal c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1073; Pur c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 1109; Dumbrava c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (1995), 101 F.T.R. 230.
[19] Par ailleurs, la juge Barbara Reed dans l’affaire Nouranidoust c. Canada (M.C.I.), [2000] 1 C.F. 123, est moins catégorique ou formaliste; elle écrivait, se référant aux remarques du juge Sopinka dans Chandler, ci-dessus :
[13] . . . Cependant, il a noté que le principe devrait être appliqué de manière souple aux tribunaux administratifs :
C’est pourquoi j’estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit.
La juge Reed de conclure qu’un agent d’immigration pouvait réexaminer un dossier « lorsque ce dernier pense qu’il y va de l’intérêt de la justice ».
[20] Cet arrêt me paraît nettement marginal lorsqu’on analyse la jurisprudence prépondérante. Force m’est de conclure que dans les circonstances du présent dossier, le principe du functus officio doit s’appliquer; donc la décision du 21 août 2008 doit être celle seule à considérer.
[21] Le demandeur soulève les arguments suivants : crainte pour sa vie et sa sécurité, sa condition psychologique et son renvoi vers un pays à risque grave.
Crainte pour sa vie et sa sécurité
[22] Le demandeur soumet que son origine ethnique tutsie ou moitié hutue, signifie qu’il sera persécuté au Congo et qu’à l’aéroport d’entrée, il sera interrogé et incarcéré. Il plaide que les Tutsis sont perçus comme responsables des guerres de 1990-1997 et de 1998-2002. Il s’appuie sur le Country Reports on Human Rights Practices – 2007, faisant état de la situation dangereuse en RDC.
[23] Le défendeur répond que cette problématique a été considérée par l’agent ERAR et que, selon le document du British Home Office, Border & Immigration Agency, Country of Origin Information Report, Democratic Republic of the Congo, 8 février 2008, « la situation des Tutsis semble s’être améliorée ».
[24] Une analyse de la preuve documentaire démontre que la persécution des Tutsis serait appliquée surtout à ceux qui ont des activités politiques contraires à celles du gouvernement (voir aussi Kandolo c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 1176; Maskini c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 826).
[25] Le demandeur n’a pas démontré qu’il faisait partie de cette catégorie donc il n’y a pas de risque personnel particulier entre son sort et celui de tous les autres Tutsis. S’il n’y a pas de preuve de risque personnalisé, ce moyen n’est pas suffisant pour prévenir le retour (Kaba c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 647). Dans l’affaire Nkitabungi c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 20007 CF 331, le juge Luc Martineau a eu à décider la situation d’un citoyen de la RDC d’origine tutsie, et a rejeté la demande à l’encontre de la décision de l’agente à ce sujet (voir aussi Lalane c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 6). L’agent ERAR ici a aussi considéré le lourd casier judiciaire du demandeur.
La condition psychologique du demandeur
[26] Le demandeur plaide que l’agent ERAR a erré en ne tenant pas compte de « sa déficience mentale » et ses conséquences s’il était emprisonné. Il soulève la qualité des soins psychiatriques en RDC. Le demandeur allègue qu’il souffre de déficience mentale depuis sa naissance et prend appui dans un rapport de David L.B. Woodbury quant à sa condition psychologique. Or, dans trois arrêts, il fut déterminé que monsieur Woodbury est un psycho-éducateur et non un psychologue, donc il n’a pas la compétence pour émettre des diagnostics psychologiques (Singh c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2001 CFPI 1376, paragraphe 6; Kakonyi c. ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2008 CF 1410, paragraphes 49 et 50; Sokhi c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 140, paragraphe 10).
[27] La preuve démontre qu’au plan intellectuel, le demandeur se trouve largement sous la moyenne et, selon des rapports psychologiques, il y a « une possibilité diagnostique d’un trouble psychologique non spécifié » ou « un individu ayant une organisation prépsychotique de la personnalité ».
[28] Par ailleurs, les rapports psychologiques et psychiatriques de l’Institut Pinel ont conclu que le demandeur était en état d’être reconnu criminellement responsable des délits qu’il avait commis.
[29] À l’Institut Pinel, le demandeur a fait l’objet de nombreux examens et évaluations; selon les rapports des psychiatres Durivage, Wolwartz et Talbot, il devait être reconnu criminellement responsable des délits reprochés au sens de l’article 16 du Code criminel. Le psychiatre Talbot, dans sa note du 1er avril 2008, indique que les épisodes de schizophrénie du demandeur font suite à son refus de prendre des médicaments de contrôle.
[30] Il ressort de la preuve que le demandeur est atteint de certains problèmes mentaux qui sont contrôlés par des médicaments. La preuve démontre que la RDC est munie d’institutions psychiatriques qui peuvent s’occuper de personnes atteintes de maladies mentales (document du British Home Office, février 2008, aux paragraphes 28.55 et 28.56). Même si la qualité de ces services n’est pas au même niveau qu’au Canada, ce motif ne justifie pas un non-renvoi.
[31] La condition médicale du demandeur ne peut constituer un risque au sens des articles 96 et 97 de la Loi. Cette partie de l’argumentation du demandeur serait davantage liée à une demande de dispense déposée en vertu de l’article 25 de la Loi (Covarrubias c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [2007] 3 C.F. 169 (C.A.); Mekarbèche c. ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2007 CF 566).
[32] Il ressort de l’ensemble de la preuve que l’agent ERAR n’a pas commis d’erreur dans son analyse de la preuve. Elle a conclu que la preuve documentaire récente démontre que les conditions en RDC se sont améliorées récemment; toutefois, elle reconnaît qu’il y a risque de danger important pour tous les citoyens. Le demandeur n’a pas établi qu’il serait exposé à un risque personnel et particulier en RDC. Dans l’affaire Nkitabungi, ci-dessus, le juge Martineau a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’un ressortissant de la RDC parce que, inter alia, le demandeur, d’origine ethnique tutsie, n’avait pas démontré qu’il serait « personnellement à risque », s’il retournait au Congo.
[33] À mon avis, le demandeur dans le présent dossier n’a pas déchargé le fardeau de démontrer qu’il serait à risque en RDC pour ce motif.
Envoi vers un pays à risque grave
[34] En 2002, la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh, supra, a rappelé que l’exercice discrétionnaire du pouvoir du ministre, en vertu de l’alinéa 53(1)h) de la Loi, est assujetti aux principes de justice fondamentale garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a réitéré que selon ces principes et l’adhérence du Canada à la Convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (AG 39/46, annexe, 39 U.N. GAOR supp. (no 51), U.N. Doc. A/39/51 (1984)), une personne ne doit pas être renvoyée vers un pays où il y a des motifs sérieux qu’un risque d’être soumis à la torture existe. La Cour d’appel fédérale a statué dans Li c. Canada (M.C.I.), [2005] 3 R.C.F. 239, que le risque devait être établi selon les normes d’une certaine probabilité. Toutefois, la Cour suprême a statué que ce principe n’excluait pas entièrement la possibilité d’expulser une personne vers un tel pays de danger grave dans des cas exceptionnels lorsque la sécurité du Canada était mise en jeu. La Cour suprême dans Suresh, ci-dessus, s’est aussi exprimée comme suit, aux paragraphes 90 et 91 :
. . . La menace doit être « grave », en ce sens qu’elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable.
[91] Cette interprétation de l’expression « danger pour la sécurité du Canada » n’empêche pas le gouvernement d’expulser une personne qui constitue un risque pour les Canadiens, mais non pour le pays. . . .
[35] La Chambre des Lords en Angleterre rendait récemment une décision dans l’affaire RB (Algeria) v. Secretary of State for the Home Department, [2009] U.K.H.L. 10, dans laquelle elle autorisait l’expulsion d’un ressortissant algérien, catégorisé terroriste, même si l’Algérie était soupçonnée de pratiquer la torture. La Chambre des Lords s’est appuyée sur l’engagement du gouvernement de l’Algérie de ne pas permettre la torture.
Conclusion
[36] Il s’ensuit que dans un cas comme celui qui nous occupe, il n’est pas contre-indiqué de retourner le demandeur vers la RDC, un pays où il existe des dangers certains; la décision de l’agent ERAR n’étant pas déraisonnable selon les critères établis par l’arrêt Dunsmuir, supra.
[37] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.
JUGEMENT
La demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision de Julie Berner, agent chargé de l’examen des risques avant renvoi, rendue le 21 août 2008, est rejetée.
Aucune question n’est certifiée.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3802-08
INTITULÉ : Maboso MONONGO c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 15 avril 2009
ET JUGEMENT : L’honorable Orville Frenette, Juge suppléant
DATE DES MOTIFS : Le 13 mai 2009
COMPARUTIONS :
Me Denise Fernet POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
Me Daniel Latulippe POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Denise Fernet POUR LA PARTIE DEMANDERESSE
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE
Sous-procureur général du Canada