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Date : 20090310

Dossier : T-1427-06

Référence : 2009 CF 253

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

Toronto (Ontario), le 10 mars 2009

En présence de madame la protonotaire Milczynski

 

ENTRE :

Jazz Air LP

demanderesse

et

 

Administration portuaire de Toronto, City Centre Aviation Ltd.,

Regco Holdings Inc., Porter Airlines Inc. et Robert J. Deluce

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Aperçu

 

[1]  Une suspension ne met pas fin à une instance et, quoi qu’il en soit, l’intention des parties qui présentent la requête n’est pas d’obtenir un résultat aussi définitif. La suspension de la présente instance est demandée afin d’assurer le règlement ordonné de toutes les questions en litige entre les parties et de toutes les réparations offertes par notre Cour et les tribunaux ontariens. Une ordonnance de suspension de la présente instance serait justifiée par l’introduction d’une instance parallèle découlant du même ensemble de faits.

 

[2]  En février 2006, Jazz Air LP (« Jazz ») a intenté une action devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (dossier 06-CV-306679PD3) (« instance introduite en Ontario ») dans laquelle elle reproche les actes commis par l’Administration portuaire de Toronto (« APT ») et City Centre Aviation Ltd., Regco Holdings Inc., Porter Airlines et Robert Deluce (désignés collectivement « Porter » ou les « parties Porter ») concernant l’Aéroport du centre-ville de Toronto.

 

[3]  Dans l’instance introduite en Ontario, Jazz allègue que l’APT et les parties Porter, dans une tentative de concurrence déloyale, arbitraire, discriminatoire et contraire à la Loi sur la concurrence, ont conspiré pour empêcher Jazz d’accéder à l’Aéroport du centre-ville de Toronto.

 

[4]  Quelques semaines après l’introduction de l’instance en Ontario, Jazz a saisi notre Cour d’une demande de contrôle judiciaire (T-431-06) (demande no 1). La demande no 1 a débouché sur une ordonnance de conversion en action en raison de la complexité des questions de fait soulevées : Jazz Air LP c. Administration portuaire de Toronto, 2006 CF 705 (Jazz I), conf. par 2006 CF 904 (Jazz II). Le 8 août 2006, la demande no 1 a été retirée.

 

[5]  Le jour même où la demande no 1 a été retirée, Jazz a soumis une nouvelle demande de contrôle judiciaire (demande no 2). Après une série de requêtes de nature procédurale, la demande no 2 a également débouché sur une ordonnance de conversion en action : Jazz Air LP c. Administration portuaire de Toronto, 2007 CF 624 (Jazz III), conf. par 2007 CAF 304).

 

[6]  Une discussion sur la nature de la demande no 2 (qui a donné naissance à la présente action) est présentée dans les motifs des ordonnances rendues par notre Cour dans Jazz I, aux paragraphes 4 à 11 et Jazz Air LP c. Administration portuaire de Toronto, 2007 CF 114, aux paragraphes 16 à 25 (Jazz IV). Essentiellement, dans la demande no 2,

 

Jazz sollicite un contrôle de la décision de l’APT de mettre fin à son accord d’exploitation de transporteur commercial [AETC] à compter du 31 août 2006. La demande no 1 est libellée quelque peu différemment. Jazz y sollicite le contrôle de la décision par laquelle l’APT menace de révoquer son droit d’accès à l’Aéroport du centre-ville de Toronto à compter du 31 août 2006. Dans chacune de ses demandes, Jazz invoque le passage suivant de la lettre de Lisa Raitt datée du 28 février 2006 :

 

[traduction]
Nous souhaitons vous aviser que toute entente ou tout autre accord qui pourrait exister entre l’APT et New Jazz (ou l’un ou l’autre de ses prédécesseurs) prendra fin le 31 août 2006 (ou à toute date antérieure convenue) à moins qu’un AETC mutuellement acceptable ne soit signé entre New Jazz et l’APT à cette date ou avant cette date.

 

Les demandes no 1 et no 2 visent le même AETC et portent les mêmes revendications au sujet du nombre de créneaux, des limites concernant les routes pouvant être utilisées et la question de la compétence de l’APT aux termes de la Loi maritime du Canada en ce qui a trait aux conditions de l’accord. L’AETC en question a d’abord été remis à Jazz en février 2006, et l’APT se borne à réitérer sa position dans sa correspondance du 26 juillet 2006. Si l’APT a fait une offre qui s’écartait des conditions de l’AETC proposé, celle-ci a été faite sous réserve en vue d’assurer à Jazz un certain accès à l’Aéroport du centre-ville de Toronto dans l’attente de la décision judiciaire sur la demande no 1. L’APT était disposée à autoriser Jazz à exploiter des vols en partance et à destination de l’Aéroport du centre-ville de Toronto après le 31 août 2006 sous réserve qu’elle accepte d’être liée par les conditions du nouvel AETC proposé de là à ce qu’un nouvel accord soit conclu et signé. Cette information a été communiquée à Jazz en mai et en juin 2006.

 

(Voir la décision Jazz IV, aux paragraphes 19 et 20).

 

[7]  Les parties Porter, auxquelles s’est jointe l’APT, demandent la suspension de la présente instance jusqu’au règlement de l’instance introduite en Ontario, conformément à l’alinéa 50(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales. Je présente ci-après les motifs pour lesquels, au vu des similarités entre les deux instances, j’estime qu’il y a lieu de suspendre la présente instance jusqu’au règlement de l’instance introduite en Ontario. La suspension ne prive pas Jazz de son droit à une audience ou à un règlement, mais elle assurera une utilisation optimale des ressources des parties ainsi que le règlement efficace et efficient des revendications plus larges, elle évitera la prise de décisions incohérentes et, comme il sera expliqué en détail plus loin, elle permettra de circonscrire considérablement, voire de trancher les questions en litige.

 

Cadre législatif de l’examen d’une demande de suspension

 

[8]  L’alinéa 50(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire de suspendre des procédures « au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal ».

 

[9]  Il découle de la jurisprudence relative à l’alinéa 50(1)a) une série de principes et de facteurs à prendre en compte dans l’examen d’une demande de suspension. Il est essentiel d’entreprendre cette analyse en gardant à l’esprit que l’octroi d’une ordonnance de suspension est discrétionnaire et doit être réservé aux cas les plus manifestes : Kent c. Universal Studios Canada Inc., 2008 CF 906, au paragraphe 16; Advanced Emissions Technologies Ltd. c. Dufort Testing Services Ltd., 2006 CF 794, au paragraphe 8.

 

[10]  Dans la décision Kent, le protonotaire Aalto constate qu’une longue série de décisions appuient l’application d’un critère à deux volets, selon lequel toute partie (la défenderesse généralement) qui demande une suspension sous le régime de l’alinéa 50(1)a) doit faire la démonstration :

1.  que la poursuite de l’action causera un préjudice ou une injustice (et non seulement des inconvénients ou des frais additionnels) au défendeur;

 

  1. que le sursis ne créera pas une injustice envers le demandeur.

 

(Kent, au paragraphe 15; voir aussi Advanced Emissions Technologies, au paragraphe 9.)

 

[11]  Dans la décision White c. E.B.F. Manufacturing Limited., 2001 CFPI 713, au paragraphe 5, le juge Dubé énonce d’autres critères établis par la jurisprudence pour l’évaluation d’une demande de suspension :

1.  Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont-ils les mêmes dans les deux actions?

 

2.  Quelles sont les possibilités que le [sic] deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

 

3.  À moins qu’il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d’accès d’une partie en litige à un autre tribunal.

 

4.  La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

 

 

 

[12]  La jurisprudence de notre Cour a également établi qu’une demande de suspension doit être refusée au titre de l’alinéa 50(1)a) lorsque les trois critères cumulatifs suivants sont remplis :

1.  Les parties aux deux actions ne sont pas identiques.

 

2.  La compétence des deux cours en question est différente.

 

  1. Les droits d’action exercés devant les deux cours sont différents.

 

(Advanced Emissions Technologies, au paragraphe 10).

 

Différences entre l’instance introduite en Ontario et l’instance devant la Cour fédérale

 

[13]  En l’espèce, le principal contentieux entre Jazz et les parties Porter se rapporte à la qualification des instances que Jazz a intentées parallèlement devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario et notre Cour. Les parties Porter jugent que les deux instances sont pratiquement identiques et que la préséance devrait être donnée à l’instance introduite en Ontario parce que la portée des questions en litige est plus large. Jazz estime quant à elle que l’instance devant notre Cour est très « étroite », car elle concerne une réparation que seule la Cour fédérale peut accorder sous le régime de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[14]  Il n’est pas question ici d’une partie défenderesse qui serait la partie demanderesse dans une autre, ou de plaideurs qui cherchent à voir leur propre action avancer dans leur ressort de préférence (voir notamment Apotex Inc. c. AstraZeneca Canada Inc., 2003 CAF 235; Sobeys Group Inc. c. Tolix Holdings Inc., (2003), 27 CPR (4th) 94 (CFPI); Safilo Canada Inc. c. Contour Optik Inc., (2005), 48 CPR (4th) 339 (CFPI)). Dans le cas qui nous concerne, c’est Jazz qui a introduit l’instance en Ontario et la présente instance. Les parties aux deux instances sont identiques.

 

[15]  Par surcroît, rien ne laisse croire que les compétences différentes de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et de la Cour fédérale pourraient avoir une incidence sur la présente instance (voir Figgie International Inc. c. Citywide Machine Wholesale Inc., [1993] ACF no 662, au paragraphe 9). Jazz accorde une grande importance aux différentes réparations demandées dans l’instance introduite en Ontario et devant notre Cour, ce dont je reparlerai plus loin. Pour l’instant, il suffit de savoir que l’objet central du présent litige ne justifie pas de donner la préférence à l’un ou l’autre des ressorts.

 

[16]  L’élément cardinal de la présente requête est ce que le juge McTavish décrit comme le droit d’action dans la décision Advanced Emissions Technologies. La définition traditionnelle du droit d’action a été donnée par le lord juge Diplock dans la décision Letang v. Cooper, [1964] 2 All E.R. 929, à la page 934 (H.L.) :

[Traduction] Le droit d’action naît simplement d’une situation de fait qui justifie qu’une personne saisisse un tribunal d’une demande de réparation à une autre personne.

 

(Voir aussi Domco Industries Ltd. c Mannington Mills Inc. (1990), 29 CPR (3d) 481, à la page 496 (CAF))

 

[17]  Je suis d’avis que le « droit d’action » sous-jacent dans l’instance introduite en Ontario et dans celle dont notre Cour a été saisie est essentiellement le même. Dans les deux instances, la relation entretenue par Jazz (et ses prédécesseurs) avec l’APT est au cœur du litige. Le paragraphe 5 de la déclaration déposée par Jazz devant notre Cour est éloquent à cet égard :

[traduction] La présente instance concerne des actes illicites culminant avec la décision communiquée à Jazz le 26 juillet 2006 par laquelle l’ATP mettait fin à l’AETC signé par Jazz et lui imposait unilatéralement des restrictions, y compris la réduction à cinq des vols aller-retour autorisés, comme condition d’accès aux installations de l’Aéroport des îles de Toronto et d’utilisation de celles-ci. Les actes qui ont culminé avec la décision communiquée par l’APT le 26 juillet 2006 dérogeaient à la compétence et au mandat qui lui sont dévolus par la Loi maritime du Canada. La ligne de conduite ainsi que la décision de l’APT de révoquer l’AETC signé par Jazz et de restreindre indûment son accès aux installations de l’Aéroport des îles de Toronto et son utilisation de celles-ci représente un exercice illégal de l’obligation que la loi impose à l’APT d’exploiter ledit Aéroport d’une manière qui garantit un accès juste et équitable, qui ne donne pas un avantage indu ou déraisonnable à une utilisation quelconque du port, et qui n’impose pas aux utilisateurs des préjudices ou des restrictions indus ou déraisonnables. Ces actes enfreignent en outre l’obligation légale de l’APT d’exploiter l’Aéroport des îles de Toronto d’une manière qui contribue à la compétitivité du Canada et qui respecte les besoins des utilisateurs du transport maritime et de la communauté desservie par le port.

 

[18]  Diverses questions de fait découlant de cette déclaration ont été soulevées devant notre Cour. Notamment, Jazz demande à notre Cour d’évaluer la « conduite » de l’APT qui a mené à la décision de révoquer l’AETC de Jazz. Jazz demande également une évaluation de l’AETC que propose l’APT et d’établir s’il est arbitraire ou discriminatoire. Pour ce faire, la Cour devra sans doute examiner d’autres accords d’exploitation de transporteur commercial actuels et antérieurs qui régissent les activités de l’Aéroport des îles de Toronto (Jazz I, au paragraphe 12; Jazz IV, au paragraphe 5).

 

 

[19]  Il faut se tourner vers le paragraphe 25 de la déclaration déposée par Jazz devant notre Cour pour connaître l’étendue des questions de fait sous-jacentes mises en cause :

[traduction] Étant donné que les actes et la décision ayant eu pour effet de restreindre l’accès de Jazz à l’Aéroport des îles de Toronto ont été attribués par l’APT à l’existence d’accords conclus entre elle et un autre transporteur aérien commercial qui utilise l’Aéroport des îles de Toronto, il s’ensuit que l’APT a accordé un avantage indu et déraisonnable à une autre utilisation ou à un autre utilisateur du port, ce qui constitue une entrave illicite de l’exercice de sa compétence légale. [Non souligné dans l’original.]

 

Ce paragraphe met en cause non seulement la relation de Jazz avec les parties exploitant l’Aéroport, mais également la conduite de l’APT à l’égard d’autres transporteurs commerciaux (les parties Porter).

 

[20]  Une lecture superficielle de la déclaration modifiée que Jazz a déposée dans le cadre de l’instance introduite en Ontario révèle que les faits et l’objet de l’instance donnant naissance au droit d’action sont pratiquement identiques à ceux de l’instance plaidée devant notre Cour. Quelques paragraphes sont particulièrement révélateurs :

31. [traduction] Conformément aux ententes et aux accords conclus, les défendeurs avaient accepté de prendre et ont effectivement pris des mesures pour empêcher Jazz de continuer ses activités de manière viable à l’Aéroport des îles de Toronto. Voici quelques-unes des mesures en question :

 

[...]

 

d) la décision de l’APT, dans le contexte et par suite des ententes et des accords conclus avec Deluce ou des sociétés sous son contrôle, d’imposer à Jazz un AETC ayant pour effet de limiter arbitrairement son accès aux installations et aux routes qu’elle pouvait utiliser pour ses vols en partance et à destination de l’Aéroport des îles.

 

[...]

 

49. À la connaissance de Jazz, l’AETC proposé est beaucoup plus restrictif que tout autre accord d’exploitation jamais conclu avec un autre aéroport. Il restreint à la fois son accès aux installations aéroportuaires et son utilisation de celles-ci [...] L’accord proposé renferme en outre des conditions commerciales hautement inusitées, déraisonnables et discriminatoires.

 

57. La conduite de l’APT qui a mené à la conclusion d’un accord avec les défendeurs visant à entraver la concurrence à l’Aéroport des îles et à restreindre la capacité de Jazz d’y mener ses activités contrevient aux responsabilités et aux obligations qui incombent à l’APT en tant qu’autorité de contrôle et de service public, elle est illicite et elle enfreint à la fois la Loi sur la concurrence et la Loi maritime du Canada. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[21]  Essentiellement, Jazz demande aux deux ressorts d’examiner la conduite de l’APT ainsi que la relation d’une part entre l’APT et Jazz, et d’autre part entre l’APT et les parties Porter, et de rendre une décision à cet égard. Jazz a soumis aux deux ressorts le même fondement factuel et leur a demandé d’examiner le même objet de litige. Dans les deux instances :

  (i)  les parties sont les mêmes;

  (ii)  les parties agissent en la même qualité;

  (iii)    le même litige commercial complexe est en cause;

  • (iv) dans chaque instance, le règlement des questions en litige devra reposer sur les conclusions d’un examen des conditions de l’AETC, de l’accès à l’Aéroport, de la conduite de l’APT et de la relation de 16 ans entre Jazz et ses prédécesseurs et l’APT;

  • (v) les procédures de communication de la preuve, d’interrogation préalable et d’audition des témoins risquent de se recouper, voire de se répéter d’une instance à l’autre.

 

Réparations demandées par Jazz

 

[22]  Le principal argument avancé par Jazz en opposition à la présente requête en suspension tient à la différence entre les réparations qu’elle tente d’obtenir en notre Cour et en la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Devant notre Cour, Jazz demande un jugement déclaratoire contre l’APT qui, en lui proposant l’accord d’exploitation de transporteur commercial susmentionné, aurait commis des actes et pris une décision soi-disant inéquitables, arbitraires et discriminatoires. Jazz cherche à obtenir l’annulation des décisions de l’APT concernant l’AETC et la révocation de son droit d’accès à l’Aéroport du centre-ville de Toronto au motif que ces décisions excèdent la compétence que confère la Loi maritime du Canada à l’APT.

 

[23]  Dans l’instance introduite en Ontario, Jazz cherche à obtenir des dommages-intérêts contre l’APT et les parties Porter pour des violations alléguées à la Loi sur la concurrence, leur manquement allégué à l’obligation de bonne foi et leur conspiration en vue de conclure un accord illicite.

 

 

[24]  À l’appui de ses arguments, Jazz cite diverses décisions qui, à son avis, étayent la thèse voulant que les tribunaux ne doivent pas accorder une suspension même s’il y a chevauchement de deux instances. À mon humble avis, la jurisprudence invoquée par Jazz n’est pas suffisamment convaincante quant aux faits de l’espèce.

 

[25]  Dans la décision White, le juge Dubé rejette la requête en suspension pour deux raisons : (i) les parties aux actions connexes ne sont pas identiques, et (ii) la portée territoriale de l’injonction rendue par la Cour fédérale dépassait largement la compétence des tribunaux de la Nouvelle-Écosse (au paragraphe 11). Il est aussi question dans l’arrêt Radil Bros. Fishing Co. c. Canada (Ministère des Pêches et des Océans), 2001 CAF 317, d’actions intentées contre deux parties différentes par une demanderesse.

 

[26]  Dans la décision Compulife Software Inc. c. Compuoffice Software Inc. [1997] ACF no 1772 (QL), le juge Wetston refuse d’accorder la suspension d’une affaire de marque de commerce au motif que la décision avait été prononcée in personam par le tribunal provincial, et in rem par la Cour fédérale. Le juge Wetston conclut ensuite que la poursuite de l’action devant la Cour fédérale aurait sans doute pour conséquence de limiter la portée des questions débattues devant le tribunal provincial (aux paragraphes 16 et 17). La distinction entre une action in rem et in personam dans le contexte de la propriété intellectuelle est aussi en cause dans d’autres décisions invoquées par Jazz : Prime Boilers Inc. c. Unilux Manufacturing Co. Inc. (1987), 15 CPR (3d) 508 (CFPI); Micromar International Inc. c. Micro Furnace Ltd., [1988] ACF no 836 (CFPI) (QL); Biologische Heilmittel Heel GmbH c. Acti-Form Ltd., [1995] ACF no 1503 (CFPI) (QL).

 

[27]  Rien dans la jurisprudence citée par Jazz n’étaye le refus de suspension lorsque des parties identiques sont en cause dans des instances introduites devant des ressorts différents pour un même droit d’action. Jazz ne demande pas une réparation in rem au lieu d’une réparation in personam devant des ressorts différents. Par ailleurs, les compétences territoriales de la Cour fédérale et de la Cour supérieure de justice de l’Ontario n’ont aucune pertinence dans les poursuites intentées par Jazz.

 

[28]  Dans le cadre de ces deux instances, deux juges de première instance différents devront tirer des conclusions de fait et de droit portant sur le même objet et les mêmes faits litigieux. Ce chevauchement des procédures irait à l’encontre des impératifs d’économie des ressources judiciaires et de bon sens : WIC Premium Television c. General Instrument Corp. [1999] ACF no 862, au paragraphe 11 (CFPI) (QL); Safilo, au paragraphe 35)

 

Préjudice causé aux défendeurs, ou absence de préjudice pour Jazz

 

[29]  Malgré la faiblesse des arguments avancés par Jazz à l’appui de ses demandes de réparation, le fardeau incombe aux parties Porter dans le cadre de la présente requête en suspension. Comme il a été vu auparavant, les parties Porter doivent faire la démonstration que la poursuite de la présente instance leur fera subir un préjudice et que sa suspension ne nuira d’aucune façon à Jazz.

 

[30]  Si la présente instance suit son cours, les parties Porter pourraient être lésées si les conclusions de la Cour supérieure de justice de l’Ontario et la Cour fédérale sont incompatibles, de même que par un éventuel gaspillage des ressources judiciaires. À l’appui de cet argument, elles citent les décisions WIC Premium Television et Safilo.

 

[31]  Comme je l’ai exprimé auparavant, le droit d’action est pratiquement identique dans l’instance introduite en Ontario et la présente instance, et le risque de conclusions contradictoires et de double emploi des procédures m’apparaît très réel. Comme l’ont fait remarquer trois fonctionnaires judiciaires de notre Cour, le litige commercial en cause est particulièrement complexe, et il est impératif d’éviter à tout prix les conclusions contradictoires.

 

[32]  La reconnaissance de la nécessité d’éviter les doubles emplois ne règle pas la question du ressort de préférence. Les parties Porter, se fondant sur la décision WIC Premium Television, font valoir qu’il faut accorder la préférence au ressort [traduction] « qui peut statuer le plus complètement sur tous les aspects de l’action » (au paragraphe 11). Je suis d’avis que la Cour supérieure de justice de l’Ontario sera probablement mieux en mesure de faire un examen plus rigoureux des revendications de Jazz, et qu’il faudrait par conséquent accorder la préférence à l’instance introduite en Ontario. Par surcroît, les conclusions de fait formulées dans cette instance pourraient contribuer à circonscrire les questions soumises à l’examen de notre Cour si jamais la présente instance reprend (voir Compulife, au paragraphe 17; Kent, au paragraphe 25).

 

[33]  Pour ce qui concerne Jazz, les parties Porter soutiennent, et je suis d’accord, qu’elle n’encourt pas de préjudice important, voire aucun, si jamais la présente instance est suspendue. Jazz aura amplement l’occasion de faire valoir sa cause dans le cadre de l’instance introduite en Ontario. De plus, les parties Porter et l’APT se sont engagées à ne pas remettre en cause devant notre Cour les questions déjà tranchées et à obtempérer aux conclusions de fait et aux décisions judiciaires découlant de l’instance introduite en Ontario. Les parties Porter et l’APT ont aussi accepté (tel qu’il a été affirmé lors de l’audition de la requête), si jamais des questions n’ont pas été tranchées à l’issue de l’instance introduite en Ontario, de demander un consentement afin que le règlement se fasse par voie de procédure sommaire, sur la foi d’une preuve par affidavit, du dossier d’instruction et des conclusions de l’action introduite en Ontario. Les seules questions qui, de l’avis de l’APT, pourraient rester à régler par la Cour fédérale sont 1) la question préliminaire de savoir si l’action de Jazz est frappée de prescription, et 2) si Jazz obtient gain de cause, la portée des réparations revendiquées.

 

 

[34]  Il a déjà été établi que les engagements de ce type, surtout s’ils augurent une restriction de la portée des questions en litige, atténuent le risque de préjudice (voir Apotex, aux paragraphes 18 et 25). Rien dans ce qui précède n’aura pour effet d’empêcher Jazz de plaider sa cause. La suspension est accordée en reconnaissance du fait que deux ressorts ne peuvent pas être astreints à faire essentiellement le même travail.

Conclusion

 

[35]  Les suspensions doivent être accordées uniquement dans les cas les plus évidents : Advanced Emissions Technologies, au paragraphe 8. À mon avis, les parties Porter ont rempli les exigences du critère applicable à la suspension. Jazz a introduit deux instances concernant des faits litigieux identiques devant deux ressorts distincts. En regard de la complexité des fondements factuels qui devront être examinés pour tirer des conclusions dans les deux instances, l’infime différence entre les réparations demandées ne justifie pas qu’une suspension soit refusée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

 

  1. la présente instance (dossier T-1427-06) soit suspendue en attendant que la Cour supérieure de justice de l’Ontario ait rendu sa décision dans le dossier 06-CV-306679PD3.

 

  1. Si les parties sont incapables de s’entendre sur les dépens, elles pourront déposer des observations écrites d’au plus trois (3) pages dans les trente (30) jours suivant la date de la présente ordonnance.

 

« Martha Milczynski »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :  T-1427-06

 

INTITULÉ :  JAZZ AIR LP c. ADMINISTRATION PORTUAIRE DE TORONTO, CITY CENTRE AVIATION LTD., REGCO HOLDINGS INC., PORTER AIRLINES INC. et ROBERT J. DELUCE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  Le 9 avril 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :  LA PROTONOTAIRE MILCZYNSKI

 

DATE DES MOTIFS :  Le 10 mars 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Earl A. Cherniak

Brian N. Radnoff

POUR LES DEMANDEURS

 

Robert L. Armstrong

Orestes Pasparakis

 

 

 

Freya Kristjanson

 

 

Brian Facey

 

POUR LES DÉFENDEURS CITY CENTRE AVIATION LTD., REGCO HOLDINGS INC., PORTER AIRLINES INC. et ROBERT J. DELUCE

 

POUR LES DÉFENDERESSES ADMINISTRATION PORTUAIRE DE TORONTO

 

AIR CANADA

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

LERNERS LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

OGILVY RENAULT S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

 

 

BORDEN LADNER S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

BLAKE, CASSELS & GRAYDON LLP

 

POUR LES DÉFENDEURS CITY CENTRE AVIATION LTD., REGCO HOLDINGS INC., PORTER AIRLINES INC. et ROBERT J. DELUCE

 

POUR LES DÉFENDERESSES

ADMINISTRATION PORTUAIRE DE TORONTO

 

AIR CANADA

 

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