Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

                      

 

Federal Court

 

 

 

 

 

 

 

 

Cour fédérale


Date : 20090706

Dossier : IMM-5052-08

Référence : 2009 CF 702

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2009

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

AIMÉ-GASTON GATORE

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande de contrôle judiciaire, déposée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), concerne une décision rendue le 14 octobre 2008 (la décision) par laquelle un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande présentée par le demandeur en vue d’être considéré comme un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi.

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est né en 1977 et affirme être un citoyen du Burundi.

 

[3]               Le père du demandeur était un Tutsi et a été assassiné par un ancien voisin Hutu, Simon Bigere (Bigere), en octobre 1995. Le demandeur n’a pas été témoin de l’assassinat, mais quand il est arrivé sur les lieux quelques instants plus tard il a trouvé une note laissée à côté de son père indiquant que « ce n’était que le début ». Le demandeur a porté plainte à la police le lendemain, mais il n’y a pas eu de suivi et la famille n’a sollicité aucune autre aide. Le demandeur dit craindre d’être persécuté par Bigere.

 

[4]               Selon le demandeur, onze ans plus tard, Bigere est réapparu et a commencé à le menacer. Il affirme qu’une grenade aurait explosé devant chez lui le 20 mai 2006. Il aurait ensuite reçu un appel téléphonique d’un homme prétendant être Bigere et être le responsable de cet attentat. Le demandeur affirme que les policiers n’ont rien fait et qu’ils l’ont averti de ne pas porter plainte parce que Bigere était devenu officier pour l’armée nationale sous le nouveau régime hutu, soit le Conseil national pour la défense de la démocratie ‑ Forces pour la défense de la démocratie (le CNDD‑FDD). Le demandeur affirme avoir constaté que sa vie était en danger à la suite d’un autre appel de menace de Bigere, le 10 juillet 2006.

 

[5]               Le demandeur prétend s’être caché après cet appel et avoir pris des mesures pour s’enfuir du Burundi en demandant un visa pour les États‑Unis au moyen de fausses déclarations. Il a présenté sa demande de visa le 10 octobre 2006. Le visa a été délivré le 12 octobre 2006. Il a ensuite quitté le Burundi le 22 octobre 2006, est arrivé aux États‑Unis en passant par l’Italie le 23 octobre 2006. Il s’est ensuite rendu deux jours plus tard au Canada, où il est arrivé à Fort Erie en taxi le 25 octobre 2006. Le même jour, il a présenté une demande d’asile à Fort Erie.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DE CONTRÔLE

 

[6]               La Commission a conclu que le demandeur n’est pas au réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

[7]               La Commission a souligné que, dans la jurisprudence, les décideurs ont été avertis d’éviter d’accorder du poids au comportement d’un demandeur d’asile, puisqu’il varie selon la culture de ce dernier, le stress découlant des questions posées lors de l’audience ou les facteurs psychologiques liés à la persécution subie. Cependant, la Commission a fait une exception en l’espèce.

 

[8]               Pendant la première moitié de l’audience, le demandeur semblait calme et regardait le tribunal lorsque des questions lui étaient posées. Selon la Commission, le demandeur a raconté ce qu’il avait vécu en 1995, notamment le moment où il était debout à côté du corps de son père qui s’était fait poignarder, en n’exprimant aucune émotion, comme s’il ne s’agissait que « d’un fait ». Il « a parlé de la perte de son père et de son supplice comme s’il s’agissait d’un film qu’il aurait vu ».

 

[9]               À la deuxième partie de l’audience, après la pause, la Commission a trouvé que le comportement du demandeur avait changé. Il « ne regardait plus personne et gardait la tête baissée en répondant aux questions. Il parlait maintenant avec tant d’émotions et de consternation que son récit semblait parfois arrangé, presque théâtral. » La Commission a conclu que « le comportement du demandeur à l’audience [...] miné la crédibilité de l’ensemble de son récit ».

 

[10]           La Commission a soulevé d’autres préoccupations quant à la crédibilité du demandeur, notamment son omission de montrer sa crainte subjective d’être persécuté en ne se cachant pas après le 10 juillet 2006, et en ne demandant pas l’asile en Italie ou aux États-Unis.

 

[11]           Le demandeur affirme également qu’il savait que c’était Bigere qui avait assassiné son père. Or, la preuve qu’il a présentée à ce propos varie. Son formulaire de renseignements personnels (le FRP) indique qu’une note a été laissée, mais il n’est pas précisé si la note portait un nom ou une signature. À l’audience, le demandeur s’est vu demander d’expliquer comment il avait appris que Bigere était l’assassin de son père, c’est‑à‑dire s’il avait vu l’assassin et si la note laissée sur les lieux avait été signée. Il a d’abord répondu par la négative aux deux questions. Il a affirmé qu’il a entendu son père crier et que, lorsqu’il est arrivé près de lui, ce dernier était déjà mort. Le demandeur s’est vu demander comment il a appris l’identité de l’assassin s’il n’a vu personne et que la note n’était pas signée. Sa réponse a alors changé; il a dit que la note indiquait : « Ce n’est que le début [...] c’est moi Bigere. » Sommé d’expliquer cette divergence dans son récit, il a dit que la note n’était pas signée, mais que le nom de Bigere y était inscrit. La Commission a conclu que cette incohérence n’était pas raisonnable.

 

[12]           La Commission n’avait aucune raison de douter de la mort du père du demandeur. Toutefois, elle n’a pas cru que l’identité de l’assassin était connue du demandeur ou de sa famille. Le récit du demandeur sur la note était incohérent. Ni lui, ni personne n’a été témoin de l’assassinat. Selon la Commission, il était inconcevable de penser qu’un Hutu aurait laissé une note pour avouer qu’il a tué son voisin tutsi alors que le gouvernement, l’armée et la police étaient dirigés en majorité par des Tutsis.

 

[13]           La Commission a indiqué que le conseil a lui‑même admis dans ses observations que, comme le pays était dirigé par des Tutsis (avant que le CNDD‑FDD, un parti hutu, prenne le pouvoir), il aurait été possible de s’attendre à ce que les autorités fassent preuve de bonne volonté et de collaboration envers les Tutsis victimes de crime. Le raisonnement du conseil a été cité par la Commission à l’appui de sa propre conclusion à cet égard.

 

[14]           La Commission a conclu qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur la façon dont le père du demandeur était mort. Le certificat de décès déposé en preuve a été délivré en 2008, soit 12 ou 13 ans après le décès. La date de délivrance était la même que celle inscrite sur le certificat de décès de la mère du demandeur, décédée presque un an plus tard, en juin 1996. La cause des décès n’est indiquée sur aucun des documents. Le demandeur affirme qu’aucun certificat n’a été délivré à la mort de son père et qu’il n’a jamais eu besoin de ce document au cours des 12 années qui ont suivi. Questionné à savoir comment ses frères, ses sœurs et lui ont pu gérer la location des propriétés qu’avaient laissées derrière eux leur père et leur mère sans preuve de leur décès, le demandeur a simplement indiqué qu’on ne leur avait jamais demandé un tel document. La Commission a accordé « peu de poids » au certificat de décès du père du demandeur.

 

[15]           La Commission a conclu qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi appuyant l’allégation du demandeur voulant qu’un voisin hutu du nom de Bigere ait assassiné son père en 1995.

 

[16]           La Commission a estimé que le comportement du demandeur ne correspondait pas à celui d’une personne qui éprouve une crainte subjective d’être persécutée. Après le meurtre de son père, le demandeur dit avoir eu peur et s’être rendu chez un membre de sa famille à Kiriri (dans une autre partie de la ville). Toutefois, il est retourné chez lui peu après et n’a jamais donné suite à sa plainte à la police concernant l’assassinat de son père.

 

[17]           Malgré des menaces à sa vie, le demandeur est demeuré dans la même ville, a continué d’aller à l’université entre mai et août 2006 (il devait y retourner pour faire certains examens), et il a effectué toutes ses démarches de demande de visa pour les États‑Unis à l’ambassade américaine, située au centre‑ville de Bujumbura. Interrogé quant à son comportement, le demandeur a affirmé qu’il craignait pour sa vie et qu’il est allé se cacher le 15 juillet 2006. Il a dit qu’il est resté chez son frère qui vivait dans la même ville, à seulement quelques kilomètres de chez lui. Le demandeur s’est vu rappeler qu’à son arrivée au point d’entrée à Fort Erie, il avait déclaré être demeuré chez lui à Bujumbura jusqu’en octobre 2006 (moment où il a quitté le Burundi). Le demandeur a aussi déclaré avoir fréquenté l’Université des Grands Lacs jusqu’en septembre 2006. En signant la partie Déclaration d’un formulaire le 25 octobre 2006, le demandeur attestait que ces renseignements étaient véridiques, complets et exacts.

 

[18]           Le demandeur a expliqué qu’il se cachait, qu’il ne sortait presque pas de la maison et qu’il n’était retourné à l’université que pour ses examens. La Commission a estimé que le demandeur ne s’était jamais caché.

 

[19]           La Commission a également souligné qu’aucun membre de la famille du demandeur n’a été embêté par cet homme, et que son épouse, ainsi que ses frères et sœurs, ont tous continué de vivre à Bujumbura. Aucune explication logique n’a été donnée quant à la raison pour laquelle Bigere viserait uniquement le demandeur.

 

[20]           Le demandeur a indiqué ne pas avoir envisagé de demander l’asile en Italie ou aux États‑Unis parce qu’il savait que le Canada ne renvoyait personne au Burundi. La Commission en a déduit que « lorsqu’il est parti du Burundi, le demandeur d’asile était au courant du moratoire du Canada et du fait que les demandeurs d’asile burundais déboutés n’étaient pas renvoyés dans leur pays ».

 

[21]           La Commission a conclu que si la vie du demandeur avait été en danger et que celui‑ci avait éprouvé une crainte subjective d’être persécuté lorsqu’il a quitté le Burundi, il aurait demandé la protection internationale dès qu’il en aurait eu l’occasion. L’Italie et les États‑Unis sont deux pays libres et démocratiques qui ont signé la Convention de 1951. La Commission a jugé que le défaut du demandeur de présenter une demande d’asile dans ces pays minait sa présente demande. Le demandeur n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi appuyant sa demande. La Commission a également conclu que le demandeur ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté au Burundi.

 

[22]           La Commission a aussi conclu si le demandeur était renvoyé au Burundi, il ne serait pas personnellement exposé au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR. Par conséquent, sa demande est rejetée pour les trois motifs énoncés dans la Loi.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[23]           Dans la présente demande, le demandeur soulève les questions en litige suivantes :

1)                  La Commission a-t-elle violé le principe de justice naturelle en n’enregistrant pas toute l’audience?

2)                  La Commission est-elle arrivée à des conclusions déraisonnables, sans tenir compte du témoignage qu’elle avait effectivement entendu.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

 

[24]           Voici les dispositions de la Loi qui sont applicables dans la présente instance :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themselves of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themselves of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

NORME DE CONTRÔLE

 

[25]           Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a reconnu que, bien que la norme de la décision raisonnable simpliciter et celle de la décision manifestement raisonnable se distinguent théoriquement, « les difficultés analytiques soulevées par l’application des différentes normes réduisent à néant toute utilité conceptuelle découlant de la plus grande souplesse propre à l’existence de normes de contrôle multiples » (Dunsmuir, au paragraphe 44). Par conséquent, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il faut fondre en une seule les deux normes de « raisonnabilité ».

 

[26]           Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse de la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question en particulier est déjà bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. C’est seulement lorsque cette recherche est infructueuse que la cour de révision se livre à une analyse des quatre facteurs pertinents pour l’analyse relative à la norme de contrôle.

 

[27]           Avant l’arrêt Dunsmuir, la norme de contrôle applicable aux décisions sur la crédibilité était celle de la décision manifestement déraisonnable : Hou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 1586, au paragraphe 13, et Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.), au paragraphe 4 (Aguebor).

 

[28]           Ainsi, vu l’arrêt Dunsmuir rendu par la Cour suprême du Canada et la jurisprudence de la Cour, je conclus que la norme de contrôle applicable à la deuxième question soulevée en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Lorsqu’on examine une décision d’après la norme de la décision raisonnable, l’analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, paragraphe 47). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision du tribunal administratif était déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[29]           Le demandeur a également soulevé une question relative à l’équité procédurale pour laquelle la norme applicable est celle de la décision correcte : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2002 CSC 1.

 

 

ARGUMENT

            Le demandeur

                        Justice naturelle

 

[30]           Le demandeur soutient le motif principal pour lequel la Commission a rejeté sa demande était son comportement. Lorsque le tribunal déclare que toute sa perception d’une affaire est affectée ou « minée » par une seule question, il devient difficile pour lui d’exclure cette perception à l’égard des autres conclusions. Le demandeur cite Peng c. Canada (Ministre de l’Immigration et de l’Emploi), [1993] A.C.F. no 119 (C.A.F.) pour appuyer son argument selon lequel, lorsqu’un tribunal a tiré une conclusion essentielle contre la crédibilité d’un demandeur, celle-ci ne peut être dissociée de l’appréciation générale de la crédibilité. Si la conclusion est annulée, la décision doit alors également être annulée.

 

[31]           Le demandeur cite et se fonde sur Kozman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2002 CFPI 714, aux paragraphes 22 et 23 :

22     L’avocat de la demanderesse prétendait qu’il était impossible de déterminer à quel point la question du serment et de l’affirmation solennelle avait influé sur ces autres raisons parce que celles-ci étaient, du moins en partie, fondées sur des conclusions de fait tirées par le tribunal après évaluation du témoignage de la demanderesse.

 

23     À mon avis, l’appel à la prudence lancé par l’avocat de la demanderesse est sage. Cet appel est d’ailleurs étayé par l’arrêt Caron c. Canada (Procureur général), [1998] A.C.F. no 97, où la Cour d’appel fédérale a dit :

 

[4] Il est fort possible que le manquement aux règles de justice naturelle que l’incident atteste n’ait pas eu d’influence majeure, d’autant plus que les conclusions de fait alors discutées étaient celles du Conseil arbitral où tout s’était déroulé normalement. Il est fort possible également que les prétentions quelque peu inordonnées et sans suite du requérant ne puissent recevoir quelque faveur que ce soit peu importe le cadre et la langue dans laquelle elle seront présentées. Mais nous ne croyons pas que ces considérations puissent avoir quelqu’influence que ce soit. Il nous paraît évident qu’un tel manquement à la justice naturelle ne peut que vicier la procédure devant l’arbitre et, en conséquence, la décision qui en est résultée.

 

 

[32]           Le demandeur fait valoir que le reproche que la Commission lui a fait d’avoir fourni un récit qui semblait « théâtral » pouvait miner toute la perception de sa demande. Le motif de la Commission fondé sur le comportement du demandeur viole un principe de justice naturelle. Dans Gracielome c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. no 463 (C.A.F.), il a été conclu qu’un réfugié doit être confronté aux doutes de la Commission. Le demandeur affirme qu’il n’avait aucun moyen de savoir que la Commission avait trouvé quelque chose d’anormal dans son comportement.

 

[33]           Le demandeur allègue que la Commission a violé un principe de justice naturelle en n’enregistrant pas la deuxième partie de l’audience où elle a mentionné que son récit était devenu « presque théâtral ». Il cite la décision Paramo-Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 261 (C.F. 1re inst.) où une allégation selon laquelle certaines questions avaient été posées sur un ton sarcastique a été rejetée parce que l’enregistrement de l’audience n’avait pas été entendu lors de l’audience relative au contrôle judiciaire. Le demandeur soutient qu’il a subi un préjudice indu à cause de l’omission de la Commission d’avoir enregistré toute l’audience, puisque cela l’empêche de réfuter les allégations.

 

[34]           Le demandeur cite Cius c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 1 (Cius) à l’appui de son argument selon lequel si le réfugié veut établir le ton de voix, la Cour s’attend de lui qu’il produise l’enregistrement à l’audience. Un affidavit est insuffisant.

 

[35]           Le demandeur cite également Benavente c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n635 (C.F. 1re inst.); Goodman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 342 (C.F. 1re inst.) (Goodman); Navaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 142 (C.F. 1re inst.) et Tung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] A.C.F. no 292 (C.A.F.) pour appuyer son argument selon lequel il y a violation de la justice fondamentale lorsqu’aucune transcription n’est disponible dans le cadre d’une demande portant sur une question litigieuse qui aurait été mise en évidence par cette transcription.

 

[36]           Le demandeur soutient que, dans Goodman et Sikder c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 915 (C.A.F), la Cour a conclu que les notes d’un avocat ne sauraient être un substitut adéquat à l’enregistrement d’une audience. Il affirme que l’erreur de la Commission de ne pas avoir enregistré son témoignage est suffisante pour accueillir sa demande de contrôle judiciaire, car elle lui a causé un préjudice quant sa capacité de faire valoir ses arguments.

 

[37]           Le demandeur se fonde également sur Hatami c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n402 (C.F. 1re inst.) pour faire valoir que lorsqu’un tribunal n’a pas tiré de conclusion défavorable sur la crédibilité, l’absence d’une transcription ou d’un enregistrement de l’audience n’a pas d’incidence sur la capacité de la cour de rendre jugement dans une affaire.

 

[38]           De plus, le demandeur soutient que la conclusion de la Commission, selon laquelle le conseil qui le représentait aurait admis qu’un aspect de son témoignage était invraisemblable, est abusive et viole un principe de justice naturelle, en particulier du fait que ses observations n’ont pas été enregistrées.

 

Conclusions de la Commission

 

[39]           Sur ce point, le demandeur soutient que la conclusion de la Commission, selon laquelle il n’aurait pas démontré qu’il avait une crainte subjective en ne demandant pas l’asile en Italie ou aux États-Unis, est déraisonnable et ne tient pas compte de la preuve. Le demandeur savait que le Canada ne renvoyait pas les Burundais dans leur pays; il était donc logique qu’il choisisse de venir au Canada. Le demandeur cite l’arrêt Hue c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] A.C.F. n283 (C.A.F.) (l’arrêt Hue), à la page 2 :

La Commission a rejeté la demande de l’appelant, selon ses motifs, pour la seule raison qu’il n’avait pas fait cette demande en 1981 lorsqu’il est allé en Grèce et qu’il s’est engagé sur un navire. Aux yeux de la Commission, cela montrerait que la crainte de l’appelant n’était pas réelle et que ses prétentions à cet égard, étant donné le temps qu’il a mis à faire sa demande, n’étaient pas crédibles.

 

[...] nous ne sommes pas du tout d’accord avec le raisonnement de la Commission en l’espèce. Il nous semble évident que les craintes du requérant visent la perspective d’avoir à retourner aux Seychelles, et que tant qu’il avait ses papiers de matelot et un navire sur lequel il pouvait naviguer, il n’avait pas à chercher une protection.

 

[...] l’affaire lui sera renvoyée pour qu’elle l’étudie de nouveau en tenant pour acquis que, dans les circonstances de l’espèce telles que les révèle la preuve, il n’est pas possible de contester la crédibilité des assertions de l’appelant relatives à sa crainte au seul motif qu’il n’a fait sa demande de statut de réfugié qu’en 1986.

 

[40]           Le demandeur souligne également que l’arrêt Hue a été cité dans Gyawali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2003 CF 1122, aux paragraphes 17 à 19 :

17    Dans l’arrêt Hue c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] A.C.F. n° 283 (C.A.F.), l’appelant avait travaillé sur un navire pendant les cinq années qui s’étaient écoulées entre le jour où il avait quitté son pays et le jour où il avait revendiqué le statut de réfugié. La Cour a estimé que manifestement il ne craignait pas de devoir retourner dans son pays d’origine tant qu’il avait ses papiers de marin et un navire sur lequel naviguer. Cette crainte ne s’était réalisée que lorsqu’il avait reçu son congé du navire et qu’il devait se préparer à retourner aux îles Seychelles.

 

18    En l’espèce, le demandeur avait un visa d’étudiant et il avait aussi présenté une demande de résidence permanente. Il est clair que ce n’est que le jour où il a perdu le soutien financier qu’il recevait de sa famille au Népal qu’il a craint de devoir retourner dans son pays puisqu’il ne pouvait plus payer ses études. Il y a manifestement un parallèle direct à faire avec le marin travaillant sur le navire, qui finalement reçoit son congé et n’a d’autre endroit où aller que chez lui. Tous deux avaient quitté leur pays par crainte de la persécution et avaient trouvé un endroit sûr où demeurer et travailler, de telle sorte qu’ils ne ressentaient pas le besoin de demander le statut de réfugié puisqu’ils étaient en sécurité pour le moment. Soudainement, tous deux se sont rendu compte qu’ils devaient se préparer à retourner dans leur pays, en raison de circonstances sur lesquelles ils n’avaient aucune prise, et ils ont immédiatement produit une revendication.

 

19    Il n’est donc pas raisonnable pour la Commission de tirer une conclusion défavorable au demandeur.

 

[41]           Le demandeur soutient que la conclusion de la Commission sur cette question est déraisonnable. La Commission n’a pas contesté le fait qu’il avait des visas et qu’il avait été en mesure de voyager en Italie et aux États-Unis sans risque d’être renvoyé au Burundi. Elle a aussi reconnu que c’était au Canada qu’il était le plus en sécurité.

 

[42]           La Commission a également conclu que le demandeur ne correspondait pas à celui d’une personne qui éprouve « une crainte subjective d’être persécutée » puisqu’il « est retourné chez lui peu après et n’a jamais donné suite à sa plainte à la police concernant l’assassinat de son père ». Le demandeur affirme que cette conclusion est abusive et qu’elle a été tirée sans tenir compte de la preuve qui indiquait que son père avait été tué et que le meurtrier s’était enfui. Le demandeur s’est rendu au poste de police pour porter plainte mais les policiers ont dit que le meurtrier s’était échappé dans la brousse et qu’il était introuvable. Il était logique que le demandeur retourne chez lui, puisque le meurtrier s’était enfui et que la police était disposée à l’arrêter s’il revenait.

 

[43]           Le demandeur a également fait état de la conclusion de la Commission selon laquelle, puisqu’il ne s’est pas caché, il n’aurait pas montré une crainte subjective d’être persécuté. Cette conclusion est fondée sur une erreur factuelle. Dans son témoignage, le demandeur a dit qu’il était inscrit comme étudiant jusqu’en septembre mais que, la dernière fois qu’il est retourné à l’Université, c’était pour faire un examen à un certain moment entre mai et août.

 

[44]           Au sujet de son adresse, le demandeur affirme qu’il a donné à l’agent celle de la résidence de sa famille, car il pensait qu’il devait fournir son adresse permanente. Il ne pensait pas que le fait de se cacher ailleurs temporairement équivalait à un changement de son adresse domiciliaire.

 

[45]           Quant à savoir si la note avait été signée, le demandeur prétend qu’on lui a demandé si elle portait une signature et il a répondu négativement. Bigere avait inscrit son nom au bas de la note mais ne l’avait pas signée. Le demandeur allègue qu’il ne s’agit pas là d’une contradiction. La Commission a jugé ce témoignage invraisemblable puisque la police était dirigée par des Tutsis à l’époque et que, selon la Commission, [traduction] « le conseil du demandeur était une personne fiable qui avait indiqué dans les observations que la police était dirigée par des Tutsis à l’époque ». Le demandeur soutient que cette conclusion a été tirée sans égard aux observations proprement dites du conseil qui indiquaient que Bigere avait été en mesure d’écrire son nom parce qu’il avait prévu sa fuite.

 

[46]           Le demandeur soutient que les conclusions de la Commission ont été tirées sans tenir compte du fait que, dans son récit, il indique que Bigere n’a fait aucun effort pour cacher son identité et qu’il s’en est servi pour obtenir ce qu’il voulait de son père.

 

[47]           Le demandeur soutient de plus qu’on ne peut accorder « peu de poids » au certificat de décès puisque son père est soit mort ou vivant, et que le certificat est soit valide ou faux. Il cite Kathirkamu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2003 CFPI 308 où la Cour a statué que c’est une erreur de droit de conclure qu’un document délivré en bonne et due forme est faux s’il n’y a pas de preuve pour établir la fraude.

 

[48]           Le demandeur soutient également que l’hypothèse retenue par la Commission, selon laquelle Bigere s’en prendrait à toute sa famille et non seulement à lui, ne tient pas compte de son témoignage. Le demandeur dit qu’il a entendu et reconnu Bigere à la porte et trouvé son père mourant. Seul le demandeur est allé porter plainte à la police. Bigere est devenu membre du parti qui constitue actuellement le gouvernement du Burundi, qui dirige la police et qui lui donne accès aux dossiers d’enquête.

 

[49]           Le demandeur allègue que lui et ses frères et sœurs n’ont pas le même lien avec le meurtre et que ces derniers ne l’ont pas signalé à la police. Le demandeur n’avait pas encore fait connaissance de son épouse au moment du meurtre, ce qui rend le risque qu’elle ait été ciblée assez faible. La Commission n’a pas tenu compte du contexte politique actuel dans lequel les rebelles contrôlent maintenant le gouvernement, y compris les forces policières.

 

[50]           Le demandeur conclut que la décision de la Commission repose sur des conclusions quant à la crédibilité qui sont déraisonnables.

 

Le défendeur

            Crédibilité

 

[51]           Le défendeur est d’avis que la Commission pouvait à bon droit se prononcer d’une façon défavorable quant à la crédibilité du demandeur en se fondant sur les contradictions et les incohérences de son récit et celles entre son récit et les autres éléments de preuve qui lui avaient été présentés : Aguebor; Leung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. no 908 (C.A.F.) et Alizadeh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n11 (C.A.F.).

 

[52]           Le défendeur affirme que la Cour ne devrait pas modifier la manière dont la Commission a évalué la crédibilité du demandeur lorsqu’une audience a eu lieu au cours de laquelle la Commission a eu l’avantage de voir et d’entendre les témoins, à moins que la Cour ne soit persuadée que la Commission a fondé sa décision sur des considérations hors de propos ou a ignoré des éléments de preuve pertinents. Face à des inférences ou à des conclusions que la Commission pouvait raisonnablement tirer au vu du dossier, la Cour ne devrait pas intervenir, qu’elle soit ou non en accord avec les inférences de la Commission : Grewal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1983] A.C.F. no 129 (C.A.F.), au paragraphe 2; Martinez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1981] A.C.F. no 1132 (C.A.F.); Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 514 (C.A.F.); Brar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] A.C.F. no 346 (C.A.F.) et Oduro c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n560 (C.F. 1re inst.).

 

[53]           Le défendeur affirme que, dans son appréciation de la crédibilité d’un témoignage, la Commission peut prendre en compte et évaluer le comportement général d’un demandeur pendant qu’il témoigne. Pour ce faire, le tribunal examine la façon dont le témoin répond aux questions, ses expressions faciales, le ton de sa voix, son intégrité générale et sa mémoire : Leung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 685 (C.A.F.); Wen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 907 (C.A.F.) et Mostajelin c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 28 (C.A.F.).

 

[54]           Le défendeur soutient que les conclusions défavorables de crédibilité fondées sur le comportement des témoins et les observations de la Commission sur le comportement du demandeur sont inattaquables dans le cadre d’un contrôle judiciaire en l’absence d’abus : Sun c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 636 et Ankrah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 385 (C.F. 1re inst.).

 

[55]           Le défendeur reconnaît que c’était une erreur de ne pas enregistrer la deuxième partie de l’audience. Cependant, il fait observer que l’absence de transcription d’une partie de l’audience n’est pas pertinente en l’espèce, étant donné que la Cour ne serait pas en mesure d’évaluer le comportement du demandeur même si une transcription était disponible. La Cour serait tenue de tirer une conclusion sur le comportement du demandeur en se fondant sur une transcription manuscrite comportant uniquement une série de questions et de réponses présentées par écrit. Le défendeur conclut que l’[traduction« argument du demandeur doit être jugé frivole et comme ayant été présenté dans le seul but de tirer avantage de manière opportuniste de l’erreur de la SPR ».

 

[56]           Le défendeur soutient qu’il n’y a pas de fondement à l’argument du demandeur selon lequel il a été accusé d’avoir été logique ou neutre et ensuite trop émotionnel. La Commission était en droit de s’attendre à ce qu’il soit cohérent, et il était raisonnable qu’elle soit [traduction] « préoccupée par le témoignage neutre et médical (tout en abordant des questions tragiques comme le meurtre d’un parent), suivi d’un témoignage rempli d’émotions et de consternation ». Le défendeur affirme que ces « deux types de témoignages ne devraient pas être rendus par la même personne, le même jour ».

 

[57]           Le défendeur fait aussi valoir que la Commission a commis une erreur en ne faisant aucun commentaire pendant l’audience sur le changement de comportement du demandeur. Il signale que la jurisprudence invoquée par le demandeur concernait une confrontation liée aux doutes de la Commission quant au contenu du récit d’un demandeur.

 

[58]           Le défendeur « reconnaît » l’affaire Cius et ne conteste pas le fait que, pour pouvoir prouver un élément de preuve comme le ton de voix, le demandeur doit produire un enregistrement, et il ne peut s’attendre à ce qu’un tribunal accepte un affidavit intéressé sur le ton adopté par une commission.

 

[59]           Le défendeur allègue que la loi ne prévoit aucune exigence de transcription à l’égard des audiences de la Commission. La question de déterminer si une transcription manquante ou incomplète constitue une violation de la justice naturelle dépend des circonstances de chaque cas. Pour établir qu’il y a eu manquement à la justice naturelle, le demandeur doit démontrer qu’il y a une possibilité sérieuse que le dossier contienne une erreur, ce que le demandeur n’a pas fait en l’espèce. Voir : A.J.M. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 98, au paragraphe 42 et Gokpinar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2004 CF 1065, au paragraphe 7.

 

[60]           Le défendeur cite Kandiah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 321 (C.A.F.) (Kandiah), au paragraphe 9 :

[...] En l’absence de transcription, l’appelant peut établir par d’autres moyens ce qui s’est produit à l’audition. Cela est particulièrement vrai dans le cas des auditions devant la section du statut de réfugié où le requérant est toujours présent et, dans la plupart des cas, est le seul témoin qui est entendu.

 

[61]           Le défendeur souligne que l’arrêt Kandiah a été confirmé par la Cour suprême du Canada dans Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793 (Syndicat canadien), dont il cite le paragraphe 81 :

81    En l’absence d’un droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, les cours de justice doivent déterminer si le dossier dont elles disposent leur permet de statuer convenablement sur la demande d’appel ou de révision. Si c’est le cas, l’absence d’une transcription ne violera pas les règles de justice naturelle. Cependant, lorsque la loi exige un enregistrement, la justice naturelle peut nécessiter la production d’une transcription. Étant donné que cet enregistrement n’a pas à être parfait pour garantir l’équité des délibérations, il faut, pour obtenir une nouvelle audience, montrer que certains défauts ou certaines omissions dans la transcription font surgir une « possibilité sérieuse» de négation d’un moyen d’appel ou de révision. Ces principes garantissent l’équité du processus administratif de prise de décision et s’accommodent d’une application souple dans le contexte administratif.

 

 

[62]           Le défendeur se fonde également sur le paragraphe 76 de l’arrêt Syndicat canadien :

[...] Dans l’arrêt Kandiah, la Cour d’appel fédérale a reconnu la préoccupation sous‑tendant l’arrêt Tung, à savoir qu’un requérant puisse être dépouillé de ses moyens de révision ou d’appel dans le cas où il n’existe pas de transcription des délibérations de l’audition en litige. Cependant, la cour a statué que si la décision que la cour devait rendre pouvait être rendue sur la foi d’autres éléments de preuve, les principes de justice naturelle ne seraient pas enfreints. La cour siégeant en révision devrait s’abstenir d’annuler l’ordonnance administrative dans ces cas‑là. La doctrine considère cet arrêt comme faisant autorité sur la question : R. W. Macaulay et J. L. H. Sprague, Hearings Before Administrative Tribunals (1995), p. 12‑98.

 

[63]           Selon le défendeur, lorsqu’une cour de révision a utilisé ou aurait pu utiliser d’autres moyens pour déterminer ce qui s’est produit à l’audience, on ne peut simplement prétendre qu’il n’y avait pas de preuve pour tirer une certaine conclusion. Le demandeur est tenu de fournir certains éléments de preuve qui justifieraient le rejet de l’évaluation du tribunal sur ce qui s’est déroulé devant lui, tels qu’une preuve par affidavit ou les notes d’un avocat. Dans la présente affaire, le demandeur n’a pas présenté ces éléments de preuve et ne devrait pas pouvoir se fonder uniquement sur l’absence d’un enregistrement complet pour faire valoir qu’il y a eu manquement à la justice naturelle : Syndicat canadien, au paragraphe 84, et Goodman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 342, aux paragraphes 72 et 77.

 

[64]           Il incombe au demandeur de fournir des éléments de preuve pour établir que l’évaluation de son comportement faite par la Commission était déraisonnable. Le défendeur cite Muchiri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 550, au paragraphe 12 :

 

Il est vrai que l’on pourrait contester les conclusions touchant la crédibilité étant donné que le demandeur jure catégoriquement ne pas avoir dit ce que la Commission prétend qu’il a affirmé. (A.J.M. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 C.F. 98, et Tang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 979 (QL)). Cependant, en l’espèce, M. Muchiri ne conteste pas spécifiquement la preuve. Il soulève plutôt l’absence de transcription complète empêchant la Cour d’examiner le dossier afin de déterminer si la conclusion est manifestement déraisonnable. Étant donné que la justice naturelle ne requiert pas de transcription, le fardeau de la preuve incombe à M. Muchiri en tant que demandeur, et il doit en faire davantage (Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793). En l’absence de déclarations positives et spécifiques permettant de discerner des conclusions erronées, la Cour n’est pas en position de décider que la justice requiert une nouvelle audience.

 

Voir également : Sivanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2003 CFPI 500, aux paragraphes 5 et 6.

 

[65]           Le défendeur souligne également que la Commission a non seulement jugé que le comportement du demandeur minait sa crédibilité, mais aussi que les éléments de son récit étaient invraisemblables et qu’ils comportaient des incohérences, et que son comportement indiquait une absence de crainte subjective. Dans un tel cas, le dossier dont dispose la Cour suffit pour justifier sa conclusion et la demande devrait être rejetée. Le défendeur cite Cicek c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1425, et il se fonde sur le paragraphe 12 :

12    Compte tenu de cette déclaration récente de la Cour suprême, j’estime devoir trancher uniquement la question de savoir si la Cour dispose d’un dossier qui lui permet de statuer convenablement sur la demande. Après avoir examiné le dossier, je suis d’avis que les transcriptions et la preuve documentaire dont la Cour dispose le lui permettent en l’occurrence. Les incohérences et les contradictions relevées par le tribunal apparaissent dans le dossier et suffisent pour justifier sa conclusion que la requérante n’était pas crédible.

 

[66]           Le défendeur conclut sur ce point en affirmant que l’argument du demandeur voulant qu’une transcription permettra d’établir que la Commission a commis une erreur est absurde.

 

Conclusions de la Commission

 

[67]           Le défendeur soutient que rien n’appuie l’argument selon lequel la Commission [traduction] « a déformé de façon abusive » l’affirmation du conseil reconnaissant qu’une partie du témoignage du demandeur était invraisemblable. La Commission a indiqué que le conseil du demandeur avait admis que les Tutsis victimes de crime auraient dû s’attendre à obtenir l’assistance des autorités tutsies, ce qui appuyait en soi les conclusions de la Commission.

 

[68]           La conclusion de la Commission selon laquelle il serait invraisemblable qu’un meurtrier révèle son identité en signant une note est raisonnable. La réponse du demandeur selon laquelle la conclusion n’était pas invraisemblable puisque Bigere avait planifié sa fuite ne saurait [traduction] « coexister avec l’autre preuve voulant que la note indiquait de plus que “ce n’était que le début ».

 

[69]           La Commission a également conclu qu’il était invraisemblable que le demandeur soit retourné chez lui et qu’il n’ait pas donné suite à sa plainte. Cette conclusion est raisonnable. Le demandeur n’a rien dit sur la conclusion de la Commission selon laquelle il était invraisemblable que le présumé meurtrier, Bigere, soit sorti de sa cachette dix ans après le meurtre dont on l’accusait.

 

[70]           La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur ne s’est jamais caché était également raisonnable et fondée sur la preuve. Le témoignage du demandeur sur son adresse domiciliaire était incohérent, et la Commission pouvait à bon droit s’appuyer sur cette incohérence pour conclure que le récit du demandeur n’était pas véridique. La Commission n’était pas tenue d’accepter l’explication du demandeur au sujet de cette divergence.

 

[71]           Quant à l’omission du demandeur de solliciter une protection ou l’asile en Italie ou aux États-Unis, le défendeur fait valoir qu’il est bien établi que la Commission peut considérer l’omission de demander l’asile à la première occasion comme un manque de crédibilité ou de crainte subjective, pourvu que cela ne soit pas le seul motif qui justifierait le rejet de la demande. Le défendeur affirme que l’insistance du demandeur sur le fait qu’il ne risquait pas d’être renvoyé de l’Italie ni des États-Unis ne constitue pas une réponse à la jurisprudence pertinente quant à cette question ou à la conclusion tirée par la Commission. Cette dernière n’a pas fondé sa décision uniquement sur l’omission du demandeur de présenter une demande d’asile en Italie ou aux États‑Unis; elle a seulement fait des remarques à ce sujet. Ce sont les autres conclusions qui tranchent l’affaire.

 

[72]           En ce qui concerne le certificat de décès, le défendeur allègue que la Commission n’a pas tiré de conclusions incohérentes en lui accordant « peu de poids ». La Commission a reconnu le décès du père du demandeur, mais elle n’a pas accepté comme preuve les détails qu’il contenait, ni le récit du demandeur sur la mort attribuable à Bigere.

 

[73]           Le défendeur affirme également que la Commission a eu raison de conclure que Bigere s’en était pas pris au reste de la famille du demandeur. Cependant, cette conclusion n’était pas déterminante, puisque la Commission avait déjà jugé que l’ensemble du récit n’était pas crédible. Le témoignage du demandeur ne fait que confirmer la conclusion de la Commission selon laquelle Bigere n’a pas causé d’ennuis à personne et ne cherchait pas non plus à le faire.

 

[74]           Le défendeur soutient que la Commission était en droit de conclure que le demandeur avait livré un témoignage contradictoire en n’utilisant pas comme adresse son lieu de cachette. En outre, la Commission pouvait conclure que le récit au sujet de Bigere était contradictoire. Le demandeur a expliqué qu’il a répondu « NON » à la question de savoir si Bigere avait signé la note, mais que cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait aucun nom inscrit sur celle-ci. Cette explication a été donnée à la Commission qui l’a rejetée. Cette conclusion relève de l’expertise de la Commission et il n’y a aucune question de droit valable soulevée par le demandeur qui continue [traduction] « d’insister sur le fait que son témoignage n’était pas contradictoire, et que cette contradiction apparente devait lui être pardonnée ». La Commission a précisé que la description orale de la note faite par le demandeur n’était pas incompatible avec la version écrite contenue dans son FRP.

 

[75]           Le défendeur conclut que la Cour ne devrait pas substituer sa décision à celle de la Commission. Les conclusions de la Commission n’étaient pas de nature abusive ou déraisonnable et étaient étayées par la preuve dont elle disposait.

 

ANALYSE

 

[76]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’absence d’une transcription ne constitue pas en soi un motif justifiant l’annulation d’une décision, mais j’estime que l’absence d’une transcription dans les circonstances de l’espèce entraîne un manquement à l’équité procédurale.

 

[77]           La Commission a tenu à souligner que le comportement du demandeur avait eu une incidence sur l’appréciation générale de son témoignage : « Le tribunal est d’avis que le comportement du demandeur d’asile à l’audience a miné la crédibilité de l’ensemble de son récit. »

 

[78]           Le changement de comportement reproché s’est produit au cours de la partie de l’audience pour laquelle il n’y a pas de transcription ni d’enregistrement :

Étonnamment, lorsque le conseil a commencé à interroger le demandeur d’asile à la deuxième partie de l’audience, soit après la pause, son comportement a complètement changé; il ne regardait plus personne et gardait la tête baissée en répondant aux questions. Il parlait maintenant avec tant d’émotions et de consternation que son récit semblait parfois arrangé, presque théâtral.

 

 

[79]            La Commission a manifestement considéré la façon dont le demandeur a répondu aux questions de son conseil comme chargée d’émotions, d’angoisse et de confusion. C’était tellement évident que son récit semblait parfois arrangé, presque théâtral. Il s’ensuit que le récit du demandeur devrait être mis en doute puisqu’il aurait été organisé d’avance (arrangé) et ne semblait pas sincère (théâtral).

 

[80]           Le demandeur nie tout cela et a déposé un affidavit en ce sens. Sans transcription ni enregistrement il ne peut faire plus. Le défendeur a refusé de contre-interroger le demandeur sur son affidavit et avance simplement comme argument que cet affidavit a été déposé dans un but intéressé.

 

[81]           Le défendeur affirme également qu’une transcription ne révélerait rien sur la question du comportement :

[traduction]

 

La transcription, si elle était disponible, ne permettrait pas de savoir si le demandeur « ne regardait plus personne » ou « gardait la tête baissée », des aspects du témoignage que la SPR a expressément commentés.

 

 

[82]           Cependant, la Commission parle également d’« émotions », de « consternation », d’arrangement et de théâtre. En fait, c’est l’aspect arrangé et non sincère du récit du demandeur qui, selon la Commission, a miné la crédibilité de « l’ensemble de son récit ».

 

[83]           La transcription et l’enregistrement ne nous permettraient pas de savoir si le demandeur ne regardait plus personne ou s’il gardait la tête baissée, mais ils fourniraient des réponses aux questions suivantes :

a.       S’il y a vraiment eu un changement marquant chez le demandeur dont le récit aurait été neutre et ensuite rempli d’émotions et de consternation;

b.       Si ce changement découle du choix des questions et de la façon dont elles ont été posées;

c.       Si certaines réponses du demandeur étaient arrangées et comportaient un aspect théâtral;

d.       Si le fait que le demandeur ne regardait plus personne ou qu’il gardait la tête baissée avait un lien avec le type de réponse qu’il devait donner au conseil.

 

[84]           Il ne faut pas non plus oublier que la Commission n’a pas dit au demandeur qu’elle trouvait son comportement et son témoignage à l’audience problématique et, par conséquent, le demandeur n’a pas pu verser quoi que ce soit au dossier pour répondre à cette préoccupation. En l’absence d’une transcription et d’un enregistrement, il n’a pas eu d’autre choix que de faire part à la Cour de ses préoccupations au moyen d’un affidavit qui, selon le défendeur, a été déposé simplement dans un but intéressé. Si l’argument du défendeur était accepté, cela signifierait que le demandeur n’aurait aucune façon de démontrer à la Cour le caractère erroné ou déraisonnable de la décision à cet égard.

 

[85]           Il faut aussi ne pas oublier que les conclusions de la Commission sur l’aspect arrangé et théâtral sont la source de l’ensemble des conclusions de la Commission sur la crédibilité qui, à mon avis, ne sont pas très solides et convaincantes, à moins que la conclusion générale défavorable de la Commission sur la crédibilité soit jugée raisonnable. Le demandeur affirme qu’elle ne l’est pas, sans transcription ni enregistrement de la deuxième partie de l’audience, il a été privé des moyens de présenter sa preuve devant la Cour.

 

[86]           Compte tenu des faits de l’espèce, je conclus que l’absence d’une transcription et d’un enregistrement a compromis l’équité procédurale et privé le demandeur de moyens de présenter et d’établir le bien-fondé de ses arguments devant la Cour.

 

[87]           Étant parvenu à cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées.

 


 

JUGEMENT

 

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.      La présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision;

 

2.      Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                            IMM-5052-08

 

INTITULÉ :                           AIMÉ-GASTON GATORE

                                                c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 20 mai 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 juillet 2009

 

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

 

Raoul Boulakia                                                 POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe                                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia                                                 POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

                       

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.