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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20091027

Dossier : T-1962-08

Référence : 2009 CF 1093

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2009

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

LANCE ROGERS

demandeur

et

 

L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, modifiée par L.R.C., 2002, ch. 8, article 14, relativement à une décision (la décision) rendue le 19 novembre 2008, dans le dossier 166-34-37434, par un arbitre de la Commission des relations de travail dans la fonction publique par laquelle celui‑ci a conclu qu’il n’avait pas compétence pour examiner le bien‑fondé du grief du demandeur.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci‑après, l’appel est rejeté.

 

I.          Les faits

 

[3]               Le demandeur travaille comme vérificateur chez la défenderesse, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC). Le demandeur s’est occupé d’un dossier d’impôt relatif à l’un de ses amis et ce dossier a éventuellement été réglé de la manière préconisée par le demandeur. Avant d’agir, le demandeur a discuté avec ses supérieurs de son intervention dans le dossier d’impôt de son ami et il s’est fait dire de ne pas s’occuper de ce dossier. Après que le dossier d’impôt de l’ami fut réglé, le demandeur a déclaré que, selon lui, le rôle qu’il avait joué dans le dossier était une « réussite ».

 

[4]               Au moment de son évaluation de rendement annuelle, le demandeur a informé son supérieur de la « réussite » et il a demandé qu’il en soit fait mention dans son appréciation. Au lieu de faire cela, l’ARC a ouvert une enquête sur l’affaire et elle a conclu que le demandeur avait agi incorrectement en intervenant pour le compte d’un contribuable car le demandeur s’était placé dans une situation de conflit d’intérêts et avait désobéi à la direction. Ces accusations et l’enquête ont été source de stress et d’humiliation pour le demandeur et celui‑ci a dû prendre deux congés de maladie justifiés par un certificat médical.

 

[5]               Le demandeur a fait l’objet d’une suspension disciplinaire de cinq jours suite aux allégations formulées par son employeur selon lesquelles il avait violé le Code régissant les conflits d’intérêts de l’ARC et avait commis un acte d’insubordination. Le demandeur a déposé un grief contestant cette décision disciplinaire. L’ARC a réduit sa suspension à une réprimande écrite. Le demandeur a ensuite renvoyé son grief à l’arbitrage afin de continuer à contester la réprimande écrite.

 

[6]               En vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C., 1985, ch. P‑35 (l’ancienne loi), le demandeur avait droit de renvoyer son grief à l’arbitrage si la mesure disciplinaire occasionnait une sanction pécuniaire. Il a été établi qu’une réprimande écrite est ni une suspension ni une sanction pécuniaire (voir Canada (Procureur général) c. Lachapelle, [1979] 1 C.F. 377 (1re inst.), 91 D.L.R. (3d) 674; confirmé par [1980] 1 C.F. 55 (C.A.), [1979] A.C.F. no 128). L’ARC a contesté la compétence d’un arbitre en l’espèce. Elle a prétendu que le demandeur ne faisait plus l’objet d’une mesure disciplinaire qui occasionnait une sanction pécuniaire. Les parties ont convenu que l’audience de la Commission des relations de travail dans la fonction publique serait limitée à la preuve et à l’argumentation concernant la compétence de l’arbitre.

 

[7]               À l’audience, le demandeur a affirmé dans son témoignage que, en conséquence directe des mesures disciplinaires de l’ARC, il a souffert d’une invalidité liée au stress et il a éventuellement épuisé sa banque de congés de maladie. Lorsqu’il a dû utiliser ses congés payés pour d’autres raisons, il a dû prendre des congés de maladie sans solde. Le demandeur a prétendu que l’utilisation de ses congés de maladie avait été la conséquence directe de l’imposition de la mesure disciplinaire de l’ARC et, à ce titre, la mesure disciplinaire de l’ARC a occasionné une sanction pécuniaire. L’ARC a prétendu qu’un employé qui quitte le travail pour prendre un congé de maladie plutôt que de quitter parce qu’on lui a demandé de le faire ne constitue pas une mesure disciplinaire et ne peut pas être considéré comme une sanction pécuniaire découlant d’une mesure disciplinaire au sens de l’alinéa 92(1)c) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique.

 

[8]               L’arbitre a conclu qu’il n’avait pas compétence pour instruire le grief parce qu’il n’y avait aucune sanction pécuniaire découlant de la mesure disciplinaire prise en vertu de l’alinéa 92(1)c). Au paragraphe 31 de sa décision, l’arbitre a déclaré que le demandeur n’avait soumis aucune preuve établissant que le congé de maladie était la conséquence inévitable de l’enquête menée par l’employeur et de la mesure disciplinaire qu’il a prise.

 

II.         Le cadre législatif

 

[9]               Le 1er avril 2005, la nouvelle Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2, édictée par l’article 2 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, a été proclamée en vigueur. En vertu de l’article 61 de la Loi sur la modernisation de la fonction publique, le renvoi à l’arbitrage doit être traité en conformité avec les dispositions de l’ancienne Loi sur les relations de travail dans la fonction publique (l’ancienne Loi).

 

[10]           Le paragraphe 92(1) de l’ancienne Loi est ainsi libellé :

Arbitrage des griefs

 

Renvoi à l’arbitrage

 

92. (1) Après l’avoir porté jusqu’au dernier palier de la procédure applicable sans avoir obtenu satisfaction, un fonctionnaire peut renvoyer à l’arbitrage tout grief portant   sur :

 

a) l’interprétation ou l’application, à son endroit, d’une disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

 

 

b) dans le cas d’un fonctionnaire d’un ministère ou secteur de l’administration publique fédérale spécifié à la partie I de l’annexe I ou désigné par décret pris au titre du paragraphe (4), soit une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire, soit un licenciement ou une rétrogradation visé aux alinéas 11(2)f) ou g) de la Loi sur la gestion des finances publiques;

 

 

 

 

 

 

c) dans les autres cas, une mesure disciplinaire entraînant le licenciement, la suspension ou une sanction pécuniaire.

 

Adjudication of Grievances

 

Reference to Adjudication

 

92. (1) Where an employee has presented a grievance, up to and including the final level in the grievance process, with respect to

 

 

 

(a) the interpretation or application in respect of the employee of a provision of a collective agreement or an arbitral award,

 

 

(b) in the case of an employee in a department or other portion of the public service of Canada specified in Part I of Schedule I or designated pursuant to subsection (4),

 

(i) disciplinary action resulting in suspension or a financial penalty, or

 

(ii) termination of employment or demotion pursuant to paragraph 11(2)(f) or (g) of the Financial Administration Act, or

 

(c) in the case of an employee not described in paragraph (b), disciplinary action resulting in termination of employment, suspension or a financial penalty,

 

and the grievance has not been dealt with to the satisfaction of the employee, the employee may, subject to subsection (2), refer the grievance to adjudication.

 

 

III.       La norme de contrôle

 

[11]           La norme de contrôle relative au critère juridique à appliquer la décision par laquelle un arbitre a tranché des questions de compétence est la norme de la décision correcte, mais c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à l’examen de l’application par l’arbitre des faits au critère juridique approprié (Canada (Procureur général) c. Basra, 2008 CF 606, 327 F.T.R. 305, au paragraphe 13).

 

IV.       La question en litige

 

[12]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

a)         L’arbitre a‑t‑il appliqué un critère juridique erroné en évaluant si le congé de maladie pris par M. Rogers équivalait à une sanction pécuniaire découlant d’une mesure disciplinaire?

 

[13]           Le demandeur prétend que l’arbitre a commis une erreur en appliquant le critère du « caractère inévitable » plutôt que le critère de la « causalité et du caractère éloigné » en appréciant si le congé de maladie du demandeur découlait d’une mesure disciplinaire. La défenderesse prétend que la Cour doit tenir compte du critère du caractère inévitable établi pour ces cas en transposant le critère de common law de causalité et du caractère éloigné établi en matière de négligence. Les deux parties invoquent la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Massip c. Canada (Conseil du Trésor), 61 N.R. 114, [1985] A.C.F. no 12 (C.A.F.).

 

[14]           Dans l’arrêt Massip, précité, le mandat d’affectation à l’étranger d’une agente du service extérieur avait été annulé pour des motifs disciplinaires, ce qui lui a fait perdre sa prime de service à l’étranger. Le vice-président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique a conclu qu’il n’avait pas compétence pour instruire le grief car la cessation du paiement de la prime de service à l’étranger à la plaignante après qu’elle fut rappelée à Ottawa ne constituait pas une sanction pécuniaire au sens de la disposition pertinente. Le juge Mahoney, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour d’appel fédérale, a conclu que la demanderesse avait fait l’objet d’une mesure disciplinaire, que cette mesure avait occasionné une perte financière et que la perte financière était une sanction. Par conséquent, le juge Mahoney a conclu que l’arbitre avait compétence pour instruire l’affaire.

 

[15]           Le juge Mahoney a écrit ce qui suit :

J’admets que l’intention du législateur, en limitant l’accès à l’arbitrage à certains types de griefs, était d’éviter à la Commission la nécessité de se prononcer sur des questions qui, en réalité, causent peu de préjudice au plaignant. Cependant, pourquoi le législateur aurait‑il voulu qu’une mesure disciplinaire se traduisant par l’imposition directe d’une peine pécuniaire de, disons 25 $ ou 50 $, soit soumise à l’arbitrage, alors qu’une mesure disciplinaire d’un autre genre, entraînant de façon indirecte mais inévitablement une perte de salaire de 790 $, ne serait pas arbitrable? En choisissant ses mots le législateur n’a pas interdit l’accès à l’arbitrage donnant lieu à une mesure disciplinaire entraînant une peine pécuniaire.

 

L’absence de lien entre la peine pécuniaire et la mesure disciplinaire constitue une considération valable. Toutefois, ce n’est pas le cas en l’espèce. La perte a résulté immédiatement et de façon inévitable de la mesure disciplinaire [...]

 

[16]           On s’entend pour dire que, dans l’arrêt Massip, précité, la Cour d’appel fédérale a établi qu’une « peine pécuniaire » peut être imposée directement ou indirectement. Ce qui est en litige entre les parties, c’est le rôle joué par les termes « caractère inévitable » et « caractère éloigné ».

 

[17]           Le demandeur prétend qu’un simple critère de causalité aurait dû être appliqué par l’arbitre. Il renvoie à l’arrêt Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333, à l’appuie de la position que le critère du « facteur déterminant » s’applique lorsqu’il s’agit de déterminer le lien de causalité. Je souligne que l’arrêt Resurfice Corp., précité, est une affaire de responsabilité civile délictuelle.

 

[18]           Le demandeur prétend également que, dans l’arrêt Massip, précité, la Cour d’appel a déclaré que l’absence de lien entre la peine pécuniaire et la mesure disciplinaire constituait une considération valable. Pour procéder à l’examen du caractère éloigné des dommages, il faut se demander si le préjudice a trop peu de lien avec l’acte fautif pour que le défendeur puisse raisonnablement être tenu responsable (voir Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114).

 

[19]           Afin d’établir le critère à appliquer en l’espèce, je me réfère aux principes de l’interprétation des lois selon lesquels il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, au paragraphe 50, Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10). Pour en arriver à une interprétation juste, il faut procéder à une analyse téléologique en interprétant la Loi de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible pour garantir la réalisation de son objet (voir Rizzo and Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. 1‑12, art. 12, Ruth Sullivan, dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes, 4e éd. (Toronto : Butterworths, 2002) aux pages 195, 196, 219).

 

[20]           Je souscris à l’opinion de la défenderesse selon laquelle, dans l’arrêt Massip, précité, la Cour d’appel fédérale a ouvert la porte aux pertes indirectes, mais qu’elle a limité ces pertes à celles qui sont inévitables. Ceci est conforme à l’objet de la Loi qui consiste à limiter les types de grief, comme il a été mentionné dans l’arrêt Massip, précité, et conforme au libellé de la disposition suivant : « une mesure disciplinaire entraînant la suspension ou une sanction pécuniaire ». [Non souligné dans l’original.]

 

[21]           Par conséquent, l’arbitre a appliqué la bonne norme juridique.

 

[22]           À l’audience, les parties ont convenu que la seule question à trancher était de savoir si l’arbitre avait appliqué le bon critère juridique. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je tranche la question de son application aux faits de l’espèce. Si je le faisais, je conclurais que l’application était raisonnable. Comme il a été souligné au paragraphe 31 de la décision, le demandeur n’a présenté aucune preuve établissant que les congés de maladie étaient une conséquence inévitable de l’enquête et de la mesure disciplinaire imposée par l’employeur. Il incombait au demandeur de prouver ce point (voir Canada (Procureur général) c. Demers, 2008 CF 873, [2008] A.C.F. no 1087, voir également la décision Guay et le Conseil du Trésor (Revenu Canada, Impôt), [1995] C.R.T.F.P.C. no 19, dans laquelle la décision de la Commission concernant les crédits de congé de maladie était étayée par une preuve non contredite fournie par le plaignant).

 

[23]           Si je comprends bien, le demandeur prétend que si je concluais que l’arbitre a commis une erreur en appliquant le critère du « caractère inévitable », alors l’affaire devrait être renvoyée à un autre arbitre pour nouvelle audition. La défenderesse prétend que si je conclus que le mauvais critère juridique a été appliqué, l’affaire devrait être soumise au même arbitre en conformité avec la norme juridique appropriée. Comme j’ai déjà conclu que l’arbitre a appliqué le bon critère et que j’aurais conclu que son application était raisonnable si j’avais dû le faire, il n’est pas nécessaire que j’examine cette question.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée et que les dépens soient adjugés à la défenderesse.

 

 

« David G. Near »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1962-08

 

INTITULÉ :                                       ROGERS

                                                            c.

                                                            L’AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 13 octobre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIDS

ET DU JUGEMENT :                       Le 27 octobre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

Steven Welchner

(613) 821-6100

 

POUR LE DEMANDEUR

Richard Fader

(613) 952-2878

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Steven Welchner

Welchner Law Office

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Richard Fader

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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