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Cour fédérale

Federal Court


 


Date : 20091125

Dossier : IMM-1448-09

Référence : 2009 CF 1140

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2009

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

 

et

 

JUDE REGINALD ANTONIN

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction et contexte

[1]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) prie la Cour d’infirmer la décision du 18 février 2009 d’un commissaire de la Section d’appel de l’immigration (la SAI ou le tribunal) de surseoir, sous réserve de certaines conditions, à l’exécution de la mesure d’expulsion du défendeur en Haïti, en vertu de l’alinéa 67(1)c) et du paragraphe 68(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR). M. Antonin est résident permanent du Canada depuis 1997 mais, en 2006, il a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, déclaration qui constitue le fondement de la mesure d’expulsion datée du 23 octobre 2006. Devant la SAI, M. Antonin n’a pas contesté la légalité de la mesure d’expulsion le visant, limitant son appel à l’obtention d’un sursis à son renvoi en Haïti pour des motifs d’ordre humanitaire.

 

[2]               Le ministre soutient que la décision est déraisonnable parce que la SAI [traduction] « a tenu compte de facteurs dépourvus de pertinence et omis des facteurs pertinents, notamment les antécédents criminels violents du défendeur, en décidant d’accorder un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion, en insistant trop sur les tentatives de réadaptation du défendeur à partir de juillet 2008 et en concluant à l’existence de difficultés sans fondement probatoire ».

 

[3]               Les paragraphes 36(1) et 67(1) et l’article 68 de la LIPR sont rédigés comme suit :

 

Grande criminalité

 

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

 

 

 a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

 

...

 

Fondement de l’appel

 

67. (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

 

 

 

a) la décision attaquée est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

 

b) il y a eu manquement à un principe de justice naturelle;

 

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

 

 

Sursis

 

68. (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

 

 

Effet

 

(2) La section impose les conditions prévues par règlement et celles qu’elle estime indiquées, celles imposées par la Section de l’immigration étant alors annulées; les conditions non réglementaires peuvent être modifiées ou levées; le sursis est révocable d’office ou sur demande.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Suivi

 

(3) Par la suite, l’appel peut, sur demande ou d’office, être repris et il en est disposé au titre de la présente section.

 

 

Classement et annulation

 

(4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l’étranger est reconnu coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l’appel étant dès lors classé. [Tous sont mes soulignés.]

Serious criminality

 

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

 

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

 

 

...

 

Appeal allowed

 

67. (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

 

(a) the decision appealed is wrong in law or fact or mixed law and fact;

 

(b) a principle of natural justice has not been observed; or

 

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

 

Removal order stayed

 

68. (1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

Effect

 

(2) Where the Immigration Appeal Division stays the removal order

 

(a) it shall impose any condition that is prescribed and may impose any condition that it considers necessary;

 

(b) all conditions imposed by the Immigration Division are cancelled;

 

(c) it may vary or cancel any non-prescribed condition imposed under paragraph (a); and

 

(d) it may cancel the stay, on application or on its own initiative.

 

Reconsideration

 

(3) If the Immigration Appeal Division has stayed a removal order, it may at any time, on application or on its own initiative, reconsider the appeal under this Division.

 

Termination and cancellation

 

(4) If the Immigration Appeal Division has stayed a removal order against a permanent resident or a foreign national who was found inadmissible on grounds of serious criminality or criminality, and they are convicted of another offence referred to in subsection 36(1), the stay is cancelled by operation of law and the appeal is terminated. [My emphasis throughout.]

 

 

[4]               Les parties conviennent que la SAI a le pouvoir discrétionnaire, en vertu du paragraphe 68(1) de la LIPR, de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi visant M. Antonin en s’appuyant sur ce qui est appelé communément les « facteurs Ribic » qui ont été adoptés par la Cour suprême du Canada dans Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 84 (Chieu), où le juge Iacobucci a formulé les observations suivantes au nom de la Cour, au paragraphe 40 :

 

40                Adoptant cette interprétation large de l’al. 70(1)b), la S.A.I. elle‑même considère depuis longtemps que les difficultés à l’étranger sont un facteur à considérer dans les appels interjetés en vertu de cet alinéa. Dans Ribic, précité, p. 4-5, la C.A.I. résume les facteurs pertinents qu’elle doit considérer dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui lui confère ce qui est maintenant l’al. 70(1)b) de la Loi :

 

[traduction] Dans chaque cas, la Commission tient compte des mêmes considérations générales pour déterminer si, compte tenu des circonstances de l’espèce, la personne ne devrait pas être renvoyée du Canada. Ces circonstances comprennent la gravité de l’infraction ou des infractions à l’origine de l’expulsion et la possibilité de réadaptation ou, de façon subsidiaire, les circonstances du manquement aux conditions d’admissibilité, qui est à l’origine de la mesure d’expulsion. La Commission examine la durée de la période passée au Canada, le degré d’établissement de l’appelant, la famille qu’il a au pays, les bouleversements que l’expulsion de l’appelant occasionnerait pour cette famille, le soutien dont bénéficie l’appelant, non seulement au sein de sa famille, mais également de la collectivité, et l’importance des difficultés que causerait à l’appelant le retour dans son pays de nationalité. Même si les questions générales à examiner sont similaires dans chaque affaire, les faits, eux, ne sont que rarement, voire jamais, identiques.

 

Cette liste est indicative, et non pas exhaustive. Le poids à accorder à un facteur donné dépend des circonstances particulières de chaque cas. Même si la majorité de ces facteurs visent des considérations intérieures, le dernier facteur comporte l’examen des difficultés possibles à l’étranger. [Non souligné dans l’original.]

 

[5]               Les parties conviennent également que la norme de contrôle applicable à une décision rendue par un commissaire de la SAI est la norme de la décision raisonnable, selon les enseignements de la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), où les juges Bastarache et LeBel ont expliqué au paragraphe 47 la teneur d’une décision raisonnable :

 

47     La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[6]               L’arrêt Dunsmuir doit être considéré conjointement avec la décision de la Cour suprême du Canada, publiée le 6 mars 2009, dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 (Khosa), qui a une incidence significative sur la présente affaire étant donné que cette décision traite de l’exercice par la SAI de son pouvoir discrétionnaire de ne pas surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion en vertu des mêmes dispositions législatives qui nous intéressent en l’espèce, à savoir l’alinéa 67(1)c) et le paragraphe 68(1) de la LIPR.

 

Exposé des faits

[7]               Jude Reginald Antonin (le défendeur) est né en Haïti en 1986. En 1997, alors âgé de 11 ans, il est venu s’établir au Canada, en tant que résident permanent, avec son père qui est décédé un an et demi plus tard. Sa mère qui ne les a pas accompagnés au Canada réside depuis un certain temps aux États‑Unis. On sait peu de choses sur les circonstances dans lesquelles M. Antonin a été élevé. Il a de la famille au Canada et il y a commencé des études secondaires.

 

(1) Les condamnations de 2003

[8]               Il a commencé à se livrer à des activités criminelles à l’âge de 16 ou 17 ans. Il a reçu sa première condamnation au tribunal pour adolescents d’Ottawa le 4 avril 2003, à l’égard d’un incident survenu le 14 février 2003, lorsqu’il a été arrêté pour vol à l’étalage au magasin de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Il avait volé une montre et des boucles d’oreille dont la valeur se chiffrait à 38,49 $. Il a résisté à son arrestation, a été inculpé et a plaidé coupable à des accusations de vol de moins de 5 000 $, de voies de fait causant des lésions corporelles et de voies de fait simples. Il a été condamné à deux mois de garde en milieu ouvert et soumis à une période de probation d’un an.

 

[9]               La même année, il a été inculpé et condamné au tribunal pour adolescents d’Ottawa pour méfait après qu’il eut été vu dans les jardins de la Plaza St-Laurent avec une pièce en métal de 20 pouces façonnée comme une machette. Il la projetait violemment contre des arbres et des poteaux. Il a proféré des menaces à l’endroit d’un agent de sécurité. Il a été accusé des infractions qui suivent : (1) manquement aux conditions de probation; (2) possession d’arme dans un dessein dangereux; (3) menaces. Sa période de probation a été prolongée à 18 mois.

 

(2) Les condamnations de 2004

[10]           En 2004, il a été condamné deux fois par un tribunal pour adultes à Ottawa : la première, le 6 juillet 2004, pour avoir troublé la paix, infraction à l’égard de laquelle il a obtenu une condamnation avec sursis, compte tenu de sa détention présentencielle et la seconde, le 6 décembre 2004, pour un vol de moins de 5000 $ et défaut de comparaître, des infractions à l’égard desquelles il a été condamné dans chaque cas à une peine d’un jour à purger concurremment (avec une réduction de peine équivalant à 18 jours de détention présentencielle) et soumis à une période de probation de douze mois.

 

(3) Les condamnations de 2005

[11]           Le 11 janvier 2005, il a été déclaré coupable de possession de crack et de défaut de se conformer aux conditions de probation par un tribunal pour adultes d’Ottawa et s’est vu infliger des condamnations avec sursis concurrentes qui tenaient compte de sa détention avant la tenue du procès et qui étaient assorties d’une période de probation de douze mois.

 

[12]           Les condamnations qui suivent ont été prononcées par des tribunaux de Montréal après qu’il y eut déménagé au début de 2005.

 

1)  Le 12 mai 2005, il a été déclaré coupable de vol de moins de 5000 $ et s’est vu infliger une peine d’emprisonnement d’une semaine avec une période de probation de deux ans.

 

2) Le 12 juillet 2005, il a été déclaré coupable d’un autre vol de moins de 5000 $ et s’est vu imposé une condamnation avec sursis et période de probation de deux ans.

 

3) En novembre 2005, il a été déclaré coupable, sous deux chefs d’accusation, d’entrave au travail de deux agents de la paix et condamné à payer une amende de 300 $ pour chaque chef. Il a obtenu une réduction de peine d’un mois pour détention présentencielle et a été soumis à une période de probation d’un an.

 

(4) Les condamnations de 2006

[13]           Le 13 février 2006, M. Antonin a été déclaré coupable des infractions criminelles les plus violentes et graves pour des crimes perpétrés en 2005 à Montréal. Il a fait l’objet des accusations et des condamnations et peines suivantes :

 

·      Introduction par effraction et menaces – un an d’emprisonnement;

 

·      Menaces (deux chefs d’accusation), méfait (deux chefs d’accusation), entrave à la justice, et harcèlement criminel – six mois pour chaque chef d’accusation et probation de trois ans;

 

·      Méfait et agression armée – six mois pour chaque chef d’accusation à purger concurremment.

 

·      Manquement aux conditions de la probation (deux chefs d’accusation) – un mois d’emprisonnement à purger concurremment;

 

·      Menaces – un mois d’emprisonnement et probation de deux ans avec réduction de peine pour détention présentencielle.

 

[14]           La plupart de ces crimes, pour lesquels il a été déclaré coupable en 2006, sont survenus dans le contexte d’une relation turbulente avec la femme qui vivait avec lui à Montréal. Les autres accusations et condamnations relevées en 2006 sont liées à un incident distinct qui s’est produit dans un restaurant.

 

[15]           Par suite des accusations survenues en 2006, il a été déclaré interdit de territoire pour criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et son expulsion a été ordonnée.

 

[16]           Je résume le reste des faits pertinents ci-dessous.

 

1)   M. Antonin a été libéré sur parole en octobre 2006. Il a été immédiatement arrêté par l’ASFC le 16 octobre 2006 qui voulait s’assurer de sa présence à l’audience où il a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité. Le 23 octobre 2006, il été mis en liberté conditionnelle après avoir été déclaré interdit de territoire. Il a interjeté appel de la mesure d’expulsion conséquente devant la SAI, mais il ne s’est pas présenté à l’audience à la date prévue car il avait déménagé dans la région d’Ottawa sans en aviser les agents d’immigration à Montréal, contrairement à ce que prévoyaient les conditions de sa mise en liberté.

 

2)   Il a été arrêté le 22 août 2007, par la police de Montréal qui le soupçonnait de conduite en état d’ébriété. Les agents d’immigration en ont été avisés puisqu’un mandat d’arrestation pour manquement aux conditions de sa libération d’octobre 2006 avait été délivré. À l’audience d’examen des motifs de détention, le 24 août 2007, le commissaire Dubé de la Section de l’immigration a estimé qu’il risquait de prendre la fuite et qu’il constituait un danger pour la sécurité publique. Malgré cela, il a par la suite obtenu une libération conditionnelle pour lui permettre de régler la question de la mesure d’expulsion prise le 23 octobre 2006 dont il avait interjeté appel devant la SAI, appel qui était suspens.

 

3)   En septembre 2007, la police de Montréal a procédé à une vérification de routine concernant M. Antonin. Elle a fait enquête sur son statut à Immigration Canada et découvert qu’un mandat d’arrestation valide le visant était en suspens. L’ASFC le cherchait mais n’arrivait pas le trouver parce qu’il vivait dans divers refuges à Ottawa. Il a finalement été retrouvé et arrêté en octobre 2007 par les agents de l’ASFC à Ottawa pour manquement aux conditions de mise en liberté. La commissaire Tordoff a procédé à un examen des conditions de sa détention et décidé de le maintenir en détention. Elle a également conclu qu’il constituait un danger pour la sécurité publique en raison de ses condamnations. Elle a souligné qu’il ne prenait pas les antipsychotiques qui lui avaient été prescrits. Elle a conclu qu’il risquait de prendre la fuite parce qu’il avait de la difficulté à se conformer aux conditions de sa libération. Elle a fait remarquer que M. Antonin était une personne qui avait besoin d’une certaine forme de structure pour faire en sorte qu’il se conforme aux conditions de sa mise en liberté. [Je souligne.] Il n’avait pas d’adresse fixe à Ottawa, il n’avait pas d’argent et il n’informait pas la SAI de ses changements d’adresse. Elle a refusé d’ajouter foi à l’information dont elle disposait sur l’existence d’une association ou d’une amitié quelconque entre M. Antonin et un gang de criminels à Ottawa.

 

4)   M. Antonin a eu droit à un autre examen des motifs de détention le 19 novembre 2007. Il a été mis en liberté avec des conditions strictes, dont une qui résultait d’un nouvel élément; il habiterait à la maison Harvest, à Ottawa, un organisme chargé d’appliquer un programme supervisé de façon stricte sous le régime duquel il a été confiné dans cet établissement pendant les trois premiers mois. Il a été de nouveau arrêté fin 2007 début 2008 pour manquement aux conditions et finalement retourné dans la collectivité en juillet 2008 en vertu d’une ordonnance de probation sous surveillance. Il n’a pas depuis été arrêté ni inculpé d’une infraction quelconque.

 

Les enseignements de l’arrêt Khosa

[17]           Comme nous l’avons vu, la décision récente du 6 mars 2009 de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Khosa est très pertinente en l’espèce et elle confirme le degré de retenue judiciaire considérable que commandent les décisions de la SAI dans l’examen de l’application des « facteurs Ribic » à des situations où un résident permanent demande qu’il soit sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi qui aurait pour effet de le renvoyer dans son pays de nationalité avec lequel les liens ont été rompus.

 

[18]           Dans Shaath c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 731 (Shaath), j’écris ce qui suit aux paragraphes 36 et 37 concernant l’affaire Khosa :

 

36     Cette affaire concernait le pourvoi formé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration contre l’arrêt de la Cour d’appel fédérale infirmant, par application de la norme de la raisonnabilité, la décision du Juge en chef de la Cour fédérale de ne pas annuler la décision de la SAI. Celle‑ci, siégeant en formation de trois membres, avait rejeté la demande d’annulation ou de sursis d’exécution pour motifs d’ordre humanitaire visant la mesure de renvoi dont M. Khosa avait fait l’objet après avoir plaidé coupable à l’accusation de négligence criminelle ayant causé la mort lors d’une course automobile sur la voie publique à Vancouver.

 

37     M. Khosa était un citoyen indien qui avait immigré au Canada en 1996 avec ses parents, à l’âge de 14 ans. Il avait le statut de résident permanent lorsqu’il a été déclaré coupable.

 

[19]           Dans Shaath, précité, j’ai analysé l’incidence de l’arrêt Khosa sur une tentative de bloquer l’exécution d’une mesure de renvoi valide, en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. [Soit dit en passant, dans Shaath, au paragraphe 39, j’ai fait état de l’incidence que l’arrêt Khosa avait eu sur l’interprétation à donner à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, qui autorise l’annulation d’une décision d’un office fédéral si celui-ci « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ».] Le juge Binnie a expliqué ce point au paragraphe 46 de l’arrêt Khosa :

 

De façon plus générale, il ressort clairement de l’al. 18.1(4)d) que le législateur voulait qu’une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence. Ce qui est tout à fait compatible avec l’arrêt Dunsmuir. Cette disposition législative précise la norme de contrôle de la raisonnabilité applicable aux questions de fait dans les affaires régies par la Loi sur les Cours fédérales. [Non souligné dans l’original.]

 

[20]           J’adopte les principes suivants qui ont été énoncés par le juge Binnie qui s’exprimait au nom de la majorité dans Khosa :

 

(1)   La signification de la norme de la raisonnabilité

 

59     La raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. L’arrêt Dunsmuir avait notamment pour objectif de libérer les cours saisies d’une demande de contrôle judiciaire de ce que l’on est venu à considérer comme une complexité et un formalisme excessifs. Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, elle commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue, mais doivent plutôt déterminer si celle‑ci fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable. [Non souligné dans l’original.]

 


 

(2)   La raison d’être de la SAI

 

56     Pour ce qui est de la raison d’être de la SAI suivant sa loi habilitante, la SAI tranche des appels très variés sous le régime de la LIPR, y compris les appels des résidents permanents ou des personnes protégées contre les mesures de renvoi prises contre eux, ceux des personnes ayant déposé une demande de parrainage au titre du regroupement familial, ceux des résidents permanents contre une décision rendue hors du Canada sur leur obligation de résidence et ceux du ministre contre une décision rendue par la Section de l’immigration dans le cadre de son enquête (art. 63). Une décision de la SAI n’est susceptible de contrôle que sur autorisation de la Cour fédérale (art. 72).

 

(3)   L’intention du législateur en édictant l’alinéa 67(1)c)

 

57        Reconnaissant que le renvoi peut entraîner des difficultés, le législateur a prévu à l’al. 67(1)c) un pouvoir de prendre des mesures exceptionnelles. Selon la nature de la question que pose l’al. 67(1)c), la SAI « fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé [...] il y a [...] des motifs d’ordre humanitaire justifiant [...] la prise de mesures spéciales ». Il revient à la SAI de déterminer non seulement en quoi consistent les « motifs d’ordre humanitaires », mais aussi s’ils « justifient » la prise de mesures dans un cas donné. L’alinéa 67(1)c) exige que la SAI procède elle‑même à une évaluation liée aux faits et guidée par des considérations de politique. Comme la Cour l’a fait remarquer dans Prata c. Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration, [1976] 1 R.C.S. 376, p. 380, une mesure de renvoi [Non souligné dans l’original.]

 

établit que, s’il ne peut bénéficier d’aucun privilège particulier, [l’individu visé par une mesure de renvoi légitime] n’a aucun droit à demeurer au Canada. Par conséquent, [l’individu faisant appel d’une mesure de renvoi légitime] ne cherche pas à faire reconnaître un droit, mais il tente plutôt d’obtenir un privilège discrétionnaire. [Non souligné dans l’original.]

 


 

(4)   La question en litige devant la SAI

 

58     L’intimé n’a soulevé aucune question de pratique ou de procédure. Il a reconnu que la mesure de renvoi avait été validement prise contre lui en application du par. 36(1) de la LIPR. Sa contestation visait directement le refus de la SAI de lui accorder un « privilège discrétionnaire ». La décision de la SAI de ne pas prendre de mesure reposait sur une évaluation des faits au dossier. La SAI a eu l’avantage de tenir les audiences et d’évaluer la preuve, y compris le témoignage de l’intimé lui‑même. Les membres de la SAI possèdent une expertise considérable pour trancher les appels sous le régime de la LIPR. Considérés ensemble, ces facteurs font clairement ressortir que la norme de contrôle de la raisonnabilité s’applique. Aucun motif ne permettrait d’aboutir à un résultat différent. Le paragraphe 18.1(4) ne comporte aucun élément qui s’opposerait à l’adoption de la norme de contrôle de la « raisonnabilité », à l’égard des décisions rendues en vertu de l’al. 67(1)c). Par conséquent, je conclus que la norme de contrôle applicable est celle de la « raisonnabilité ».

 

(5)   Motifs pour lesquels l’appel a été accueilli dans Khosa

 

Après avoir décrit la norme de la raisonnabilité, le juge Binnie a déclaré que, « compte tenu de la déférence considérable due à la SAI et de la portée étendue du pouvoir discrétionnaire conféré par la LIPR, [...] rien ne permettait à la Cour d’appel fédérale d’annuler le refus de la SAI de prendre des mesures spéciales en l’espèce » et il a ensuite fait état de l’opinion du juge Fish d’accueillir l’appel et réagi à celle‑ci :

 

61     Mon collègue le juge Fish reconnaît que la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, mais il accueillerait l’appel. Il affirme :

 

     Le refus de M. Khosa de reconnaître qu’il participait à une course de rue peut certes indiquer qu’il « ne saisit pas bien toute la portée de sa conduite », mais il ne peut raisonnablement servir à contredire — et encore moins à surpasser, selon la prépondérance des probabilités, — tous les éléments de preuve en sa faveur concernant ses remords, sa réadaptation et son risque de récidive. [par. 149]

Je ne crois pas qu’il rentre dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve.

 

62    Le juge Fish et moi n’avons pas la même vision des issues que pouvait raisonnablement choisir la SAI dans les circonstances. Mon opinion est fondée sur ce que j’ai déjà dit au sujet du rôle et de la fonction de la SAI et sur le fait que M. Khosa ne conteste pas la validité de la mesure de renvoi prise contre lui. Il demande la prise de mesures exceptionnelles et discrétionnaires dont il ne peut bénéficier qu’en convainquant la SAI même de l’existence de « motifs d’ordre humanitaires justifiant [...] la prise de mesures spéciales ». Or, il n’a pas réussi à convaincre la majorité des membres de la SAI. Il ne s’agit pas de savoir si nous souscrivons ou non à une décision de la SAI. C’est à la SAI et non aux juges que le législateur a confié la tâche de rendre une décision.

 

[21]           J’ai écrit ce qui suit dans Shaath concernant d’autres points abordés par le juge Binnie dans l’arrêt Khosa :

 

46     Dans la suite de ses motifs, le juge Binnie a souligné comment il était important que la SAI motive bien ses décisions, a examiné la décision de la SAI et a conclu que les motifs des membres majoritaires et ceux de la membre dissidente « indiquent clairement les considérations à l’appui de leurs deux points de vue [...] Pour ce qui est des faits, la SAI était principalement divisée quant à l’interprétation de l’expression de remords par M. Khosa ». On peut notamment lire ce qui suit à la fin du paragraphe 64 :

 

... Il semble évident qu’un litige factuel de ce genre doit être tranché par la SAI dans l’application de la politique d’immigration et qu’il ne doit pas être réévalué par les tribunaux judiciaires. [Je souligne.]

 

47     Selon lui, la SAI avait examiné chacun des facteurs de la décision Ribic et avait « fait remarquer à juste titre que cette énumération n’était pas exhaustive et que l’importance qu’il faut accorder à chaque facteur varie d’une affaire à l’autre ». À son avis, les membres majoritaires « ont examiné la preuve et décidé que, dans les circonstances de l’espèce, la plupart des facteurs ne militaient fortement ni pour ni contre la prise de mesures ».

 

48     Signalant que « [l]’importance qu’il convenait d’accorder à la preuve de remords présentée par l’intimé et à ses possibilités de réadaptation dépendait de l’appréciation de son témoignage au regard de toutes les circonstances de l’espèce », il a conclu :

 

La SAI ne devrait pas apprécier ses possibilités de réadaptation pour les besoins de la détermination de la peine, mais déterminer plutôt si ses possibilités de réadaptation étaient telles que, seules ou combinées à d’autres facteurs, elles justifiaient la prise de mesures spéciales relativement à une mesure de renvoi valide. La SAI devait tirer ses propres conclusions fondées sur sa propre appréciation de la preuve. C’est ce qu’elle a fait. [Je souligne.]

 

49                Il a exposé sa conclusion générale à la fin du paragraphe 67 :

 

Toutefois, comme il a été souligné dans Dunsmuir, « certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables » (par. 47). Vu la déférence dont il faut à juste titre faire preuve envers les décisions rendues par la SAI en vertu de l’al. 67(1)c) de la LIPR, je ne puis souscrire à l’opinion de mon collègue, le juge Fish, selon laquelle la décision de la majorité de refuser en l’espèce la prise de mesures spéciales discrétionnaires contre une mesure de renvoi valide ne faisant pas partie de la gamme des issues raisonnables. [Je souligne.]

  

[22]           Tel que je l’ai déjà mentionné, la Cour suprême du Canada a adopté les facteurs Ribic dans l’arrêt Chieu. J’ai formulé de brèves observations sur cette affaire dans Shaath :

 

50     L’arrêt Chieu de la Cour suprême du Canada, rendu en 2002, concernait lui aussi l’exercice par la SAI du pouvoir discrétionnaire prévu à l’alinéa 70(1)b) de la Loi sur l’immigration, maintenant abrogée. La jurisprudence antérieure avait statué que cette disposition conférait une compétence discrétionnaire ou d’equity habilitant la SAI à annuler une mesure de renvoi ou à surseoir à son exécution. Dans Chieu, la Cour suprême a appliqué la norme de la décision correcte parce que la question de savoir si la SAI avait commis une erreur en ne prenant pas en compte le facteur des difficultés qu’éprouverait M. Chieu s’il était renvoyé au Cambodge était une question de droit. La SAI avait estimé, pour divers motifs, qu’elle ne pouvait considérer ce facteur, et la Cour suprême a jugé qu’il s’agissait d’une erreur de droit.

 

 

La décision de la SAI

[23]           Au début de ses motifs, la SAI a signalé qu’elle savait bel et bien que M. Antonin avait « été déclaré coupable d’une série d’infractions » qui servait de fondement à l’interdiction de territoire au Canada qui le visait et « qui serait trop longue à détailler » et elle a limité son analyse aux déclarations de culpabilité prononcées en 2006 à l’égard desquelles il s’était vu infligé une peine d’emprisonnement, en soulignant que les infractions correspondantes « étaient toutes liées à des crimes violents, et non à de simples crimes contre la propriété ».

 

[24]           La SAI a fait remarquer que, à l’appui de son argument aux termes de l’alinéa 67(1)c), M. Antonin invoquait « principalement [...] ses troubles psychiatriques et la possibilité qu’il se réadapte grâce aux soins qu’il reçoit pour se rétablir » et le risque qu’il encourrait s’il était renvoyé à Haïti, où il n’a plus aucun lien parce que les principaux membres de sa famille élargie (oncle, tante et grand-mère) habitent à Ottawa et que sa mère vit aux États‑Unis.

 

[25]           Le tribunal a examiné le facteur de l’établissement, « l’un des facteurs énoncés dans la décision Ribic ». Il a conclu que « le tribunal peut faire fi » de ce facteur en ajoutant foi à l’argument du ministre suivant lequel le casier judiciaire de M. Antonin était très chargé. Il a souligné encore une fois que les peines encourues, « particulièrement celles infligées au mois de février 2006, tenaient compte du fait qu’il était un récidiviste ». [Non souligné dans l’original.] À l’égard de ce facteur, le commissaire de la SAI a conclu en ces termes : « l’appelant n’a accumulé aucun avoir considérable, n’a pas agi comme une personne productive et respectueuse des lois depuis qu’il est au Canada et n’a pas profité des services d’éducation ainsi que des possibilités d’emploi qui s’offrent à lui depuis qu’il vit ici ».

 

[26]           Il a ensuite abordé « la question de la réadaptation et des remords » et fait référence à trois documents médicaux présentés en preuve qui, selon le commissaire de la SAI, « révèlent que l’appelant, depuis qu’il prend des médicaments et suit un traitement pour ses troubles psychiatriques, fait des démarches sérieuses pour se réadapter et changer son mode de vie. Ces documents comprenaient une note de l’agent de probation de M. Antonin, une lettre de Mme Mitchell, une infirmière autorisée du Centre de santé mentale Royal Ottawa, et une lettre datée du 22 décembre 2008 de la Dre Brathwaite, psychiatre affectée au Programme de psychiatrie judiciaire intégrée auquel M. Antonin participait sous la surveillance de Mme Mitchell.

 

[27]           Le tribunal a cité en long et en large cette preuve qui établissait que M. Antonin se conformait aux conditions de l’ordonnance de probation sous surveillance d’une durée d’un an prononcée en 2008, qu’il avait reçu beaucoup d’aide du bureau d’Ottawa de l’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM) qui l’avait pris sous son aile, qu’il habitait à la maison Anderson dans un environnement surveillé, qu’il ne consommait ni drogue ni alcool, qu’il suivait des cours de manière assidue en vue d’obtenir son diplôme d’études secondaires et qu’il se tenait à l’écart de ses anciennes relations douteuses.

 

[28]           Le tribunal a fait référence aux arguments de l’avocate du ministre expliquant en quoi les éléments dont il a été question ci‑dessus n’étaient pas suffisants pour justifier la prise de mesures spéciales et il en a cité des extraits : (1) tout en reconnaissant que le risque que l’appelant récidive en commettant d’autres infractions semblait réduit s’il prenait ses médicaments, le ministre se dit préoccupé par le fait que ses antécédents démontraient qu’il ne prenait pas régulièrement ses médicaments et qu’il n’y avait aucune certitude quant à la durée de son séjour à la maison Anderson; (2) tout en soutenant que le tribunal ne pouvait pas ne pas tenir compte des troubles mentaux de l’appelant lorsqu’il évalue les motifs d’ordre humanitaire liés à cette affaire, l’avocate du ministre a affirmé qu’aucun élément de preuve ne donnait à penser que la situation de l’appelant pourrait s’améliorer de façon considérable, même si toute l’aide nécessaire lui était offerte. Le ministre n’était pas convaincu que l’appelant utiliserait les diverses ressources en santé mentale mises à sa disposition, à moins qu’il n’y soit obligé [c’est‑à‑dire que ce soit une condition du sursis].

 

[29]           Le tribunal n’a pas accepté les arguments du ministre et s’est dit d’avis que la santé mentale de M. Antonin nuisait à son comportement depuis son arrivée au Canada et que cette situation avait été exacerbée par l’absence de soutien familial dans les premières années de vie au Canada. À son avis, compte tenu des rapports médicaux, les activités criminelles auxquelles il s’était livré n’auraient pas été aussi graves s’il avait reçu des soins médicaux appropriés à une date antérieure. Le tribunal s’est dit persuadé que la preuve médicale « démontr[ait] qu’il a accepté l’aide, les soins et le soutien offerts par des intervenants de l’Association canadienne pour la santé mentale, la maison de transition Alexander et d’autres travailleurs sociaux ». Selon le tribunal, [l]e fait que l’appelant accepte enfin d’être traité, au moment où il est frappé d’une mesure d’expulsion et, où il prend également conscience des ressources qui s’offrent à lui, constitue l’un des éléments dignes de foi dont le tribunal doit tenir compte ».

 

[30]           L’autre fait que le tribunal a pris en considération concernait les anciennes fréquentations de M. Antonin et, en particulier, ses rapports avec des membres d’un gang de rue à Ottawa. Le tribunal a estimé qu’il ne disposait d’aucun élément de preuve qui « tendrait à démontrer que l’appelant serait membre d’une organisation criminelle » et que, si cette preuve avait existé, aucun sursis n’aurait été possible. Compte tenu de la preuve, le tribunal « est porté à croire que, tout au plus, l’appelant intéressait cette organisation criminelle parce qu’elle pouvait s’en servir pour mener ses activités criminelles ». Cette conclusion a amené le tribunal à se demander pourquoi le sursis demandé devrait être limité à trois ans, étant donné que ce gang de rue existait toujours. Après ces trois ans, M. Antonin pourrait faire « de nouveau l’objet de sollicitation de la part de cette organisation ».

 

[31]           Compte tenu de tous les éléments de preuve dont il disposait, du fait qu’il n’y avait aucune certitude quant à la guérison de l’intéressé et du fait que les éléments de preuve démontraient que M. Antonin continuera de faire l’objet de pressions sociales, le tribunal s’est dit d’avis que « le sursis devrait durer aussi longtemps que possible ». Le tribunal a conclu qu’un sursis d’une durée de cinq ans serait approprié, sous réserve de conditions « qui prescriront non seulement la poursuite du traitement médical, mais également l’obligation pour l’appelant de se présenter régulièrement aux autorités pour que ces dernières puissent confirmer qu’il se conforme à l’ordonnance de son médecin et aux conditions qui l’empêcheraient précisément de fréquenter ses anciennes relations ».

 

[32]           Le tribunal a conclu en ces termes :

 

[22]      Le représentant du ministre a parlé de certitudes. Il n’y a aucune certitude. Le tribunal n’est pas en mesure de répondre de la légalité des activités futures de l’appelant, pas plus que son psychiatre n’en est capable. Le mieux que le tribunal puisse faire est de formuler les conditions le plus clairement possible pour que tous les professionnels qui interviennent auprès de l’appelant soient au courant des conséquences que ce dernier encourt s’il ne se conforme pas aux conditions. C’est une chose de passer une journée en prison parce qu’une ordonnance de probation n’a pas été respectée; il en est une autre d’être renvoyé dans un pays comme Haïti, après avoir passé 11 ou 12 ans au Canada, lorsqu’un traitement médical précis est nécessaire.

 

[23]      Par le passé, j’ai rejeté des appels où les éléments de preuve démontraient que l’appelant était atteint de troubles psychiatriques et qu’il avait commis des crimes violents ou présentait un risque pour la population canadienne. Les décisions que j’ai rendues dans des affaires semblables se distinguent du cas présent pour deux raisons. D’une part, en l’espèce, l’appelant était très jeune lorsqu’il est arrivé au Canada, et il n’a pas reçu l’aide ou l’encadrement approprié lorsqu’il a présenté les premiers signes manifestes de graves troubles de comportement. Il semblerait que l’appelant est tout simplement passé entre les mailles du filet des services sociaux et du système judiciaire. D’autre part, ce qui distingue ce cas des autres, c’est que le tribunal dispose d’éléments de preuve de nature médicale qui révèlent que l’appelant présente une forte possibilité de réadaptation, car il poursuit son traitement et continue de recevoir l’aide qui lui est maintenant offerte.

 

[24]      À mon avis, la combinaison de ces deux facteurs, à laquelle s’ajoute le facteur habituel lié aux difficultés que rencontrerait une personne atteinte d’une maladie mentale si elle était renvoyée à Haïti en ce moment, est suffisante pour justifier la prise d’une mesure spéciale. [Non souligné dans l’original.]

 

[33]           Les conditions imposées comprenaient notamment l’obligation de :

 

·      ne pas commettre d’infraction criminelle;

·      se présenter souvent aux autorités;

·      suivre le traitement médical prescrit;

·      ne pas fréquenter en toute connaissance de cause des personnes qui ont un casier judiciaire.

 

Conclusions

[34]           Il est utile de rappeler ce qui a été dit dans l’arrêt Khosa concernant le rôle de la SAI dans les affaires intéressant l’alinéa 67(1)c). Le législateur a confié à la SAI la tâche de déterminer en quoi consistent les « motifs d’ordre humanitaires [et] s’ils justifient la prise de mesures dans un cas donné ». Cette tâche exige que la SAI procède elle‑même à une évaluation liée aux faits et guidée par des considérations de politique. Sa décision commande la déférence. Les cours de révision ne peuvent substituer la solution qu’elles jugent elles‑mêmes appropriée à celle qui a été retenue par la SAI, mais elles doivent déterminer si le résultat obtenu par la SAI fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». « La SAI a eu l’avantage de tenir les audiences et d’évaluer la preuve, y compris le témoignage de l’intimé lui‑même. » Les commissaires de la SAI possèdent une expertise considérable pour trancher les appels sous le régime de la LIPR.

 

[35]           Je vais également faire référence à une autre décision de la Cour suprême du Canada intéressant l’exercice possible du pouvoir discrétionnaire d’accorder un sursis pour des motifs d’ordre humanitaire, à savoir Boulis c. Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration, [1974] R.C.S. 875, à la page 885, où le juge Laskin, alors juge puîné, a écrit qu’il ne fallait pas « examiner [les motifs de la Commission d’appel de l’immigration de l’époque] à la loupe, il suffit qu’ils laissent voir une compréhension des questions que [la disposition législative pertinente] soulève et de la preuve qui porte sur ces questions, sans mention détaillée. Le dossier est disponible pour fin de contrôle des conclusions de la Commission ».

 

[36]           Dans le même ordre d’idées, on trouve la décision de la Cour suprême du Canada dans Woolaston c. Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration), [1973] R.C.S. 102, où, encore une fois, le juge Laskin, alors juge puîné, a écrit qu’il ne pouvait conclure que la Commission avait écarté un témoignage qui figurait au dossier mais dont elle n’avait pas discuté dans ses motifs.

 

[37]           Dans ses observations écrites, le ministre a fait état de faits dépourvus de pertinence notamment : (1) l’absence d’une personne faisant figure d’autorité dans les premières années de la vie du défendeur au Canada; (2) en ce qui a trait à la réadaptation, le fait que son passé violent était attribuable à sa maladie mentale et à l’absence de soutien familial; (3) en qui a trait au sursis d’une durée de cinq ans, la nécessité de prévoir pareille durée pour isoler et protéger le défendeur d’un gang de rue d’Ottawa.

 

[38]           Les éléments de preuve qui n’ont pas été pris en considération comprenaient : (1) les échecs liés à ses efforts de réadaptation avant juillet 2008, à savoir les manquements aux conditions prévues dans les ordonnances de probation prononcées après que la mesure d’expulsion eut été prise; (2) son arrestation en novembre 2007 après sa libération de la maison Harvest; (3) son incapacité à régler son problème de toxicomanie.

 

[39]           Le ministre a allégué que la SAI a omis de prendre en compte les politiques et l’objet de la LIPR, dont la protection de la sécurité des Canadiens.

 

[40]           Le ministre a également abordé la question de l’appréciation des facteurs, par exemple, le fait d’accorder trop d’importance au facteur de la réadaptation et de ne pas en accorder suffisamment aux actes violents qu’il a commis dans le passé.

 

[41]           Dans les observations qu’elle a présentées à l’audience, l’avocate du ministre a fait ressortir ce qui suit : (1) La SAI n’a pas tenu compte de tous les facteurs de l’arrêt Ribic et, par conséquent, elle a erré dans leur mise en balance. (2) La SAI a erré dans sa démarche à l’égard du sursis; en fait, elle a porté atteinte à l’objet du sursis en tentant de corriger un problème social, en l’occurrence celui de M. Antonin qui souffrait du fait qu’il avait été abandonné à un jeune âge. (3) La SAI n’a pas tenu compte de la gravité des infractions commises par M. Antonin; elle n’a pas expliqué pourquoi l’importance des crimes violents qu’il avait commis a été atténuée. (4) La SAI s’est montrée sélective dans son appréciation du facteur de la réadaptation. (5) La SAI a écarté les faits liés aux échecs de réadaptation. (6) La SAI a pris en considération des questions non pertinentes, telles que les raisons pour lesquelles il était passé entre les mailles du filet du système, le gang de rue à Ottawa et la durée du sursis. (7) Rien dans la preuve ne démontrait l’existence de difficultés liées à la santé mentale s’il était retourné en Haïti.

 

[42]           Après avoir pris connaissance du dossier, de la transcription des audiences de la SAI, des observations écrites qui ont été soumises au commissaire de la SAI, ainsi que de la décision de la SAI dans son ensemble, je ne peux souscrire à l’argument du ministre. La SAI n’a pas écarté d’éléments de preuve ni de facteurs pertinents. Le tribunal savait bel et bien que le défendeur avait « été déclaré coupable d’une série d’infractions » et que celles qui « ont toutes valu à l’appelant des peines d’emprisonnement d’au moins six mois (six chefs d’accusation assortis de peines de six mois et un chef d’accusation assorti d’une peine de 12 mois) [...] étaient toutes liées à des crimes violents ». La SAI était également au fait de ses échecs de réadaptation dont les rapports médicaux et le rapport de son agent de probation faisaient état. La lettre du 22 décembre 2008 de la Dre Brathwaite est convaincante. Elle a traité M. Antonin dès le 30 novembre 2007. Le commissaire de la SAI s’est montré bien attentif aux observations soumises par le ministre; il en a cité des extraits.

 

[43]           La transcription révèle que le commissaire de la SAI était si sensible au fait que M. Antonin avait commis des crimes violents dans le passé et à ses échecs de réadaptation qu’il a ajourné l’audience du 23 avril 2008 pour faire en sorte que le témoin de l’Association canadienne pour la santé mentale soit bien informé sur son passé et puisse fournir au tribunal un témoignage probant utile quant à l’avenir.

 

[44]           L’élément central de la présente affaire, selon le tribunal, intéressait les possibilités de réadaptation de M. Antonin et le changement général observé dans son mode de vie maintenant qu’il pouvait compter sur un système de soutien qui avait été tellement déficient par le passé et dont les lacunes ont été jugées lors d’examens des motifs de détention comme ayant eu un rôle à jouer dans la perpétration de ses crimes et dans sa désobéissance aux conditions de probation. Les questions posées par le commissaire de la SAI au cours des audiences visaient à vérifier si le système de soutien continuerait raisonnablement d’être accessible dans le futur de sorte que les effets bénéfiques et la durée inhabituelle de cinq ans du sursis assorti de conditions strictes pourraient profiter à M. Antonin. Compte tenu de la preuve dont elle avait été saisie, la SAI était convaincue que ce serait le cas.

 

[45]           J’ajoute foi à l’argument du ministre selon lequel le tribunal n’avait pas entendu de témoignage direct sur la qualité des soins de santé mentale pour les personnes souffrant de troubles bipolaires en Haïti. Il s’agissait d’une erreur de la part de la SAI, mais le régime de la mise en balance n’est pas déterminant.

 

[46]           À mon avis, les éléments que le ministre considère comme des facteurs dépourvus de pertinence ne le sont pas. Ils avaient pour but de vérifier et de comprendre pourquoi, antérieurement dans sa jeune vie au Canada, M. Antonin a fait ce qu’il a fait – il était essentiellement laissé à lui seul; ce qui n’est plus le cas maintenant. C’est ce facteur, – soutien médical continu, supervision continue, aide continue de l’ACSM – qui a convaincu le tribunal que M. Antonin avait tourné la page. C’est à bon droit que le commissaire de la SAI en est arrivé à cette conclusion en tenant compte de la preuve dont il disposait. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve pour tirer une conclusion différente. Le résultat obtenu par la SAI est une issue qui, à mon avis, peut se justifier au regard des faits et du droit.

 

[47]           Bref, la présente affaire s’articule essentiellement autour de l’appréciation du facteur de la réadaptation et des remords par rapport à la gravité des crimes commis par M. Antonin par le passé. Le tribunal a entendu la preuve et soupesé les facteurs. Il a accompli la tâche que le législateur lui a confiée.

 

[48]           Pour ces motifs, l’appel du ministre est rejeté.

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question à certifier n’a été proposée.

 

 

                                                                                                           « François Lemieux »

                                                                                                ___________________________

                                                                                                                        Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1448-09

 

INTITULÉ:                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c.

                                                                        JUDE REGINALD ANTONIN

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 5 octobre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 25 novembre 2009

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Zoe Oxaal

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Peter Stieda

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

John H. Sims,c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DEMANDEUR

Ahmad-Yousuf & Associates

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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