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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20100122

 

Dossier : DES-6-08

Référence : 2010 CF 80

 

 

Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2010

 

En présence de madame la juge Dawson

 

ENTRE :

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé

conformément au paragraphe 77(1) de la

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)

 

ET le dépôt d’un certificat à la Cour fédérale

conformément au paragraphe 77(1) de la LIPR

 

ET MAHMOUD ES-SAYYID JABALLAH

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

[1]        Mahmoud Jaballah est désigné dans un certificat de sécurité qui a été signé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (les ministres). Le certificat a été déposé à la Cour fédérale conformément au paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 ( la Loi) et la Cour est sur le point de déterminer si le certificat est raisonnable.

 

[2]        Dans le cadre de cette procédure, les avocats spéciaux qui ont été nommés pour défendre les intérêts de M. Jaballah ont introduit une requête visant à obtenir une ordonnance sursoyant à l’instance. Au soutien de leur requête, ils font valoir que la présente instance est [traduction] « irrecevable en raison des principes de l’autorité de la chose jugée, de l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action et de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige ». À titre subsidiaire, les avocats spéciaux font valoir que la présente instance constitue un abus de procédure.

 

[3]        Aux termes du paragraphe 85.1(1) de la Loi, les avocats spéciaux ont pour mandat de défendre les intérêts de la personne désignée dans le certificat de sécurité « lors de toute audience tenue à huis clos et en l’absence de [la personne désignée dans le certificat de sécurité] et de son conseil ». La présente requête s’inscrit dans le cadre de ce mandat, en ce sens qu’elle est fondée sur des renseignements et des éléments de preuve qui ont été portés à la connaissance de la Cour mais qui n’ont pas été divulgués à M. Jaballah (au motif que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui). La présente requête a été débattue tant à huis clos qu’en séance publique. Lors de l’audience publique, les parties ont limité le débat aux principes de droit applicables. On a procédé ainsi parce que les avocats spéciaux et l’avocate de M. Jaballah étaient fermement d’avis que le fait de s’en tenir aux éléments de preuve non confidentiels lors de l’audience publique « fausserait » le débat [traduction] « parce qu’on risquerait de créer une certaine impression en comparant les documents publics et en disant : “Eh bien, celui-ci a l’air différent, celui-là, non”, le tout sans être en mesure d’analyser à fond tous les aspects de l’affaire ». Ainsi, avec l’accord des avocats des ministres, les plaidoiries étaient, lors de l’audience à huis clos, fondées tant sur les renseignements et éléments de preuve non confidentiels que sur les renseignements et éléments de preuve confidentiels soumis à la Cour.

[4]        Pour bien comprendre les questions soulevées dans la présente requête, il est nécessaire de retracer brièvement la genèse des diverses instances introduites contre M. Jaballah.

 

1.                  Historique procédural

[5]        Il s’agit du troisième certificat de sécurité dont M. Jaballah fait l’objet.

 

[6]        Le 31 mars 1999, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le Solliciteur général du Canada ont délivré un certificat de sécurité en vertu de l’article 40.1 de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2. Dans ce certificat, les ministres en question se disaient d’avis que M. Jaballah devait être interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité nationale en raison de sa présumée appartenance au Jihad islamique égyptien, une présumée organisation terroriste. Conformément aux dispositions de la Loi sur l’immigration, M. Jaballah a été détenu pendant toute la durée de l’instance. Dans les motifs qu’il a prononcés le 2 novembre 1999, le juge Cullen a déclaré que le certificat n’était pas raisonnable et il a ordonné son annulation (Jaballah 1).

 

[7]        Le 13 août 2001, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le Solliciteur général du Canada ont délivré un deuxième certificat de sécurité (Jaballah 2) dans lequel ils se disaient de nouveau d’avis que M. Jaballah devait être interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité nationale en raison de sa présumée appartenance au Jihad islamique égyptien. En vertu des dispositions législatives alors applicables, M. Jaballah a de nouveau été gardé en détention.

[8]        Le juge MacKay était le juge désigné par le juge en chef pour présider l’audience visant à déterminer le caractère raisonnable du deuxième certificat. Peu après l’introduction de l’instance, l’avocat de M. Jaballah a introduit une requête visant à obtenir un sursis à l’instance en raison du principe de l’autorité de la chose jugée et d’un abus de procédure. La requête a été rejetée par le juge MacKay au motif qu’elle était prématurée. Le juge MacKay a accordé l’autorisation de présenter une nouvelle requête plus tard à la lumière des éléments de preuve qui pourraient être présentés (Jaballah (Re), 2001 CFPI 1287, au paragraphe 26).

 

[9]        Alors que le caractère raisonnable du second certificat était encore à l’examen, la nouvelle Loi est entrée en vigueur le 28 juin 2002, ce qui a eu les conséquences suivantes sur l’affaire Jaballah 2 :

 

i)                    L’instance en cours a été réputée être une instance introduite en vertu de la Loi.

ii)                   M. Jaballah a acquis le droit de présenter une demande de protection en vertu du paragraphe 112(1) de la Loi et c’est ce qu’il a fait.

iii)                 Aux termes du paragraphe 79(1) de la Loi et à la demande de M. Jaballah, l’instance relative au certificat de sécurité a été suspendue pour permettre au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de trancher la demande de protection.

 

[10]      Le 15 août 2002, un agent chargé de l’examen des risques avant renvoi a conclu qu’il existait des motifs sérieux de croire que M. Jaballah serait tué ou torturé s’il retournait en Égypte.

 

[11]      Par la suite, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration n’a pas pris de décision au sujet de la demande de protection de M. Jaballah qui a, par conséquent, présenté une requête en vue d’obtenir une ordonnance annulant le certificat. Dans ses motifs publiés à [2003] 4 C.F. 345, le juge MacKay :

i)                    a conclu que le retard accumulé en ce qui concernait l’examen de la demande de protection constituait un abus de procédure, mais pas un abus suffisant pour justifier l’annulation du certificat;

ii)                   a estimé que l’évaluation des risques effectuée par l’agent d’examen des risques avant renvoi devait être réputée constituer la décision du ministre en ce qui concerne la demande de protection;

iii)                 a repris l’examen du caractère raisonnable du certificat de sécurité;

iv)                 a estimé que la Cour était saisie de renseignements nouveaux et importants que les ministres n’auraient pas pu se procurer avant que le premier certificat soit annulé, et que ces renseignements auraient pu mener à une conclusion différente dans l’affaire Jaballah 1. Le juge a par conséquent conclu que les principes de l’autorité de la chose jugée, de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et de l’abus de procédure ne s’appliquaient pas;

v)                  a estimé que le certificat était raisonnable.

[12]      Les ministres ont interjeté appel de la conclusion tirée par le juge MacKay au sujet de l’abus de procédure et de son analyse de l’examen des risques. M. Jaballah a formé un appel incident contre la conclusion que le certificat était raisonnable en faisant valoir que le juge MacKay ne s’était pas prononcé sur la question de savoir si le ministre avait pris sa décision au sujet de la protection conformément à la loi avant de se prononcer sur le caractère raisonnable du certificat.

 

[13]      Dans ses motifs publiés à [2005] 1 R.C.F. 560, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel des ministres et fait droit à l’appel incident de M. Jaballah. La Cour d’appel a ordonné que la question du caractère raisonnable du certificat et celle de la légalité de la décision subséquente du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en matière de protection soient renvoyées à la Cour fédérale pour qu’elle rende une nouvelle décision.

 

[14]      L’affaire a alors été instruite par le juge MacKay qui, dans les motifs qu’il a prononcés le 16 octobre 2006 et qui sont publiés à (2006), 301 F.T.R. 102, a conclu une fois de plus que le deuxième certificat de sécurité était raisonnable.

 

[15]      Le 23 février 2007, dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui I), la Cour suprême du Canada a déclaré inopérantes les dispositions de la Loi relatives aux certificats de sécurité. Cette déclaration d’invalidité a été suspendue pour une période d’un an. À l’époque, M. Jaballah faisait l’objet du deuxième certificat de sécurité et il était détenu.

[16]      Le 12 avril 2007, notre Cour a ordonné que M. Jaballah soit mis en liberté sous réserve de conditions strictes.

 

[17]      Le 22 février 2008, le projet de loi C-3 intitulé Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2e session, 39e législature, est entré en vigueur. Il s’agit de la loi qui modifiait les dispositions de la Loi relatives aux certificats de sécurité en réponse à l’arrêt Charkaoui I de la Cour suprême. L’entrée en vigueur de cette loi a mis fin à l’instance qui était en cours conformément aux dispositions transitoires de la loi. Le même jour, les ministres ont signé un troisième certificat de sécurité qui a été déposé à la Cour. C’est le certificat de sécurité qui est présentement soumis à la Cour. Dans ce troisième certificat, les ministres ont de nouveau exprimé leur avis que M. Jaballah devait être interdit de territoire au Canada pour des motifs de sécurité nationale du fait de sa présumée appartenance au Jihad islamique égyptien.

 

2.                  Points sur lesquels les parties s’entendent

[18]      Tant au cours de l’audience publique que lors des débats à huis clos, les parties et les avocats spéciaux se sont entendus sur certaines questions. Voici les principaux points sur lesquels ils sont d’accord :

 

1.                  En l’espèce, la distinction entre l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action et l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige ne tire pas à conséquence (transcription de l’audience du 28 septembre 2009, aux pages 46 et 125).

2.                  La conclusion tirée en 2003 par le juge Mackay dans la décision Jaballah 2 suivant laquelle la Cour était saisie de renseignements nouveaux et importants, de sorte que les principes de l’autorité de la chose jugée, de l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action et de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige ne s’appliquaient pas, n’a pas été infirmée par la Cour d’appel fédérale (transcription de l’audience du 28 septembre 2009, aux pages 16 et 17). Cette situation s’explique par la présence, dans la Loi, d’une clause privative qui protégeait la conclusion tirée au sujet du caractère raisonnable, et par le fait qu’aucun appel n’avait été interjeté de cette conclusion.

3.                  S’ils étaient nouveaux en 2003, les éléments de preuve le sont encore aujourd’hui, puisque le point de comparaison est l’année 1999. Autrement dit, si les éléments de preuve étaient nouveaux en 2003 par rapport à 1999, ils sont encore nouveaux aujourd’hui par rapport à 1999 (transcription de l’audience du 28 septembre 2009, à la page 62).

4.                  D’après le dossier public, l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige s’appliquerait de sorte que M. Jaballah ne pourrait plaider de nouveau la question de savoir si un nouveau certificat devrait être annulé par application du principe de l’autorité de la chose jugée ou de l’abus de procédure (transcription de l’audience du 28 septembre 2009, aux pages 8, 9, 129 et 130).

5.                  Comme les avocats des ministres et les avocats spéciaux s’entendent pour dire que la conclusion tirée en 2003 par le juge MacKay au sujet de l’existence d’éléments de preuve nouveaux et importants n’a pas été infirmée, et comme ils s’entendent aussi pour dire que, suivant le dossier public, l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige empêcherait M. Jaballah de débattre de nouveau des questions relatives au principe de l’autorité de la chose jugée, à l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et à l’abus de procédure, le point de départ de la présente analyse devrait consister à se demander s’il existe des circonstances spéciales qui empêchent les ministres d’invoquer l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige pour ce qui est de la conclusion tirée en 2003 par la Cour suivant laquelle la Cour était saisie d’éléments de preuve nouveaux et importants (transcription de l’audience à huis clos du 19 octobre 2009, à la page 9, et du 20 octobre 2009, à la page 86).

6.                  C’est aux avocats spéciaux qu’il incombe d’établir l’existence de circonstances spéciales qui rendraient les ministres irrecevables à invoquer ces moyens (transcription de l’audience à huis clos du 19 octobre 2009, aux pages 10 et 11).

7.                  Les avocats spéciaux n’allèguent pas qu’il y a eu fraude ou suppression délibérée d’éléments de preuve dans l’instance antérieure qui s’est déroulée devant le juge MacKay (transcription de l’audience à huis clos du 19 octobre 2009, à la page 11, et du 20 octobre 2009, à la page 84).

8.                  Les avocates de M. Jaballah ne contestent pas les admissions faites par les avocats spéciaux parce qu’elles ne sont pas en mesure de le faire (transcription de l’audience du 28 septembre 2009, à la page 90).

 

[19]      Compte tenu du point 5 sur lequel les avocats s’entendent, je vais commencer mon examen des principes de droit applicables en partant de cette prémisse.

 

3.         Principes de droit applicables

[20]      L’autorité de la chose jugée est un principe fondamental de droit qui comporte deux volets distincts : l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action. L’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige empêche de remettre en cause une question qui a déjà été tranchée par une cour de justice dans une autre instance. L’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action empêche d’intenter une action lorsque la même cause d’action a déjà été décidée de façon définitive. Le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique en règle générale non seulement à ce qui a été décidé, mais aussi à ce qui aurait pu l’être si les parties avaient fait preuve d’une diligence raisonnable (Doering c. Grandview (Ville), [1976] 2 R.C.S. 621).

 

[21]      L’autorité de la chose jugée traduit deux considérations de principe. Premièrement, il importe, pour l’efficacité et la réputation du système judiciaire, d’empêcher la répétition d’un litige. On évite ainsi la dilapidation de ressources judiciaires restreintes et l’embarras de jugements contradictoires. Deuxièmement, par souci d’équité et de justice, « une personne ne devrait pas être tracassée deux fois pour la même cause d’action » (R. c. Mahalingan, [2008] 3 R.C.S. 316, 2008 CSC 63, au paragraphe 106 (motifs concourants de la juge Charron)).

 

[22]      Il existe toutefois des circonstances spéciales qui peuvent avoir pour effet de restreindre, dans un second procès, l’application de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et de l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action (Apotex Inc. c. Merck & Co., [2003] 1 C.F. 242 (C.A.). Voir également : Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada, 2e éd., (Markham, LexisNexis 2004) à la page 231).

 

[23]      Dans l’arrêt Apotex, au paragraphe 30, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur ce qui constitue une circonstance spéciale. Elle écrit ce qui suit :

30.       La jurisprudence ne précise pas clairement les facteurs constituant, en principe, des circonstances particulières. Mais la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada a confirmé que la Cour possède le pouvoir discrétionnaire d’appliquer l’irrecevabilité pour identité des questions en litige. Ce pouvoir discrétionnaire est limité dans le cas où l’irrecevabilité découle d’une décision finale d’une cour compétente (Danyluk, précité, au paragraphe 62; General Motors of Canada Ltd. c. Naken et autres, [1983] 1 R.C.S. 72, aux pages 100 et 101). Dans l’appréciation de la justice à établir entre les parties, la Cour doit, à l’égard de ce dernier facteur, qui est aussi le plus important, prendre du recul et, eu égard à l’ensemble des circonstances, se demander si, dans l’affaire dont elle est saisie, l’application de l’irrecevabilité pour identité des questions en litige entraînerait une injustice (Danyluk, précité, au paragraphe 80). Par conséquent, devant toute circonstance particulière susceptible de créer une injustice, la Cour serait réticente à appliquer l’irrecevabilité. [Non souligné dans l’original.]

 

[24]      De plus, dans l’arrêt Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, la Cour suprême du Canada a fait observer, au paragraphe 1, que l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, qui est « [u]ne doctrine élaborée par les tribunaux dans l’intérêt de la justice[,] ne devrait pas être appliquée mécaniquement et donner lieu à une injustice ».

[25]      Dans l’arrêt Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur les doctrines connexes de common law de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, de l’abus de procédure et de la contestation indirecte. Les propos que les juges majoritaires de la Cour ont tenus au sujet des conséquences de la remise en cause et des facteurs discrétionnaires qui ont pour effet d’empêcher l’application de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige sont particulièrement utiles. Aux paragraphes 52 et 53, les juges majoritaires ont écrit :

52.       La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80.

 

53.       Les facteurs discrétionnaires qui visent à empêcher que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne produise des effets injustes, jouent également en matière d’abus de procédure pour éviter de pareils résultats indésirables. Il existe de nombreuses circonstances où l’interdiction de la remise en cause, qu’elle découle de l’autorité de la chose jugée ou de la doctrine de l’abus de procédure, serait source d’iniquité. Par exemple, lorsque les enjeux de l’instance initiale ne sont pas assez importants pour susciter une réaction vigoureuse et complète alors que ceux de l’instance subséquente sont considérables, l’équité commande de conclure que l’autorisation de poursuivre la deuxième instance servirait davantage l’administration de la justice que le maintien à tout prix du principe de l’irrévocabilité. Une incitation insuffisante à opposer une défense, la découverte de nouveaux éléments de preuve dans des circonstances appropriées, ou la présence d’irrégularités dans le processus initial, tous ces facteurs peuvent l’emporter sur l’intérêt qu’il y a à maintenir l’irrévocabilité de la décision initiale (Danyluk, précité, par. 51; Franco, précité, par. 55). [Non souligné dans l’original.]

 

[26]      C’est à la partie qui cherche à invoquer l’existence de circonstances spéciales qu’il incombe de faire la preuve de ces circonstances spéciales (Wagner c. Matheson, [1994] O.J. n1611, au paragraphe 13 (Div. gén. Ont.); conf. par [1997] O.J. n2403 (C.A.)).

 

[27]      Me fondant sur mon examen des règles de droit applicables, je conclus que les points susmentionnés sur lesquels les parties et les avocats spéciaux s’entendent reflètent fidèlement l’état du dossier et de la jurisprudence. En particulier, le point de départ de l’analyse devrait être celui de savoir s’il existe des circonstances spéciales qui empêchent les ministres d’invoquer l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige pour ce qui est de la conclusion tirée en 2003 par la Cour au sujet de l’existence de nouveaux éléments de preuve.

 

[28]      Il nous reste à déterminer jusqu’à quel point les circonstances spéciales devraient être substantielles.

 

[29]      La Cour a reçu des observations détaillées au sujet de la question de savoir à quel point les nouveaux éléments de preuve devaient être substantiels pour empêcher l’application de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige ou de l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action. Les avocats spéciaux soutiennent que les nouveaux éléments de preuve doivent être [traduction] « pour ainsi dire déterminants ». Les ministres affirment pour leur part que les nouveaux éléments de preuve doivent satisfaire à une exigence minimale, c’est‑à‑dire qu’ils [traduction] « auraient probablement changé le résultat » et ils ajoutent qu’en tout état de cause, il s’agit essentiellement du même critère que celui que proposent les avocats spéciaux. Les avocats spéciaux avancent ce qu’ils affirment être une exigence minimale plus rigoureuse dans le cadre de leur argument suivant lequel, à la suite d’un examen indépendant de ce qui est nouveau, la Cour devrait conclure qu’il n’y a pas suffisamment de nouveaux éléments de preuve pour justifier la présente procédure.

 

[30]      Les avocats spéciaux invoquent l’ouvrage précité de M. Lange à l’appui de leur thèse. Aux pages 266 et 267, l’auteur affirme en effet que [traduction] « les nouveaux éléments de preuve doivent être pour ainsi dire déterminants quant à la question en litige ». À la page 235, M. Lange écrit toutefois, au sujet des conséquences que les circonstances spéciales doivent avoir sur l’instance initiale, que [traduction] « la jurisprudence, dans le domaine de la fraude et des nouveaux éléments de preuve, consacre le principe général suivant lequel on doit être en mesure de démontrer que les circonstances spéciales invoquées auraient pu changer l’issue de l’instance initiale ». La Cour d’appel de Terre-Neuve a abondé dans le même sens dans l’arrêt Lundrigan Group Ltd. c. Pilgrim (C.A. Terre-Neuve) (1989), 75 Nfld. & P.E.I.R. 217. L’affirmation apparemment plus catégorique que l’on trouve aux pages 266 et 267 trouve appui dans deux arrêts de la Cour suprême, soit l’arrêt Varette c. Sainsbury, [1928] R.C.S. 72, à la page 76, et l’arrêt Dormuth c. Untereiner, [1964] R.C.S. 122.

[31]      Dans l’arrêt Varette, la Cour a jugé que la tenue d’un nouveau procès, réclamé au motif que de nouveaux éléments de preuve avaient été découverts après le premier procès, ne pouvait être ordonnée que si les nouveaux éléments de preuve n’auraient pas pu être obtenus, même en faisant preuve de diligence raisonnable, avant la première audience, et qu’ils auraient été [traduction] « pour ainsi dire déterminants » s’ils avaient effectivement été présentés lors de la procédure antérieure. L’arrêt antérieur Young c. Kershaw (1899), 16 T.L.R. 53, a été cité à l’appui.

 

[32]      Dans l’affaire Young, le défendeur Kershaw avait écrit à l’archevêque de York une lettre dans laquelle il faisait état d’une présumée affaire illicite entre les demandeurs. Ceux‑ci ont intenté avec succès une action pour libelle et ont obtenu des dommages-intérêts. Le défendeur réclamait un nouveau procès en invoquant plusieurs motifs, dont le fait qu’il avait découvert de nouveaux éléments de preuve qu’il n’aurait pas pu découvrir avant le procès, même en faisant preuve de diligence raisonnable.

 

[33]      Le lord juge Smith a conclu que, suivant la jurisprudence, lorsqu’un procès s’est déroulé devant un jury, les nouveaux éléments de preuve devaient pouvoir être découverts avant le procès en faisant preuve de diligence raisonnable et qu’ils devaient [traduction] « être déterminants au point de démontrer que c’était le verdict opposé qui aurait dû être rendu ». Le juge avait des doutes quant à la véracité des nouveaux éléments de preuve proposés et des circonstances dans lesquelles ils avaient été découverts. Il a estimé que [traduction] « à lui seul, ce fait permet de penser que ces éléments de preuve sont loin d’être déterminants, de sorte que le jury ne pouvait pas s’y fier pour rendre son verdict ». En outre, comme les éléments de preuve proposés devaient être présentés par deux témoins, on se serait retrouvé devant une situation de « c’est ma parole contre la sienne », ce qui, là encore, n’aurait pas été déterminant pour le jury.

 

[34]      Le lord juge Collins a abondé dans le même sens et a estimé que les nouveaux éléments de preuve devaient être [traduction] « pour ainsi dire déterminants ». De plus, après avoir examiné les éléments de preuve, il a conclu qu’ils se rapportaient au même incident que celui dont il avait été question au procès et que leur présentation revenait à simplement [traduction] « avancer de nouveaux éléments de preuve à l’appui d’accusations déjà contredites au procès et jugées par le jury ». Il s’est posé la question suivante : [traduction] « Comment la Cour pourrait-elle dire que ces nouveaux éléments de preuve feraient en sorte que le verdict aurait probablement été différent? » On constate que le juge s’est livré à un exercice de pondération. S’il était plus probable que le contraire qu’ils auraient influé sur le verdict, les éléments de preuve seraient pour ainsi dire déterminants.

 

[35]      J’en déduis que les expressions « déterminant » et « pour ainsi dire déterminant » sont liées à l’effet éventuel des éléments de preuve proposés. Pour savoir si des éléments de preuve ou des circonstances spéciales sont déterminants, il faut nécessairement examiner les effets que ces éléments de preuve auraient probablement eus dans la procédure antérieure. Pour le savoir, la question qu’il faut se poser est la suivante : les éléments de preuve ou les circonstances spéciales auraient-ils probablement changé l’issue du procès? Ainsi, si l’on conclut que les circonstances spéciales auraient probablement (plus probablement que le contraire) changé le résultat initial, il s’ensuit que les circonstances spéciales constituent un facteur déterminant pour l’application du critère. La réponse à la question de savoir si quelque chose est plus probable que le contraire dépend de la suffisance et de la nature des éléments de preuve ou des circonstances spéciales qui sont évoqués.

 

[36]      Je conclus donc que c’est à juste titre que les ministres affirment que le critère des éléments de preuve « pour ainsi dire déterminants » et celui des éléments de preuve qui « auraient probablement changé l’issue de l’affaire » ne correspondent pas à deux normes différentes. Les éléments de preuve ou les circonstances qui sont « pour ainsi dire déterminants » sont bel et bien ceux qui auraient probablement changé l’issue de l’instance initiale.

 

[37]      Cette conclusion s’inscrit dans le droit fil du raisonnement suivi par la juge Sharlow dans l’arrêt Première nation des Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [2002] A.C.F. n146 (C.A.). Dans cette affaire, la juge Sharlow était saisie d’une requête visant à introduire de nouveaux éléments de preuve en appel. Voici ce que la juge écrit, au paragraphe 20 de ses motifs :

En examinant la présente requête, je dois me demander si la preuve pouvait, avec diligence raisonnable, être découverte avant la fin du procès, déterminer si elle est crédible, et si elle est pour ainsi dire déterminante quant à une question dans l’appel : Frank Brunckhorst Co. c. Gainers Inc. et al., [1993] A.C.F. no 874 (C.A.)(QL). Je crois comprendre que le troisième critère signifie simplement que la nouvelle preuve, si elle est crue, pourrait raisonnablement avoir un effet sur le résultat du procès : Palmer c. R., [1980] 1 R.C.S. 759. [Non souligné dans l’original.]

 

[38]      Par ailleurs, dans l’affaire 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983, la Cour suprême du Canada s’est demandée s’il aurait fallu rouvrir un procès pour admettre de nouveaux éléments de preuve après le dépôt des motifs du juge mais avant l’inscription du jugement formel. Aux paragraphes 62 et 63, la Cour écrit :

62.       En l’espèce, le juge de première instance a décidé de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de rouvrir le procès parce qu’il estimait que l’on n’avait satisfait à ni l’un ni l’autre des deux volets du critère de la décision Scott, précitée. Premièrement, il a conclu qu’il était possible d’affirmer non pas que l’issue du procès aurait vraisemblablement été différente si le nouvel élément de preuve avait été présenté, mais seulement qu’elle aurait pu être différente. Il se pourrait, si le procès était rouvert, que l’on n’ajoute pas foi à l’élément de preuve de M. Landow. Sa crédibilité serait mise en doute. Deuxièmement, le juge de première instance a décidé que l’élément de preuve de M. Landow aurait pu être obtenu avant le procès. Design aurait pu le forcer à témoigner sous serment au procès. Il a estimé qu’en dépit du risque qu’elle comportait une telle démarche était une stratégie de procès, et il lui était loisible de tirer cette conclusion.

 

63.              Je suis d’avis que la Cour d’appel a eu tort de substituer son pouvoir discrétionnaire à celui du juge de première instance en décidant de rouvrir le procès. En ce qui concerne le premier volet du critère de la décision Scott, le juge de première instance a conclu que la crédibilité de M. Landow serait mise en question, tandis que la Cour d’appel a jugé qu’il était difficile de voir comment le juge de première instance pouvait tirer cette conclusion sans avoir entendu le témoignage de M. Landow. La Cour d’appel a estimé qu’il n’était pas suffisamment évident que M. Landow ne serait pas cru. Je ne suis pas de cet avis. L’affidavit de M. Landow contredit le témoignage qu’il a fait sous serment lors de l’interrogatoire préalable, en particulier en ce qui concerne l’existence du système de pots‑de‑vin, qu’il avait alors évité de reconnaître. Dans cette large mesure, M. Landow ressemble à un menteur qui se rétracte. Les observations de lord Denning dans l’arrêt Ladd c. Marshall, [1954] 1 W.L.R. 1489 (C.A.), p. 1491, sont pertinentes :

 

[traduction]  Il arrive très rarement qu’on demande à la cour d’ordonner un nouveau procès parce qu’un témoin a menti. Les principes qui doivent être appliqués sont les mêmes que ceux qui sont toujours appliqués dans le cas d’une demande de présentation de nouveaux éléments de preuve. Trois conditions doivent être remplies pour justifier la réception d’un nouvel élément de preuve ou la tenue d’un nouveau procès. Premièrement, il faut démontrer qu’il n’aurait pas été possible en faisant preuve de diligence raisonnable d’obtenir l’élément de preuve pour le procès. Deuxièmement, il doit s’agir d’un élément de preuve qui, s’il était présenté, aurait probablement une influence importante sur l’issue de l’affaire; il n’est pas nécessaire toutefois qu’il soit déterminant. Troisièmement, l’élément de preuve doit pouvoir être présumé crédible ou, autrement dit, il doit être apparemment crédible, bien qu’il n’ait pas à être irréfutable. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[39]      Le fait que la Cour suprême du Canada appliquerait ce critère sans se référer à l’arrêt Varette me donne à penser que les deux façons d’articuler le critère ne créent pas de conflits en pratique.

 

[40]      Pour conclure, je tiens à signaler que, dans la décision Lavigne c. Canada (Commissaire aux langues officielles), [2004] A.C.F. n1651, aux paragraphes 14 et 15, conf. par [2005] A.C.F. n996, notre Cour a appliqué le critère des éléments de preuve « de nature à changer la nature du résultat obtenu » lorsqu’on examine l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve et l’application du principe de l’autorité de la chose jugée.

 

[41]      Pour ces motifs, je vais examiner si les circonstances spéciales invoquées par les avocats spéciaux auraient probablement changé l’issue de l’instance introduite devant le juge MacKay. Si mon analyse est erronée et s’il existe une distinction substantielle entre les deux formulations du critère, l’erreur profitera à M. Jaballah, puisque ce sera l’exigence minimale qui s’appliquera pour déterminer si l’existence de circonstances spéciales a été démontrée en sa faveur.

 

4.         Circonstances spéciales alléguées et preuve et observations des avocats spéciaux

[42]      Les avocats spéciaux soutiennent qu’en raison de l’existence de circonstances spéciales, M. Jaballah ne devrait pas être lié par la conclusion du juge MacKay suivant laquelle il existe de nouveaux éléments de preuve et de nouveaux renseignements dont ne disposait pas la Cour en 1999 de sorte que la signature du deuxième certificat n’est pas interdite par application du principe de l’autorité de la chose jugée ou de celui de l’abus de procédure. Ces circonstances porteraient sur le fait que cette conclusion a été tirée dans le cadre d’une procédure qui a par la suite été jugée non conforme aux exigences de la justice fondamentale. Plus précisément, les avocats spéciaux affirment ce qui suit :

 

1.                  Dans l’arrêt Charkaoui I, la Cour suprême du Canada a conclu que la loi en vigueur à l’époque privait de façon inacceptable la personne désignée dans un certificat de sécurité de la possibilité de savoir ce qui lui est reproché et de contester la thèse du gouvernement.

2.                  La décision du juge MacKay reposait exclusivement sur le dossier public et sur le dossier confidentiel que les ministres lui avaient soumis. Le juge n’avait pas eu l’avantage de consulter les notes du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS ou le Service) comme la Cour suprême du Canada l’avait par la suite exigé dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui II).

3.                  Le juge MacKay ne pouvait pas non plus compter sur la présence d’avocats spéciaux, ce qui lui aurait permis [traduction] « d’entendre des arguments complets des deux parties dans le cadre d’une procédure qui se rapprocherait autant que possible d’un véritable débat contradictoire malgré l’exclusion de M. Jaballah et de son avocat de cette procédure ».

 

[43]      Dans les observations qu’ils ont formulées à huis clos, les avocats spéciaux ont fait valoir que [traduction] « bien que certains des éléments de preuve invoqués par les ministres en l’espèce soient “nouveaux” en ce sens que n’auraient pas pu les obtenir [même en faisant preuve de diligence raisonnable] avant le 2 novembre 1999 [date à laquelle le juge Cullen a annulé le premier certificat] ... il y a beaucoup moins de “nouveaux” éléments de preuve que ce qu’a constaté le juge MacKay dans son jugement du 23 mai 2003. Nous estimons toutefois que, même les éléments de preuve qui sont véritablement “nouveaux” ne sont pas suffisants pour justifier la remise en cause des questions qui ont été tranchées en faveur de M. Jaballah en 1999. »

 

[44]      La Cour a été invitée à tirer ses propres conclusions au sujet des renseignements ou autres éléments de preuve maintenant invoqués par les ministres qui sont nouveaux par rapport à ceux qu’ils pouvaient, ou auraient pu, obtenir en 1999. À cette fin, les avocats spéciaux ont passé en revue les éléments qui avaient été communiqués dans l’affaire Charkaoui II pour signaler les renseignements qui étaient connus du Service avant le 2 novembre 1999 en ce qui concerne :

·        les attentats à la bombe perpétrés contre les ambassades situées en Afrique de l’Est;

·        Al Bari, Eidarous et l’International Office for the Defence of Egyptian Peoples;

·        Thirwat Shehata;

·        l’avis publié par Interpol et les développements connexes;

·        Mohammed Zeki Mahjoub;

·        l’utilisation de cases postales.

 

5.         Procédure devant le juge MacKay

[45]      Compte tenu de la nature des circonstances spéciales invoquées par les avocats spéciaux, il importe d’examiner les raisons de principe et de procédure invoquées par le juge MacKay pour justifier sa conclusion que ni le principe de l’autorité de la chose jugée ni celui de l’abus de procédure ne s’appliquaient. Mais avant de le faire, je tiens à signaler qu’en l’espèce, je ne suis pas appelée à réexaminer les questions qui étaient soumises au juge MacKay. L’exercice vise seulement à vérifier si le dossier démontre qu’il existe des circonstances spéciales qui empêcheraient les ministres de se fonder sur la conclusion du juge MacKay suivant laquelle la Cour disposait de renseignements nouveaux et substantiels qui écartaient l’application des principes de l’autorité de la chose jugée, de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et de l’abus de procédure, malgré le fait qu’un certificat de sécurité antérieur avait été annulé.

 

[46]      Saisi de la seconde requête présentée par l’avocat de M. Jaballah en vue de faire suspendre l’instance Jaballah 2 en raison du principe de l’autorité de la chose jugée ou de celui de l’abus de procédure, le juge MacKay a procédé comme suit :

 

1.                  Il a ordonné aux ministres de fournir à M. Jaballah une comparaison des renseignements contenus dans les résumés publics dans les affaires Jaballah 1 et Jaballah 2. Le 7 décembre 2001, un document comparatif de 44 pages a été soumis à l’avocat de M. Jaballah.

2.                  Il a ordonné aux ministres de faire entendre un agent du SCRS qui était au courant de la preuve présentée dans les affaires Jaballah 1 et Jaballah 2 pour qu’il témoigne publiquement au sujet des différences entre les éléments de preuve et les renseignements présentés dans les deux affaires. Un agent répondant au nom de Mike a comparu et a été interrogé et a été contre-interrogé par l’avocat de M. Jaballah les 17 et 18 décembre 2001. L’instance a alors été ajournée pour permettre la présentation d’observations à partir de la transcription du témoignage de Mike.

3.                  Le 8 janvier 2002, les avocats des ministres et l’avocat de M. Jaballah ont plaidé devant la Cour au sujet de la question de savoir s’il existait suffisamment de nouveaux éléments de preuve pour justifier la signature du deuxième certificat. L’avocat de M. Jaballah a soutenu qu’il ne pouvait correctement assister ou conseiller son client tant que les renseignements que l’on affirmait nouveaux ne seraient pas mieux identifiés qu’ils ne l’étaient dans le témoignage de Mike et les observations formulées par les ministres au sujet de ce témoignage.

4.                  Après avoir entendu les observations, la Cour a ajourné l’audience pour permettre un examen approfondi du dossier de la preuve tant dans l’affaire Jaballah 1 que dans l’affaire Jaballah 2. La Cour a demandé au Service de préparer un document comparatif à partir des dossiers confidentiels.

5.                  Ces mesures, de même que les mesures suivantes, qui ont été prises par la Cour sont décrites comme suit par le juge MacKay dans ses motifs du 23 mai 2003 (publiés à [2003] 4 C.F. 345) aux paragraphes 53 et 54 :

53.         Par la suite, en janvier et au début de février 2002, j’ai de nouveau convoqué des audiences à huis clos et ex parte en présence d’un avocat et d’un représentant du SCRS, à cinq reprises (les 10, 15, 25, 31 janvier et le 4 février 2002), qui avaient toutes pour objet d’ordonner la production d’un autre résumé concernant le fondement de l’avis certifié des ministres, résumé ayant pour but d’indiquer clairement, au moyen d’une mise en évidence dans le texte, les renseignements qui sont maintenant connus et que l’on prétend nouveaux du fait que le juge Cullen n’en était pas saisi, et qui n’ont pas été retenus pour des raisons de sécurité. En outre, j’ai revu tous les documents déposés à la Cour, tant ceux qui font partie du dossier public et qui ont été communiqués à M. Jaballah dans les six classeurs en août 2001, que les documents confidentiels non divulgués, afin d’identifier ceux qui étaient considérés comme nouveaux par les ministres. Une liste des « nouveaux » documents parmi ceux figurant dans le dossier public en l’espèce, qui n’avaient pas été fournis dans l’affaire Jaballah no 1, a été remise aux avocats. J’ai de nouveau examiné ces documents qui n’avaient pas été communiqués auparavant pour des motifs de sécurité nationale afin d’avoir la certitude qu’ils ne doivent toujours pas être communiqués à M. Jaballah, conformément à l’alinéa 40.1(5.1)d) de la Loi de 1985. Au cours des conférences téléphoniques avec les avocats des deux parties les 15 et 31 janvier et le 8 février, je me suis efforcé de faire en sorte que l’avocat du défendeur soit informé des progrès accomplis et qu’il participe à l’établissement des dates des nouvelles audiences.

54.         À l’issue de ces audiences à huis clos, j’ai donné des instructions le 5 février 2002. Celles-ci prévoyaient la communication d’un nouveau résumé intitulé [traduction] « Résumé supplémentaire non confidentiel des renseignements ayant trait à Mahmoud Jaballah (Jaballah no 2), le 4 février 2002 », qui mettait en évidence les renseignements contenus dans le dossier public que les ministres considèrent comme nouveaux. Mes instructions dressaient également la liste des documents fournis au défendeur et dont la Cour n’était pas saisie dans l’affaire Jaballah no 1. Des mesures ont ensuite été prises pour que les audiences publiques reprennent le 11 mars et qu’elles se poursuivent afin de s’assurer, conformément à l’alinéa 40.1(4)c) de la Loi de 1985, que M. Jaballah avait eu une possibilité raisonnable d’être entendu, avant que soit évalué le caractère raisonnable du certificat délivré par les ministres demandeurs sur la base de la preuve et des renseignements dont la Cour est saisie.

 

6.                  Lors de la reprise de l’audience, le 11 mars 2002, l’avocat de M. Jaballah s’est retiré, laissant M. Jaballah, pour reprendre les termes mêmes employés par son avocat avant son départ, [traduction] « silencieux, entre les mains compétentes, mais secrètes, de Votre Seigneurie et de l’avocat du SCRS ». M. Jaballah a refusé d’engager un autre avocat, déclarant qu’il suivrait les instructions de son avocat.

7.                  Le juge MacKay a alors levé la séance pour examiner s’il existait de nouveaux renseignements qui justifiaient la seconde opinion des ministres.

8.                  Dans ses motifs du 23 mai 2003, le juge MacKay conclut que, lorsqu’un deuxième certificat de sécurité est délivré avant l’annulation du certificat précédent, en droit, les principes de l’autorité de la chose jugée, de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, de l’irrecevabilité résultant de l’identité des causes d’action et de l’abus de procédure pouvaient s’appliquer. Vu l’ensemble des faits dont il disposait, après avoir exposé ce qu’il estimait être des renseignements nouveaux ou partiellement nouveaux, le juge MacKay a conclu :

86.       Je conclus que la présente Cour est saisie de nouveaux renseignements qui n’étaient pas en possession de la Cour dans l’affaire Jaballah no 1. Certains de ces renseignements sont importants en raison de leurs implications directes pour M. Jaballah, notamment l’avis d’Interpol et l’identification, au moyen de la comparaison des empreintes digitales, de la personne désignée dans cet avis comme étant M. Jaballah, les renseignements indiquant qu’il s’est rendu en Afghanistan, le fait que son numéro de téléphone ait été retrouvé en possession de M. Mahjoub, le fait que la case postale qu’il a louée de façon anonyme a été utilisée et que son adresse se trouvait sur un disque d’ordinateur en possession d’un extrémiste accusé et détenu en Jordanie, et des renseignements indiquant que certaines personnes avec qui M. Jaballah a eu des contacts étaient des agents secrets actifs ayant des responsabilités importantes au sein d’AJ-Al-Qaïda, dont certaines de ces personnes ont été impliquées dans des communications concernant les attentats à la bombe au Kenya et en Tanzanie en 1998.

 

87.       Ces renseignements, qui étaient nouveaux pour les ministres et dont la Cour n’était pas saisie dans l’affaire Jaballah no 1, figurent tous dans le dossier public, dans les résumés et les documents communiqués à M. Jaballah, et dans le témoignage de Mike. La décision dans l’affaire Jaballah no 1 a été rendue sans le bénéfice d’autres nouveaux renseignements dont la Cour est maintenant saisie, qui n’ont pas été divulgués à M. Jaballah en raison des préoccupations pour la sécurité nationale ou la sécurité d’autrui, et qui ont trait aux contacts entre M. Jaballah et d’autres personnes participant aux opérations d’AJ. Ces renseignements, qui ne font pas partie du dossier public, contredisent en partie le témoignage que M. Jaballah a donné dans l’affaire Jaballah no 1, et ils ne pourraient être ignorés que si M. Jaballah donnait une explication convaincante, qu’il est seul à pouvoir donner, ce qu’il a refusé de faire.

88.       À mon avis, considérant uniquement les renseignements publics dont la Cour est saisie et qui sont nouveaux et importants, et que les ministres n’ont pu se procurer avant le 1er novembre 1999, ces renseignements, s’ils avaient été disponibles au moment de la première instance, auraient fort bien pu mener à une conclusion différente dans l’affaire Jaballah no 1. Cette conclusion est renforcée par d’autres renseignements nouveaux portés à la connaissance de la Cour et qui n’ont pas été communiqués à M. Jaballah au motif que leur communication porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

89.       Dans les circonstances, les principes de l’autorité de la chose jugée, de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et de l’abus de procédure, invoqués parce qu’il s’agit d’une deuxième instance ayant trait à un second certificat, concernant le même avis que celui dont la Cour était saisie dans l’affaire Jaballah no 1, ne s’appliquent pas en l’espèce. [Non souligné dans l’original.]

 

9.                  M. Jaballah a interjeté appel de la décision du juge MacKay. Devant la Cour d’appel fédérale, son nouvel avocat a abandonné tous les moyens d’appel invoqués par son ancien avocat (y compris l’appel des conclusions concernant le principe de l’autorité de la chose jugée et l’abus de procédure) et a plutôt fondé l’appel exclusivement sur la présumée incompétence de l’ancien avocat.

10.              Lorsque le juge MacKay a été saisi de nouveau de l’affaire après le renvoi ordonné par la Cour d’appel fédérale, les parties ont toutes les deux accepté le critère que le juge MacKay avait appliqué pour déterminer si les renseignements ou les éléments de preuve étaient nouveaux et elles ont accepté aussi que la Cour avait déjà relevé des renseignements nouveaux et partiellement nouveaux (Jaballah (Re) (2006), 301 F.T.R. 102, aux paragraphes 31 et 32). D’ailleurs, le 17 mai 2006, l’avocat de M. Jaballah, qui était maintenant l’un de ses avocats spéciaux, a formulé les observations suivantes devant le juge MacKay :

[traduction]

 

Me NORRIS : Nous sommes sur le point de présenter certains éléments de preuve. Nous voilà donc revenus, après quelques années, à une situation à laquelle vous avez peut-être le sentiment que nous revenons sans cesse depuis quelques années.

 

À titre informatif, je peux dire à la Cour que nous prévoyons que M. Jaballah témoignera et qu’il abordera des aspects que la Cour a qualifiés de nouveaux ou partiellement nouveaux dans la décision qu’elle a rendue en 2003 au sujet du certificat de sécurité. Il parlera aussi, dans la mesure où il le peut, de certains nouveaux renseignements qui nous ont été communiqués en novembre 2005, conformément, je crois, à une ordonnance prononcée par la Cour. On nous a remis des copies modifiées de documents résumant les renseignements préparés par le Service, lesquels comprenaient certains renseignements supplémentaires qui ne nous avaient pas encore été communiqués. Nous prévoyons que M. Jaballah tentera, autant qu’il le pourra, de répondre à ces renseignements supplémentaires.

 

Nous n’avons pas l’intention de revenir encore une fois sur le témoignage que M. Jaballah a donné devant le juge Cullen et dont on peut prendre connaissance en consultant la transcription des audiences de la Cour. À notre avis, on pourrait soulever de sérieuses questions au sujet de l’équité juridictionnelle si on l’obligeait à revenir encore une fois sur toutes ces questions, compte tenu de la conclusion favorable que le juge Cullen a tirée au sujet de la crédibilité.

 

Je sais que vous avez entendu des arguments détaillés de l’ancien avocat de M. Jaballah sur la question de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige et sur celle du principe de l’autorité de la chose jugée, et je n’ai certainement pas l’intention de reprendre ces arguments. À mon humble avis, la Cour a examiné ces arguments à fond et de façon fort équitable dans son jugement de 2003, et nous nous inspirerons donc de la méthode que la Cour a elle-même adoptée pour déterminer ce qui était nouveau ou partiellement nouveau. [Non souligné dans l’original.]

 

6.         L’existence de circonstances spéciales a-t-elle été établie?

[47]      Pour résumer, l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige s’appliquera à la présente requête à moins que les avocats spéciaux ne réussissent à établir l’existence de circonstances spéciales. Les circonstances spéciales dont les avocats spéciaux affirment l’existence découlent de ce qui suit :

 

1.                  Les vices qui entachent les instances précédentes sur le plan constitutionnel, en particulier la négation du droit de M. Jaballah de savoir ce qui lui est reproché.

2.                  Le fait que les renseignements dont la divulgation était exigée selon l’arrêt Charkaoui II n’ont pas été communiqués en l’espèce.

3.                  L’absence d’avocats spéciaux.

 

[48]      Il en résulte, à mon avis, que les questions qui se posent sont les suivantes :

 

1.                  Si M. Jaballah avait été au courant de tout ce qu’on lui reprochait et s’il avait été mis au courant de tous les renseignements et éléments de preuve sur lesquels se fondaient les ministres, de sorte qu’il aurait été en mesure de contester leur thèse au sujet des nouveaux éléments de preuve, la conclusion suivant laquelle il y avait suffisamment de renseignements nouveaux ou partiellement nouveaux aurait-elle été probablement différente?

2.                  Si les renseignements dont la divulgation est exigée par l’arrêt Charkaoui II lui avaient été communiqués, l’issue de l’instance introduite devant le juge MacKay aurait-elle été probablement différente?

3.                  Si un avocat spécial était intervenu au dossier pour contester les nouveaux éléments de preuve invoqués par les ministres, l’issue de l’instance aurait-elle été probablement différente?

 

[49]      Pour ce qui est de la première question, il est très important de souligner que la conclusion du juge MacKay selon laquelle les nouveaux renseignements étaient suffisants était une conclusion tirée à partir du dossier public. En fait, cette conclusion était fondée sur les résumés et les documents communiqués à M. Jaballah et sur le témoignage de Mike. Le dossier confidentiel a simplement eu pour effet de « confirmer » la conclusion tirée à partir du dossier public.

 

[50]      La question est importante, bien sûr, parce qu’elle permet en grande partie de réfuter l’argument que M. Jaballah n’était pas au courant de ce qu’on lui reprochait. Malgré les lacunes qui ont par la suite été relevées en ce qui concerne le principe constitutionnel de la preuve complète, il n’en demeure pas moins que, dans le cas qui nous occupe, M. Jaballah n’a subi aucun préjudice du fait qu’il n’était pas au courant de ce qu’on lui reprochait ou qu’il ignorait l’essence des éléments de preuve qui seraient nouveaux.

 

[51]      Bien que le fait que la décision repose sur le dossier public permette dans une large mesure de répondre aux préoccupations soulevées au sujet de l’insuffisance de la communication de la preuve, j’estime que ce fait ne permet pas en soi de trancher la requête dont je suis saisi. Parmi les autres questions pertinentes qui ont été soulevées, mentionnons celle de savoir si le fait pour un avocat spécial d’être mis au courant des renseignements dont la divulgation est exigée selon l’arrêt Charkaoui II aurait effectivement permis à cet avocat de contester l’allégation que les renseignements étaient nouveaux ou encore d’avancer d’autres explications ou d’autres thèses.

 

[52]      À ce propos, la Cour peut désormais compter sur les observations et l’assistance d’avocats spéciaux qui ont eu l’occasion d’examiner les renseignements très volumineux divulgués en l’espèce conformément à l’arrêt Charkaoui II.

 

[53]      Dans ce contexte, les concessions faites par les avocats spéciaux revêtent de l’importance. Les avocats spéciaux ont en effet admis, en se fondant sur les renseignements qui ont été divulgués conformément à l’arrêt Charkaoui II, qu’aucune fraude ou suppression délibérée d’éléments de preuve n’étaient survenues lors de l’audience présidée par le juge MacKay. Les avocats spéciaux n’ont pas non plus laissé entendre qu’on avait omis de divulguer des renseignements ou éléments de preuve disculpatoires.

 

[54]      Les avocats spéciaux soutiennent essentiellement que les éléments que le juge MacKay a reçus et qu’il a considérés comme nouveaux étaient connus du Service au moment de l’affaire Jaballah 1, ou qu’ils auraient dû l’être, en supposant qu’il fasse preuve de diligence raisonnable. L’inférence que l’on cherche à tirer est que les renseignements qui étaient connus du Service ou qui auraient pu l’être n’ont pas été soumis au juge Cullen dans l’affaire Jaballah 1.

 

[55]      À cet égard, dans les observations que les avocats spéciaux m’ont soumises en réponse, j’ai demandé à Me Norris s’il était obligé de se fonder sur le dossier, y compris sur les éléments divulgués conformément à l’arrêt Charkaoui II, pour démontrer quels éléments de preuve ou renseignements auraient probablement influencé l’issue de l’instance introduite devant le juge MacKay. On songe, par exemple, au document qui aurait pu être soumis à Mike en contre‑interrogatoire pour discréditer son affirmation selon laquelle les renseignements étaient nouveaux ou jetaient un éclairage nouveau sur les renseignements déjà communiqués. Me Norris a accepté et il a réclamé la possibilité de le faire. La Cour a suspendu la séance pour le lui permettre.

 

[56]      Le lendemain, les avocats spéciaux ont soumis un document qui tentait de relever les renseignements utiles se trouvant en la possession du Service qui n’avaient pas été soumis au juge MacKay et qui auraient démontré que les renseignements que l’on affirmait être nouveaux étaient effectivement connus du Service au cours de l’instance Jaballah 1. Le document a été produit avec la réserve qu’en raison de contraintes de temps, les avocats spéciaux n’étaient pas en mesure d’en démontrer l’exhaustivité avec certitude (voir la transcription de l’audience à huis clos du 21 octobre 2009). La Cour a suspendu l’audience pour permettre aux avocats des ministres de répondre au nouveau document.

 

[57]      Le 7 décembre 2009, l’audience à huis clos portant sur la requête fondée sur le principe de l’autorité de la chose jugée a repris et les avocats des ministres ont déposé un document en réponse. Vu ce document, ainsi que les documents auxquels il renvoie, je suis entièrement convaincue que les ministres n’ont pas omis de soumettre des documents pertinents au juge Cullen ou au juge MacKay.

 

[58]      En dépit des efforts qu’ils ont déployés, les avocats spéciaux n’ont pas réussi à relever dans le dossier qui m’est soumis de renseignements ou d’éléments de preuve, y compris ceux qui ont été communiqués conformément à l’arrêt Charkaoui II, qui auraient probablement changé l’issue de l’instance introduite devant le juge MacKay s’ils s’étaient trouvés entre les mains de la Cour ou d’un avocat spécial.

 

[59]      À ce propos, il est nécessaire d’examiner attentivement ce qui, selon les ministres, constituait de nouveaux renseignements soumis au juge MacKay. Ainsi que le juge MacKay le fait observer dans ses motifs, la thèse des ministres était qu’il y avait de nouveaux renseignements et que ces nouveaux renseignements jetaient un éclairage différent sur les anciens renseignements. Les ministres ont, dans les observations qu’ils ont publiquement formulées au juge MacKay, clairement expliqué ce qu’ils considéraient nouveau et important dans ces renseignements. Or, les ministres n’avaient pas allégué que certains des renseignements que les avocats spéciaux affirment ne pas être nouveaux étaient effectivement nouveaux.

 

[60]      La thèse des ministres suivant laquelle les nouveaux renseignements permettaient au Service de considérer les renseignements déjà fournis sous un jour nouveau trouve appui dans plusieurs des documents soumis à la Cour. Par exemple, les documents que l’on trouve aux onglets 19 et 21 du document déposé par les avocats des ministres le 7 décembre 2009 illustrent l’évolution de l’analyse du Service.

 

[61]      J’ai examiné l’argument des avocats spéciaux suivant lequel, si les ministres avaient fait preuve de diligence raisonnable en suivant les pistes proposées par les éléments d’information en leur possession, ils auraient pu en apprendre beaucoup en temps utile. Les avocats spéciaux n’invoquent cependant pas d’éléments de preuve à l’appui de cet argument. Ils ne proposent notamment aucun élément de preuve permettant de penser que le Service a négligé des pistes ou a décidé de ne pas les suivre. À défaut d’une telle preuve, j’estime que rien ne me permet de conclure que la charge de la preuve a été déplacée sur les ministres, les obligeant à démontrer qu’ils ont fait preuve de diligence raisonnable.

 

[62]      Enfin, j’ai examiné l’argument des avocats spéciaux suivant lequel le juge MacKay n’a pas appliqué le bon critère de droit pour déterminer si les éléments de preuve ou les renseignements étaient nouveaux. J’estime que les avocats spéciaux sont irrecevables à soulever cette question par application du principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige. Toutefois, et en tout état de cause, les avocats spéciaux ne m’ont pas convaincue que le juge MacKay a commis une erreur à cet égard.

 

[63]      Dans ses motifs, le juge MacKay cite trois décisions. La première est l’arrêt Sagaz, précité, dans lequel la Cour suprême du Canada confirme que le critère approprié est celui de savoir si « l’issue du procès aurait vraisemblablement été différente » si les éléments de preuve nouvellement découverts avaient été présentés. La Cour suprême citait un extrait de l’arrêt Ladd c. Marshall, [1954] 1 W.L.R. 1489 (C.A.), à la page 1491, sur lequel s’est également fondé le juge MacKay. Dans cet arrêt, lord Denning exprimait l’avis qu’une des conditions à remplir pour justifier la tenue d’un nouveau procès était, relativement à un élément de preuve nouvellement découvert, qu’il s’agisse [Traduction] « d’un élément de preuve qui, s’il était présenté, aurait probablement une influence importante sur l’issue de l’affaire ». Enfin, le juge MacKay cite la décision Mackay c. Canada (Procureur général), (1997), 129 F.T.R. 286 (C.F. 1re inst.) dans laquelle les mêmes principes ont été adoptés et où la Cour formule comme suit le critère : « la nouvelle preuve doit être telle que si l’on y ajoute foi, on puisse raisonnablement penser qu’avec les autres éléments de preuve produits au procès, elle aurait influé sur le résultat » (au paragraphe 26).

 

[64]      Le juge MacKay a ensuite conclu que si les renseignements nouveaux ou partiellement nouveaux avaient été disponibles au moment de la première instance, ils « auraient fort bien pu mener à une conclusion différente dans l’affaire Jaballah no».

 

[65]      À mon avis, ce critère équivaut à celui de savoir si les éléments de preuve auraient vraisemblablement, ou probablement, changé le résultat. Pour les motifs que j’ai déjà exposés lors de mon examen des principes juridiques applicables, je conclus que ce critère est conforme à la jurisprudence.

 

7.         Exercice du pouvoir discrétionnaire

[66]      Comme nous l’avons déjà signalé, les tribunaux judiciaires sont investis du pouvoir discrétionnaire d’examiner la question de savoir si l’application de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige dans un cas déterminé créerait une injustice.

 

[67]      Ainsi que les avocats spéciaux l’affirment, lorsque la Cour se penche sur l’opportunité de surseoir à une instance en raison du principe de l’autorité de la chose jugée ou de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, des intérêts très importants sont en jeu. L’avocate de M. Jaballah a fort éloquemment expliqué les lourdes conséquences que la présente instance ainsi que les instances précédentes ont eues, et continuent d’avoir, sur le droit à la liberté et à la sécurité de M. Jaballah, de même que sur l’intérêt et l’intégrité de sa famille. Par ailleurs, ainsi que les avocats des ministres le soutiennent, la société a un intérêt important à assurer la protection de la sécurité nationale du Canada et à ce que soit rendu un jugement sur le fond à l’issue d’une instance conforme à la Constitution (Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] A.C.F. n1931, 2003 CAF 482, au paragraphe 39 (C.A.F.)).

 

[68]      Pour tâcher d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de façon structurée, j’ai tenu compte des balises proposées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt S.C.F.P., précité au paragraphe 25. Dans cet arrêt, la Cour évoque des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, comme par exemple lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté.

 

[69]      Un des certificats de sécurité de M. Jaballah a été annulé et un autre a été confirmé. Il a par la suite été jugé que les deux instances dans lesquelles ces décisions avaient été rendues n’étaient pas valides sur le plan constitutionnel. À mon avis, il est dans l’intérêt de la crédibilité et de l’efficacité du processus juridictionnel de rendre une décision sur le fond en l’espèce dans le cadre d’une instance réformée qui soit constitutionnellement irréprochable, conformément à la volonté du législateur fédéral, et qui tienne compte des préoccupations exprimées par la Cour suprême du Canada dans les affaires Charkaoui I et Charkaoui II.

 

[70]      Bien que les avocats spéciaux m’exhortent à ne pas assujettir M. Jaballah à la conclusion de juge MacKay suivant laquelle ni le principe de l’autorité de la chose jugée ni celui de l’abus de procédure ne s’appliquent parce que cette décision a elle-même été rendue dans le cadre d’une instance entachée d’irrégularités sur le plan constitutionnel, ces irrégularités se trouvent considérablement atténuées par le fait que la conclusion du juge MacKay était fondée sur un dossier public. De plus, malgré l’ampleur des renseignements qui ont été divulgués aux avocats spéciaux conformément à l’arrêt Charkaoui II, les avocats spéciaux n’ont pas produit de renseignements ou d’éléments de preuve qui auraient probablement changé le résultat de l’instance qui s’est déroulée devant le juge MacKay.

 

[71]      Pour ces motifs, on ne m’a pas convaincue que le fait d’appliquer l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige en raison de la décision déjà rendue par le juge MacKay créerait une injustice.

 

8.         Abus de procédure

[72]      L’affirmation de l’existence d’un abus de procédure par les avocats spéciaux était liée au concept de remise en cause de questions déjà tranchées. Or, le juge MacKay a également rejeté la requête précédente que M. Jaballah avait présentée sur le fondement de l’abus de procédure à cause de la remise en question des questions en litige. Pour les motifs qui ont déjà été exposés, l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige empêche les avocats spéciaux de plaider de nouveau l’abus de procédure.

 

[73]      Cette conclusion n’est évidemment pas déterminante et n’a aucune incidence en ce qui concerne toute requête reposant sur un fondement plus large que M. Jaballah pourrait présenter à l’avenir en invoquant l’abus de procédure.

 

9.         Dispositif

[74]      La requête des avocats spéciaux sera par conséquent rejetée. Aucune ordonnance ne sera prononcée pour le moment, étant donné que les parties reconnaissent que la présente décision ne peut faire l’objet d’un appel interlocutoire. L’occasion leur sera plus tard accordée de proposer une question à certifier.

 

« Eleanor R. Dawson »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                            DES-6-08

 

INTITULÉ :  

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé

conformément au paragraphe 77(1) de la

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)

 

ET le dépôt d’un certificat à la Cour fédérale

conformément au paragraphe 77(1) de la LIPR

 

ET MAHMOUD ES-SAYYID JABALLAH

 

LIEUX DE L’AUDIENCE :                          1) Toronto (Ontario)

                                                                         2) Ottawa (Ontario)

 

DATES D’AUDIENCE :                               1) Le 28 septembre 2009 (audience publique)

 

                                                                         2) Les 19, 20 et 21 octobre 2009 (à huis clos)

                                                                            Les 2 et 7 décembre 2009 (à huis clos)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              MADAME LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 22 janvier 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Me B. Jackman                                      pour M. Jaballah

Me M. Edwardh

 

Me D. MacIntosh

Me J. Provart

Me Caroline J. Carrasco

Me Andrew Cameron

pour le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile

 

Me John Norris                                      avocat spécial

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile

 

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