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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100204

Dossier : IMM-2331-09

Référence : 2010 CF 119

Ottawa (Ontario), le 4 février 2010

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

 

ENTRE :

OSCAR LEONARDO PEREZ MENDOZA

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               La question centrale que soulève le demandeur, un citoyen du Mexique, en vue de faire annuler la décision du 15 avril 2009, par laquelle un membre de la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) a conclu que celui‑ci n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, est de savoir si le tribunal a commis une erreur de droit en omettant de fournir des motifs suffisants ou un quelconque motif pour justifier sa conclusion selon laquelle le demandeur n’a pas pris toutes les mesures, ni même des mesures raisonnables, pour demander la protection au Mexique et qu’il n’a donc pas réfuté, par une preuve claire et convaincante, la présomption de l’incapacité de l’État d’assurer sa protection. Bref, le demandeur soutient que le tribunal n’a fait aucune analyse pour expliquer comment il était arrivé à la conclusion que, s’il s’était adressé une troisième fois à la police, il aurait raisonnablement pu obtenir la protection de l’État.

 

Le contexte factuel

[2]               La crédibilité n’est pas un élément important en l’espèce. L’élément déterminant est la protection de l’État. Le demandeur a désigné comme ses persécuteurs deux séries de personnes : 1) Mario Guagnelli, le propriétaire d’une entreprise connue sous le nom de TINEP, qui l’a engagé en novembre 2005 et l’a congédié le 21 juin 2007, et son fils Roberto Guagnelli; et 2) Edmundo Vega, coordonnateur‑adjoint des contrats au sein de l’entreprise PEMEX, ainsi que deux de ses directeurs du Service des contrats de cette importante entreprise, la principale entreprise de production et de raffinage de pétrole au Mexique appartenant à l’État.

 

[3]               En mai 2006, TINEP, spécialisée dans le traitement de l’eau, a remporté un appel d’offres de PEMEX pour la construction d’une usine de traitement des eaux usées desservant la raffinerie de PEMEX à Madero, dans l’État de Tamaulipas.

 

[4]               TINEP avait droit à des versements échelonnés de PEMEX après certification de chaque étape de construction ou livraison d’équipement. Vega avait le pouvoir de signature au nom de PEMEX; le demandeur, qui avait été promu coordonnateur de contrats en 2006, signait au nom de TINEP.

 

[5]               Le résumé suivant est tiré de la décision du tribunal. Les problèmes du demandeur ont commencé en mai 2007 lorsqu’il s’est avéré que TINEP avait reçu des paiements pour des travaux non exécutés ou de l’équipement non livré. PEMEX a déclenché une enquête interne à laquelle le demandeur a participé, mais son superviseur l’a informé par la suite qu’il allait s’occuper lui‑même du problème. Le 21 juin 2007, le demandeur a été agressé pour la première fois par deux inconnus qui lui ont dit d’y [traduction] « aller doucement » sur l’enquête; il a dû être hospitalisé.

 

[6]               Après cet incident, il a contacté Roberto Guagnelli, qui était également son ami, et l’a mis au courant de ce qui s’était passé. Lorsqu’il est retourné au travail, la semaine suivante, il s’est vu refuser l’accès aux lieux de travail et on l’a informé qu’il avait été congédié en raison de son rôle dans l’enquête interne; il avait terni la réputation de TINEP par des accusations de pratiques commerciales douteuses. L’avocat de TINEP n’a pas voulu l’aider et lui a dit qu’il avait nui à l’entreprise. Roberto Guagnelli lui a dit [traduction] : « Tu as vraiment semé la pagaille cette fois-ci. Il est question de millions de pesos et, tu sais, cet ingénieur, Vega, il ne veut pas que tu ternisses sa carrière politique ».

 

[7]               Le demandeur a présenté une plainte en matière d’emploi auprès du ministère de l’Emploi et de la Sécurité sociale pour congédiement illégal. Le 25 juin 2007, le ministère en question a sommé TINEP d’expliquer le renvoi du demandeur et le défaut de paiement de son indemnité de départ. Au début de juillet 2007, deux hommes non identifiés ont approché le demandeur; ils l’ont bousculé et lui ont dit de [traduction]  « relaxer » et de cesser de se prendre pour un [traduction] « caïd ».

 

[8]               Le demandeur soupçonnait déjà que TINEP, Vega de PEMEX et des candidats politiques qui appuyaient ces entreprises étaient impliqués dans une affaire de corruption visant à détourner des fonds provenant du contrat conclu entre TINEP et PEMEX pour appuyer les candidats du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et les candidats à des postes municipaux. Il s’est adressé à une station de télévision locale qui a couvert l’histoire. L’accusation devait être contestée par un candidat du PRI au cours d’une entrevue télévisée.

 

[9]               Peu de temps après avoir porté les accusations, le demandeur a commencé à recevoir des appels de menaces provenant de personnes non identifiées. Il a déménagé à Morelia, dans l’État de Michoacan,  et s’est trouvé un emploi dans une entreprise de construction.

 

[10]           Le 6 août 2007, deux hommes masqués ont enlevé le demandeur et l’ont agressé, expliquant qu’ils agissaient ainsi parce qu’il avait sali la réputation du propriétaire de TINEP et celle de son fils. Ils l’ont libéré le 8 août 2007.

 

[11]           Le 14 août 2007, il a dénoncé l’enlèvement et l’agression au ministère public, accusant Mario et Roberto Guagnelli d’avoir orchestré l’incident. Deux semaines plus tard, il a déménagé à Queretero, dans l’État du même nom.

 

[12]           Il a reçu un message de son frère l’informant que [traduction] « les mêmes personnes » s’étaient rendues chez leurs parents pour poser des questions à son sujet. Il a reçu un appel sur son téléphone cellulaire de Roberto Guagnelli qui clamait son innocence et posait des questions au sujet des accusations faites à Morelia.

 

[13]           Le 16 octobre 2007, il se trouvait dans sa voiture lorsqu’on lui a tiré dessus. Des témoins ont communiqué avec la police qui l’a escorté jusqu’au ministère public. Le demandeur a dénoncé Vega et ses deux directeurs des contrats chez PEMEX. La même nuit, il a déménagé à Tampico, au Tamaulipas, son État d’origine où il avait vécu, où il est allé à l’école et où il avait travaillé. Un ami avocat, qu’il avait consulté lorsqu’il avait été renvoyé par TINEP, lui a conseillé de quitter le Mexique. Après un bref contretemps dû à l’état de santé de sa mère, il est arrivé au Canada le 5 novembre 2007 et a demandé l’asile.

 

La décision du tribunal

[14]           Avant de commencer son analyse, le tribunal a dit ce qui suit concernant le demandeur : « Il est en contact avec des personnes au Mexique qui lui ont dit que TINEP et PEMEX continuent de mener leurs activités et qu’il n’y avait eu aucune enquête. Ces mêmes personnes lui ont également dit qu’il y avait toutefois eu des changements au niveau de la gestion et que Vega avait l’intention de se présenter aux élections comme candidat du PRI ». Le tribunal a ajouté : « Le demandeur d’asile craint que les agents de persécution s’intéressent toujours à lui parce que, selon ses dires, il dispose d’éléments de preuve incriminants contre eux et que les autorités de l’État sont corrompues et ne le protègeront pas ». [Non souligné dans l’original.]

 

[15]           Au début de son analyse, le tribunal a écrit ce qui suit : « Les menaces alléguées par le demandeur d’asile sont des actes de criminalité et, puisque la criminalité n’a pas de lien avec un motif prévu par la Convention, le demandeur d’asile n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ». Il a alors entrepris l’examen au regard de l’article 97.

 

[16]           Le tribunal a ensuite résumé les principaux éléments du FRP du demandeur et de son témoignage. Il a signalé la plainte que le demandeur a déposée le 25 juin 2007, auprès du DOESW pour congédiement injustifié et pour recevoir la rémunération et les indemnités de départ, en écrivant ce qui suit : « Le demandeur d’asile a communiqué pour la première fois avec des autorités de l’État à la fin du mois de juin 2007, lorsqu’il a demandé de l’aide […] au sujet des problèmes qu’il a rencontrés à Mexico. Il a déménagé à Morelia, au Michoacan, avant la fin du mois de juillet ».

 

[17]           Le tribunal a conclu que le demandeur a été enlevé et agressé à Morelia, qu’il a été libéré le 8 août 2007 et qu’il a déposé une dénonciation le 14 août 2007 « contre M. Guagnelli et son fils ». Il a ajouté ce qui suit : « Peu de temps après, à la fin du mois d’août, le demandeur d’asile a déménagé à Queretero, où, le 16 octobre 2007, on lui a tiré dessus; il a été escorté par la police jusqu’au ministère public. Il y a déposé une dénonciation où il accusait cette fois‑ci les trois responsables des contrats de PEMEX ». Le tribunal a souligné ceci : « La nuit même, le demandeur d’asile a déménagé à Tampico ».

 

[18]           Le tribunal a conclu ce qui suit :

 

Lorsque j’examine les efforts du demandeur d’asile pour régler ses problèmes au Mexique avant de demander l’asile à l’étranger, je constate que, chaque fois, soit lorsqu’il s’est adressé au ministère de l’Emploi et de la Sécurité sociale à Madero, au Tamaulipas, en juin 2007, ainsi que lorsqu’il s’est adressé à la police à Morelia, au Michoacan, en août 2007, et à Queretero, en octobre 2007, le demandeur d’asile a déménagé rapidement après avoir communiqué avec ces représentants de l’État. [Non souligné dans l’original.]

 

[19]           Le tribunal a dit ce qui suit : « […] chaque fois, le demandeur d’asile a peut‑être présumé trop rapidement que la protection de l’État ne serait pas offerte ou que son problème ne serait pas réglé ». [Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Il a également constaté ceci : « […] le demandeur d’asile a donné des noms différents relativement aux auteurs des actes pour chaque dénonciation et, à Queretero, ce sont des témoins qui ont communiqué avec la police. Il n’y a donc qu’une seule dénonciation qui ait été initiée par le demandeur d’asile ».

 

[21]           Le tribunal a conclu ce qui suit : « Il est clair qu’il incombe au demandeur d’asile de s’adresser à la police du Mexique avant de demander la protection du Canada » [et a ajouté] « je ne suis pas convaincue que le demandeur d’asile a fait des efforts sincères pour demander la protection de l’État pour les motifs susmentionnés ». Le tribunal a cité les décisions Sandor Szucs c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Dossier : IMM‑6248‑99, 3 octobre 2000), et Gloria Del Carmen Peralta c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2002 CFPI 989 (Dossier : IMM-5451-01), pour affirmer que le demandeur d’asile devait prendre toutes les mesures raisonnables dans les circonstances en vue d’obtenir la protection de l’État. Même si le demandeur d’asile n’est pas tenu de démontrer qu’il a épuisé absolument tous les recours disponibles pour assurer sa protection, il doit prendre toutes les mesures raisonnables, compte tenu de sa situation. [Non souligné dans l’original.]

 

[22]           Le tribunal a examiné ensuite la situation existant au Mexique, citant le rapport de 2007 du Département d’État des États‑Unis publié en juin 2008 et a conclu ceci : « La preuve documentaire reconnaît l’existence de la criminalité et de la corruption au Mexique, mais elle indique également que le gouvernement prend des mesures pour régler le problème ». Il a précisé que le Mexique « est une démocratie qui évolue et qui fonctionne » et a conclu que « par conséquent, la présomption de la protection de l’État s’applique ». Il a dit : « Le gouvernement respecte généralement les droits de la personne à l’échelon national en effectuant des enquêtes sur des fonctionnaires et des membres des forces de sécurité, le cas échéant, et en poursuivant ces derniers et en les condamnant ». Le tribunal a cité l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, (1992) 18 Imm. L.R. (2d) 130, pour illustrer le principe selon lequel il ne suffit pas de démontrer qu’un gouvernement n’a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation particulièrement lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens. Il a renvoyé à une décision où l’on a conclu que : « […] la preuve documentaire indiquait que, même s’il existait des problèmes de corruption au Mexique, des efforts considérables étaient faits pour lutter contre cette corruption ».

 

[23]           Le tribunal a conclu ce qui suit :

 

D’après les éléments de preuve documentaire et les faits propres à la présente espèce, je conclus que le demandeur d’asile n’a pas pris toutes les mesures, ni même des mesures raisonnables, pour demander la protection au Mexique … [et qu’il] n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État par une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à le protéger.

 

Analyse

[24]           Avant d’aborder les questions de fond, je constate que le demandeur n’a pas contesté la conclusion du tribunal selon laquelle l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) ne s’appliquait pas. L’article 96 de la LIPR vise les cas où il est possible d’obtenir la qualité de réfugié au sens de la Convention. La présente affaire concerne donc la question de savoir si le demandeur a qualité de personne à protéger aux termes de l’article 97 de la LIPR. Voici le contenu de cette disposition dans les deux langues officielles :

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

[My emphasis.]

 

 

 

a) La norme de contrôle

 

[25]           Dans sa contestation de la décision du tribunal, l’avocate du demandeur soulève deux questions : 1) celle de savoir si le tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte, sans explication, d’éléments de preuve qui allaient à l’encontre de ses conclusions sur l’existence de la protection de l’État; et 2) celle de savoir si le tribunal a omis d’analyser correctement les règles de droit concernant l’obligation du demandeur de prendre des mesures raisonnables pour se prévaloir de la protection de l’État, compte tenu de sa situation, et notamment, ayant conclu que le demandeur n’a pas pris de mesures raisonnables parce qu’il n’a pas donné aux autorités de l’État la possibilité de le protéger, si le tribunal a omis de tirer une conclusion cruciale selon laquelle si le demandeur n’avait pas « déménagé rapidement » après avoir déposé des plaintes auprès des autorités de l’État, donnant ainsi à ces dernières plus de temps pour traiter ces plaintes, la protection de l’État aurait pu raisonnablement être assurée.

 

[26]           Les questions soulevées par le demandeur sont semblables à celles soulevées dans l’affaire Capitaine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 98 (Capitaine). Je souscris aux conclusions de ma collègue, la juge Gauthier, sur la norme de contrôle :

 

10     Il n’y a pas de litige quant à la norme de contrôle applicable à l’ensemble de ces questions. S’il y a eu effectivement une erreur de droit (le défendeur s’oppose à ce que l’erreur alléguée soit ainsi qualifiée), la norme est la décision correcte. Toutefois, la conclusion de la SPR concernant l’existence de la protection de l’État, y compris la question de savoir s’il était déraisonnable que les demandeurs ne s’en soient pas prévalus, est une question mixte de fait et de droit assujettie à la norme de la décision raisonnable simpliciter (Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. n587, 2007 CAF 171, au paragraphe 38). Si l’insuffisance des motifs équivaut à un manquement à l’équité procédurale, la Cour interviendra sans qu’il soit nécessaire de procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle (Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 2056, aux paragraphes 53 à 55).

 

[27]           La réforme de la Cour suprême du Canada sur les normes de contrôle et son analyse dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, n’a pas d’incidence sur les conclusions de la juge Gauthier, fondées notamment sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Hughey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 38 (Hinzman).

 

b) Certains principes de droit

 

[28]           Il existe une multitude de décisions sur les éléments que doit comporter la protection de l’État et s’appuyant essentiellement sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 (Ward). Dans Ward, la Cour a conclu qu’une personne persécutée avait l’obligation de s’adresser tout d’abord, dans une certaine mesure, à son État d’origine pour obtenir sa protection parce que, comme l’écrit le juge La Forest à la page 724, s’exprimant au nom de la Cour : « La plupart des États seraient prêts à tenter d’assurer la protection, alors qu’une évaluation objective a établi qu’ils ne peuvent pas le faire efficacement.  En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale ».

 

[29]           Le juge La Forest a formulé ainsi le critère applicable :

 

49     Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit :  l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée ».  En d’autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine; autrement, le demandeur n’a pas vraiment à s’adresser à l’État. [Non souligné dans l’original.]

 

[30]           Le juge La Forest a ensuite examiné la question de savoir comment un demandeur d’asile arrive à prouver l’incapacité de l’État de protéger ses ressortissants ainsi que le caractère raisonnable de son refus de solliciter réellement cette protection. Dans l’affaire dont était saisie la Cour, les autorités de l’État ont reconnu leur incapacité de protéger M. Ward. Le juge a écrit ensuite :

 

50     […] Toutefois, en l’absence de pareil aveu, il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection.  Par exemple, un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée.  En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens.  La sécurité des ressortissants constitue, après tout, l’essence de la souveraineté.  En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, comme celui qui a été reconnu au Liban dans l’arrêt Zalzali, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur.

 

[31]           Avant et après l’arrêt Ward, la Cour d’appel fédérale a rendu plusieurs jugements qui établissent les paramètres de la protection de l’État, et tout récemment dans Hinzman, précité, et Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 (Carrillo), qui traitait de la protection de l’État au Mexique.

 

[32]           Des centaines de décisions de notre Cour traitent de la protection de l’État au Mexique. J’estime que deux d’entre elles ont une pertinence particulière sur le point crucial que l’avocate du demandeur a soulevé : la décision du juge Martineau dans Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 FC 359 (Avila), et celle du juge Phelan dans Hurtado-Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 630 (Hurtado-Martinez).

 

[33]           À partir des décisions susmentionnées, je puise certains principes de droit applicables et je les résume comme suit :

 

1)        Il y a lieu de présumer que l’État est prêt à tenter d’assurer la protection de ses citoyens et capable de les protéger (Ward).

 

2)        La preuve de la volonté de l’État de protéger ne peut être assimilée à une preuve de protection adéquate (Ward).

 

3)        Chaque cas est un cas d’espèce. Donc, bien que l’existence de la protection de l’État au Mexique puisse avoir été reconnue, peut‑être même au niveau d’un État donné, cela n’empêche pas une cour de justice de conclure, en se fondant sur des faits différents, que le même État est incapable d’offrir une protection adéquate (Avila).

 

4)        On s’attend à ce que le demandeur d’asile prenne toutes les mesures raisonnables dans sa situation pour se prévaloir de la protection de l’État contre ses persécuteurs (Ward, Avila). Le demandeur qui ne le fait pas et qui soutient que la protection de l’État est insuffisante a la charge de présenter et une preuve à cet égard et de convaincre le tribunal de son bien‑fondé (Carrillo).

 

5)        Cette exception à l’attente générale que les demandeurs d’asile s’adressent à l’État étaye le principe selon lequel le demandeur d’asile n’a pas à mettre sa vie en danger pour démontrer l’inefficacité de la protection de l’État (Ward, Avila).

 

6)        La conclusion du tribunal selon laquelle le demandeur d’asile n’a pas pris de mesures pour obtenir la protection de l’État, ne porte un coup fatal à la demande que dans le cas où celui‑ci conclut également que la protection pouvait raisonnablement être offerte. Pour tirer une conclusion à cet égard, le tribunal est tenu d’examiner le caractère unique du pouvoir et de l’influence du persécuteur allégué sur la capacité et la volonté de l’État de protéger (Ward, Avila, Heurtado-Martinez).

 

7)        Dans le même ordre d’idées, si le persécuteur allégué n’est pas un agent de l’État, le tribunal doit examiner la motivation de l’agent persécuteur et sa capacité à poursuivre le demandeur localement ou dans l’ensemble du pays, ce qui pose, le cas échéant, la question de l’existence d’un refuge interne et de sa raisonnabilité (Avila).

 

8)        La preuve pouvant être présentée pour démontrer que la protection de l’État n’aurait pu raisonnablement être assurée comprend : le témoignage des personnes qui sont dans une situation semblable à celle du demandeur, son propre témoignage au sujet de la protection de l’État et une preuve documentaire (Ward).

 

9)        La norme de preuve est celle de la prépondérance des probabilités (Carrillo).

 

10)    La qualité d’une telle preuve sera proportionnelle au degré de démocratie d’un État (Avila).

 

11)    Le degré de démocratie peut diminuer si l’État tolère la corruption de ses institutions (Avila).

 

12)    La preuve des recours contre la corruption n’établit pas leur effet pratique (Avila). Afin de neutraliser l’impact de la corruption sur l’analyse de la preuve, la Commission doit établir l’effet pratique des recours en question.

 

13)    La preuve doit être pertinente, digne de foi et convaincante pour démontrer au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante (Carrillo).

 

[34]           Pour élargir le contexte, il faut préciser que l’affaire Avila concernait un demandeur d’asile originaire du Mexique qui avait désigné comme persécuteur une personne qui n’était pas un agent de l’État et pour laquelle il avait travaillé au bureau local du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Le demandeur a découvert que son persécuteur était directement impliqué dans le financement illégal de l’Organisation démocratique des étudiants en technique qu’on soupçonnait de commettre des actes de sabotage et de vandalisme pour le compte du PRI. Le demandeur a révélé à son supérieur qu’il était au courant de ces paiements illégaux et a voulu se dissocier de lui. Avant de cesser de travailler pour son persécuteur, il a fait des copies de certains documents qui, apparemment, incriminaient ce dernier. M. Avila a été jugé crédible.

 

[35]           L’affaire Hurtado-Martinez ne portait pas sur la corruption; la demanderesse d’asile, une citoyenne du Mexique, a prétendu que son voisin, un commandant de l’Agence fédérale d’enquête du Mexique avait tenté de la violer, mais a été repoussé par son conjoint de fait qui est revenu à la maison juste à ce moment‑là. Une demande au service de police semble avoir été  rejetée. Son conjoint de fait a été agressé deux jours plus tard par le commandant et certains de ses hommes.  

 

[36]           La demanderesse d’asile a quitté la ville après avoir reçu des menaces par téléphone du commandant. Son compagnon s’est enfui ailleurs. Le commandant a trouvé le moyen de l’appeler sur son téléphone cellulaire; elle a changé son numéro, mais il était toujours en mesure de la retrouver. La demanderesse a communiqué avec Desarrollo Integral de la Familia où on lui a conseillé de déposer sa plainte auprès d’un autre département du ministère public; elle a refusé de suivre ce conseil vu la manière dont sa plainte avait été traitée antérieurement et parce qu’elle craignait des représailles. Il semble que dans l’affaire Hurtado-Martinez, le tribunal n’ait pas traité de la crédibilité de la demanderesse.

 

[37]           Dans les affaires Avila et Hurtado-Martinez, le tribunal a refusé l’asile au Canada au motif que les demandeurs auraient dû épuiser tous les recours existants avant de demander la protection au Canada. Dans les deux affaires, notre Cour est intervenue pour annuler la décision du tribunal. La conclusion du tribunal a été annulée en raison de son omission de procéder à une analyse appropriée relative à la protection de l’État, et en particulier d’examiner l’ensemble de la preuve qui lui était soumise pour déterminer si les actions des demandeurs étaient raisonnables dans les circonstances.

 

[38]           Je devrais ajouter que, dans la décision Capitaine, la juge Gauthier est arrivée à une conclusion semblable dans les mêmes circonstances.

 

Conclusions

[39]           Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. La question au coeur du présent litige est formulée dans le passage suivant de l’arrêt  Ward, à la page 723:

 

48     Le demandeur doit‑il d’abord solliciter la protection de l’État, lorsque sa revendication est fondée sur le volet « ne veut » dans le cas où l’État est incapable de le protéger?  La Commission d’appel de l’immigration a conclu qu’en l’absence de preuve de complicité de l’État, la simple apparence d’inefficacité de l’État ne suffit pas à justifier une revendication.  Comme le professeur Hathaway, op. cit., l’affirme, à la p. 130 :

 

[traduction] De toute évidence, on ne saurait dire que l’État ne fournit pas de protection si le gouvernement n’a pas eu l’occasion de réparer une forme de préjudice dans des circonstances où la protection aurait pu raisonnablement être assurée : […] [Non souligné dans l’original.]

 

[40]           Le tribunal a estimé que le demandeur était en faute parce qu’il n’a pas donné aux autorités l’occasion appropriée de répondre aux plaintes qu’il avait déposées. Je crois que l’analyse du tribunal comporte deux erreurs. Premièrement, il n’a pas tenu compte du témoignage du demandeur concernant les circonstances qui l’ont décidé à quitter le ressort où les plaintes avaient été déposées et n’a pas analysé, compte tenu des circonstances particulières, la question de savoir si la protection de l’État aurait pu raisonnablement être assurée.

 

[41]           En ce qui concerne le premier point, je tire les conclusions suivantes :

 

1)    Le tribunal a commis une erreur en concluant que la demande du demandeur auprès du DOESW pour recevoir la rémunération qui lui était due constituait une demande de protection au sens du droit des réfugiés. De toute évidence, ce n’était pas le cas.

 

2)      Le tribunal n’a pas mentionné la réaction de Roberto Guagnelli lorsque le demandeur a communiqué avec lui au sujet de son congédiement. Le tribunal a omis de tenir compte du fait qu’au début de juillet 2007, deux hommes non identifiés ont approché le demandeur, l’ont bousculé et l’ont averti de ne plus parler de l’affaire en question. Il n’y a aucune mention du fait que le demandeur a reçu plusieurs appels de menaces pour avoir dévoilé l’histoire de corruption à la station de télévision locale et qu’il a dû déménager à Morelia.

 

3)      Après avoir été enlevé et agressé à Morelia, il a déposé, le 14 août 2007, une plainte auprès du ministère public, accusant Mario Guagnelli et son fils d’être ses persécuteurs. Deux semaines plus tard, il a déménagé à Queretaro. Le tribunal ne mentionne pas le fait que, peu après, Roberto Guagnelli lui a téléphoné et lui a posé des questions au sujet de la plainte déposée à Morelia.

 

4)      Le demandeur a porté plainte à la suite de l’incident des coups de feu tirés sur lui. Le tribunal n’a pas mentionné que la  police a exigé un pot‑de‑vin pour agir. Il a quitté la ville la nuit même.

 

[42]           Deuxièmement, le tribunal ne fait aucune analyse de la question de savoir si, dans les circonstances, la protection aurait pu raisonnablement être assurée. Il était tenu d’effectuer une telle analyse en tenant compte de plusieurs facteurs pertinents dont : 1) l’identité des persécuteurs du demandeur; 2) l’influence qu’ils exerçaient; 3) la nature fondamentale de l’affaire –  il s’agissait une affaire de corruption et la preuve documentaire démontre que la corruption constitue un problème au Mexique.

 

[43]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, la décision du tribunal annulée et l’affaire renvoyée devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué. Aucune question à certifier n’a été proposée.

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2331-09

 

INTITULÉ :                                                   OSCAR LEONARDO PEREZ MENDOZA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 19 novembre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          Le juge Lemieux

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   Le 4 février 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alyssa Manning

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Khatidja Moloo

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Vander Vennen Lehrer

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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