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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100222

Dossier : IMM-258-09

Référence : 2010 CF 193

Ottawa (Ontario), le 22 février 2010

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

 

ENTRE :

ALDO MALFEO

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               La question principale soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si une membre de la Section d’appel de l’immigration (le tribunal ou la SAI) a violé les principes de justice naturelle ou les exigences de la loi lorsqu’elle a rejeté, le 28 décembre 2008, la demande présentée par le demandeur de sursoir à son expulsion vers l’Italie. Cette demande a été présentée en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), qui permet au tribunal d’accorder la prise de mesures spéciales si des motifs d’ordre humanitaire le justifient vu l’ensemble des circonstances.

 

[2]               Les circonstances particulières de la présente affaire découlent d’une recommandation commune (ci‑après également nommée « recommandation conjointe ») présentée par les avocats du demandeur et des défendeurs visant l’octroi d’un sursis pour une période de six ans sous réserve de conditions strictes. Le tribunal n’a pas accepté la recommandation commune et a rejeté l’appel.

 

[3]               La mesure d’expulsion, dont la légalité n’a pas été contestée par le demandeur devant la SAI, était fondée sur l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, qui dispose qu’un résident permanent ou un ressortissant étranger est interdit de territoire pour grande criminalité s’il est déclaré coupable au Canada d’une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois a été infligé. Le 18 février 2004, le demandeur a été déclaré coupable de possession d’une arme à feu et de munitions prohibées, condamné à plus de six mois d’emprisonnement et assujetti à deux années de probation.

 

Le contexte factuel

[4]               M. Malfeo est âgé de 53 ans et est citoyen de l’Italie; il a obtenu le droit d’établissement au Canada en 1980 avec sa femme et sa fille, puis il a obtenu la résidence permanente en 1982. Sa fille est décédée des suites d’une leucémie en 1997. M. Malfeo a un fils né au Canada qui est aujourd’hui âgé de 13 ans. Il s’est séparé d’avec son épouse en 2003, et cette dernière a la garde de leur fils. M. Malfeo ne peut communiquer ni avec son épouse ni avec son fils en raison d’une ordonnance de non‑communication d’une durée de cinq ans qui a été rendue en septembre 2005.

 

[5]               Vers 1985, le demandeur a commencé à utiliser des drogues illicites et a développé une dépendance à la cocaïne puis à l’héroïne. Il a contracté l’hépatite C parce qu’il a échangé des seringues. Afin de se réhabiliter, il a participé à un programme de traitement de la toxicomanie en Italie en 1992. Après une rechute, il est retourné en Italie pendant quatre autres mois. Il n’a plus rien consommé jusqu’en 1998. Plus récemment, dans le cadre du Programme de cautionnements à Toronto, auquel il s’est inscrit le 29 août 2007, le demandeur a dû participer à des séances de consultation et à des réunions des Alcooliques anonymes afin de traiter sa dépendance. Après sa mise en liberté sous caution et jusqu’à ce qu’il soit expulsé vers l’Italie, il vivait dans une maison de groupe accueillant des personnes souffrant de maladies mentales. Il a allégué qu’il souffrait de dépression et qu’il a consulté un psychologue au cours des quatre à cinq dernières années.

 

[6]               Le tribunal a tenu son audience le 22 octobre 2008 par téléconférence. Après l’audition des témoignages, le temps fixé pour l’audience s’était écoulé et aucune observation orale n’a donc pu être présentée au tribunal. Le tribunal a demandé qu’on lui présente les observations finales par écrit. Au lieu de recevoir des observations contradictoires de chaque avocat, le tribunal a plutôt reçu une recommandation commune des avocats datée du 4 novembre 2008 [traduction] « afin de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi, sous réserve des conditions stipulées, pour une période six ans ».

 

La décision du tribunal

[7]               Le tribunal a mentionné au commencement de ses motifs qu’il « a reçu [le 4 novembre 2008] une recommandation conjointe visant l’octroi d’un sursis, recommandation qui n’était justifiée par aucune observation écrite ». La membre de la SAI a continué son analyse sur le fond de l’affaire par un examen fondé sur les facteurs de Ribic, lesquels ont été approuvés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84. Le tribunal a en particulier conclu ce qui suit :

 

a.     En ce qui concerne la possibilité de réadaptation :

 

Le tribunal a tenté de déterminer s’il y avait possibilité de réadaptation compte tenu des circonstances de l’affaire. Le tribunal conclut que l’appelant s’est efforcé de modifier son existence, mais qu’il a pris cette décision il y a très peu de temps. Compte tenu du fait que l’appelant a consommé de la drogue et s’est livré à des activités criminelles pendant de nombreuses années, le tribunal ne peut présumer, en se fondant sur les éléments de preuve présentés en l’espèce, qu’il est réellement engagé dans la voie de la réadaptation.

[Non souligné dans l’original.]

 

b.    En ce qui concerne la durée de la période passée au Canada et le degré d’établissement (le demandeur est resté 28 ans au Canada), le tribunal a conclu « que l’appelant n’a aucun respect pour la loi canadienne et que, contrairement à l’ensemble des citoyens canadiens et des résidents permanents, il n’agit pas dans l’intérêt de la société canadienne. Le tribunal constate également que l’appelant fraude le système depuis de nombreuses années ».

 

[8]               Le tribunal a également conclu que le demandeur n’était pas établi au Canada parce qu’« il ne possède plus que des vêtements ».

 

[9]               Sur la question de la recommandation commune, le tribunal a écrit ce qui suit :

 

[45]      Les conseils ont recommandé conjointement qu’il soit sursis à la mesure d’expulsion prise contre l’appelant.

 

[46]      Vu les circonstances de l’affaire, le tribunal estime que cette recommandation n’est pas appropriée, pour les motifs qui suivent :

 

Compte tenu de la Loi qui a pour objet :

 

3(1)h) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité

 

et compte tenu du fait que l’appelant représente toujours un danger pour sa femme et son fils, le tribunal conclut que, même si l’appelant a terminé un troisième programme de traitement contre la toxicomanie le 25 juillet 2008, trois mois avant la présente audience, ce qui joue en sa faveur, ses récents efforts de réadaptation ne l’emportent pas sur le reste des éléments de preuve, lesquels montrent que l’appelant a un casier judiciaire important et risque de commettre d’autres actes de violence. [Non souligné dans l’original.]

 

La norme de contrôle

[10]           Il est clair en droit que la norme de contrôle applicable à un manquement à la justice naturelle ou à l’équité procédurale est la décision correcte (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 43). Il n’est pas nécessaire de faire preuve de déférence envers le décideur.

 

Analyse et conclusions

(1) Équité procédurale

[11]           Récemment, les juges Bastarache et Lebel ont écrit ce qui suit aux paragraphes 79 et 80 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, rendu par la Cour suprême du Canada : (1) « l’équité procédurale est un fondement du droit administratif canadien moderne »; (2) « les décideurs publics sont tenus de faire preuve d’équité lorsqu’ils prennent des décisions touchant les droits, les privilèges ou les biens d’une personne » et (3) « la notion d’équité procédurale est éminemment variable et son contenu est tributaire du contexte particulier de chaque cas ».

 

(2) Les principes visant les recommandations communes

[12]           L’emploi de recommandations communes est bien connu en droit pénal, où la Couronne et la défense présentent de telles recommandations, par exemple, pour la détermination de la peine. Des recommandations communes ont déjà été employées dans des affaires en droit administratif dans le contexte du droit de l’immigration, voir Nguyen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 196 F.T.R. 236; il s’agit d’une affaire semblable à l’espèce, car elle portait sur une demande présentée par M. Nguyen à l’ancienne section d’appel, à qui M. Nguyen avait demandé d’exercer sa compétence en matière de motifs d’ordre humanitaire en vertu d’une disposition de la Loi sur l’immigration, aujourd’hui abrogée, semblable à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. L’affaire Nguyen portait sur l’omission de la section d’appel d’expliquer pourquoi la recommandation commune, dans laquelle les avocats recommandaient l’octroi d’un sursis de cinq ans, n’avait pas été acceptée. L’objet du sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion, dans l’affaire Nguyen comme en l’espèce, est de donner l’occasion au demandeur de montrer, sur le terrain pour ainsi dire, qu’il peut devenir un résidant respectable et respectueux des lois du Canada.

 

[13]           Tirant profit de la jurisprudence en droit pénal tout en faisant une distinction claire entre une expulsion résultant d’un acte criminel et celle qui ne résulte pas d’un acte criminel, la Cour a écrit ce qui suit au paragraphe 11 :

 

[11]  Néanmoins, je suis attiré vers le raisonnement sous-jacent aux recommandations conjointes dans une affaire visée à l’alinéa 70(1)b) dans laquelle la compétence du tribunal est très étendue, les motifs de l’expulsion en l’espèce se fondent sur des infractions criminelles et les facteurs énoncés dans l’arrêt Chieu, supra, (la gravité de l’infraction, la possibilité d’une réhabilitation, les conséquences pour la victime, les remords de la demanderesse) sont analogues aux affaires prises en considération dans la détermination de la peine lors de la déclaration de culpabilité.

 

[14]           J’ai cité certains extraits de l’arrêt R. c. Dubuc, 1998 CanLII 12524 (QC C.A.), (1998), 131 C.C.C. (3d) 250, rendu par la Cour d’appel du Québec et rédigé par le juge Fish, maintenant juge à la Cour suprême du Canada, qui a infirmé la peine et lui a substitué la peine ayant fait l’objet d’une recommandation commune. Le juge Fish a écrit ce qui suit :

 

[traduction]

[…] Je le répète, le juge de première instance n’était pas tenu par la recommandation commune des avocats. Pour des motifs appropriés, expliqués même sommairement, il était fondé à s’écarter de la peine proposée de façon commune. Le juge pouvait de bon droit accepter ou rejeter la recommandation. Mais il ne pouvait pas ne pas en tenir compte. Encore moins, simplement la négliger.

 

[15]           Le juge Fish dans l’arrêt Dubuc a également affirmé que les recommandations de l’avocat de la Couronne devaient faire l’objet d’un [traduction] « examen sérieux » par les tribunaux et [traduction] qu’« elles ne devraient pas être écartées à la légère ».

 

[16]           Dans la décision Nguyen, la Cour a également renvoyé à l’arrêt R. c. Chartrand, (1998), 131 C.C.C. (3d) 122, rendu par la Cour d’appel du Manitoba, dans lequel le juge Kroft a mentionné ce qui suit :

 

[traduction]

[8]   Le juge de la détermination de la peine n’est pas tenu d’accepter la recommandation, mais celle-ci ne devrait pas être rejetée à moins d’une raison valable. La présente affaire n’entre pas dans cette catégorie.

 

Conclusion

[17]           Pour les motifs qui suivent, vu les faits de l’espèce, l’intervention de la Cour est nécessaire pour que justice soit faite.

 

[18]           Malgré que la recommandation commune ait été reçue alors que le tribunal ne s’y attendait pas, le tribunal a manqué à l’équité procédurale en la rejetant purement et simplement sans demander des explications supplémentaires. Le demandeur dans les circonstances n’a pas pu profiter d’une audience équitable. Les conséquences sur le demandeur étaient importantes. Les conditions du sursis proposé abordaient clairement les réserves du tribunal : elles prévoyaient entre autres que le demandeur aurait l’obligation de ne commettre aucune infraction pénale, de déployer des efforts raisonnables pour chercher et pour garder un emploi, de suivre une psychothérapie, de se soumettre à des contrôles de drogues inopinés et de respecter les ordonnances des tribunaux (ce qui comprendrait le respect de l’ordonnance de non‑communication). Le tribunal n’a fourni aucune analyse concernant les conditions proposées et ne les a même pas mentionnées.

 

[19]           En outre, il est également clair que le tribunal n’a pas examiné sérieusement la recommandation commune. Encore une fois, le tribunal n’a fourni aucune analyse des conditions et a écarté la recommandation commune de façon hâtive.

 

[20]           Les motifs que le tribunal a avancés pour rejeter la recommandation commune ne comprennent pas non plus d’analyse et ne résistent pas à un examen raisonnable.

 

[21]           Pendant l’audience, j’ai été avisé que le demandeur ne s’était pas présenté pour son renvoi le 14 octobre 2009 après que sa demande de sursis eut été rejetée. J’ai renvoyé les parties au récent arrêt Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, rendu par la Cour d’appel fédérale, et je leur ai demandé de me présenter des observations écrites. L’avocat du défendeur ne m’a pas demandé de ne pas trancher l’affaire sur le fond. Il a plutôt plaidé que je ne devrais pas ordonner au ministre de faire revenir M. Malfeo au Canada en attendant que la SAI examine de nouveau l’affaire si M. Malfeo avait gain de cause en l’espèce. Je souscris aux observations du défendeur, surtout en ce qui a trait à l’absence de préjudice. Cependant, je prie la SAI de tenir la nouvelle audience le plus rapidement possible dans les circonstances.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est infirmée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAI pour que celui‑ci statue à nouveau sur l’affaire.

 

 

                                                                                                            « François Lemieux »

                                                                                                ____________________________

                                                                                                                        Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-258-09

 

INTITULÉ :                                                   ALDO MALFEO c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                                                                        ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 16 DÉCEMBRE 2009

 

MOTIFS DES JUGEMENTS

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 22 FÉVRIER 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Mark Rosenblatt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Michael Butterfield

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Mark Rosenblatt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 

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