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Cour fédérale

Federal Court


 


Date : 20100301

Dossier : IMM-2158-09

Référence : 2010 CF 238

Ottawa (Ontario), le 1er mars 2010

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

 

ENTRE :

EUSEBIO FRIAS MUNOZ

CLAUDIA FLORES SOTO

VIVIAN AUDREY FRIAS FLORES

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               Les demandeurs sont des membres d’une même famille et des citoyens du Mexique. Ils contestent la décision rendue le 8 avril 2009 par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés (le tribunal ou la SPR) portant qu’ils n’ont ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni qualité de personnes à protéger.

 

[2]               Je constate qu’il s’agit de leur deuxième comparution devant la Section de la protection des réfugiés. La première décision défavorable prononcée contre eux a été infirmée par la juge Dawson, alors juge à la Cour fédérale, dans Munoz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 995 au motif que le tribunal à l’époque avait invoqué la décision Xue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 195 F.T.R. 229 à l’appui de sa conclusion relative à la protection de l’État, décision qui a par la suite été remise en cause par la Cour d’appel fédérale. En l’espèce, je remarque aussi que le tribunal n’a pas tiré de conclusion quant à l’existence de la protection de l’État même si le demandeur principal n’a pas porté plainte à la police.

 

[3]               L’avocate des demandeurs conteste la décision pour trois motifs principaux :

 

1.    La SPR a commis une erreur de droit en appliquant le critère erroné pour déterminer ce qui constitue un risque généralisé en regard de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) et a mal interprété la nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés.

 

2.    La SPR a commis une erreur en concluant que les demandeurs bénéficiaient d’une PRI viable à Tijuana, à Monterrey et à Guadalajara. L’avocate soutient que cette conclusion était déraisonnable, ayant été tirée sans tenir compte de la preuve et, qui plus est, par suite de l’application d’une norme de preuve trop rigoureuse erronée pendant l’examen de la PRI.

 

3.    La SPR a tiré une conclusion déraisonnable quant à la vraisemblance, au vu de la preuve, elle a commis une erreur en exigeant que les demandeurs produisent une preuve corroborante et elle a manqué à l’équité procédurale à leur endroit en empêchant M. Munoz de donner une explication satisfaisante.

 

Le contexte

[4]               Dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), M. Munoz précise qu’il est comptable de formation et qu’il a travaillé pendant près de six ans comme gérant d’une concession Volkswagen à Mexico.

 

[5]               Il craint de retourner au Mexique parce qu’il a été victime d’actes d’extorsion de la part de Gerardo Garcia, un agent de la police judiciaire et un membre d’un important gang de criminels. Il prétend que cette personne a proféré des menaces de mort à son égard et à l’égard de son épouse et de sa fille.

 

[6]               Selon les allégations de M. Munoz, M. Garcia faisait partie d’un groupe de personnes qui se sont présentées à la concession à plusieurs reprises pour acheter des voitures d’occasion et parfois des voitures neuves. Ces personnes étaient toujours ensemble; elles étaient armées et certaines d’entre elles portaient l’insigne de la police judiciaire. Elles se déplaçaient dans des véhicules de la police judiciaire.

 

[7]               M. Munoz a commencé à avoir des problèmes en août 2004 lorsque M. Garcia lui a annoncé que lui et ses amis avaient été de bons clients de la concession et qu’ils continueraient de l’être, à condition de recevoir une rétribution pour les ventes antérieures. M. Munoz a affirmé avoir refusé de se plier à cette mesure d’extorsion. M. Garcia l’a ensuite menacé. Les demandes de sommes d’argent se sont poursuivies; M. Munoz refusait toujours, mais il ne les signalait pas au ministère public parce qu’il craignait que M. Garcia l’apprenne et exerce des représailles. M. Munoz n’a pas non plus porté les actes d’extorsion à l’attention du propriétaire de la concession dont il était gérant.

 

[8]               M. Munoz a soutenu qu’en septembre 2005, M. Garcia s’est présenté à la concession pour réclamer une nouvelle voiture gratuite. Il a refusé et a déménagé sa famille chez sa tante, à l’extérieur de Mexico. Il a quitté le Mexique le 16 novembre 2005, laissant les membres de sa famille dernière lui; sa famille l’a rejoint ici le 31 mars 2006.

 

[9]               Pendant son témoignage, M. Munoz a admis qu’il ne s’était pas réclamé de la protection de l’État, c’est-à-dire qu’il ne s’était pas plaint des actes d’extorsion dont il avait été victime parce que son persécuteur était un agent de la police judiciaire; la protection n’aurait pas raisonnablement été assurée.

 

La décision du tribunal

[10]           Le tribunal s’est d’abord prononcé sur le lien avec la Convention, concluant que la crainte de persécution du demandeur était une crainte d’être victime d’un acte criminel au Mexique et qu’elle n’était aucunement liée à l’un des cinq motifs de persécution exposés dans la Convention. Le demandeur ne s’est pas opposé à cette conclusion. La décision du tribunal s’articulait autour de l’applicabilité de l’article 97 de la LIPR, qui prévoit ce qui suit :

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. [Je souligne.]

 

 

Person in need of protection

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care. [Emphasis mine.]

 

La crédibilité

[11]           Le tribunal n’a pas semblé remettre en question certains éléments du témoignage de M. Munoz (il a notamment cru que ce dernier avait été victime d’extorsion), faisant la déclaration suivante : [traduction] « Le tribunal estime que les actes d’extorsion commis par M. Garcia en tant qu’agent de police malhonnête ne diffèrent aucunement de ceux commis par un gang de criminels contre des personnes perçues comme étant fortunées ».

 

[12]           Cependant, le tribunal a mentionné, à la rubrique intitulée « Bien-fondé de la crainte du demandeur d’asile » de sa décision, qu’il s’agissait d’une question déterminante et a estimé que « l’un des points importants du récit du demandeur est difficile à croire » pour les motifs suivants : (1) le demandeur n’a jamais signalé les actes d’extorsion à son patron – le propriétaire de la concession – et ne lui a jamais demandé son aide, alors que, de l’avis du tribunal « compte tenu des circonstances, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur d’asile agisse de la sorte »; (2) comme il n’a jamais dénoncé les extorsions à la police ou à tout autre organisme chargé de l’application de la loi, aucune preuve documentaire corroborante n’étaye son récit; (3) ses parents, qui ont été abordés par des personnes qui recherchaient leur fils, n’ont pas porté plainte à la police et n’ont pas fourni de document corroborant à l’appui des déclarations. Après avoir souligné une fois de plus qu’il estimait difficile de croire que le demandeur d’asile n’ait pas demandé aux propriétaires de la concession de l’aider ou de le conseiller parce que la concession était la clé des actes d’extorsion, le tribunal en est arrivé à la conclusion suivante :

 

À la lumière de ce qui précède, le tribunal n’est pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile a été victime d’extorsion et de menaces de la part de M. Garcia ni même qu’à ce jour ce dernier les pourchasse, lui, son épouse et ses enfants. [Non souligné dans l’original.]

 

Risque généralisé

[13]           Le tribunal a commencé en faisant la déclaration suivante : « Si la question qui précède n’était pas la question à trancher, le risque généralisé le serait », estimant que l’alinéa 97(1)b) de la LIPR ne prévoit pas de protection pour la personne exposée à un risque auquel sont généralement exposés les autres résidents de ce pays, et concluant que M. Munoz et, par le fait même, les membres de sa famille, sont visés par cette description pour les motifs suivants : (1) à la lumière de la preuve, « le fait d’être victime de crime et de violence de la part de policiers malhonnêtes ou de gangs de criminels au pays constitue un risque « courant » ou « répandu » auquel sont généralement exposés les résidents du Mexique » [ajoutant] « [p]uisqu’il est un membre de la société à son aise et prospère, il serait perçu […] comme étant riche et, s’il faut en croire le récit […], il s’agit de la raison pour laquelle il a été victime d’extorsion […] de la part de M. Garcia »; (2) le tribunal a invoqué la décision Vickram c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 457 (Vickram) à l’égard des affirmations selon lesquelles le risque couru par M. Vickram : a) était lié à des activités criminelles; b) n’était pas plus élevé que celui couru par la population dans son ensemble; c) la perception de richesse ne constituant pas un risque particulier au sens de l’article 97. Le tribunal a aussi invoqué l’affaire Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 331 (Prophète) où la Cour a conclu comme suit : « Le risque d’être visé par quelque forme de criminalité est général et est ressenti par tous les Haïtiens » et « [b]ien qu’un nombre précis d’individus puissent être visés plus fréquemment en raison de leur richesse, tous les Haïtiens risquent de devenir des victimes de violence ». Le tribunal a tiré la conclusion suivante :

 

À la lumière de ce qui précède, le tribunal estime que le risque auquel est exposé le demandeur d’asile, s’il est vrai qu’il a été victime de M. Garcia, est d’ordre criminel et constitue un risque généralisé et courant auquel sont exposés tous les hommes d’affaires perçus comme étant riches et la population dans son ensemble. À ce titre, le risque décrit par le demandeur d’asile ne constitue pas un risque prévu par la loi.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

L’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI)

[14]           Selon le tribunal, l’existence d’une PRI constituait aussi un élément concluant défavorable aux demandeurs. Le tribunal s’est attaché à l’allégation de M. Munoz selon laquelle M. Garcia aurait eu accès aux renseignements actualisés sur les cartes d’électeurs pour le retrouver. Se fondant sur la preuve documentaire, le tribunal a conclu qu’il n’y avait pas de preuve substantielle faisant état de l’utilisation de la base de données relative aux cartes d’électeur pour retrouver des particuliers.

 

[15]           S’agissant des trois villes désignées où la famille Munoz pourrait se réfugier, le tribunal a fait la déclaration suivante :

 

Chacune des villes où il existe une possibilité de refuge intérieur, soit Guadalajara, Monterrey ou Tijuana, a une population florissante où des services municipaux sont accessibles aux habitants pour satisfaire leurs besoins sociaux ainsi que leurs besoins en matière de sécurité. Compte tenu du critère à deux volets dans Rasaratnam et Thirunavukkarasu, les demandeurs d’asile pourraient facilement se fondre dans la masse de ces villes où il existe une possibilité de refuge intérieur et avoir la possibilité de vivre sans difficulté sans avoir à se cacher.

 

Par conséquent, le tribunal est convaincu qu’il n’est pas plus probable que le contraire que, s’il était à leur recherche, M. Garcia réussisse à trouver les demandeurs d’asile dans l’une de ces villes. Il estime que les conditions dans les villes où il y a possibilité de refuge intérieur sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable, vu l’ensemble des circonstances, que les demandeurs d’asile s’y réfugient. [Non souligné dans l’original.]

 

L’argumentation des parties

a) Les arguments des demandeurs

(1) La conclusion d’invraisemblance

[16]           L’avocate du demandeur s’attache d’abord à la seule conclusion d’invraisemblance à partir de laquelle le tribunal a inféré qu’il n’estimait pas « que le demandeur d’asile a été victime d’extorsion et de menaces de la part de M. Garcia ni même qu’à ce jour ce dernier les pourchasse, lui, son épouse et ses enfants ». Le tribunal en est arrivé à cette conclusion d’invraisemblance parce qu’il avait de la difficulté à croire le récit pour les raisons énoncées au paragraphe 12 des présents motifs.

 

[17]           L’avocate du demandeur prétend que cette conclusion d’invraisemblance est déraisonnable à la lumière de la preuve et, plus particulièrement parce que : (1) le tribunal n’a pas fait référence à l’explication quant à la raison pour laquelle le demandeur n’avait pas signalé l’extorsion au propriétaire de la concession ou ne lui avait pas demandé d’aide, et cette explication n’était pas intrinsèquement invraisemblable; (2) il a commis une erreur en tirant cette conclusion du fait qu’elle ne reposait pas sur une preuve corroborante; (3) l’inférence tirée était déraisonnable à la lumière de la preuve – les faits et les éléments de preuve versés au dossier; (4) le tribunal a manqué aux règles  de justice naturelle en empêchant le demandeur d’expliquer davantage pourquoi il ne s’était pas adressé aux propriétaires de la concession.

 

(2) Le risque généralisé

[18]           Le demandeur soutien que le tribunal a interprété erronément le droit lorsqu’il s’est fondé sur les décisions Vickram et Prophète. Les faits dont il disposait démontraient que le fait que M. Garcia l’avait pris pour cible n’était pas aléatoire, mais lui était propre.

 

(3) La PRI

[19]           Les demandeurs affirment que la conclusion relative à la PRI est sans fondement pour les motifs suivants : (1) le tribunal a appliqué la mauvaise norme de preuve en exigeant que le demandeur établisse qu’il était « plus probable que le contraire » que M. Garcia trouverait les demandeurs; (2) les conclusions suivantes du tribunal sont erronées : a) même si M. Garcia aurait accès à des renseignements par l’intermédiaire des bases de données gouvernementales, il serait, compte tenu du volume de renseignements qui s’y trouvent [traduction] « peu pratique de chercher des renseignements dans la base de données sur une personne donnée compte tenu des limites actuelles de la technique de traitement des données »; b) chacune des trois villes désignées du Mexique « a une population florissante où des services municipaux sont accessibles aux habitants pour satisfaire leurs besoins sociaux ainsi que leurs besoins en matière de sécurité ». Les demandeurs soutiennent que ces conclusions ont été tirées sans tenir compte de la preuve documentaire.

 

b) Les arguments du défendeur

[20]           Dans ses observations écrites, l’avocate du défendeur soutient que la conclusion du tribunal portant que les prétentions des demandeurs n’étaient pas fondées était tout à fait raisonnable, d’autant qu’aucune preuve documentaire ne faisait état des actes d’extorsion et des allégations selon lesquelles le demandeur principal était recherché. Le défendeur a signalé qu’il n’était pas nécessaire de faire référence à tous les éléments de preuve et il a cité l’arrêt Boulis c. Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration), [1974] R.C.S. 875 : « [i]l ne faut pas examiner ses motifs à la loupe, il suffit qu’ils laissent voir une compréhension des questions ».

 

[21]           L’argument selon lequel il y a eu manquement aux règles de justice naturelle n’était pas fondé. Il appert de la lecture de la transcription que le tribunal ou son agent ne tentait pas de restreindre le témoignage du demandeur principal; il cherchait plutôt à faire en sorte que le demandeur se concentre sur ses réponses.

 

[22]           S’agissant du risque généralisé, l’avocate du défendeur fait valoir que les demandeurs étaient exposés à [traduction] « un risque généralisé auquel sont confrontés les hommes d’affaires perçus comme étant prospères et la population dans son ensemble », et qu’il était loisible d’en arriver à cette conclusion à la lumière de la preuve puisqu’il a été établi que M. Garcia était membre d’un gang de criminels organisé important et qu’il faisait partie d’un important groupe qui s’est présenté à la concession. Il appert du témoignage du demandeur que son emploi auprès de la concession portait fruit; la conclusion du tribunal portant qu’il serait perçu comme étant privilégié était justifiée. L’avocate a fait référence à des décisions récentes de la Cour qui étayent l’affirmation selon laquelle des actes aléatoires ne constituent pas une condition préalable pour conclure à l’existence d’un risque généralisé.

 

[23]           Enfin, l’avocate a soutenu que la conclusion relative à la PRI était raisonnable. Le défendeur a déclaré que [traduction] « même si la Commission peut avoir formulé la mauvaise norme de preuve au quatrième paragraphe de la page six de ses motifs, il ressort d’un examen des motifs – qu’elle n’a pas imposé au demandeur un fardeau plus lourd que le fardeau de la prépondérance des probabilités ». L’avocate a mis l’accent sur le fait qu’aucun élément de preuve ne faisait état d’exemples concrets où des cartes d’électeur avaient été utilisées pour retrouver un particulier. L’avocate a toutefois reconnu que les demandeurs avaient relevé des éléments de preuve contraires, mais elle a signalé que cela ne devrait pas influer sur la Cour parce que les demandeurs semblaient disséquer la preuve et n’utiliser que les éléments qui étayaient leur position.

 

[24]           Dans son mémoire additionnel, le défendeur prétend que le critère approprié a été employé pour évaluer la PRI. L’avocate du défendeur a fait la déclaration écrite suivante : [traduction] « La Commission utilise cette formulation non pas pour énoncer un critère quelconque, mais plutôt pour faire un commentaire à un autre égard – l’absence de preuve digne de foi relativement à l’affirmation du demandeur selon laquelle M. Garcia trouverait les demandeurs à n’importe quel endroit au Mexique. La Commission établit ce point clairement lorsqu’elle fait la déclaration suivante : "[…] le tribunal n’est pas convaincu que ce système [faisant référence aux bases de données gouvernementales] pourrait être utilisé par M. Garcia, même s’il en avait l’intention, pour retrouver les demandeurs d’asile au Mexique et estime, selon la prépondérance des probabilités, que ce système n’est pas utilisé à cette fin et ne pourrait pas l’être" ». L’avocate du défendeur précise alors que lorsque la décision est lue dans son ensemble, il est clair que la Commission a appliqué le bon critère à l’égard de la PRI et que la décision du tribunal était raisonnable.

 

La norme de contrôle judiciaire

[25]           Les questions relatives à un manquement à la justice naturelle ou à l’application du critère juridique pertinent soulèvent des questions de droit qui doivent être examinées en fonction de la norme de la décision correcte.

 

[26]           Lorsque la question dont la Cour est saisie porte sur des conclusions de fait, la norme applicable est celle de la raisonnabilité, compte tenu des propos du juge Binnie dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 selon lesquels l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales précise, en appelant pour pareilles conclusions un degré élevé de déférence, la norme de la raisonnabilité alors applicable.

 

L’analyse et les conclusions

(1) La conclusion d’invraisemblance déraisonnable

[27]           Dans ses observations écrites et verbales, l’avocate du défendeur n’a pas traité de ce point soigneusement devant la Cour et elle a essentiellement laissé tomber cet élément pour se concentrer sur les questions du critère erroné relativement à l’évaluation du risque généralisé aux fins de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, de la mauvaise norme de preuve et de la justesse de la conclusion relative à la PRI.

 

[28]           Quoi qu’il en soit, j’estime que les arguments des demandeurs, formulés dans les observations écrites de leur avocate, sont convaincants à cet égard. Celle-ci a énoncé correctement le droit en matière d’invraisemblance et l’a appliqué de manière appropriée à la preuve. Je suis toutefois d’accord avec l’avocate du défendeur lorsqu’elle précise dans ses observations écrites que le tribunal n’a pas manqué à la justice naturelle lorsqu’il a tranché la question de la coupure, par l’agent de tribunal, de l’explication du demandeur principal quant à la raison pour laquelle il n’avait pas signalé les actes d’extorsion aux propriétaires de la concession. L’objection des demandeurs opposée à la conclusion d’invraisemblance est donc admise.

 

(2) Le risque généralisé

[29]           Le tribunal s’est fondé sur les décisions Vickram et Prophète pour conclure que le risque auquel les demandeurs étaient exposés en était un auquel « sont généralement exposés les autres résidents du Mexique ».

 

[30]           L’affaire Vickram mettait en cause un demandeur d’asile indo-guyanien débouté. Pendant son témoignage, il avait déclaré croire qu’il avait été pris pour cible en raison de sa fortune. Le tribunal a statué que les actes de violence subis étaient des « actes criminels perpétrés au hasard auxquels les citoyens étaient dans l’ensemble exposés ».

 

[31]           Dans la décision Vickram, mon collègue le juge de Montigny a mis en valeur le témoignage de M. Vickram selon lequel il était un homme d’affaires ayant pignon sur rue et qui gagnait beaucoup d’argent. Le juge de Montigny a statué que le tribunal avait correctement interprété le droit, « soit que le risque couru ne doit provenir d’actes commis à l’aveugle ou au hasard et contre l’ensemble de la population. Le tribunal a conclu que le risque couru par M. Vickram était lié aux activités criminelles et que ce risque n’était pas plus élevé que celui couru par la population dans son ensemble ». [Non souligné dans l’original.]

 

[32]           Je souscris aux observations de l’avocate des demandeurs, à savoir que les actes d’extorsion et les menaces dont M. Munoz prétend avoir été victime n’étaient pas aléatoires. M. Munoz a été expressément et personnellement pris pour cible par M. Garcia en raison de sa position unique – le directeur des ventes d’une concession automobile, soit la raison pour laquelle M. Garcia et ses amis s’y rendaient. M. Munoz ne craint pas, s’il devait retourner dans son pays, d’y être victime d’actes de violence aléatoires perpétrés par des gangs de criminels inconnus. Il craint M. Garcia.

 

[33]           Le tribunal a invoqué à tort la décision Prophète. Aucun élément de preuve au dossier ne démontre que M. Garcia a extorqué M. Munoz parce qu’il était aisé. De fait, sa dernière demande visait une nouvelle voiture gratuite. Je n’ai trouvé aucune preuve qui indiquait que M. Munoz avait déclaré être un homme prospère. La personne qui réussit bien n’est pas nécessairement bien nantie.

 

[34]           La décision Prophète n’aide aucunement le défendeur. Dans son arrêt répertorié Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31, [2009] A.C.F. no 143, la Cour d’appel fédérale a statué qu’une demande soumise en application du paragraphe 97(1) appelait un examen personnalisé se fondant sur les éléments de preuve présentés par le demandeur d’asile « dans le contexte des risques actuels ou prospectifs auxquels il serait exposé »; cette déclaration étaye la prétention des demandeurs quant à la spécificité et au caractère unique. Les objections des demandeurs à cet égard sont admises.

 

(3) La PRI

[35]           L’avocate du défendeur a soutenu que les trois conclusions du tribunal étaient de nature alternative et que, si les demandeurs ne satisfaisaient pas à l’une d’entre elles, la Cour ne pouvait pas intervenir. La conclusion relative à la PRI est celle que le défendeur a affirmé être inattaquable. L’avocate du défendeur a soutenu que cette conclusion du tribunal était raisonnable; il s’agissait essentiellement d’une conclusion de fait à l’égard de laquelle il fallait faire preuve de grande retenue. Son mémoire additionnel ne vise que la PRI. Dans ce mémoire, l’avocate qualifie l’observation des demandeurs de [traduction] « rien de plus qu’un exercice de sémantique », faisant vraisemblablement référence à la question de la bonne norme de preuve. On l’a dit, le cœur de cet argument consiste à savoir si le tribunal a imposé une norme de preuve supérieure à la prépondérance des probabilités pour permettre aux demandeurs de s’acquitter de leur fardeau.

 

[36]           La conclusion du tribunal sur le sujet a été formulée de la façon suivante :

 

Par conséquent, le tribunal est convaincu qu’il n’est pas plus probable que le contraire que, s’il était à leur recherche, M. Garcia réussisse à trouver les demandeurs d’asile dans l’une de ces villes. Il estime que les conditions dans les villes où il y a possibilité de refuge intérieur sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable, vu l’ensemble des circonstances, que les demandeurs d’asile s’y réfugient. [Non souligné dans l’original.]

 

[37]           Dans Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706, le juge Mahoney a précisé, au nom de la Cour d’appel fédérale, que la notion de PRI est inhérente à la définition de réfugié au sens de la Convention, ce qui l’a mené à formuler comme suit le premier volet du critère de la PRI : « En conséquence, j’énoncerais de nouveau la première proposition : la Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge ». [Non souligné dans l’original.]

 

[38]           Même en admettant l’argument du défendeur selon lequel l’expression « il n’est pas plus probable que le contraire » s’entend de la prépondérance des probabilités, le tribunal a néanmoins commis une erreur. Reformulée, sa conclusion signifie essentiellement que [traduction] « le tribunal est convaincu selon la prépondérance des probabilités (plus probable que le contraire) que les demandeurs seraient trouvés par leur persécuteur, M. Garcia ». Il ne s’agit pas du bon critère. Le critère est le risque sérieux d’être trouvé.

 

[39]           En toute déférence, il ne s’agit pas d’un exercice de sémantique; cela touche le cœur de la distinction entre les articles 96 et 97 de la LIPR. Dans la décision Rasaratnam, la Cour établit clairement que la notion de PRI est liée à l’article 96 et non à l’article 97, à l’égard duquel les risques sont effectivement évalués selon la prépondérance des probabilités.

 

[40]           J’ai trouvé une autre erreur, même dans l’hypothèse où l’analyse du tribunal relative aux cartes d’électeur est juste. Le tribunal a commis une erreur en ne procédant à aucune analyse du second volet du critère relatif à la PRI – à savoir s’il serait déraisonnable pour les demandeurs de déménager dans l’une des villes en cause. Le tribunal a tout simplement exprimé sa conclusion. Cette absence d’analyse est d’autant notable que n’a pas été tirée de conclusion de protection de l’État suffisante au Mexique. L’objection des demandeurs à cet égard est admise.

 

[41]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision du tribunal est annulée et la demande des demandeurs est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question n’a été soumise pour certification.

 

« François Lemieux »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2158-09

 

INTITULÉ :                                       EUSEBIO FRIAS MUNOZ et al. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 16 DÉCEMBRE 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE LEMIEUX

 

DATE ES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                             LE 1er MARS 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Alyssa Manning

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

Nimanthika Kaneira

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Alyssa Manning

VanderVennen Lehrer

Avocate

Toronto (Ontario)

 

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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