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Cour fédérale

Federal Court


 


Date : 20100301

Dossier : IMM-4136-09

Référence : 2010 CF 237

Ottawa (Ontario), le 1er mars 2010

En présence de monsieur le juge Lemieux

 

 

ENTRE :

JOSE BENITE MIRANDA GOMEZ

LYNETTE DEL ROSARIO ARGENAL URTECHO

JOSELYNN ALISSA MIRANDA

JOSE DAVID MIRANDA

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sont une unité familiale constituée du père, Jose Gomez, de la mère, Lynette Urtecho, tous deux citoyens du Nicaragua, ainsi que de leurs enfants, Joselynn qui a cinq ans et Jose David qui a deux ans, ces deux derniers ayant la double nationalité nicaraguayenne et américaine.  

 

[2]               Les demandeurs contestent la décision du 9 juin 2009 par laquelle un commissaire de la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) a statué qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Cette conclusion se fondait sur l’évaluation par le tribunal de la preuve documentaire, qui l’a conduit à conclure que les demandeurs n’avaient pas établi objectivement qu’ils craignaient avec raison d’être persécutés s’ils devaient retourner au Nicaragua. La crédibilité des demandeurs n’a pas constitué un facteur dans la décision.

 

[3]               Les demandeurs contestent pour trois motifs la décision du tribunal. Celui-ci, premièrement, aurait fait abstraction d’une importante preuve documentaire récente portant sur les agissements de leur agent de persécution, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) dirigé par Daniel Ortega. En 2006, M. Ortega a été élu président du Nicaragua et le FSLN est devenu le parti majoritaire à l’Assemblée nationale. Deuxièmement, le tribunal aurait mal appliqué le critère de la situation analogue en n’analysant pas les caractéristiques communes des personnes qui critiquent le FSLN. Troisièmement, le tribunal aurait commis une erreur de droit en refusant toute protection aux enfants en application de la section E de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés.

 

I. Les faits

[4]               Les fondements de la demande d’asile des demandeurs sont énoncés dans le Formulaire de renseignements personnels (FRP) de M. Gomez, où l’on fait état de ce qui va suivre.

 

[5]               En 2002, M. Gomez a été choisi comme représentant étudiant à l’Université polytechnique du Nicaragua (UPOLI) par ses condisciples et par les professeurs de celle-ci. M. Gomez a plus tard été choisi comme membre de l’équipe de l’UPOLI auprès de l’Association nationale des étudiants du Nicaragua (UNEN).

 

[6]               Les problèmes de M. Gomez ont débuté en avril-mai 2004, au moment où il a appris que des représentants étudiants de diverses autres universités du Nicaragua se faisaient verser de l’argent par le FSLN pour porter [traduction] « des bannières du FSLN et faire de la propagande pour son compte de diverses autres manières, comme par le biais de la radio ou au moyen de brochures ». M. Gomez et trois autres représentants étudiants étaient fortement opposés à ces procédés, le rôle leur incombant étant d’agir dans le meilleur intérêt des étudiants et de veiller à ce que 6 p. 100 du budget national annuel soit attribué aux universités [traduction] « tel que cela devait être, et non de défendre les intérêts d’un ou de divers partis politiques en particulier ». Du fait de cette opposition, M. Gomez a eu des désaccords avec d’autres représentants étudiants à l’UPOLI et auprès de l’UNEN, particulièrement avec Jasser Martinez, le principal dirigeant étudiant à l’UNEN, qui était un membre ou un partisan du FSLN et qui, à ce qu’on disait, mêlait la politique avec le mouvement étudiant.

 

[7]               À la fin de mai 2004, lors d’une réunion de représentants étudiants tenue à l’UPOLI, M. Gomez a refusé publiquement d’appuyer tout parti politique. Il en est résulté un affrontement verbal entre M. Gomez et la plupart des autres représentants étudiants, celui-ci ayant [traduction] « menacé de dévoiler qu’ils manipulaient les associations d’étudiants à des fins politiques ».

 

[8]               M. Gomez écrit qu’à compter [traduction] « de ce moment-là, des représentants étudiants auprès de l’UNEN [l’avaient] harcelé ». Le 9 août 2004, M. Gomez et trois autres représentants étudiants [traduction] « qui s’étaient opposés à l’immixtion du FSLN se sont vu retirer leurs postes de représentants étudiants à l’UPOLI, ainsi qu’auprès de l’UNEN, par son président Jasser Martinez ». M. Gomez a alors réitéré ses menaces de dévoilement.

 

[9]               M. Gomez écrit avoir reçu la semaine même des menaces de la part d’étudiants proches de M. Martinez. On lui a dit de se taire et d’oublier tout ce qu’il avait appris s’il ne voulait pas que lui‑même et sa famille en paient le prix.

 

[10]           Aux alentours du 9 novembre 2004, lors d’un grand rassemblement où se trouvaient plus de 2 000 étudiants de différentes universités, M. Gomez a dénoncé publiquement l’UNEN et le FSLN pour avoir utilisé les étudiants à leurs propres fins. Des partisans du FSLN l’ont alors fait quitter l’estrade de force. M. Gomez écrit à ce sujet : [traduction] « Je crois qu’on m’aurait sévèrement maltraité si trois autres étudiants expulsés n’avaient pas été alors présents avec moi ».

 

[11]           M. Gomez dit que, pendant des semaines par la suite, de deux à quatre hommes, qui manifestement n’étaient pas des étudiants, l’avaient [traduction] « suivi presque partout où [il allait] ». Il les a soupçonnés être [traduction] « d’anciens membres des services de sécurité de l’État travaillant désormais pour le FSLN ».

 

[12]           Le 3 décembre 2004, on a fait feu sur M. Gomez, qui s’en est tiré de peu en entrant précipitamment dans sa maison. M. Gomez et son épouse ont porté plainte contre l’UNEN et le FSLN pour l’agression subie. M. Gomez déclare que des policiers sont venus chez lui pour faire enquête, [traduction] « mais que rien n’a encore été découvert à ce jour ». Il ajoute : [traduction] « Je soupçonne les policiers de ne pas avoir fait enquête, ou d’avoir mal enquêté, en raison de l’emprise exercée sur eux par le FSLN ».

 

[13]           Une semaine plus tard, M. Gomez et sa famille sont partis demeurer dans une région reculée, où l’épouse enceinte, Lynette, ne disposait pas des soins médicaux appropriés.

 

[14]           M. Gomez raconte avoir obtenu des visas pour le Mexique et les États-Unis, où habitait la sœur de son épouse. En février 2005, les demandeurs ont quitté le Nicaragua à destination du Mexique, où ils sont restés un mois, puis ils sont arrivés aux États-Unis en mars 2005 mais n’y ont pas présenté de demande d’asile, [traduction] « ne sachant pas que cela pouvait être fait ». La sœur de l’épouse a parrainé les demandeurs, mais ceux-ci se sentaient en danger en raison du temps qu’il leur faudrait pour acquérir un statut et parce que les autorités de l’immigration des États-Unis se montraient de plus en plus déterminées à renvoyer hors du pays les résidents dépourvus de statut. Les demandeurs ont examiné les solutions de rechange s’offrant à eux – aller au Mexique ou demeurer aux États-Unis n’était pas possible. Après avoir communiqué avec le frère de l’épouse Lynette, un citoyen canadien, les demandeurs sont entrés au Canada en septembre 2007.

 

[15]           Les demandeurs disent craindre, s’ils devaient retourner au Nicaragua, que le FSLN et ses partisans ou encore les autorités allaient [traduction] « sévèrement les maltraiter ou encore même les tuer ». Les demandeurs ajoutent : [traduction] « Le FSLN étant maintenant le parti au pouvoir, son contrôle s’exerce désormais sur la police, l’armée, la magistrature, sur tout le monde. Nous ne pourrions ainsi obtenir protection ni être en sécurité où que ce soit au pays ».

 

II. La décision du tribunal

[16]           Avant d’analyser la preuve documentaire, le tribunal a commenté les événements décrits par les demandeurs. Il a particulièrement traité du coup de feu tiré le 3 décembre 2004 et rapporté par les demandeurs à la police, qui a fait enquête plus tard le même soir, sans toutefois trouver de suspects. Le tribunal a conclu que l’allégation de M. Gomez incriminant le FSLN et M. Martinez était purement hypothétique et n’était pas étayée par la preuve, et que c’était sans fondement que les demandeurs s’étaient plaints de l’enquête, qu’ils disaient être viciée du fait de l’ingérence politique du FSLN.

 

[17]           Lorsqu’il a procédé à l’analyse de la preuve documentaire, le tribunal s’est principalement fondé sur les rapports sur le Nicaragua du Département d’État des États-Unis pour la période 2004 à 2008. Le tribunal a relevé que cette période comprenait deux années pendant lesquelles M. Ortega avait été président, soit après l’élection de 2006 l’ayant reconduit au pouvoir, et le FSLN avait été le parti détenant le plus de sièges, sans toutefois atteindre la majorité, à l’Assemblée nationale. S’appuyant sur ces rapports pour cette période, le tribunal a tiré les conclusions suivantes :

 

(1)   Il ressort de la preuve que la situation dans son ensemble s’apparente sans doute à une « démocratie sur le déclin », marquée par la violation de certains droits de la personne, et des attaques contre certains défenseurs de ces droits. La preuve n’atteste toutefois pas que les sandinistes, ou Jasser Martinez, poursuivent une vengeance contre ceux qui étaient leurs adversaires avant leur retour au pouvoir en 2006.

 

(2)   Personne n’a été tué ni n’est disparu pour des motifs politiques sur l’ordre du gouvernement ou du fait de ses agents, et le gouvernement nicaraguayen n’empêche pas la circulation de l’information puisque les ONG et les groupes de l’extérieur sont généralement libres de rapporter ce qu’ils veulent, sans contrainte ni restriction quant à ce qu’ils publient.

 

(3)   Bien que des employés d’organismes de protection des droits de la personne aient reçu des menaces de mort anonymes au Nicaragua et y aient été accusés d’être des agents de la CIA ou des traîtres, aucun cas n’a jamais été rapporté de mal causé par quiconque à un membre d’un tel organisme. Cela étant, aucune preuve ne montre, selon la prépondérance des probabilités, que la vie des demandeurs serait en danger s’ils étaient traités de traîtres ou d’agents de la CIA.

 

(4)   En octobre 2006, pendant une campagne préélectorale, plusieurs journalistes ont fait l’objet de menaces de mort de la part de partisans du FSLN. Il n’a toutefois jamais été rapporté qu’on aurait fait du mal à un journaliste quelconque. Et chaque journaliste visé par une menace a porté plainte auprès du ministère public.

 

(5)   Des éléments de preuve attestent que certains adversaires actuels du régime sandiniste ont subi des violences et fait l’objet de menaces de mort. Mentionnons par exemple l’ex‑vice-chancelier du Nicaragua, certains membres de la Commission permanente des droits de l’homme, et deux personnes associées à un parti politique opposé aux vues des sandinistes. Toutefois, selon la prépondérance des probabilités, rien n’indique que ces personnes soient dans une situation similaire à celle du demandeur d’asile principal. [Non souligné dans l’original.]

 

(6)   Un journaliste a été assassiné en 2004; c’était un ancien militant sandiniste qui avait abandonné le FSLN et son chef, M. Ortega, et son dénigrement de ce parti était notoire. Le meurtrier du journaliste a été jugé et condamné. La preuve révélait qu’il avait agi seul, et rien ne démontrait qu’il ait été animé d’un motif politique quelconque. Le tribunal a conclu qu’en tout état de cause, même si l’existence d’un lien entre un tel motif et le meurtre avait été établie, cela n’aiderait en rien la cause des demandeurs. « Le demandeur d’asile n’est pas […] connu au Nicaragua. En fait, [il] n’a pas été mêlé directement à la vie politique et n’était affilié à aucun parti. Rien n’indique qu’il se soit distingué sur la scène locale ou nationale autrement que par ses activités en tant que dirigeant d’une association étudiante de l’UPOLI et membre à ce titre de l’UNEN ». [Non souligné dans l’original.]

 

[18]           Le tribunal a fait remarquer qu’outre ses années passées à mener ses études, M. Gomez avait travaillé comme auditeur adjoint au sein de la succursale d’un cabinet comptable reconnu à l’échelle internationale, et ne comptait aucune autre expérience professionnelle. Le tribunal a de nouveau conclu que M. Gomez n’était pas militant d’un parti politique et a conclu ce qui suit.

Il n’y a aucune raison de supposer que, selon la prépondérance des probabilités, advenant son retour au Nicaragua, il devienne défenseur des droits de la personne, qu’il travaille comme journaliste ou qu’il milite dans un parti politique, toutes activités considérées actuellement comme ciblées. Présumer que le demandeur d’asile exercerait une telle profession ou se livrerait à de telles activités relèverait, faute de preuve, de la conjecture.

 

 

[19]           Faisant finalement allusion au témoignage de M. Gomez selon lequel il retournerait aux études advenant son retour au Nicaragua et souhaiterait alors se mêler de nouveau de politique étudiante, pour défendre les intérêts supérieurs des étudiants sans être affilié à aucun parti politique, le tribunal a tiré la conclusion suivante :

[…]  Si les dossiers d’information sur le pays indiquent que la politique estudiantine demeure politisée au Nicaragua, rien n’indique que les dirigeants d’associations étudiantes aient été exposés à plus qu’une simple possibilité de persécution, ou à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture.

 

 

[20]           Le tribunal en est venu à une conclusion générale, qu’il a exprimée comme suit :

Compte tenu de la situation particulière du demandeur d’asile principal, le tribunal estime qu’il ne peut exister pour lui plus qu’une simple possibilité d’être l’objet de vexations du fait qu’il constituerait dans une certaine mesure une menace pour les sandinistes. Le demandeur d’asile n’a donc pas établi le fondement objectif de sa demande d’asile aux termes de l’article 96 ou 97 de la Loi.

 

III. Les arguments des demandeurs

A. Preuve non prise en compte

[21]           Selon les demandeurs, la question que le tribunal aurait dû se poser était de savoir s’il existait une preuve démontrant qu’advenant son retour au Nicaragua, compte tenu de son rôle passé de représentant étudiant opposé au noyautage du mouvement étudiant par le FSLN, M. Gomez serait perçu par celui-ci comme un opposant au régime, et si au Nicaragua on fait du tort à pareils présumés opposants. Et à cela, il faudrait répondre par un oui sans équivoque.

 

[22]           La preuve documentaire établit, selon l’avocat des demandeurs, que la situation s’est détériorée depuis le retour au pouvoir comme président de M. Ortega. Ce dernier est le chef du mouvement sandiniste et le FSLN est le parti politique comptant le plus de représentants à l’Assemblée nationale du Nicaragua. La preuve documentaire établirait aussi que [traduction] « la magistrature demeure dominée par des personnes nommées par le FSLN, qui se sert d’elle à des fins politiques ».

 

[23]           L’avocat des demandeurs fait également valoir une preuve documentaire selon laquelle le FSLN a créé, en novembre 2007, une structure de pouvoir qui opère en marge des institutions traditionnelles – les Conseils du pouvoir populaire (les CPC) qui relèvent du pouvoir exécutif. Les CPC exercent leurs activités dans les bureaux locaux du FSLN et ils sont présidés par les secrétaires locaux du FSLN. Le gouvernement administre par leur entremise des prestations de l’État. Les CPC exercent un contrôle sur les occasions d’emploi du fait que sont requises des lettres de recommandation de leurs responsables de quartier. Les demandeurs soutiennent que le gouvernement contraint les citoyens, de par l’existence des CPC, à devenir membres du FSLN.

 

[24]           Selon l’avocat des demandeurs, la preuve documentaire établit que le FSLN a orchestré contre les partisans de l’opposition des actes de violence populaire et des agressions par des justiciers. Les policiers ont pour ordre de ne pas s’interposer dans ces cas ni d’arrêter les auteurs de violence pro-gouvernementale. Contrairement à ce qu’a conclu le tribunal, une preuve provenant de groupes de défense des droits de la personne a été présentée quant au fait que les policiers avaient reçu l’ordre d’user de force extrême contre les personnes protestant pacifiquement contre le gouvernement, et que les ONG et leurs employés avaient fait l’objet de campagnes de calomnies et de menaces de mort, leur travail étant par ailleurs assujetti à de nombreuses restrictions gouvernementales. Des journalistes et des postes de radio ont aussi fait l’objet d’intimidation, de diffamation et d’attaques.

 

[25]           La politique étudiante, non plus, n’échappe ni à l’influence ni aux manipulations du FSLN. L’avocat des demandeurs renvoie à la preuve documentaire démontrant qu’en juin 2008, un groupe d’étudiants favorables au gouvernement ont bloqué l’entrée d’une salle dans une université où se déroulait une conférence sur la situation politique dans le pays. En octobre 2008, toujours selon la preuve documentaire, des sympathisants du FSLN ont tenté de prendre le contrôle du campus d’une autre université nicaraguayenne et menacé d’user de leur influence pour faire perdre à l’institution sa part du 6 p. 100 du budget national à laquelle elle avait droit après que l’épouse du président eut appris, par un sondage publié par l’université, que le gouvernement perdait de sa popularité et subirait la défaite lors de plusieurs importantes élections municipales. En décembre 2008, des affrontements ont eu lieu à l’ancienne université de M. Gomez lorsque des étudiants ont protesté contre des réformes envisagées et qui auraient permis au président de l’UNEN favorable au FSLN de demeurer au poste qu’il occupait depuis 15 ans. On a décrit l’UNEN comme la « force de frappe » du FSLN. 

 

[26]           L’avocat des demandeurs soutient que cette preuve documentaire, dont le tribunal a fait abstraction, étaye sa thèse voulant que M. Gomez se trouve dans une situation analogue à celle des personnes victimes du FSLN et de ses partisans simplement pour s’être opposées au FSLN. Celui-ci a menacé et violenté non seulement des politiciens bien connus, des ONG et des journalistes, mais aussi des citoyens ordinaires. La SPR n’aurait pas tenu compte, non plus, de la réalité politique actuelle au Nicaragua.

 

B. L’argument de la situation analogue

[27]           L’avocat des demandeurs a soutenu à l’audience que le tribunal avait commis une erreur, dans l’analyse de la preuve documentaire, quant à la situation actuelle des personnes qui critiquent le FSLN ou qui s’y opposent. L’avocat prétend que ce ne sont pas seulement les personnes bien en vue qui courent un danger, mais également les citoyens ordinaires qui s’opposent au FSLN. En d’autres mots, selon l’avocat, la situation a changé fondamentalement pour le pire au Nicaragua.

 

C. L’argument fondé sur la section E de l’article premier

[28]           Les demandeurs admettent que leurs enfants sont des citoyens des États-Unis, comme ils sont nés dans ce pays. Le problème toutefois, c’est que les parents eux ne le sont pas. Avant d’exclure les enfants, le tribunal devait prendre en compte les risques auxquels, à l’encontre de leur intérêt supérieur, ceux-ci seraient exposés s’ils devaient retourner aux États-Unis seuls, sans leurs parents.

 

IV. La norme de contrôle

[29]           Les parties conviennent toutes deux que la question de savoir si le tribunal a interprété correctement la preuve est une question de fait qui appelle la norme de la raisonnabilité; l’une et l’autre citent à cet égard l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 de la Cour suprême du Canada (au paragraphe 47). Il convient aussi de mentionner l’arrêt plus récent Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12 de la Cour suprême du Canada où le juge Binnie a déclaré, au paragraphe 46, qu’il ressortait de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales que le législateur voulait qu’une conclusion de fait tirée par un organisme administratif appelle un degré élevé de déférence, ce qui, à son avis, était tout à fait compatible avec l’arrêt Dunsmuir.

 

[30]           Les parties diffèrent toutefois d’opinion quant à l’argument fondé sur la section E de l’article premier. Les demandeurs soutiennent que la question soulevée – l’intérêt supérieur des enfants non pris en compte – est une question de droit qui commande la norme de la décision correcte, tandis que l’avocate du défendeur estime que trancher la question a mis en jeu des considérations de fait, de sorte que, selon elle, c’est la norme de la raisonnabilité qu’il faudrait appliquer. À mon avis, la question de savoir si le tribunal a appliqué le critère approprié ou a fait abstraction d’éléments pertinents est une question de droit, à laquelle s’applique la norme de la décision correcte.

 

V. Analyse et conclusions

(1) Argument de la preuve non prise en compte

[31]           Le principal motif de contestation des demandeurs repose sur l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales qui autorise la Cour à annuler toute décision d’un office fédéral si elle est convaincue que l’office « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose ».

 

[32]           La question devient donc de savoir comment les demandeurs et la Cour peuvent établir si un tribunal a rendu une décision « sans tenir compte des éléments dont il dispos[ait] », c’est-à-dire en faisant abstraction de la preuve documentaire?

 

[33]           L’avocate du défendeur l’a soutenu à juste titre, il ressort clairement de la jurisprudence que la Cour ne peut apprécier de nouveau la preuve ni substituer son appréciation des faits à celle du tribunal, dont les conclusions commandent un degré élevé de déférence. La Cour ne doit pas examiner une décision à la loupe, mais plutôt l’interpréter de manière globale.

 

[34]           La décision de principe sur cette question est celle rendue par le juge Evans, alors membre de la Cour, dans l’affaire Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 157 F.T.R. 35, où il a écrit en premier lieu ce qui suit :

 

[…] pour justifier l’intervention de la Cour [en vertu de l’alinéa en cause de la Loi sur les Cours fédérales], le demandeur doit convaincre celle-ci, non seulement que la Commission a tiré une conclusion de fait manifestement erronée, mais aussi qu’elle en est venue à cette conclusion « sans tenir compte des éléments dont [elle disposait] » […].

 

[35]           Le juge Evans a ensuite formulé les facteurs à prendre en considération, comme suit, aux paragraphes 15 à 18 de la décision :

 

15    La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont il [disposait]" du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l’égard de l’interprétation qu’un organisme donne de sa loi constitutive, s’il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d’un organisme en l’absence de conclusions expresses et d’une analyse de la preuve qui indique comment l’organisme est parvenu à ce résultat.

 

16     Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l’organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l’organisme a analysé l’ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

 

17     Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont il [disposait]" : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[36]           J’ai examiné tous les nombreux extraits de la preuve documentaire qui, selon l’avocat des demandeurs, n’ont pas été pris en compte ou ont été mal interprétés. Tout en respectant le point de vue de l’avocat, il ne m’est pas possible d’y souscrire. Lorsque la décision est interprétée de manière globale, il ne fait aucun doute que le tribunal comprenait bien qu’on avait affaire depuis 2007, au Nicaragua, à une « démocratie sur le déclin ». Les extraits soumis à mon attention par l’avocat des demandeurs étayent cette conclusion de déclin. Ces extraits, par contre, ne contredisent aucun élément de la preuve documentaire invoqué par le tribunal au soutien de ses conclusions, et l’avocat des demandeurs n’a pu relever aucun pareil élément. La preuve documentaire passée en revue par l’avocat des demandeurs révèle bien que des personnes sont victimes d’abus ou se voient privées d’avantages, mais elle permet également de constater le bon fonctionnement d’un pouvoir judiciaire et d’une force de police. En tout état de cause, cette preuve corrobore le fait que le demandeur principal n’a pas le profil d’une personne en danger.

 

L’argument de la situation analogue

[37]           J’estime comme l’avocate du défendeur que l’argument des demandeurs, selon lequel le tribunal n’a pas apprécié correctement la preuve concernant les personnes critiquant le FSLN qui se trouvent dans une situation analogue à la leur, ne repose sur aucun fondement factuel. Le tribunal a examiné la situation personnelle du demandeur principal et le risque couru par lui en regard de la preuve documentaire révélant qu’il n’y avait pas de meurtres pour des motifs politiques au Nicaragua et qu’on n’y exerçait aucune vengeance à l’endroit des anciens opposants. Le tribunal a expressément conclu que certains opposants actuels du FSLN avaient subi de violentes agressions, mais il a établi que le demandeur principal ne se trouvait pas dans une situation analogue. Il était raisonnable pour le tribunal, au vu de la preuve, d’en arriver à cette conclusion. Et il ne m’est pas permis d’apprécier la preuve de nouveau.

 

[38]           Les demandeurs ne m’ont pas convaincu que le tribunal n’avait pas pris en compte des éléments de preuve.

 

L’argument fondé sur la section E de l’article premier

[39]           Puisque les enfants sont des citoyens des États-Unis pouvant se réclamer de la protection de ce pays et qu’aucune preuve n’a été présentée quant au moindre risque auquel ils y seraient exposés, le tribunal a tiré comme conclusion distincte qu’ils n’avaient pas démontré être des personnes à protéger. L’avocat des demandeurs prétend qu’il est bien clair, au vu de la preuve, que le tribunal a commis une erreur puisque, leurs parents n’ayant aucun statut aux États-Unis, les enfants n’y retourneraient qu’en tant que mineurs non accompagnés, ce qui serait manifestement contraire à leur intérêt supérieur. Selon l’avocat, le tribunal était tenu d’examiner si ces faits suffisaient en eux‑mêmes à étayer la prétention des mineurs défavorable aux États-Unis, et de prendre ainsi en compte leur intérêt supérieur. L’avocate des demandeurs soutient pour sa part que la conclusion du tribunal c’était que les enfants n’étaient pas des réfugiés – qu’ils n’étaient donc pas inclus dans la définition de ce terme. Le tribunal n’a pas exclu – l’objet visé par la section E de l’article premier de la Convention – les enfants. Je suis du même avis.

 

[40]           Avec tout le respect qui lui est dû, je ne puis souscrire à cet argument pour les motifs que je vais préciser. Premièrement, tel qu’en a statué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, le principe fondamental en droit des réfugiés, c’est que la protection internationale des réfugiés est destinée à servir de mesure « auxiliaire », et que le demandeur doit démontrer qu’il craint avec raison d’être persécuté dans chaque pays dont il a la nationalité avant de demander l’asile dans un autre pays. Le libellé des articles 96 et 97 de la LIPR le fait voir clairement. En ce qui concerne les enfants en l’espèce, ce principe n’a rien à voir avec la section E de l’article Premier de la Convention (se reporter à Jian Mai et al. c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 192). Dans l’arrêt Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126, la Cour d’appel fédérale l’énonce sans équivoque. Deuxièmement, les demandeurs n’ont présenté aucune preuve de l’existence d’un risque, au sens des articles 96 et 97, en cas de retour aux États-Unis. Les prétentions des enfants ne pouvaient donc qu’être rejetées. Troisièmement, le tribunal agirait incorrectement et s’adonnerait à de pures conjectures s’il devait trancher une affaire de personne à protéger sur le seul fondement d’une éventuelle séparation et, en tout état de cause, la LIPR renferme des dispositions, comme l’article 25, qui permettent la prise en compte de l’intérêt supérieur des enfants (se reporter à Varga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 394, paragraphe 13.) Cet argument doit ainsi être rejeté.

 

[41]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Les parties n’ont suggéré aucune question de portée générale.

 

« François Lemieux

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.

 

                                                           


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4136-09

 

INTITULÉ :                                       JOSE BENITE MIRANDA GOMEZ et al. c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 9 FÉVRIER 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 1er MARS 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Warren Puddicombe

POUR LES DEMANDEURS

 

Hilla Aharon

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Warren Puddicombe

Droit de l’immigration, des réfugiés

et de la citoyenneté

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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