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Date :  20100420

Dossier :  T-699-09

Référence :  2010 CF 430

Toronto (Ontario), le 20 avril 2010

En présence de madame la juge Tremblay-Lamer 

ENTRE :

 

 

THE HURON-WENDAT NATION OF WENDAKE

demanderesse

et

 

THE CROWN IN RIGHT OF CANADA,

herein by THE MINISTER OF INDIAN AFFAIRS

AND NORTHERN DEVELOPMENT

défenderesse

et

 

LA PREMIÈRE NATION DE MASHTEUIATSH

LA PREMIÈRE NATION DES INNUS ESSIPIT

 

intervenantes

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La nation Huron-Wendat de Wendake (la demanderesse) interjette appel, en vertu du paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), d’une ordonnance rendue le 6 novembre 2009 par la protonotaire Mireille Tabib par laquelle elle accueillait l’intervention de la Première nation de Mashteuiatsh et de la Première nation des Innus d’Essipit (les intervenantes) dans ce dossier, les autorisant à introduire des éléments de preuve et à participer aux contre-interrogatoires.

[2]               Le litige dans le cadre duquel s’inscrit le présent appel est fondé sur le Traité Huron-Britannique de 1760 (le Traité de 1760). La demanderesse indique que son recours vise à faire reconnaître des droits procéduraux découlant de ce traité. Elle soutient notamment que la Couronne était tenue de la consulter et d’obtenir son consentement avant de pouvoir conclure l’Entente de principe d’ordre général entre les Premières nations de Mamuitun et de Nutashkuan et le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada (Entente de principe innue), car le territoire visé par cette entente comprend une partie de son territoire traditionnel visé par le Traité de 1760 (le Nionwentsïo).

 

[3]               Selon ses propres termes, la demande de contrôle judiciaire « does not require the Court to make declarations as to Aboriginal rights and title of the Applicant [or] to make determinations as to the existence of Aboriginal rights or title of the Innu Nation in the territory in issue ». Cependant, les redressements recherchés par la demanderesse incluent des déclarations et des ordres visant à assurer à la demanderesse la capacité « to actively exercise its treaty rights on its traditional territory of Nionwentsïo ».

 

[4]               Par ailleurs, dans ses représentations au soutien du présent appel, la demanderesse propose d’envisager sa demande de contrôle judiciaire comme consistant en deux « phases » distinctes. En premier lieu, il s’agirait de déterminer si la Couronne a manqué à ses obligations procédurales envers la demanderesse en signant l’Entente de principe innue. En second lieu, si ce manquement est établi, il s’agirait d’entreprendre des négociations ou une médiation supervisée par la Cour afin d’élaborer « des solutions à long terme » pour assurer le respect par la Couronne de ses obligations.

 

 

[5]               Selon la Couronne, les redressements recherchés par la demanderesse sont difficilement compatibles avec la prétention de celle-ci que son recours ne vise qu’à reconnaître ses droits procéduraux. Ainsi, et bien que la demanderesse dise vouloir l’éviter, il existe une mésentente quant à la portée de sa demande de contrôle judiciaire et donc à la nature de la preuve qui devra être administrée dans le cadre de celle-ci. Cette mésentente est la trame de fond du débat concernant la portée de la participation des intervenantes à ce litige.

 

[6]               Saisie de la requête en intervention, la protonotaire Tabib a noté que l’avis de demande de contrôle judiciaire pouvait être interprété comme recherchant des déclarations relatives aux droits de la demanderesse issus du Traité de 1760. Cependant, à l’issue d’une journée de débats, elle était « satisfaite que l’objet de la demande […] est bel et bien limité à faire reconnaître, déclarer et exécuter l’obligation procédurale de la Couronne de consulter et d’accommoder la défenderesse avant de conclure de façon définitive un traité avec les requérantes si ce traité était susceptible de porter atteinte aux droits substantifs qui pourraient découler du traité de 1760 » (souligné dans l’original).

 

[7]               Cependant, selon la protonotaire, « le succès de la demande requerra l’évaluation préliminaire et l’appréciation, par la Cour, de ‘la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre revendiqué, et de la gravité des effets préjudiciables potentiels sur le droit ou le titre’ (Nation haïda c. Colombie Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, au par. 43) ». Or, comme le concluait la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, les droits que la Cour sera appelée à évaluer de façon préliminaire ont une certaine portée territoriale, et l’Entente de principe innue ne saurait avoir d’effets préjudiciables potentiels sur ces droits si le territoire qu’elle vise ne chevauche pas celui concerné par ces derniers. L’étendue des territoires respectifs de la demanderesse et des intervenantes étant ainsi en cause, même de façon préliminaire et non définitive, la protonotaire Tabib était :

satisfaite que dans les circonstances, la preuve que pourraient apporter les [intervenantes] en réponse à la preuve des demanderesses apporterait une lumière unique et utile quant à la nature et aux modalités de la fréquentation, par les Hurons-Wendats, du territoire prétendument couvert par le traité de 1760, et plus particulièrement, selon la perspective et le point de vue des groupes autochtones représentés par les requérantes, qui revendiquent eux-mêmes un titre ancestral sur une partie du même territoire. 

 

 

[8]               La protonotaire a donc autorisé les intervenantes « à éclairer, contredire ou qualifier la preuve telle que soumise par la demanderesse », à condition que leur preuve soit « proportionnelle » et n’amène pas de nouvelles questions non-soulevées par la demanderesse. Elle a également autorisé les intervenantes à « introduire une contre-preuve quant à l’effet préjudiciable qu’aurait la conclusion d’un traité avec les Innus sur les droits revendiqués par la demanderesse », afin de « contrebalancer, le cas échéant, la preuve et le point de vue unilatéraux présentés par la demanderesse à ce sujet ». Par ailleurs, la protonotaire n’a autorisé les intervenantes ni à porter toute décision éventuelle en appel ni à réclamer les dépens à la demanderesse.

 

[9]               Le paragraphe 109(1) des Règles dispose que « [l]a Cour peut, sur requête, autoriser toute personne à intervenir dans une instance ». Ainsi, l’autorisation d’une intervention est une ordonnance discrétionnaire. Il est bien connu que :

[l]e juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants: a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, b) l’ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

(Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459 au par. 19)

 

[10]           L’ordonnance de la protonotaire Tabib et, par conséquent, le présent appel ont pour seul objet la portée et les limites de la participation des intervenantes dans ce dossier. Comme la demanderesse a reconnu à l’audience, cette question n’a pas une influence déterminante sur l’issue du principal. La Cour n’interviendra donc que si l’ordonnance dont appel la demanderesse est entachée d’une erreur flagrante, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits.

 

[11]           Selon la demanderesse, la protonotaire a mal compris la nature du litige qui l’oppose à la Couronne. Celui-ci ne concerne que l’obligation qui incombe à la Couronne, en vertu du Traité de 1760, de la consulter avant de conclure une entente qui porte en partie sur son territoire ancestral. Comme ses droits sur certaines portions de ce territoire ont déjà été reconnus, notamment par la Cour suprême dans Sioui, ci-dessus, ainsi que par la Cour d’appel du Québec dans Québec (Procureur général) c. Savard, [2003] 4 C.N.L.R. 340, 2002 CanLII 5494 (QC C.A.), aucune preuve supplémentaire n’est nécessaire pour soutenir son droit d’être consultée. Ainsi, la preuve que la protonotaire a autorisé les intervenantes à administrer « n’est ni requise ni justifiée » pour disposer de la demande de contrôle judiciaire.

 

[12]           La Couronne et les intervenantes soutiennent au contraire que « la preuve de la portée territoriale du Traité [de 1760] devra être faite » en l’espèce pour établir l’étendue et la solidité des droits de la demanderesse. Ainsi la participation des intervenantes sera utile à la Cour pour déterminer l’existence et la portée de l’obligation de consulter que pourrait avoir la Couronne envers la demanderesse. Cette obligation dépendra de l’étendue du territoire auquel s’applique le Traité de 1760, qui n’a été fixée ni par un traité ni par des décisions des tribunaux.

 

[13]           Par ailleurs, les intervenantes sont d’avis que leur participation au présent litige servira à avancer les objectifs de réconciliation et de coopération entre les peuples autochtones préconisés par la Cour suprême. Elle permettra aussi à la Cour de connaître le point de vue innu, que les parties ne sont pas en mesure de lui présenter. En fait, si les intervenantes sont exclues de ce litige, la Couronne ne pourra pas agir envers elles conformément à ses obligations fiduciaires.

 

[14]           Finalement, elles rappellent que le juge en chef Lamer avait regretté, dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, 153 D.L.R. (4th) 193, au par. 185, que « de nombreuses nations autochtones dont les revendications territoriales chevauchent celles des appelants ne [soient] pas intervenues dans le présent pourvoi et ne paraissent pas l’avoir fait en première instance ». La situation en l’espèce est similaire, et la Cour devrait autoriser l’intervention afin d’en arriver à une décision équitable et éclairée. Je suis de cet avis.

 

[15]           La protonotaire n’a commis aucune erreur flagrante, que ce soit au niveau des principes ou de son appréciation des faits. En effet, comme le soulignent les intervenantes, elle a interprété la demande de contrôle judiciaire de la façon voulue par la demanderesse, comme  ne  portant  que  sur

 

l’obligation de la Couronne de consulter cette dernière avant d’entreprendre des démarches qui pourraient porter atteinte à ses droits découlant du Traité de 1760.

 

[16]           Or, comme elle l’a noté, « l’étendue de l’obligation [de consulter] dépend de l’évaluation préliminaire de la solidité de la preuve étayant l’existence du droit ou du titre revendiqué, et de la gravité des effets préjudiciables potentiels sur le droit ou le titre » (Nation haïda, ci-dessus, au par. 39). En particulier, cette obligation ne s’étendra jusqu’à exiger le consentement de la Première nation « que lorsque les droits invoqués ont été établis, et même là pas dans tous les cas » (ibid., au par. 48 ; je souligne).

 

[17]           Dans l’arrêt Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, le juge Binnie expliquait, au nom de la Cour suprême, que ces principes demeurent pertinents lorsque les droits dont une Première Nation demande la reconnaissance sont issus d’un traité, ce qui n’était pas le cas dans Nation haïda, ci-dessus.

 

[18]           Le procureur de la demanderesse a tenté d’établir une distinction entre le présent litige et l’arrêt Mikisew en insistant sur le fait que, dans celui-ci, le traité applicable permettait à la Couronne de prendre à son usage des terres faisant partie du territoire de la nation Mikisew. C’est dans ce contexte que la consultation devenait nécessaire. Or, le Traité de 1760 n’accorde pas un tel pouvoir en apparence unilatéral à la Couronne.

 

 

[19]           À mon avis, cette distinction n’est pas significative. Il serait étonnant d’affirmer que la Couronne a l’obligation de consulter la demanderesse – et d’obtenir son consentement – avant d’entreprendre toute action, qu’elle ait ou non un impact sur ses droits. Comme l’explique le juge Binnie dans Mikisew, ci-dessus, au par. 34,

[d]ans le cas d’un traité, la Couronne, en tant que partie, a toujours connaissance de son contenu.  La question dans chaque cas consiste donc à déterminer la mesure dans laquelle les dispositions envisagées par la Couronne auraient un effet préjudiciable sur ces droits de manière à rendre applicable l’obligation de consulter.

 

Or, afin de déterminer cette mesure, la Cour devra se faire une idée préliminaire de la portée territoriale des droits de la demanderesse que celle-ci dit être affectés par l’action de la Couronne.

 

[20]           La preuve étayant la portée territoriale des droits que la demanderesse dit être protégés par le Traité de 1760 et les effets préjudiciables qu’aurait sur ces droits la conclusion d’un traité entre la Couronne et les intervenantes sont donc des enjeux essentiels de ce litige. À cet égard, je conviens avec la Couronne que, dans la mesure où certains effets préjudiciables allégués par la demanderesse résultent d’agissements des intervenantes, leur point de vue sera pertinent à l’étude de cette question par la Cour. Ainsi, la décision de la protonotaire n’est pas basée sur un mauvais principe.

 

[21]           De même, sa conclusion que les intervenantes peuvent apporter à la Cour un éclairage « unique et utile » sur ces questions n’est pas fondée sur une mauvaise appréciation des faits. Au contraire, puisque la raison d’être de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce est la revendication par deux Premières nations d’un même territoire, il ressort des commentaires du juge en chef Lamer dans Delgamuukw cités plus haut que le point de vue de ces deux Premières nations est important sinon essentiel pour bien apprécier, même de façon préliminaire, les droits revendiqués par l’une d’elles.

 

[22]           De plus, bien que la Cour suprême, dans Sioui, ci-dessus, et la Cour d’appel du Québec, dans Savard, ci-dessus, aient reconnu des droits établis découlant du Traité de 1760, la Cour, statuant sur la demande de contrôle judiciaire, n’en devra pas moins arriver à ses propres conclusions quant aux droits de la demanderesse et à l’intensité de l’obligation de consultation qu’a la Couronne envers celle-ci. À cet égard, dans Sioui, ci-dessus, la Cour suprême n’a pas défini avec précision les droits établis par le Traité de 1760. La Cour y plutôt conclu, à la p. 1071, que

vu l’absence d’indication expresse de la portée territoriale du traité, il faut tenir pour acquis que les parties […] entendaient concilier le besoin des Hurons de protéger l’exercice de leurs coutumes et le désir d’expansion du conquérant britannique. Que l’exercice des coutumes soit protégé sur toutes les parties du territoire fréquenté lorsqu’il n’est pas incompatible avec son occupation est, à mon avis, la façon la plus raisonnable de concilier les intérêts en jeu.  

 

[23]           Et, comme l’explique la Cour suprême dans l’arrêt Nation haïda, ci-dessus, au par. 44, même lorsqu’il existe une preuve à première vue solide d’un droit important pour une Première nation et un risque d’une atteinte grave à ce droit, « les exigences précises [peuvent] varier selon les circonstances ».

 

[24]           Les autres arguments de la demanderesse ne peuvent non plus être retenus. Même si l’on admet que le litige peut devenir plus complexe en présence des intervenantes dans la mesure où elles pourront administrer de la preuve qui n’en ferait pas partie autrement, cela aidera à éclairer la Cour sur les enjeux essentiels du  litige.  De  toute  façon,  l’ordonnance  rendue  par  la  protonotaire

 

Tabib vise à limiter la complexification du litige en restreignant l’intervention aux enjeux soulevés par la demanderesse. Puisque la protonotaire a tenu compte de ce problème, je ne saurais conclure que son ordonnance est basée sur une mauvaise appréciation des faits ou sur un mauvais principe. Le but d’une intervention est d’ « aider[…] à la prise d’une décision sur toute question de fait et de droit se rapportant à l’instance » (Règles, al. 109(2)b). Ce critère est rencontré en l’espèce.

 

[25]           En somme, la demanderesse n’a pas démontré que l’ordonnance de la protonotaire Tabib qu’elle a porté en appel est fondée sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits. L’appel est donc rejeté.

 

[26]           En dernier lieu, la Cour voudrait insister sur le fait qu’elle n’aurait pu octroyer la réparation recherchée par la demanderesse, parce que celle-ci présuppose une scission de l’instance ou des amendements à la demande de contrôle judiciaire qui n’ont pas été accordés par la Cour (et n’ont même pas fait l’objet d’une requête de la part de la demanderesse). La Cour n’est saisie que d’un appel de l’ordonnance rendue par la protonotaire Tabib autorisant l’intervention des intervenantes et imposant certaines limites à celle-ci. Un tel appel ne peut être le moyen de modifier indirectement la structure même du litige.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la requête en appel soit rejetée.

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-699-09

 

INTITULÉ :                                      THE HURON-WENDAT NATION OF WENDAKE v. THE CROWN IN RIGHT OF CANADA ET AL.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              MONTRÉAL

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 14 avril 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 20 avril 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Me Wina Sioui

Me Peter Hutchins

Me Lysanne Cree

 

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Louis-Alexandre Guay

Me Virginie Cantave

Me Josianne Philippe

 

 

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

Me François Tremblay

Me Caroline Briand

Me Nancy Filion

 

 

POUR LES INTERVENANTS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

HUTCHINS CARON & ASSOCIÉS

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles Kirvan

Deputy Attorney General of Canada

 

POUR LES DÉFENDEURS

Cain Lamarre Casgrain Wells

POUR LES INTERVENANTS

 

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