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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20100518

Dossier : IMM-2305-10

Référence : 2010 CF 549

Montréal (Québec), le 18 mai 2010

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

SONIA ARFAOUI

demanderesse

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Mme Arfaoui est une ressortissante de la Tunisie qui a quitté son pays il y a 12 ans. Après un long séjour aux États-Unis, où elle s’est mariée et a divorcé, elle est arrivée au Canada il y a deux ans de cela, dans des circonstances plutôt inhabituelles. Toute demande d’asile de la part de Mme Arfaoui était irrecevable, mais celle-ci avait le droit de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR), ce qu’elle a fait. Cet examen s’étant avéré défavorable, elle s’est vu ordonner, en application de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, de se présenter pour être renvoyée en Tunisie plus tard ce mois-ci.

 

[2]               Mme Arfaoui a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire visant l’ERAR défavorable. Cette demande ne donnant pas lieu à l’octroi administratif d’un sursis à l’exécution prévue de la mesure de renvoi, Mme Arfaoui a demandé à la Cour d’accorder un tel sursis en attendant l’issue de l’instance sous-jacente devant elle. Je vais maintenant exposer les motifs pour lesquels j’accueillerai cette requête.

 

[3]               Selon son affidavit très détaillé dont l’agent d’ERAR était saisi, Mme Arfaoui, maintenant âgée de 40 ans, a quitté un jour son père dysfonctionnel et l’épouse de celui-ci, et une famille dévote l’a alors prise sous son aile. Mme Arfaoui a décidé de porter le hijab comme le faisaient les femmes de la famille, bien qu’elle n’ait jamais véritablement professé elle-même de croyances religieuses ou politiques.

 

[4]               Alors qu’elle était âgée de 17 ans, des policiers l’ont avertie qu’elle devait enlever son hijab. Ayant refusé d’obtempérer, Mme Arfaoui a été conduite au poste de police où elle fut forcée d’enlever le hijab et où l’on a coupé sa longue jupe; on l’a également forcée à signer une fausse confession en plus de lui demander d’espionner ses bienfaiteurs. Elle s’est alors enfuie. Une série d’événements que Mme Arfaoui a d’abord crus sans lien se sont déroulés quatre ans plus tard, et celle-ci a été faussement accusée de divers crimes et emprisonnée. Mme Arfaoui a ensuite appris que l’agent qui lui avait fait enlever son hijab était derrière tout cela. L’agent l’a battue, brûlée et violée pendant des années. Mme Arfaoui prétend avoir été réduite à une vie de sexe et de drogue. Elle était à toutes fins utiles l’esclave du policier corrompu et de ses amis.

 

[5]               Mme Arfaoui est parvenue à se rendre aux États-Unis où elle a contracté mariage – une union qui s’est avérée fort malheureuse.

 

[6]               En raison de son divorce survenu en 2007, Mme Arfaoui s’est vu refuser un changement de statut aux États-Unis. Sa sœur l’a plus tard mise en contact avec un Tunisien qui vivait alors au Canada. En mai 2009, cet homme et Mme Arfaoui ont été mariés par procuration à l’ambassade de Tunisie à Washington. Ils ont planifié la célébration d’un mariage le mois suivant à Montréal.

 

[7]               Mme Arfaoui a demandé l’asile à son arrivée à la frontière canadienne. L’Entente entre le Canada et les États-Unis sur les tiers pays sûrs prévoit certaines exceptions concernant les membres de la famille, mais les autorités frontalières n’ont pas reconnu la validité du mariage par procuration et ont refusé l’entrée à Mme Arfaoui. Celle-ci, après avoir vécu trois mois dans un refuge pour réfugiés aux États-Unis, a obtenu un permis de séjour temporaire l’autorisant à entrer au Canada.

 

[8]               Le mariage, toutefois, n’a jamais été célébré. Mme Arfaoui a été victime de violence familiale, et des accusations au pénal ont été portées contre son « mari ».

 

[9]               Ainsi, la seule évaluation servant à établir si Mme Arfaoui était une réfugiée au sens de la Convention ou encore une personne à protéger a été effectuée dans le cadre de l’ERAR.

 

[10]           Un demandeur d’asile a droit à une audience. La tenue d’une audience n’est pas automatique dans le cadre d’un ERAR, même pour ceux qui ne sont pas passés en premier lieu par le processus de détermination du statut de réfugié. L’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés prévoit ce qui suit :

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

 

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles

96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne

la crédibilité du demandeur;

 

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

 

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph

113(b) of the Act, the factors are the following:

 

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant’s credibility

and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

 

 

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application

for protection; and

 

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application

for protection.

 

[11]           Par l’entremise de son avocat, Mme Arfaoui a insisté sur le fait qu’elle n’avait jamais eu accès à la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et n’avait jamais eu droit à une audience quelconque où aurait été évaluée la crédibilité de ses allégations quant au risque ou aux difficultés auxquels elle serait exposée en cas de retour en Tunisie. Elle a ainsi conclu : [traduction] « [L]a demanderesse demande qu’une audience soit tenue si sa crédibilité soulève la moindre préoccupation ».

 

LA DÉCISION D’ERAR

[12]           L’agent d’ERAR a fait remarquer que la demande d’asile de Mme Arfaoui était irrecevable, puisque l’alinéa 101(1)e) de la LIPR prévoit que « [l]a demande est irrecevable dans les cas suivants : […] e) arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle ». Or, les États-Unis sont un tel pays.

 

[13]           L’agent a ensuite examiné la preuve documentaire concernant le port du hijab. Comme Mme Arfaoui n’avait jamais fait état du moindre engagement politique, l’agent n’était pas convaincu de l’existence d’un risque.

 

[14]           En ce qui concerne les viols commis par des policiers, l’agent a simplement signalé que le gouvernement appliquait énergiquement le Code pénal et que, dans certains cas, la peine de mort sanctionnait le viol.

 

LE CRITÈRE À TROIS VOLETS

[15]           La question qui se pose dans une affaire comme celle‑ci est de savoir s’il faut préserver le statu quo, c’est-à-dire laisser la décision de l’agent d’ERAR conduire au renvoi de Mme Arfaoui plus tard ce mois-ci vers la Tunisie, ou bien plutôt le statu quo ante. Cette distinction prend toute son importance à la lumière de l’arrêt Solis Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 171, 82 Imm. L.R. (3d) 167, où la Cour d’appel fédérale a statué que l’exécution d’une mesure de renvoi rendait théorique la demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR défavorable.

 

[16]           Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi ne doit être accordé que si la demanderesse établit l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable, et démontre que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur (Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302, 6 Imm. L.R. (2d) 123 (C.A.F.); RJR - MacDonald v. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311).

 

UNE QUESTION SÉRIEUSE À JUGER

[17]           Comme il ne s’agit pas en l’espèce d’une requête concernant le refus par un agent d’exécution d’un octroi administratif de sursis, cet élément du critère est respecté, selon l’arrêt RJR – MacDonald, si la demande d’asile n’est ni futile ni vexatoire.

 

[18]           L’existence de deux questions sérieuses est facile à discerner. La première question est de savoir si on aurait dû accorder une audience à Mme Arfaoui. Le ministre soutient que la crédibilité n’était pas en cause, mais plutôt que Mme Arfaoui n’a pas présenté une preuve suffisante au soutien de ses prétentions.

 

[19]           Cela pourrait être vrai si le fondement des allégations de Mme Arfaoui était simplement qu’elle comptait porter le hijab à son retour en Tunisie. L’élément central invoqué en l’espèce, toutefois, c’était les mauvais traitements infligés par des policiers. L’agent d’ERAR n’a procédé à aucune analyse digne de ce nom de ces allégations permettant d’expliquer pourquoi il serait invraisemblable que les policiers ne puissent récidiver.

 

[20]           À mon avis, l’agent d’ERAR n’a pu rendre la décision qui a été la sienne que s’il ne croyait pas la demanderesse. L’incrédulité de l’agent ressortait de son analyse (Liban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, 76 Imm. L.R. (3d) 227). Le défaut d’avoir soumis le récit de Mme Arfaoui à un interrogatoire oral est ainsi difficile à concevoir. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 R.C.S. 177, pages 213 et 214 :

Je ferai cependant remarquer que, même si les auditions fondées sur des observations écrites sont compatibles avec les principes de justice fondamentale pour certaines fins, elles ne donnent pas satisfaction dans tous les cas. Je pense en particulier que, lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition. Les cours d’appel sont bien conscientes de la faiblesse inhérente des transcriptions lorsque des questions de crédibilité sont en jeu et elles sont donc très peu disposées à réviser les conclusions des tribunaux qui ont eu l’avantage d’entendre les témoins en personne: voir l’arrêt Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802, aux pp. 806 à 808 (le juge Ritchie). Je puis difficilement concevoir une situation où un tribunal peut se conformer à la justice fondamentale en tirant, uniquement à partir d’observations écrites, des conclusions importantes en matière de crédibilité.

 

 

[21]           Une autre question sérieuse en jeu vient de ce que, si Mme Arfaoui était renvoyée maintenant, elle serait privée du droit que lui a conféré le législateur de présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’endroit de la décision d’ERAR, à moins que deux juges ne décident d’exercer leur pouvoir discrétionnaire et d’instruire une affaire ayant un caractère théorique. On doit en effet se rappeler que dans l’arrêt Perez, précité, une autorisation avait été accordée après l’exécution de la mesure de renvoi, mais que le contrôle judiciaire même avait été déclaré avoir un caractère théorique.

 

LE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE

[22]           Si l’on prête foi à Mme Arfaoui – et l’on doit présumer que son affidavit est véridique (Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.)), celle‑ci, assurément, a bien démontré l’existence d’un préjudice irréparable.

 

[23]           Selon le ministre, le fait qu’une procédure judiciaire puisse devenir inopérante n’occasionne pas nécessairement un préjudice irréparable. El Ouardi c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42, 332 N.R. 76, 48 Imm. L.R. (3d) 157, est un arrêt-clé en la matière; il s’agissait d’une requête en sursis d’exécution d’une mesure de renvoi en attendant qu’il soit statué sur l’appel interjeté à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de refuser de recevoir une requête en sursis d’exécution d’une mesure de renvoi en attendant qu’il soit statué sur les demandes de contrôle judiciaire sous‑jacentes, au motif que la requête avait été présentée à la [traduction] « dernière minute ». Il ne s’agit pas d’une demande tardive en l’espèce.

 

[24]           La Cour d’appel fédérale a rejeté la demande de sursis dans l’arrêt El Ouardi et le juge Rothstein a déclaré ce qui suit :

L’appelante fait valoir que son appel deviendra inopérant si le sursis n’est pas accordé, lui occasionnant ainsi un préjudice irréparable. Le problème avec l’argument selon lequel un appel rendu inopérant équivaut à un préjudice irréparable est que, s’il était adopté en tant que principe, il s’appliquerait à presque tous les cas de renvoi dans lesquels on sollicite un sursis et il priverait essentiellement la Cour du pouvoir discrétionnaire de trancher les questions de préjudice irréparable en se basant sur les faits de chaque espèce. Dans certains cas, le fait qu’un appel devienne inopérant équivaudra à un préjudice irréparable. Dans d’autres, ce ne sera pas le cas. Les documents indiquent que le mari de l’appelante peut présenter une demande pour parrainer son retour au Canada. Le renvoi entraînera sans doute des difficultés, mais il n’est pas évident que le fait de rendre l’appel inopérant occasionnera un préjudice irréparable.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[25]           Cet arrêt, bien sûr, a été rendu avant l’arrêt Perez de la Cour d’appel fédérale. Jamais il n’a été déclaré dans El Ouardi que la demande sous-jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision d’ERAR défavorable devenait théorique. En l’espèce, le critère du préjudice irréparable a été respecté.

 

LA PRÉPONDÉRANCE DES INCONVÉNIENTS

[26]           Aucun argument sérieux n’a été avancé en regard de la prépondérance des inconvénients. Assurément, le risque que soit causé un préjudice irréparable l’emporte sur l’intérêt qu’a le ministre d’appliquer les mesures de renvoi « dès que les circonstances le permettent » selon les termes de l’article 48 de la LIPR.

 

[27]           L’intitulé de l’instance est modifié pour qu’on y ajoute comme partie défenderesse le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

            POUR LES MOTIFS ÉNONCÉS;

LA COUR ORDONNE :

1.      La requête est accueillie.

2.      Il est sursis au renvoi de la demanderesse vers la Tunisie en attendant l’issue de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Réviseur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2305-10

 

INTITULÉ :                                       SONIA ARFAOUI c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 17 MAI 2010

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 18 MAI 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mitchell Goldberg

 

POUR LA DEMANDERESSE

Michel Pépin

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mitchell Goldberg

Avocat

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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