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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100518

Dossier : IMM-5039-09

Référence : 2010 CF 546

[TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 mai 2010

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MAINVILLE

 

 

ENTRE :

SHERICA SHERILON JAMES

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu des articles 72 et suivants de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) par Sherica Sherilon James (la demanderesse), par laquelle elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision d’un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le tribunal) datée du 15 septembre 2009 et portant le numéro de dossier TA7-02639, qui rejette les demandes d’asile de la demanderesse produites en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi.

 

[2]               La présente demande est accueillie pour les motifs énoncés ci-après. En résumé, la décision du tribunal reposait sur des conclusions concernant l’existence de la protection de l’État à Saint‑Vincent-et-les Grenadines qui étaient sélectives et déraisonnables dans les circonstances particulières de la présente affaire.

 

Le contexte

[3]               La demanderesse est une citoyenne de Saint-Vincent-et-les Grenadines née le 29 septembre 1986. Elle résidait auparavant avec sa mère et le conjoint de fait de celle-ci à l’île Union, une petite île située au sud de l’archipel. Le seul membre de sa famille immédiate qu’elle a est sa mère. Le conjoint de fait de celle-ci (ci-après appelé le beau-père) était un alcoolique violent.

 

[4]               Quand la demanderesse avait 12 ans, son beau-père l’a agressée sexuellement. Il a continué à le faire jusqu’à son départ de l’île Union à l’âge de 17 ans. La mère de la demanderesse a découvert les agressions et a tenté d’y mettre fin, mais le beau-père a menacé de tuer la demanderesse et sa mère si l’une ou l’autre d’entre elles révélait quoi que ce soit au sujet des agressions. La mère de la demanderesse a donc pris des dispositions afin que la demanderesse vienne au Canada pour échapper aux agressions. Le Canada était le seul pays étranger dans lequel la mère de la demanderesse savait que quelqu’un pourrait s’occuper de la demanderesse, outre Saint‑Vincent-et-les Grenadines.

 

[5]               La demanderesse est donc arrivée au Canada le 18 août 2003, à l’âge de 17 ans. Elle y a été envoyée par sa mère pour échapper aux agressions sexuelles répétées dont elle était victime aux mains de son beau-père. Elle a dû quitter l’école pour venir au Canada et n’a fait qu’une partie de ses études secondaires. Elle s’est cachée chez l’amie de sa mère pendant quelques années et a subvenu à ses besoins en gardant des enfants.

 

[6]               Au départ, la demanderesse ignorait qu’elle pouvait demander le statut de réfugiée, car l’amie de sa mère ignorait elle-même les subtilités des lois canadiennes sur l’immigration et la protection des réfugiés. La demanderesse est ensuite devenue enceinte et a donné naissance à son enfant. Comme elle ne pouvait plus demeurer chez l’amie de sa mère, elle a dû se rendre dans un refuge avec son enfant le 11 février 2007. Mis au courant de son histoire, les intervenantes de refuge l’ont informée qu’elle pouvait demander l’asile au Canada. Elle s’est donc présentée de son plein gré aux autorités de l’immigration le 19 février 2007 pour présenter une demande d’asile.

 

La décision contestée

[7]               Le tribunal ne contestait pas directement le récit de la demanderesse, mais il avait certaines réserves sur le plan de la crédibilité concernant les affirmations de la demanderesse selon lesquelles elle n’a pas été en contact direct avec sa mère depuis son arrivée au Canada et selon lesquelle elle ignorait la possibilité de demander l’asile avant d’en être informée par les intervenantes de refuge. Toutefois, ces préoccupations ne jouaient pas un rôle primordial dans la demande faite par la demanderesse.

 

[8]               Par conséquent, le tribunal a rejeté la demande d’asile en faisant valoir la possibilité pour la demanderesse de se prévaloir de la protection de l’État à Saint-Vincent-et-les Grenadines. La décision du tribunal quant à l’existence de la protection de l’État sera étudiée de manière plus exhaustive ci-après. Qu’il suffise de souligner que de l’avis du tribunal, la demanderesse (alors mineure) n’avait pas déployé assez d’efforts pour obtenir la protection de l’État lorsqu’elle était victime des agressions sexuelles de son beau-père. De plus, le tribunal a conclu que maintenant que la demanderesse est adulte, elle pouvair retourner à Saint-Vincent-et-les Grenadines en toute sécurité. Bien que le tribunal ait reconnu que la violence faite aux femmes représente un problème grave dans ce pays, il a conclu que les lois actuelles et envisagées prévoyaient de la protection contre les agressions et le viol fondés sur le sexe.

 

Le point de vue de la demanderesse

[9]               La demanderesse s’oppose vivement aux préoccupations de crédibilité du tribunal, mais mentionne qu’elles ne jouaient pas un rôle primordial dans sa demande. La contestation de la demanderesse repose donc sur l’analyse déficiente faite par le tribunal quant l’existence de la protection de l’État dans la situation particulière dans laquelle la demanderesse se trouve.

 

[10]           La demanderesse soutient que pour qu’une analyse relative à l’existence de la protection de l’État soit réputée raisonnable, le tribunal doit reconnaître et expliquer pourquoi des preuves négatives sur l’existence de cette protection dans le cadre de revendications fondées sur le sexe sont écartées ou réputées non pertinentes. En l’espèce, le tribunal n’a pas effectué une telle analyse. Au contraire, le tribunal a été trop sélectif et a fait fi d’éléments de preuve solides établissant l’inexistence de la protection de l’État. L’avocat de la demanderesse a donné à la Cour de nombreux exemples convaincants de la sélectivité et du caractère lacunaire de l’analyse. Il en sera davantage question ci‑après.

 

[11]           La demanderesse fait également valoir que le tribunal a complètement fait fi de sa situation personnelle dans le cadre de l’analyse relative à l’existence de la protection de l’État. Elle est une enfant unique qui n’a à peu près pas de perspectives d’emploi à Saint-Vincent-et-les Grenadines et qui doit subvenir aux besoins de sa petite fille. Si elle retournait à Saint-Vincent-et-les Grenadines, elle n’aurait vraisemblablement pas d’autre choix que d’aller vivre avec sa mère et son beau-père violent, ce qui ferait courir à sa fille et à elle des risques d’agression. La demanderesse fait valoir que le tribunal a fait abstraction de manière déraisonnable de ces circonstances pour prendre sa décision.

 

Le point de vue du défendeur

[12]           Le défendeur reconnaît que l’élément déterminant de la décision du tribunal est sa conclusion au sujet de l’existence de la protection de l’État. Le tribunal a souligné à juste titre que la demanderesse n’avait pas sollicité la protection de l’État à Saint-Vincent lorsqu’elle était agressée par son beau-père et qu’elle n’a pas fourni de preuve claire et convaincante que les autorités ne pouvaient ni ne voulaient la protéger à ce moment-là. Il s’agissait selon le défendeur d’une conclusion raisonnable.

 

[13]           En outre, le défendeur fait valoir que le tribunal a raisonnablement conclu que la demanderesse pourrait obtenir une protection de l’État adéquate. Le tribunal a raisonnablement conclu que, compte tenu de l’âge actuel de la demanderesse, celle-ci n’aurait pas à vivre avec sa mère et son beau-père et ne dépendrait pas d’eux si elle devait retourner à Saint-Vincent. Par conséquent, le tribunal a conclu que la demanderesse pourrait s’adresser elle-même aux autorités et obtenir une protection adéquate. Le critère de l’existence de la protection de l’État est le caractère adéquat et non l’efficacité.

 

Les dispositions législatives pertinentes

[14]           La disposition pertinente de la Loi aux fins de ce contrôle judiciaire est le sous-alinéa 97(1)b)(i) qui se lit comme suit :

 

 

 

 

La norme de contrôle

[15]           Comme l’a mentionné la Cour suprême du Canada dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir) aux paragraphes 54, 57 et 62, la première étape de l’établissement de la norme de contrôle adéquate consiste à vérifier si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.

 

[16]           Dans Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 282 D.L.R. (4th) 413, [2007] A.C.F. no 584 (QL), au paragraphe 38, la Cour d’appel fédérale a confirmé « que les questions concernant le caractère adéquat de la protection étatique sont des questions mixtes de fait et de droit habituellement susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable »; voir également Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, 45 Imm. L.R. (3d) 58, [2005] A.C.F. no 232 (QL), aux paragraphes 9 à 11; Nunez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1661, [2005] A.C.F. no 2067 (QL), au paragraphe 10; Franklyn c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1249, [2005] A.C.F. no 1508 (QL), aux paragraphes 15 à17; Capitaine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 98, [2008] A.C.F. no 181 (QL), au paragraphe 10; Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 119, [2010] A.C.F. no 132 (QL), aux paragraphes 25 à 27.

 

[17]           La norme de contrôle qui s’applique à la décision du tribunal en ce qui a trait à l’existence de la protection de l’État est donc celle de la décision raisonnable.

 

L’analyse

[18]           Le tribunal a conclu que l’absence de disponibilité de protection de l’État n’avait pas été établie par la demanderesse, parce qu’elle n’a pas demandé la protection des autorités de Saint‑Vincent après avoir été agressée sexuellement par son beau-père lorsqu’elle était âgée de douze ans, et, par la suite, pendant ses années de minorité. Après mûre réflexion, j’estime que c’était déraisonnable. Il est pour le moins dérangeant d’imposer à une enfant qui est molestée sexuellement l’obligation de demander la protection aux autorités de l’État alors que sa mère elle-même ne le fait pas. Par conséquent, je conclus que la décision du tribunal d’imposer ce fardeau à la demanderesse afin de réfuter la présomption d’existence de la protection de l’État n’est pas fondée.

 

[19]           En ce qui concerne la conclusion du tribunal quant à l’existence de la protection de l’État maintenant que la demanderesse est une adulte, je juge que la preuve examinée par le tribunal était sélective et a été mal analysée, ce qui a amené à conclure que la décision du tribunal quant à l’existence de la protection de l’État dans la présente affaire était déraisonnable. Il convient de donner quelques exemples pour expliquer ma conclusion à cet égard. 

 

[20]           Au paragraphe 19 de sa décision, le tribunal note, sur la base d’une « Réponse à une demande d’information VCT102962.EF », que « les policiers de Saint-Vincent-et-les Grenadines sont formés pour traiter les cas de violence familiale. Des efforts sont faits pour établir un rapport et amener les agresseurs devant le tribunal s’il existe une preuve suffisante. » Toutefois, ce même document VCT102962.EF ajoute ce qui suit en ce qui concerne l’efficacité de la police pour régler les cas de violence familiale (page 59 du dossier certifié du tribunal) :

Pour ce qui est de l’efficacité de la police relativement au traitement des cas de violence conjugale à Saint-Vincent-et-les Grenadines, un représentant de l’association de défense des droits de la personne de Saint-Vincent-et-les Grenadines (Saint Vincent and the Grenadines Human Rights Association SVGHRA) a fourni l’information qui suit dans une communication écrite envoyée le 7 novembre 2008 à la Direction des recherches :

 

[traduction]

Bien qu’il y ait quelques policiers qui prennent au sérieux les cas de violence conjugale et familiale, la majorité d’entre eux ne possèdent que des connaissances et des compétences limitées dans ce domaine, notamment en ce qui concerne les procédures. Aussi les agents appliquent-ils ce qu’ils ont appris dans leur formation policière générale aux cas de violence conjugale et familiale, ce qui complique la situation pour la victime qui se sent encore plus agressée.

 

De plus, lorsque les femmes maltraitées souhaitent déposer une plainte, elles sont accueillies par de jeunes policiers grossiers, irrespectueux et sexistes qui estiment que la victime est responsable de son sort. Il n’existe pas non plus de trousses spécialisées. Dans la plupart des cas, les policiers perdent patience si la victime marque des hésitations avant de répondre à leurs questions.

 

Le comportement des policiers, l’interrogatoire qui se fait dans une salle ouverte et l’inefficacité générale de la police et des tribunaux sont autant de facteurs qui en général découragent les victimes de témoigner.

 

Un petit nombre de policiers sensibilisés font tout leur possible pour faciliter la procédure et mettre à l’aise la victime; là encore, toutefois, lorsque le cas est porté devant les tribunaux, la victime retire souvent sa plainte, car dans la plupart des cas elle dépend de son agresseur. La longueur de la procédure est un autre élément qui frustre les victimes.

 

La victime se sent souvent vulnérable même si une ordonnance de protection est rendue, celle-ci n’ayant aucune valeur pratique en raison de l’absence de refuges [...]

 

Le tribunal ne fait pas mention de ces renseignements dans sa décision et n’explique jamais pourquoi il n’en a pas tenu compte ou les a écartés.

 

[21]           Le tribunal fait en outre valoir au paragraphe 19 de sa décision que « [l]’article 5(2) de la Domestic Violence Act (loi sur la violence familiale) de 1995 autorise les policiers à arrêter toute personne qui, selon leur jugement, viole un ordre de protection en vigueur. » Le tribunal appuie cette conclusion sur la « Réponse à une demande d’information VCT102939.EF ». Ce même document renferme également les renseignements suivants que le tribunal n’explique pas ni ne mentionne  (page 62 du dossier certifié du tribunal) :

Dans l’édition 2008 de son rapport Freedom in the World, Freedom House affirme que la violence faite aux femmes est un [traduction] « important problème » à Saint-Vincent-et-les Grenadines (Freedom House 2008). Selon des statistiques citées dans un rapport publié en mars 2007 par l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), Saint-Vincent-et-les Grenadines se classe au troisième rang mondial pour ce qui est du nombre de cas de viol signalés (Nations Unies et Banque mondiale mars 2007, 12). Les données, recueillies par l’ONUDC à partir d’un examen des statistiques policières dans 102 pays, permettent de constater que 112 cas de viol par 100 000 habitants ont été signalés à Saint-Vincent-et-les Grenadines (ibid.). Le taux moyen de viols signalés parmi les 102 pays examinés était de 15 cas par 100 000 habitants (ibid.).

           

Selon les Country Reports on Human Rights Practices for 2007 des États-Unis (É.-U.), la police de Saint-Vincent-et-les Grenadines a mené des enquêtes sur 47 cas de viol et sur 8 cas de tentative de viol, mais seulement 18 de ces cas ont donné lieu à des procès (É.-U. 11 mars 2008, sect. 5).

 

 

 

 

[22]           Au paragraphe 20 de sa décision, le tribunal souligne, sur la base de la « Réponse à une demande d’information VCT102939.EF », que « [l]a Marion House, une ONG, offre des programmes sociaux et des services de santé, de sensibilisation et de counselling aux résidents de Saint-Vincent-et-les Grenadines, à Kingston et à Georgetown. » Toutefois, le tribunal omet d’ajouter que dans le même paragraphe d’où proviennent ces renseignements dans le document VCT102939.EF (page 63 du dossier certifié du tribunal), il est mentionné que les renseignements disponibles sur la Marion House « ne précisent pas si ses services comprennent du soutien aux victimes de violence sexuelle ». En l’espèce, la demanderesse est une victime de violence sexuelle.

 

[23]           Au paragraphe 22 de sa décision, le tribunal note, sur la base de la « Réponse à une demande d’information VCT100481.F », que « les autorités ont récemment acheté un immeuble qui, une fois rénové, servira de refuge pour les femmes victimes de violence familiale » sans expliquer comment un refuge qui n’existe pas encore pourrait être de quelque utilité pour la demanderesse. Ce n’est pas la première fois qu’un refuge pour femmes est promis à Saint-Vincent mais que la promesse ne se concrétise pas. Dans Alexander c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1305, [2009] A.C.F. no 1682 (QL) au paragraphe 11, l’observation suivante est formulée :

On s’est référé au fait qu’il n’y a aucun refuge pour femmes à Kingstown. Si le tribunal s’était tenu informé des conditions du pays et des décisions de notre Cour, il aurait certainement retenu ce que j’ai affirmé dans Myle, 2007 CF 1073. Il aurait également remarqué que la preuve documentaire présentée dans le passé démontre que le gouvernement a acheté un refuge pour femmes et que ce dernier était en cours de rénovation en 2004. Un an plus tard, il a été tenu pour acquis que le refuge était opérationnel. Les dernières nouvelles indiquent qu’il n’existe aucun refuge de ce genre. En quoi cela correspond-il aux efforts sérieux attribués au gouvernement?

 

 

[24]           Il est possible de trouver nombre de tels exemples dans la décision du tribunal. Même s’il est clair que la décision du tribunal quant à l’existence de la protection de l’État doit être considérée avec déférence, celle-ci n’est pas absolue. Comme l’a mentionné le juge O’Reilly dans Lewis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 282, [2009] A.C.F. no 347 (QL) aux paragraphes 8 à 10 [Non souligné dans l’original.] :

La Commission a jugé que la preuve documentaire établissait l’existence de sources suffisantes de protection de l’État à Saint‑Vincent pour les femmes dans la situation de Mme Lewis. Par exemple, la Commission a cité un rapport décrivant le rôle du tribunal de la famille à Saint‑Vincent en ce qui concerne la protection des femmes contre la violence conjugale. La Commission a également fait référence à des lois visant à protéger les victimes de violence familiale. Cependant, Mme Lewis fait valoir que la Commission n’a pas fait mention des éléments de preuve qui établissaient la capacité limitée du tribunal de la famille à faire exécuter ses ordonnances, la réticence des agents de police à intervenir dans des incidents de violence conjugale et la rareté à laquelle les lois qui protègent les femmes sont appliquées.

Le ministre allègue que la Commission est présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait, même si elle n’en a pas expressément fait mention. Je suis d’accord avec lui. Cependant, en l’espèce, les documents mêmes sur lesquels la Commission se fonde pour conclure à l’existence d’une protection adéquate de l’État à Saint-Vincent remettent en question le caractère suffisant de cette protection. À mon avis, la Commission était tenue d’expliquer pourquoi elle a conclu que les éléments favorables contenus dans la preuve l’emportaient sur les éléments défavorables. En l’absence d’une telle explication, je conclus que la décision de la Commission était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartenait pas aux issues pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

Je souligne que les juges Yves de Montigny et John O’Keefe sont arrivés à la même conclusion quant à l’examen fait par la Commission sur les éléments de preuve relatifs à la protection de l’État à Saint‑Vincent dans Hooper c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1359, [2007] A.C.F. n1744 (QL) et King c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 774, [2005] A.C.F. n979 (QL), respectivement.

 

[25]           Je souscris au point de vue du juge O’Reilly sur cette question ainsi qu’à celles des juges de Montigny et O’Keefe dans les deux décisions mentionnées précédemment, à savoir Hooper c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1359, [2007] A.C.F. no 1744 (QL) et King c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 774, [2005] A.C.F. no 979 (QL). J’ajoute que la Cour en est venue à des conclusions similaires en de nombreuses occasions, notamment dans Alexander c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), précitée (juge Harrington); Jessamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 20, 342 F.T.R. 250, [2009] A.C.F. no 47 (QL) (juge Russell); Myle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 871, [2006] A.C.F. no 1127 (QL) (juge Shore), et dans Codogan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 739, [2006] A.C.F. no 1032 (QL) (juge Teitelbaum).

 

[26]           En l’espèce, le tribunal devait expliquer pourquoi il a conclu que les éléments favorables contenus dans la documentation sur le pays prévalaient  sur les éléments négatifs. Compte tenu du fait qu’une telle analyse n’a pas été faite, je n’hésite pas à conclure que la décision du tribunal était déraisonnable.

 

[27]           J’ajoute que, en l’espèce, le tribunal a également omis de tenir compte de la situation unique de la demanderesse qui n’a d’autre famille à Saint-Vincent-et-les Grenadines que sa mère qui vit avec son beau-père violent. Le tribunal présume que la demanderesse sera en position de s’installer de manière autonome si elle devait retourner à Saint-Vincent-et-les Grenadines, mais une telle éventualité est improbable compte tenu de la preuve produite, surtout compte tenu du peu de scolarité de la demanderesse et de ses responsabilités à l’égard de sa jeune fille. Le tribunal avait l’obligation de se pencher sur ces circonstances particulières et ne l’a pas fait.

 

[28]           En outre, j’estime que la jurisprudence mentionnée par le défendeur concernant Saint-Vincent-et-les Grenadines ne s’applique pas aux circonstances de la présente affaire. Dans Dean c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 772, [2009] A.C.F. no 925 (QL), la demanderesse avait de nombreux frères et soeurs sur lesquels elle pouvait compter pour se réinstaller à Saint-Vincent. Ce n’est pas le cas de la demanderesse en l’espèce, qui n’a pas de famille à qui s’adresser sauf sa mère et son beau-père agresseur. Dans Hutchins c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 367, [2006] A.C.F. no 462 (QL), le persécuteur dans cette affaire avait été incarcéré et faisait face à des accusations de tentative de meurtre, ce qui faisait en sorte qu’il était peu susceptible de porter préjudice à la demanderesse. Dans Richardson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1009, [2007] A.C.F. n1288 (QL), la demanderesse n’a pas contesté la conclusion concernant l’existence de la protection de l’État et a plutôt limité son argumentation à des questions de crédibilité. Dans Young c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 637, [2008] A.C.F. no 809, le persécuteur était en prison pour 15 ans et ne pouvait donc pas porter préjudice à la demanderesse. Par conséquent, aucune des décisions mentionnées par le défendeur n’est utile en l’espèce.

 

[29]           Les parties n’ont soulevé aucune question importante justifiant une certification en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi et aucune question du genre n’est certifiée.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision du tribunal est annulée.

3.      L’affaire est renvoyée à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés statue à nouveau sur l’affaire en tenant compte des motifs énoncés dans les présentes.

 

 

 

« Robert M. Mainville »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5039-09

 

 

INTITULÉ :                                       SHERICA SHERILON JAMES c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

                                                                                   

                                                                                   

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 11 MAI 2010

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE MAINVILLE

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 18 MAI 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Crane

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MICHAEL CRANE

Avocat et procureur

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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