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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date :  20100617

Dossier :  T-1773-09

Référence :  2010 CF 663

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2010

En présence de monsieur le juge Martineau 

 

ENTRE :

ABDELOIHED AZZIZ

ZAKIA MESBAHI

FARID AZZIZ, MINEUR

demandeurs

et

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs contestent la légalité d’une décision rendue le 15 octobre 2009 par Mme Denise Couture, analyste à la Direction du règlement des cas, Citoyenneté et Immigration Canada (l’analyste), refusant de délivrer un certificat de citoyenneté à Farid Azziz (Farid ou l’enfant).

 

[2]               L’analyste conclut que l’enfant n’est pas « une personne […] née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance ». Farid n’est donc pas un citoyen canadien en vertu de l’alinéa 3(1)b) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, c. C-29 (la Loi), d’où la présente demande de contrôle judiciaire.

I – CADRE JURIDIQUE

 

[3]               Selon l’alinéa 3(1)b) de la Loi, est automatiquement citoyen canadien, par la naissance, tout individu né à l’extérieur du Canada après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen canadien. En pareil cas, en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi, sous réserve des règlements d’application de la Loi, le ministre de la Citoyenneté et Immigration (le Ministre) délivre un certificat au citoyen qui en fait la demande. En pratique, le certificat est délivré au citoyen après étude de sa demande par un agent de citoyenneté exerçant les pouvoirs qui lui sont conférés par le Ministre en vertu de l’article 23 de la Loi.

 

[4]               À ce chapitre, l’article 10 du Règlement sur la citoyenneté, 1993, DORS/93-246 (le Règlement) précise que la demande de certificat doit être faite selon la formule prescrite et être accompagnée d’une preuve établissant que le requérant est un citoyen et de deux photographies du demandeur principal. Ceci dit, le requérant doit fournir toute preuve supplémentaire qui pourrait être nécessaire pour établir sa citoyenneté (article 28 du Règlement).

 

[5]               En pratique, le Ministère s’est doté de lignes directrices qui précisent, le cas échéant, qui peut présenter une demande de certificat et quelles sont habituellement les preuves qui peuvent être jugées acceptables pour établir qu’une personne remplit les conditions prévues dans la Loi et le Règlement. Pour les fins des présentes, mentionnons : le Guide des politiques de citoyenneté, particulièrement le chapitre CP 3 – Établissement de l’identité des demandeurs (le Guide CP 3) et le chapitre CP 10 – Preuve de citoyenneté (le Guide CP 10) ; le Guide des bureaux consulaires CP 17 (le Guide CP 17) ; et le Bulletin opérationnel 154 (le Bulletin 154).

 

[6]               D’autre part, les bureaux des visas et les missions consulaires à l’étranger sont habilités à recevoir des demandes de certificat de citoyenneté (preuve de citoyenneté) présentées à l’extérieur du Canada par un requérant. Toutefois, les décisions finales sont généralement prises au Centre de traitement de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC ou le Ministère), situé à Sydney, Nouvelle-Écosse (le CPC-S). Ceci dit, Passeport Canada peut délivrer un passeport à durée de validité limitée aux enfants de moins de deux ans pour lesquels on n’a jamais délivré de preuve de citoyenneté, pourvu qu’il soit établi que l’enfant est citoyen canadien, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

 

II – CONTEXTE FACTUEL

 

[7]               M. Abdeloihed Azziz (ou Aziz selon son certificat de citoyenneté) est citoyen canadien. Il est marié à Mme Zakia Mesbahi, également citoyenne canadienne. Le 19 mars 2009, ils se rendent  au Maroc, leur pays d’origine. Farid est né à Casablanca le 30 mars 2009. Selon le certificat de naissance délivré par les autorités marocaines, Farid est le fils présumé des époux.

 

[8]               Le 6 mai 2009, M. Azziz soumet à l’ambassade du Canada au Maroc (l’Ambassade) une demande de certificat à laquelle il joint des preuves de citoyenneté pour lui-même et pour Mme Mesbahi, leur certificat de mariage, un extrait d’acte de naissance de l’enfant, ainsi qu’un avis de naissance signé par une accoucheuse.

 

[9]               Or, le personnel de l’Ambassade chargé de traiter la demande a des doutes sur la véracité des inscriptions contenues dans la documentation soumise. L’âge avancé de Mme Mesbahi (qui avait 51 ans) et le fait que Farid ne soit pas né dans un hôpital suscitent un sérieux questionnement. Un agent consulaire communique avec M. Azziz qui lui explique alors que Farid aurait été conçu à la suite d’une fécondation in vitro effectué à Montréal à l’Hôpital Royal Victoria (l’Hôpital) au cours de l’été 2008.

 

[10]           Mme Mesbahi autorise l’Ambassade à contacter l’Hôpital (ainsi que la clinique OVO, une clinique privée à Montréal où elle avait également envisagé de subir un traitement de fertilité). Toutefois, après vérification, l’Hôpital n’a aucun dossier sur Mme Mesbahi. D’autre part, le couple est également incapable de fournir une preuve de paiement pour le traitement de fécondation in vitro.

 

[11]           M. Azziz explique, dans l’affidavit qu’il a produit au soutien de la présente demande, que le couple a été victime d’une fraude de la part des médecins de l’Hôpital. Ces derniers auraient proposé au couple de payer comptant en échange d’une réduction du prix du traitement et auraient par la suite fait disparaître le dossier de Mme Mesbahi.

 

[12]           Vu l’insistance de M. Azziz d’obtenir malgré tout la preuve de citoyenneté demandée au nom de Farid, l’Ambassade réfère le dossier au Centre de traitement de Citoyenneté et Immigration Canada, situé à Sydney, Nouvelle-Écosse (le CPC-S), tout en suggérant la tenue d’un test d’ADN afin d’établir la filiation de l’enfant avec l’un ou l’autre de ses parents présumés.

 

[13]           Le 22 juin 2009, la demande de certificat est apparemment reçue par le CPC-S, mais rien ne bouge dans le dossier avant le début du mois d’août. Vu sa complexité, le dossier est référé au début du mois d’août 2009 à Mme Denise Couture (l’analyste), qui travaille à Ottawa à la Direction du règlement des cas de CIC.

 

[14]           Dans le présent dossier, l’analyste agit à titre d’agent de citoyenneté. Celle-ci a plein pouvoir de prendre une décision finale au nom du Ministre.

 

[15]           Le 5 août 2009, M. Azziz transmet des nouveaux documents au Ministère (la nouvelle preuve) :

a)   Il s’agit d’un certificat médical daté du 14 juillet 2009 du docteur Maan Malouf, un gynécologue de Montréal qui suit Mme Mesbahi depuis mars 2000 pour infertilité et fibromes. Ce dernier a d’ailleurs opéré Mme Mesbahi en 2007 pour une myomectomie (retrait d’une partie des muscles de l’utérus). Toutefois, il n’a jamais suivi cette dernière à la suite du traitement de fécondation in vitro dont elle aurait été l’objet en juin ou juillet 2008. La dernière visite de Mme Mesbahi à son cabinet date du mois d’août 2008. Semble‑t-il, Mme Mesbahi a alors un utérus compatible avec celui d’une grossesse de dix (10) semaines. Toutefois, il se fie sur Mme Mesbahi qui dit être enceinte. En effet, aucun test de grossesse ni échographie ne permet de corroborer le fait que Mme Mesbahi aurait été effectivement enceinte à cette époque.

 

b)   On retrouve également trois documents médicaux en provenance du Maroc, tous datés du 23 mars 2009. Il s’agit d’une fiche de liaison d’un urgentologue, d’une ordonnance pour des médicaments et d’une note de consultation d’un gynécologue ayant apparemment examiné Mme Mesbahi. Dans le dernier document, le gynécologue, le docteur Aicha Hakdaoui, atteste qu’il s’agit d’une grossesse d’environ 38 semaines « non compliquée ».

 

[16]           Toutefois, la nouvelle preuve ne dissipe pas les doutes de l’analyste. Dans son affidavit, l’analyste explique pourquoi le certificat du docteur Malouf n’est pas concluant, alors qu’elle a de sérieuses raisons de croire que les trois documents médicaux marocains sont des faux. De plus, elle a pris le soin de demander en août 2009 une confirmation écrite à l’Hôpital de tout traitement médical subi par Mme Mesbahi. Effectivement, Mme Mesbahi n’a pas fait un traitement in vitro en 2008. Vu le caractère insuffisant des preuves soumises au soutien de la demande de certificat, le 31 août 2009, l’analyste demande à M. Azziz de fournir des certificats des gynécologues que Mme Mesbahi aurait consultés durant les autres mois allégués de sa grossesse. Des échographies pourraient également confirmer que le traitement in vitro a réussi.

 

[17]           Entretemps, l’analyste a sollicité l’assistance du docteur Shaun Gollish, M.D., FRCS (C), Directeur intérim des Stratégies, politiques et communications au Ministère. Le docteur Gollish confirme que, dans le cas d’un traitement de fécondation in vivo, l’ovule de la mère est fécondé par le sperme du donneur ayant été inséminé dans l’utérus ; un test d’ADN de l’un ou l’autre des parents avec l’enfant pourrait donc prouver sa filiation. D’un autre côté, la fécondation in vitro est un processus autrement plus complexe ; si le sperme du père naturel, ou à défaut de celui d’un donneur anonyme, peut être utilisé dans le processus externe de fertilisation, normalement un ovule de la mère naturelle sera utilisé.

 

[18]           Or, les conclusions du docteur Gollish sont formelles : compte tenu de l’âge avancé de Mme Mesbahi et de ses problèmes gynécologiques antérieurs, en l’absence d’une preuve confirmant le traitement de fécondation in vitro, le docteur Gollish ne croit pas qu’un œuf fertilisé ait pu être implanté dans son utérus. Au passage, la preuve au dossier ne permet pas d’établir clairement de quelle façon le don allégué d’ovules a été obtenu et géré le cas échéant par l’Hôpital. Il n’est pas clair s’il s’agit d’une donneuse anonyme ou non (une annonce du couple ayant été publiée dans un journal fait état du fait que celui-ci est à la recherche d’une donneuse d’ovules).

 

[19]           Du même coup, au cours du mois d’août 2009, l’analyste fait part des doutes qu’elle entretient dans divers échanges téléphoniques avec M. Azziz ou son avocate. M. Azziz est alors très agressif et l’analyste prend le soin d’être assistée par une tierce personne lors des entrevues. D’ailleurs, des mesures administratives doivent être prises pour filtrer les appels en provenance de M. Azziz, qui se fait insistant et multiplie les appels ou les menaces. De fait, l’adjointe administrative principale ira se plaindre auprès de la direction que M. Azziz l’a menacée « qu’il ira au média[sic] et couperait ses doigts pour avoir de l’attention » et « une autre fois qu’il était pour se suicider en face du building de CIC » (note interne du 27 août 2009 de Denise Jackson).

 

[20]           Malgré la demande écrite de l’analyste du 31 août 2009 pour obtenir les documents indiqués, M. Azziz, qui a entretemps obtenu les services d’un avocat, refuse de soumettre quelque autre document, ou preuve par ADN, que ce soit. À ce chapitre, les explications fournies par M. Azziz ou de son avocat pour ne pas soumettre une preuve par ADN ont varié au fil du temps. Ces explications sont confuses et contradictoires. De plus, celles-ci ne sont corroborées par aucune expertise médicale.

 

[21]           Par exemple, M. Azziz explique dans son affidavit qu’il avait déjà consulté des spécialistes de tests génétiques au Maroc. Il explique qu’il voulait alors soumettre à l’Ambassade une preuve d’ADN irréfutable afin de clore une fois pour toute « un débat qui n’avait pas lieu d’être ».

 

[22]           Au paragraphe 33 de son affidavit, M. Azziz poursuit :

Malheureusement, les deux spécialistes que j’ai consulté, le Professeur CHADLI de l’institut Pasteur à Casablanca et le Professeur SOUFIANE de la Clinique ENAKHIL à Rabat, m’ont indiqué qu’un test ADN serait futile en raisons des manipulations génétiques qui ont menées à la naissance de mon fils. Comme il ne s’agissait pas de mon sperme et que des ovules d’une tierce personne avaient été utilisés, un test génétique ne permettrait pas d’établir de manière irréfutable que mon épouse et moi sommes les parents biologiques de Farid.

 

Toutefois, M. Azziz n’a produit aucune preuve documentaire des spécialistes en question confirmant qu’ils ont été consultés, pas plus que leur opinion médicale sur le sujet.

 

[23]           Dans son affidavit, l’analyste met également en doute la véracité des allégations faites par M. Azziz au sujet de l’utilisation exclusive du sperme d’un donneur anonyme. Faisant référence aux notes des conversations téléphoniques qu’elle a eues avec M. Azziz ou son procureur et qui sont reproduites dans le dossier certifié du tribunal (D.T.), l’analyste mentionne aux paragraphes 21 à 23 de son affidavit :

Je considère surprenant que le demandeur affirme clairement, au paragraphe 12 de son affidavit, qu’il a accepté que le sperme d’un donneur soit utilisé pour le traitement de fécondation puisque depuis le début de nos conversations et jusqu’au refus de la demande, monsieur Aziz a toujours maintenu qu’il n’était pas certain si son sperme, celui d’un donneur ou un mélange des deux avait été utilisé. Ainsi, c’est la raison pour laquelle le test d’ADN a été suggéré pour ainsi confirmer que Farid est son enfant naturel. De plus, il appert de mes notes au dossier, aux pages 26 et 27 du dossier, qu’au début, M. Aziz était réticent à passer le test d’ADN en raison du fait qu’il alléguait ne pas avoir les moyens de le payer. Dans ce cas, j’étais prête à lui fournir un délai pour ce faire (pages 17, 26, 27, 28 et 29 du D.T.)

 

En réponse au paragraphe 33 de l’affidavit de M. Aziz, je soumets que ce dernier n’a fourni aucun document provenant de ces deux spécialistes au Maroc indiquant qu’un test d’ADN serait futile en raison de manipulations génétiques. De plus, les informations précises ayant été fournies à ces spécialistes ne sont pas connues. Toutefois, je suis d’accord que si ni le sperme de monsieur Aziz, ni les ovules de madame Mesbahi n’ont été utilisés, il est futile de demander un test d’ADN. D’ailleurs, ceci m’avait effectivement été confirmé par nos Services médicaux (page 71 du D.T.)

 

Si monsieur Aziz avait, dès le départ, déclaré lors de nos conversations téléphoniques que le sperme d’un donneur avait été utilisé, je n’aurais pas insisté pour procéder au test d’ADN car il est évident qu’en présence d’une donneuse d’ovules et d’un donneur de sperme, ce test est inutile. Mais M. Aziz continuait de maintenir qu’il était incertain si son propre sperme avait été utilisé ou non. C’est la raison pour laquelle un test d’ADN a été demandé à monsieur Aziz étant donné son incertitude à cet égard et compte tenu de l’absence de tout document concernant la fécondation in vitro. Selon sa propre version des faits à ce moment, advenant la possibilité que son sperme ait été utilisé, le test d’ADN venait confirmer le lien génétique entre le père et l’enfant et le dossier se trouvait réglé.

 

 

 

[24]           Au bout du compte, l’analyste ne croit pas que Mme Mesbahi ait été enceinte et ait donné naissance à l’enfant, ce qui suffit pour rejeter la documentation soumise par M. Azziz au soutien de la demande de délivrance de certificat. Concluant que le couple n’a pas soumis « les documents requis » et que les documents au dossier ne constituent pas une preuve que Farid est bien  « l’enfant naturel » de M. Azziz ou de Mme Mesbahi, l’analyste refuse de délivrer un certificat de citoyenneté puisque Farid n’est pas « une personne […] née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance ». L’analyste en a ainsi informé le procureur des demandeurs par lettre datée du 15 octobre 2009 (la décision finale).

 

III –QUESTIONS EN LITIGE ET NORME DE CONTRÔLE

 

[25]           Dans le cas sous étude, les demandeurs soutiennent, d’une part, que la décision finale rendue par l’analyste le 15 octobre 2009 a été prise sans égard à la preuve à sa disposition et, d’autre part, que l’ensemble du processus décisionnel y ayant mené était de nature à soulever une crainte raisonnable de partialité. Ce faisant, les demandeurs insistent sur le fait que la décision finale de l’analyste et le processus qui y a mené constituent, pour les fins du contrôle judiciaire, « un tout indissociable », alors que les demandes de preuves supplémentaires formulées par les autorités canadiennes sont abusives et démontrent leur parti pris. D’ailleurs, tout au long du processus les fonctionnaires impliqués ont exprimé leurs préjugés et ont agi de manière hostile à l’endroit de M. Azziz.

 

[26]           D’un autre côté, le défendeur soutient que, bien que le lien de filiation puisse être établi par certificat de naissance, des éléments de preuve supplémentaires, y compris un test ADN, peuvent être exigés en cas de doute. Compte tenu des nombreux problèmes de crédibilité se soulevant dans le présent dossier, les autorités canadiennes pouvaient à bon droit exiger d’autres preuves documentaires, voire un test d’ADN pour prouver la filiation de l’enfant. En l’espèce, les demandeurs ne se sont pas déchargés du fardeau de prouver que Farid est citoyen canadien. D’autre part, il n’y a aucune crainte de partialité, ni contravention à un quelconque principe d’équité procédurale. C’est plutôt M. Azziz qui était agité, impatient et agressif, alors que l’analyste est demeuré patiente, courtoise et compréhensive envers ce dernier.

 

[27]           Ayant procédé à une analyse de la norme de contrôle en fonction des critères habituels, je suis d’avis que la norme de la décision correcte régit les questions de droit soulevées dans le dossier, tandis que la norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions d’ordre factuel pour lesquelles l’analyste possède une expertise reconnue. D’autre part, les questions d’équité procédurale ou de partialité sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte.

 

[28]           À cet égard, la décision d’une analyste concernant la suffisance de la preuve présentée par un requérant pour confirmer la citoyenneté d’une personne est celle de la décision raisonnable (Worthington v. Canada, 2008 CF 409, [2009] 1 F.C.R. 311 au paragraphe 63). La référence à la norme de « la décision correcte»  dans le texte publié de la version française de cette dernière décision prononcée en anglais par mon collègue le juge O’Keefe était une erreur de traduction qui a maintenant été corrigée. (Le texte apparaissant sur le site web de la Cour, au http://decisions.fct-cf.gc.ca/fr/2008/2008cf409/2008cf409.html, incorpore cette correction).

 

[29]           Quant à la question de la crainte de partialité d’un décideur administratif, elle doit recevoir la réponse qu’y donnerait « une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ». La crainte de partialité doit donc « être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet » (Committee for Justice and Liberty c. L’Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369 à la page 394, juge de Grandpré, dissident ; voir aussi Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673 à la page 685).

 

[30]           Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire doit échouer.

 

IV– CARACTÈRE RAISONNABLE DE LA DÉCISION FINALE

 

[31]           Examinons d’abord les arguments respectifs formulés par les demandeurs et le défendeur au sujet du caractère suffisant des preuves soumises par les demandeurs pour démontrer qu’ils sont les parents naturels de l’enfant.


Demandeurs

[32]           L’argument fondamental des demandeurs pour obtenir l’annulation de la décision finale de l’analyste est que la preuve documentaire originairement soumise à l’Ambassade était suffisante pour conclure que Farid était bien le fils du couple et que l’Ambassade et l’analyste ont écarté arbitrairement cette preuve ou n’en ont pas tenu compte. De plus, les autorités canadiennes ont erré et agi de façon abusive en insistant, tout au long du traitement de ce dossier, sur un test d’ADN, comme preuve de filiation.

 

[33]           S’appuyant sur l’arrêt M.A.O. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1406, 242 F.T.R. 248 (M.A.O.), les demandeurs insistent le caractère exceptionnel de la preuve par ADN. Selon eux, il n’y avait pas lieu de l’exiger en l’espèce, d’autant plus qu’elle ne s’avérerait probablement pas convaincante puisque tant l’ovule que, possiblement, le sperme utilisé lors de la fécondation in vitro qui a résulté en la naissance de Farid, provenaient de donneurs anonymes. Dans ces circonstances, l’insistance de l’Ambassade et de l’analyste sur un test d’ADN tiendrait de la mauvaise foi.

 

[34]           Les demandeurs notent également que le Ministère ne possède aucune politique particulière concernant les cas où les technologies de reproduction assistée sont utilisées. Quant aux politiques ordinaires concernant les enfants de citoyens canadiens qui naissent à l’étranger, elles prévoient la preuve d’un lien de filiation par le biais d’un certificat de naissance émis par les autorités du pays de naissance de l’enfant. Ces politiques ne prévoient le recours à un test d’ADN qu’en cas de doute.

 

[35]           Selon les demandeurs, le rôle privilégié du certificat de naissance est confirmé par l’article 523 du Code civil du Québec (C.c.Q.), dont l’alinéa premier dispose que « [l]a filiation tant paternelle que maternelle se prouve par l'acte de naissance, quelles que soient les circonstances de la naissance de l’enfant ». En l’espèce, les demandeurs ont présenté le certificat de naissance de Farid, selon lequel Mme Mesbahi est bien la mère de celui-ci. L’avis de naissance signé pour l’accoucheuse le confirme également.

 

[36]           S’appuyant sur la jurisprudence, les demandeurs soutiennent qu’un document délivré par une autorité étrangère, tel que le certificat de naissance de Farid en l’espèce, doit être présumé valide. De toute façon, l’authenticité du certificat de naissance n’est pas remise en cause par le défendeur. Puisqu’il n’y a aucune preuve de son invalidité, il doit faire preuve de son contenu. Ainsi, les autorités canadiennes ne pouvaient « se substituer aux autorités locales en prenant des décisions quant à la filiation de l’enfant en lieu et place de ces dernières ».

 

[37]           Ce faisant, les demandeurs plaident que les autorités canadiennes ont procédé à une « inquisition indue et arbitraire », remettant en question les choix personnels du couple. Les demandeurs argumentent que l’administration publique ne peut pas s’ingérer dans la vie privée d’un citoyen de cette façon. Le juge Dickson (tel était alors son titre) a parlé, dans Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pages 159-160 (Southam), d’un « droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement ».

 

[38]           En l’espèce, les demandeurs soumettent que M. Azziz a été forcé, contre son gré, de révéler à l’agent consulaire de l’Ambassade le fait que le couple avait eu recours à une fécondation in vitro, ainsi que d’autres détails intimes concernant leur santé et leurs finances. Ces informations ont donc été obtenues d’une manière inappropriée, et ne peuvent être utilisés par les autorités canadiennes contre les demandeurs.

 

[39]           À tout événement, aux dires des demandeurs, la nouvelle preuve soumise en août 2009 à l’analyste – le certificat du Dr. Malouf, ainsi que les documents médicaux marocains – vient confirmer la grossesse de Mme Mesbahi. Les doutes de l’analyste concernant l’authenticité des certificats médicaux marocains sont injustifiés, puisqu’elle n’est pas une experte en calligraphie et ne connaît pas la structure des hôpitaux marocains. D’ailleurs, l’Ambassade aurait pu – et dû – faire des vérifications auprès des médecins en question, mais rien n’indique qu’elle l’ait fait. La nouvelle preuve et les documents antérieurement soumis par les demandeurs ont été « arbitrairement écartés » par l’analyste.

 

Défendeur

[40]           Le défendeur soutient que tout agent consulaire ou analyste chargé d’examiner une demande de délivrance de certificat de citoyenneté a le devoir de demander de la preuve documentaire supplémentaire ou un test d’ADN lorsque le lien de filiation est douteux, comme en l’espèce. Le défendeur fait valoir que plus l’Ambassade ou CIC demandait des preuves concernant la naissance de Farid, plus les informations fournies par les demandeurs suscitaient des doutes. Ainsi, le couple ne s’est pas déchargé du fardeau de démontrer que Farid est l’enfant naturel de l’un ou l’autre des parents présumés. La conclusion négative de l’analyste constitue une issue possible et est raisonnable dans les circonstances.

 

[41]           Le défendeur insiste sur l’absence au dossier de toute preuve relative à la prétendue fécondation in vitro effectuée à l’Hôpital, malgré de multiples tentatives de vérification. L’explication fournie par M. Azziz dans son affidavit à l’effet que le couple a fait l’objet d’une fraude ne tient pas la route.  La Cour ne doit pas donner foi aux allégations gratuites des demandeurs, d’autant plus qu’elles ne sont soutenues par aucune preuve, que ce soit de communications écrites entre les demandeurs et l’Hôpital ou de procédures juridiques intentées par les demandeurs contre l’Hôpital et les médecins en cause.

 

[42]           D’ailleurs, le défendeur fait valoir que les experts médicaux du Ministère ont émis des réserves sérieuses sur la capacité même de Mme Mesbahi de subir une fécondation in vitro, compte tenu de la complexité d’une telle procédure et du dossier médical antérieur de Mme Mesbahi qui avait subi une myomectomie en 2007. Il n’y a pas, non plus, de preuve tangible au dossier de la grossesse de Mme Mesbahi. Le certificat du docteur Malouf n’est pas concluant. Ce dernier ne fait que constater que l’utérus de Mme Mesbahi était « compatible avec une grossesse de 10 semaines ». De plus, il n’y a pas de preuve que, même si Mme Mesbahi était réellement enceinte au moment où elle a consulté le Dr. Malouf, sa grossesse a été menée à terme.

 

[43]           Le défendeur souligne que le docteur Malouf, qui a pourtant traité Mme Mesbahi depuis 2000, ne l’a jamais revue après la consultation en août 2008. En fait, il semble qu’elle n’ait subi aucun suivi médical pendant tous les mois de sa grossesse, ce qui est très étonnant vu son âge avancé et le risque de complications dues à ses problèmes de santé et à la fécondation in vitro. L’explication de M. Azziz, selon qui son épouse s’en serait remise à la seule volonté de Dieu, est invraisemblable, puisque Mme Mesbahi avait régulièrement consulté le docteur Malouf par le passé et n’avait apparemment pas d’objection à un suivi gynécologique avant sa grossesse.

 

[44]           Finalement, le défendeur soutient que l’analyste pouvait raisonnablement douter qu’une mère préoccupée par sa santé et celle de son enfant à naître s’exposerait au risque associé à un long voyage en avion, sans autorisation médicale, à 38 semaines de grossesse et qu’elle choisirait de donner naissance chez une accoucheuse plutôt que dans un hôpital. Encore une fois, l’explication fournie par M. Azziz que son épouse préférait accoucher au Maroc et qu’elle ne voulait pas subir une césarienne dans un hôpital là bas (parce qu’elle ne voulait pas une cicatrice et que le couple n’avait pas d’argent pour payer l’opération) n’est pas plausible. Considérant les risques de complications, l’âge avancé de Mme Mesbahi et le fait que M. Azziz a dit que le couple avait déjà accepté de payer plus de 23 000 $ au Canada pour la fécondation in vitro, l’analyste pouvait raisonnablement écarter les explications fournies par M. Azziz.

 

[45]           Étant donné les doutes sérieux soulevés par toutes ces circonstances, le défendeur soumet que les documents fournis par les demandeurs ne pouvaient pas être déterminants ; cependant, l’analyste en a malgré tout tenu compte avant de rendre sa décision finale. Le défendeur note que l’analyste a explicitement fait référence au certificat de naissance de Farid dans sa décision. L’avis de naissance de l’accoucheuse, quant à lui, est mentionné dans les notes au dossier et les lettres envoyées à M. Azziz, ce qui démontre qu’il a été considéré. Les certificats du Dr. Malouf et des médecins marocains ont été également considérés par l’analyste tel qu’il appert des notes au dossier.

 

[46]           Au sujet des certificats médicaux marocains, l’analyste note dans son affidavit qu’ils comportent des incohérences qui suscitent des doutes quant à leur authenticité. Ainsi, deux de ces documents auraient été signés par le même médecin, le même jour, dans deux hôpitaux différents. Il semble également invraisemblable que la gynécologue consultée par Mme Mesbahi ait pu diagnostiquer une grossesse « non-compliquée », alors que la consultation faisait justement suite à des complications qui ont amené Mme Mesbahi à l’urgence.

 

[47]           Enfin, le défendeur rejette les arguments des demandeurs à l’effet que le certificat de naissance de Farid était une preuve suffisante de sa filiation et qu’on ne pouvait exiger qu’ils soumettent d’autres preuves, et notamment un test d’ADN. L’authenticité d’un document étranger, tel qu’un certificat de naissance, peut toujours être mise en doute. De plus, un tel document peut être authentique sans que le contenu en soit véridique pour autant, notamment s’il a été obtenu « illégalement, frauduleusement ou de manière suspecte ». Dans ces circonstances, sa valeur probante sera diminuée.

 

[48]           Compte tenu de l’insuffisance des preuves soumises par les demandeurs, un test d’ADN pouvait s’avérer un moyen permettant d’éclaircir la situation. Si l’on donne foi à sa version des faits, M. Azziz disait ne pas être certain si son sperme ou celui d’un donneur avait été utilisé pour la fécondation in vitro (et même ce fait n’a pas été révélé dès le départ). Ainsi, il y avait au moins une possibilité qu’un test d’ADN permette d’établir que Farid était bien son fils, et les propositions de l’analyste pour que M. Azziz se soumette à un tel test ne constituaient pas de l’ « acharnement » administratif.

 

Analyse

[49]           Suite à mon analyse des arguments respectifs des parties concernant la question de la suffisance de la preuve, je ne suis pas satisfait en l’espèce que l’agent consulaire et l’analyste ont commis une erreur révisable en exigeant des preuves supplémentaires des demandeurs. La décision finale de l’analyste est raisonnable dans les circonstances. À cet égard, la Cour accepte l’ensemble de l’argumentation du défendeur dans cette cause.

 

[50]           Il convient de rappeler qu’en contrôlant la légalité d’une décision administrative selon la norme du caractère raisonnable, tel que l’enseigne la Cour suprême du Canada, « [i]l est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 au paragraphe 47).

 

[51]           Tout d’abord, ayant examiné les motifs de rejet de la demande de certificat en fonction de l’ensemble de la preuve au dossier du tribunal, je conclus que la décision finale de l’analyste est motivée, qu’elle s’appuie sur la preuve (ou sur l’insuffisance de celle-ci) et qu’elle appartient à l’une des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Bref, étant donné les doutes très sérieux au sujet de la filiation de Farid avec l’un ou l’autre des demandeurs, l’analyste pouvait raisonnablement conclure que l’enfant qui est né à Casablanca le 30 mars 2009 n’est pas « une personne […] née à l’étranger après le 14 février 1977 d’un père ou d’une mère ayant qualité de citoyen au moment de la naissance ».

 

[52]           Les demandeurs font grand état des politiques ministérielles pour asseoir leurs prétentions à l’effet que la décision finale est déraisonnable ou viole autrement l’équité procédurale. À mon avis, les politiques ministérielles ont un caractère plutôt neutre qui supporte également la position adoptée par le défendeur dans le présent dossier.

 

[53]           Ainsi, le paragraphe 5.3 du Guide CP 17, prévoit que les documents suivants peuvent être acceptés pour établir le lien de filiation entre un enfant et un parent qui a qualité de citoyen canadien :

·        le certificat de naissance de l’enfant indiquant le nom de l’enfant et celui du parent ou

·        les résultats d’une analyse de l’ADN faite par une société accréditée par le Conseil canadien des normes et dont les résultats sont acceptés par CIC.

 

[54]           Pour la personne née à l’extérieur du Canada d’un parent canadien le ou après le 15 février 1977, le paragraphe 2.7 du Guide CP 10 prévoit que « [le] certificat de naissance indiquant le lien de parenté, délivré par les autorités gouvernementales du pays où la personne est née », combiné à la « preuve du fait que l’un des parents était citoyen canadien lorsque la personne est née », permet normalement d’établir le droit à l’émission d’une preuve de citoyenneté.

 

[55]           D’autre part, le paragraphe 5.1 du Guide CP 3 mentionne que « [l]e test de l’ADN est une méthode acceptable pour établir la filiation dans les cas où la preuve documentaire est insuffisante ou impossible à trouver » (je souligne).

 

[56]           Enfin, selon le Bulletin 154, dans les cas d’urgence, même en l’absence de la délivrance d’un certificat de citoyenneté ou de l’émission d’un passeport canadien, l’agent des visas dans un poste consulaire à l’étranger peut délivrer un « visa de facilitation » au présumé Canadien de moins de 18 ans qui vient au Canada soit pour résider avec un ou des parents canadiens, soit pour des motifs d’ordre humanitaire. Dans ce dernier cas, le mineur doit être en possession d’un passeport ou d’un titre de voyage valide d’un pays étranger. Il faut également présenter une preuve satisfaisante pour prouver qu’au moins un des parents est Canadien et l’agent des visas doit être convaincu de la relation parent-enfant. En pareil cas, la délivrance du visa de facilitation n’aura aucune conséquence sur le statut de citoyen du mineur et n’aura aucun effet sur la décision officielle de CIC concernant toute demande de preuve de citoyenneté au nom du mineur.

 

[57]           Il ressort du Règlement et des politiques ministérielles pertinentes que les documents officiels – notamment le certificat de naissance – sont un moyen privilégié, mais non unique, pour l’établissement d’un lien de filiation de l’enfant pour qui une demande de citoyenneté est faite en vertu de l’alinéa 3(1)b) de la Loi. Le test d’ADN, quant à lui, est un moyen de réserve. Les politiques ministérielles ne sont pas la Loi et ne peuvent d’aucune manière limiter l’exercice de la discrétion administrative conférée à l’agent de citoyenneté d’exiger, en cas de doute, d’autres preuves, comme le permet d’ailleurs l’article 28 du Règlement.

 

[58]           Qu’il s’agisse de l’agent des visas à l’étranger ou d’un agent de citoyenneté au Canada, le décideur administratif doit décider si la preuve documentaire à l’appui d’une demande de visa temporaire ou d’une preuve de citoyenneté, et notamment le certificat de naissance de l’enfant au nom duquel celui-ci est présenté par l’un ou l’autre des parents présumés, est authentique et suffit pour reconnaître à cet enfant la qualité de citoyen canadien. En cas de doute, il n’est pas déraisonnable de demander au requérant d’autres documents, si ceux-ci peuvent s’avérer utiles.

 

[59]           Je suis d’avis que les circonstances de ce dossier sont telles qu’un test d’ADN pouvait valablement être exigé du père présumé, qui avait toujours laissé entendre que son sperme avait pu être mélangé avec celui d’un donneur anonyme. D’ailleurs, dans l’arrêt M.A.O., ci-dessus, au paragraphe 83, la juge Heneghan a conclu que bien que les autres formes de preuve doivent être considérées avant la preuve par ADN, il peut y avoir des circonstances dans lesquelles celle-ci serait nécessaire.

 

[60]           Rappelons qu’à défaut de demander de fournir un test d’ADN, les fonctionnaires ont proposé à M. Azziz de fournir d’autres formes de preuve qui pouvaient corroborer que le fait que son épouse était effectivement tombée enceinte (échographies, dossier de l’Hôpital, notes gynécologiques des médecins ayant suivi la grossesse de Mme Mesbahi), Or, il n’a fait ni l’un ni l’autre.

 

[61]           D’autre part, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada, le droit d’un citoyen de ne pas être importuné par le gouvernement « doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi » (Southam, à la page 160). Cependant, dans chaque cas où un citoyen s’attend raisonnablement à ce que son droit à la vie privée sera respecté, ces deux droits doivent être pondérés ; le droit du gouvernement ne peut prévaloir simplement parce que ce dernier doit assurer l’application de la loi (Southam, à la page 159).

 

[62]           En l’espèce, contrairement à la situation dans Southam, il n’y a pas eu de fouille, de perquisition ou de saisie. De façon plus générale, le contexte administratif (où l’on demande comme ici la délivrance d’un certificat de citoyenneté) est différent du contexte pénal. Un citoyen ne bénéficie pas dans le cadre d’une procédure administrative de toute la panoplie des mécanismes disponibles dans une procédure pénale (voir par exemple Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, au paragraphe 88).

 

[63]           Il n’est donc pas question d’imposer ici au défendeur des mises en garde procédurales complexes comme la Cour suprême l’a fait dans Southam. Les autorités canadiennes à qui on demande la délivrance d’un certificat de citoyenneté, ou encore l’émission d’un visa ou d’un passeport, ont entière discrétion pour décider de procéder à une enquête approfondie, lorsqu’une demande qu’elles reçoivent soulève des doutes sérieux quant à la véracité des informations contenues à la demande. Néanmoins, je conviens que cette décision ne peut pas être arbitraire et doit pouvoir être rationnellement justifiée par le défendeur. Décider autrement voudrait dire que le seul caprice d’un fonctionnaire suffit à forcer un citoyen à révéler des renseignements intimes, peut-être même embarrassants, que le gouvernement n’a pas la moindre raison de connaître. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

 

[64]           Rappelons que la personne qui complète une demande de certificat de citoyenneté, déclare que les renseignements qu’elle a fournis sont vrais, exacts et complets. Ceci implique que les fonctionnaires ont le droit de poser des questions personnelles au requérant afin de s’assurer de la vérité et de la véracité des informations contenues dans la demande.

 

[65]           Ceci dit, dans le présent dossier, l’agent consulaire et l’analyste n’ont pas agi arbitrairement ou de façon abusive en posant des questions personnelles à M. Azziz et en demandant des preuves supplémentaires aux demandeurs. Ce sont ces derniers qui, par leur comportement suspect, ont suscité un questionnement légitime des autorités canadiennes. À bien des égards, leur récit est invraisemblable.

 

[66]           Le caractère probant de l’acte de naissance de l’enfant pour prouver sa filiation dépend de la plausibilité de l’accouchement de Mme Mesbahi et de sa condition physique. En l’espèce, il ressort des affidavits au dossier que le personnel de l’Ambassade et l’analyste étaient préoccupés, d’une part, par l’âge avancé de Mme Mesbahi et, d’autre part, par le fait qu’elle aurait donné naissance à Farid chez une accoucheuse plutôt que dans un hôpital.

 

[67]           Certes, les documents émis par un État étranger sont présumés valides et faire preuve de leur contenu, notamment par courtoisie pour cet État étranger (voir Ramalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7241, au paragraphe 5). Toutefois, cette présomption peut être repoussée après vérification de l’authenticité du document étranger et de la véracité des dires d’un requérant (par exemple Harakrishna c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 515, 205 F.T.R. 317).

 

[68]           Pour être encore plus clair, bien que faisant preuve de leur contenu, la véracité des inscriptions contenues dans un acte d’état civil étranger peut toujours être contestée par les autorités canadiennes compétentes, et ce, même si l’authenticité de tels documents n’est pas en cause.

 

[69]           Faut-il le rappeler, dans le cas sous étude, l’acte de naissance de l’état civil du Maroc et le passeport marocain semblent avoir été émis par les autorités en vertu des simples déclarations des parents présumés à l’effet qu’ils sont les parents naturels de l’enfant, déclarations que l’agent consulaire et l’analyste pouvaient mettre en doute en raison de l’ensemble du dossier.

 

[70]           Or, même devant cette Cour, les demandeurs n’ont pas produit des preuves matérielles crédibles de l’accouchement présumé de Mme Mesbahi, sinon un certificat fourni par l’accoucheuse. Aucune personne ayant assisté à l’accouchement, incluant la mère présumée, n’a fourni un affidavit venant confirmer le caractère vrai et exact des inscriptions que l’on retrouve dans l’acte de l’état civil marocain.  Il n’y a non plus aucune preuve au dossier du tribunal expliquant comment les demandeurs ont obtenu des autorités marocaines la délivrance d’un acte de naissance et d’un passeport au nom de l’enfant. Bref, nous ignorons totalement de quelle façon la naissance de l’enfant a été rapportée et qui a fait cette déclaration. À l’instar des autorités canadiennes, cette Cour entretient des doutes sérieux sur la véracité et l’exactitude des informations mentionnés dans les documents semi-authentiques produits par les demandeurs.  

 

[71]           Dans cette instance, le défendeur ne conteste pas la naissance de l’enfant au Maroc à la date inscrite dans son certificat de naissance. Ce qui pose problème, c’est plutôt son lien de filiation avec l’un ou l’autre des parents présumés. Une fois que M. Azziz a déclaré que l’enfant avait été conçu à la suite d’une fécondation in vitro, il était parfaitement légitime de pousser l’enquête plus loin.

 

[72]           Or, il n’y a rien de répréhensible de considérer qu’à partir d’un certain âge, une grossesse présente des risques accrus et qu’une mère voudra se prémunir contre ces risques – entre autres, en donnant naissance dans un hôpital, où elle bénéficiera, en cas de besoin, de soins plus avancés que ceux que peut fournir une accoucheuse. Ainsi, j’estime que le défendeur ou son représentant pouvait raisonnablement demander des explications à ce sujet.

 

[73]           Au risque de me répéter, les demandeurs avaient le fardeau de prouver aux autorités canadiennes que Farid était bel et bien l’enfant naturel du couple. L’alinéa 3(1)b) de la Loi vise uniquement l’enfant naturel de l’un ou l’autre parent ayant le statut de citoyen canadien au moment de la naissance. Par exemple, un enfant adopté à l’étranger ne bénéficie pas automatiquement du statut de citoyen. Les demandeurs n’ont pas rencontré ce fardeau à la satisfaction de l’analyste et sa décision finale est raisonnable à cet égard.

 

[74]           Du reste, l’Hôpital n’a aucun dossier sur Mme Mesbahi, ce qui est fort étrange et affecte la crédibilité des affirmations faites par les demandeurs à l’effet que Mme Mesbahi est devenue enceinte à la suite d’une fécondation in vitro. En l’absence de toute preuve corroborant les accusations de fraude formulées par M. Azziz, il était parfaitement loisible à l’analyste de n’accorder aucun poids à ces accusations gratuites.

 

[75]           De plus, les explications de M. Azziz concernent exclusivement les agissements des médecins et ne permettent pas de comprendre comment l’Hôpital, une institution publique respectable et de renommée internationale, a pu faire disparaître du jour au lendemain le dossier de Mme Mesbahi. La fécondation in vitro est une procédure médicale coûteuse et extrêmement complexe qui a dû nécessiter plusieurs consultations et a dû impliquer d’autres membres du personnel médical et paramédical travaillant à l’Hôpital.

 

[76]           D’ailleurs, il est encore plus surprenant qu’il n’y ait eu aucun suivi médical après l’opération délicate de juin ou juillet 2008. Après tout, Mme Mesbahi avait non seulement été suivie par un gynécologue pendant plusieurs années avant sa grossesse, mais aurait également consulté des médecins après avoir eu des complications quelques jours seulement avant son accouchement présumé au Maroc.

 

[77]           Les demandeurs soutiennent que l’analyste ne pouvait pas « juger » les choix, pas toujours judicieux, qu’ils ont faits. Encore une fois, l’explication des demandeurs est un peu trop facile dans les circonstances. À mon avis, l’analyste devait juger, non pas de la sagesse des choix allégués par les demandeurs, mais de leur probabilité, et c’est ce qu’elle a fait dans le présent dossier, en n’accordant aucun caractère probant à l’explication de M. Azziz.

 

[78]           D’autre part, l’analyste pouvait raisonnablement accorder peu de valeur probante à la nouvelle preuve soumise par les demandeurs en août 2009. Le certificat du docteur Malouf, selon lequel c’est Mme Mesbahi qui lui a dit qu’elle était enceinte, a vraiment de quoi laisser quiconque perplexe. Quant aux documents médicaux marocains, ils comportent des contradictions dont l’analyste pouvait tenir compte, même sans être une experte en calligraphie.

 

[79]           Encore une fois, il faut rappeler que l’analyste devait examiner la preuve avec soin et arriver à une conclusion quant à la valeur probante des preuves documentaires soumises par les demandeurs. C’est ce qu’elle a fait ; sa décision d’accorder peu de poids ou d’écarter ces éléments de preuve n’est pas déraisonnable dans les circonstances.

 

V – APPARENCE DE PARTIALITÉ

 

[80]           À titre alternatif ou subsidiaire, les demandeurs soutiennent que la conduite ou les propos des fonctionnaires ayant été impliqués dans le traitement de leur dossier soulève une crainte raisonnable de partialité, ce qui est nié par le défendeur. La Cour rejette également les prétentions des demandeurs.

 

[81]           Premièrement, selon les demandeurs, le personnel de l’Ambassade « a insulté » M. Azziz au mois de mai 2009 en le questionnant sur la possibilité que lui et son épouse aient pu avoir un enfant vu leur âge : l’agent consulaire n’avait pas à porter un jugement négatif sur les « choix » qu’ils avaient fait. Cet argument n’est pas convaincant de l’avis de la Cour. Il s’agit ni plus ni moins d’une variante du premier argument des demandeurs relatif à l’atteinte à vie privée et qu’a déjà rejeté la Cour. J’ai déjà expliqué plus haut que les préoccupations du personnel de l’Ambassade n’étaient pas déraisonnables et je ne saurais donc conclure qu’elles témoignent d’une quelconque partialité.

 

[82]           Deuxièmement, une fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, auquel M. Azziz s’était adressé pour obtenir des informations, lui aurait dit en juillet 2009 que « le Maroc est un pays de trafiquants d’enfants » et qu’il devait prouver qu’il n’en était pas un. Or, les propos en question visent une personne travaillant dans un autre ministère. Cette dernière fonctionnaire n’a eu aucune implication dans le processus décisionnel, de sorte que les propos impardonnables notés plus haut ne soulèvent aucune crainte raisonnable de partialité du présent décideur administratif. Je ne crois pas, non plus, que l’affirmation suscrite dans l’affidavit du demandeur principal, dont la crédibilité est sérieusement entachée de l’avis de la Cour, suffise pour établir que ces propos ont véritablement été prononcés.

 

[83]           Troisièmement, les demandeurs prétendent que, lors des conversations téléphoniques du mois d’août 2009, l’analyste, ainsi que la fonctionnaire qui assistait celle-ci, auraient manifesté leur hostilité à M. Azziz et leurs préjugés à l’encontre de l’utilisation de la fécondation in vitro. Les demandeurs questionnent également l’objectivité du docteur Gollish qui n’a jamais examiné Mme Mesbahi. Bref, les démarches des demandeurs pour obtenir un certificat de citoyenneté étaient vouées à l’échec.  

 

[84]           Comme on peut le constater, les demandeurs font ici l’équation entre les doutes qu’entretenaient les fonctionnaires sur la véracité des affirmations de M. Azziz et le fait qu’ils lui ont demandé des preuves supplémentaires, démontrant par là leur manque d’objectivité et d’ouverture d’esprit. Il s’agit également d’une variante d’un argument déjà rejeté par la Cour. Les doutes des fonctionnaires étaient sérieux. Ceci dit, je donne crédit à la version des faits de l’analyste dans son affidavit. Preuves à l’appui, l’analyste explique que c’est plutôt M. Azziz qui était intransigeant et faisait montre d’impatience et d’agressivité.

 

[85]           Pour être plus clair, il ne s’agit pas de questionner les choix personnels des demandeurs en fonction de préjugés ou de stéréotypes, mais d’évaluer la plausibilité d’affirmations faites par les demandeurs et qui sont non vérifiées médicalement. L’analyste pouvait donc solliciter l’assistance d’experts en la matière. Le questionnement du docteur Gollish est légitime et s’appuie sur la documentation médicale fournie par les demandeurs et les dires non vérifiés de M. Azziz. En tant qu’expert, le docteur Gollish pouvait valablement émettre des doutes sur le fait que Mme Mesbahi ait pu donner naissance à l’enfant compte tenu de ses antécédents gynécologiques et le fait qu’aucune preuve de fécondation in vitro n’existait au dossier.

 

[86]           En conclusion, de l’avis de la Cour, les reproches des demandeurs ne sont pas fondés et « une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique », ne conclurait pas que le dossier des demandeurs a été traité avec partialité ou que les faits invoqués plus haut soulèvent une crainte raisonnable de partialité.

 

VI – CONCLUSION

 

[87]           La Cour conclut que la décision contestée est raisonnable et qu’aucune crainte raisonnable de partialité ne se soulève en l’espèce.

 

[88]           Il ne s’agit pas non plus d’un cas exceptionnel où la Cour, à la lumière des preuves soumises par les parties dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, devrait exercer toute discrétion résiduaire pour déclarer que l’enfant est un citoyen canadien et ordonner au Ministre de délivrer un certificat de citoyenneté à l’enfant.

 

[89]           À cet égard, j’ajouterais que les preuves soumises par les demandeurs au soutien de leur demande de contrôle judiciaire, incluant l’affidavit de M. Azziz, ne sont pas concluantes et ne permettent pas à la Cour de déclarer aujourd’hui que Farid est le fils naturel de M. Azziz ou celui de Mme Mesbahi.

 

[90]           Au demeurant, ni Mme Mesbahi, ni l’accoucheuse, n’ont pas soumis d’affidavit, alors que M. Azziz a déjà déclaré aux fonctionnaires impliqués dans le dossier qu’il n’était pas présent lorsque Mme Mesbahi a accouché et Farid est né.

 

[91]           Dans la meilleure des hypothèses, les informations fournies aux autorités par M. Azziz étaient contradictoires et ambiguës et le sont demeurées depuis. Autrement, la Cour est aujourd’hui en droit de se demander si M. Azziz a dit toute la vérité et s’il n’a pas carrément menti aux autorités et à la Cour au sujet du lien de filiation de l’enfant. Dans les deux cas, il n’y a aucune raison d’ordonner au Ministre de délivrer un certificat de citoyenneté à l’enfant.

 

[92]           Vu les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée par la Cour. Compte tenu du résultat, le défendeur aura droit aux dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens.

 

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1773-09

 

INTITULÉ :                                       ABDELOIHED AZZIZ

                                                            ZAKIA MESBAHI

                                                            FARID AZZIZ, MINEUR

                                                            et

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               11 MAI 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                      17 JUIN 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Nino Karamaoun

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Lynn Lazaroff

 

POUR LES DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Nino Karamaoun

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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