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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 20100722

Dossier : IMM-5292-09

Référence : 2010 CF 770

[TRADUCTION CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 juillet 2010

En présence de Monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

 

ELIZABETH ALVAREZ CORTES

SAMUEL DARIO VASQUEZ ALVAREZ

NICOLAS ZABALA ALVAREZ

MATEO ZABALA ALVAREZ

 

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR), en date du 22 septembre 2009, qui leur a refusé la qualité de réfugiés au sens de la Convention et la qualité de personnes à protéger, en application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), L.C. 2001, ch. 27.

 

LES FAITS

Le contexte

[2]               Les demandeurs sont Colombiens. Mme Elizabeth Alvarez Cortes, âgée de quarante (40) ans, est la mère. Elle a trois enfants mineurs, qui sont également demandeurs dans la présente affaire, à savoir Nicholas Zabala Alvarez, âgé de dix-neuf (19) ans, Mateo Zabala Alvarez, âgé de quinze (15) ans, et Samuel Dario Vasquez Alvarez, âgé de onze (11) ans.

 

[3]               La famille est entrée au Canada le 28 novembre 2007, depuis les États-Unis, et elle a immédiatement demandé l’asile. La demande d’asile a été entendue par des commissaires de la SPR le 23 juin 2009.

 

[4]               Mme Cortes est née et a été élevée à Bogota, en Colombie. Elle s’est mariée et a eu deux enfants, Nicholas et Mateo. Le mariage s’est terminé par un divorce en 1993. La demanderesse a rencontré son deuxième mari, M. Dario Vasquez, en 1995. Ils se sont mariés le 19 février 2001 et ont eu un enfant, Samuel. M. Vasquez travaillait au Bureau du procureur général à titre de deuxième enquêteur judiciaire. Mme Cortes n’était pas informée des obligations ou tâches précises de son mari, qui consistaient à rechercher et arrêter les criminels. En mai 1999, alors qu’elle vivait à Bosques de Suba, la famille a commencé à recevoir des menaces par téléphone, qu’elle a imputées au travail de M. Vasquez à titre d’enquêteur judiciaire. La famille s’est alors installée à Cartagena et a pris des dispositions pour obtenir des documents de voyage et des visas de visiteurs à destination des États-Unis. M. Vasquez a démissionné de son poste. Mme Cortes est partie pour les États-Unis en avril 2004. M. Vasquez et les enfants l’ont suivie en décembre 2004.

[5]               Mme Cortes s’est séparée de M. Vasquez environ deux mois après l’arrivée de la famille aux États-Unis. Les demandeurs sont restés aux États-Unis sans statut, jusqu’à ce qu’ils décident de rejoindre la sœur de Mme Cortes à London, en Ontario. Ils ont franchi la frontière canadienne le 28 novembre 2007 et ont demandé l’asile, affirmant craindre la persécution en Colombie en raison de l’emploi antérieur de M. Vasquez.

 

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[6]               La demande d’asile a été rejetée par la SPR le 22 septembre 2009, la SPR estimant que les actes de Mme Cortes ne s’accordaient pas avec les craintes qu’elle disait avoir. La SPR a estimé aussi qu’il était peu probable que les demandeurs seraient victimes d’une persécution en conséquence de l’emploi antérieur de M. Vasquez s’ils devaient vivre à Bogota.

 

[7]               La SPR a mis en doute la crédibilité des demandeurs parce qu’ils n’avaient pas demandé l’asile aux États-Unis, parce qu’ils étaient demeurés sans statut aux États-Unis durant deux ans et demi et parce qu’ils avaient donc tardé à entrer au Canada pour y demander l’asile. Mme Cortes a déclaré qu’elle ne savait pas à l’époque que les demandes d’asile devaient être faites dans un délai d’un an après l’arrivée aux États-Unis. Elle a témoigné que le fait de vivre sans statut aux États-Unis ne lui avait pas posé de problème jusqu’en 2007, année où le risque d’expulsion s’était accru.

 

[8]               La SPR a conclu, aux paragraphes 20 à 24 de sa décision, que la crainte subjective ou objective des demandeurs n’avait aucun fondement :

20      Rien n’indique que la demandeure d’asile, son ex‑époux ou ses enfants ont déjà subi un préjudice du fait de l’emploi de l’ex‑époux. La demandeure d’asile croit être exposée à un danger uniquement parce que c’est ce que lui a dit son ex‑époux.

 

21      La demandeure d’asile semblait incertaine quant au groupe qui avait menacé son ex‑époux. Toutefois, j’ai examiné les éléments de preuve documentaire relativement à la situation actuelle dans des villes comme Bogota et à la possibilité qu’une personne soit retrouvée et qu’il lui soit fait du mal par l’une ou l’autre des organisations militantes de gauche, c’est‑à‑dire les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ou l’Armée de libération nationale (ELN), ou qu’elle subisse un préjudice de leur part.

 

22      Parmi les documents sur la situation dans le pays présentés par la conseil (pièce C‑6, point 3) figure un rapport sur la Colombie publié par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en mars 2005. Au paragraphe 58 de ce rapport, il est indiqué que des groupes armés irréguliers ont la capacité de retrouver des victimes partout en Colombie et qu’ils l’ont fait fréquemment dans le passé.

 

23      Dans le document plus récent, publié quatre ans plus tard par la même agence, il n’y a aucune mention à cet égard.

 

24      Je suis convaincu que cette référence a été retirée puisqu’elle ne s’applique plus désormais.

 

 

[9]               La SPR a demandé que lui soient présentées des informations et conclusions sur la question de savoir si les Colombiens qui ont vécu durant une longue période à l’étranger, et les adultes qui ont quitté la Colombie alors qu’ils étaient mineurs, sont exposés à un risque en cas de renvoi dans leur pays d’origine. Les commissaires ont dit à l’avocate qu’ils étaient d’avis que l’absence d’une preuve objective sur cet aspect s’expliquait par le fait que ces personnes ne sont pas exposées à un risque. Les demandeurs ont exprimé un avis contraire et ont commandé, et produit, un rapport d’expert daté d’août 2009. L’identité de l’auteur du rapport est connue des parties à titre confidentiel. D’après la notice biographique qui accompagne le rapport et les conclusions de l’avocate, il est évident que l’auteur du rapport est un professeur agrégé d’une université prestigieuse aux États-Unis qui a étudié durant plusieurs années les conditions ayant cours en Colombie. L’expert était cité dans le rapport du HCNUR de mars 2005, dans lequel il affirmait que Bogota n’était pas une ville où il était prudent de se réinstaller. Dans le rapport de 2009, l’expert écrivait que la violence qui régnait entre les FARC, le gouvernement et divers groupes paramilitaires était maintenant caractérisée par la guérilla, le trafic de drogue et les actes terroristes. L’expert ajoutait que des violations des droits de l’homme sont commises par toutes les parties au conflit, en toute impunité. Il concluait qu’il n’est pas sécuritaire pour des Colombiens de retourner dans leur pays pour l’instant.

 

[10]           La SPR a examiné plusieurs documents de 2008 et 2009 relatifs aux conditions ayant cours dans le pays, ainsi que le rapport d’expert, et, selon elle, même si les FARC ou l’Armée de libération nationale (ELN) persécutent encore des personnes d’intérêt, leur capacité à mener des opérations à Bogota a été sensiblement amputée et la lutte entre les belligérants se poursuit principalement dans les régions rurales. La SPR écrivait qu’il n’était pas établi que les demandeurs étaient d’anciens membres des FARC. Selon elle, la preuve documentaire ne permettait pas de dire, comme les demandeurs l’affirmaient, qu’ils étaient exposés à un grave danger en raison des guérillas de gauche, telles les FARC, qui sévissent encore dans les régions rurales de la Colombie. La demande d’asile a donc été rejetée.

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[11]           L’article 96 de la LIPR confère une protection aux réfugiés au sens de la Convention :

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

[12]           L’article 97 de la LIPR confère une protection à certaines catégories de personnes :

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

LES POINTS LITIGIEUX

[13]           Dans leurs arguments, les demandeurs ont mis l’accent sur les conclusions suivantes de la SPR, qui ont été remaniées pour devenir les points soulevés dans la présente instance :

a.       La SPR pouvait-elle raisonnablement conclure que les demandeurs n’étaient pas crédibles parce qu’ils n’avaient pas demandé l’asile aux États-Unis?

b.      La SPR pouvait-elle raisonnablement conclure que les demandeurs n’avaient pas une crainte subjective de persécution compte tenu de la preuve du risque objectif?

c.       La SPR pouvait-elle raisonnablement conclure que la ville de Bogota constitue une possibilité acceptable de refuge intérieur?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[14]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, 372 N.R. 1, la Cour suprême du Canada écrivait, au paragraphe 62, que la première étape d’une analyse relative à la norme de contrôle consiste à « vérifie[r] si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier »; voir aussi l’arrêt Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12, le juge Binnie, au paragraphe 53.

 

[15]           Les questions touchant la crédibilité, la protection de l’État et la possibilité de refuge intérieur (PRI) sont des questions de fait ou des questions mixtes de droit et de fait. Il est clair que, par suite des arrêts Dunsmuir et Khosa, ces questions doivent être revues d’après la norme de la décision raisonnable. La jurisprudence récente a confirmé que la norme de contrôle à appliquer pour savoir si les demandeurs disposent d’une PRI acceptable est celle de la décision raisonnable : Mejia c. Canada (MCI), 2009 CF 354, le juge Russell, au paragraphe 29; Syvyryn c. Canada (MCI), 2009 CF 1027, 84 Imm. L.R. (3d) 316, la juge Snider, au paragraphe 3; et une décision rendue par le soussigné, Perea c. Canada (MCI), 2009 CF 1173, au paragraphe 23.

 

[16]           Examinant la décision de la Commission d’après la norme de la décision raisonnable, la Cour s’arrêtera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : arrêt Dunsmuir, au paragraphe 47; arrêt Khosa, au paragraphe 59.

 

ANALYSE

Le point n° 1 : La SPR pouvait-elle raisonnablement conclure que les demandeurs n’étaient pas crédibles parce qu’ils n’avaient pas demandé l’asile aux États-Unis?

 

[17]           Selon les demandeurs, la SPR a eu tort de mettre en doute leur crédibilité sans même évoquer, dans ses motifs, les raisons qu’ils avaient pu avoir de ne pas demander l’asile aux États-Unis et de rester dans ce pays sans statut durant une période aussi longue.

 

[18]           Lue dans sa totalité, la conclusion contestée de la SPR ne constitue qu’une mince portion de la décision tout entière, laquelle se concentre plutôt sur la réalité des prétendues craintes des demandeurs. L’analyse de la SPR concernant cet aspect se trouve aux paragraphes 8 et 43 de la décision :

8        Le statut de visiteur aux É.‑U. de tous les demandeurs d’asile a pris fin en juin 2005. Les demandeurs d’asile sont restés aux É.‑U. pendant environ deux ans et demi après cette date, en situation irrégulière, risquant ainsi d’être expulsés s’ils étaient découverts. Ils n’ont jamais tenté de renouveler leurs permis de visiteur ou de demander l’asile.

[…]

43      Le fait que les demandeurs d’asile aient vécu aux É.‑U. sans statut ne concorde pas avec une crainte subjective bien fondée.

 

 

[19]           Les paragraphes ci-dessus montrent que la SPR ne mettait pas en doute la crédibilité des demandeurs, mais évaluait plutôt leur crainte subjective d’après leurs actes aux États-Unis. La SPR a interrogé Mme Cortes non seulement sur le fait qu’elle n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis, mais également sur le fait qu’elle n’avait pas promptement rejoint son proche parent (sa sœur) au Canada :

[traduction]

LE COMMISSAIRE :   Sachant que votre sœur avait présenté une demande d’asile en 2004, et craignant d’être assassinée si vous retourniez en Colombie, puis ayant été informée par vos collègues de travail qu’il était peu probable que vous obteniez l’asile aux États-Unis, pourquoi n’êtes-vous pas venue au Canada à ce moment-là?

[…]

 

LA REQUÉRANTE D’ASILE :   […] honnêtement, si je ne suis pas venue au Canada avant, c’est parce que […] à cette époque-là je travaillais. À ce moment-là, la police n’était pas vraiment embêtante, elle ne faisait pas trop de descentes, elle n’était pas à votre recherche. Je vivais tranquille aux États-Unis, avec mes enfants.

 

[20]           La Cour a jugé que le fait de ne pas demander l’asile dans un pays étranger, ou de tarder à demander l’asile au Canada, constitue un facteur important que la SPR est fondée à prendre en compte pour savoir si les demandeurs ont raison, subjectivement et objectivement, de craindre la persécution : Huarta c. Canada (MCI) (1993), 157 N.R. 225 (C.A.F.), le juge Létourneau; Nimour c. Canada (MCI), [1999] A.C.F. n° 1356 (QL), 93 A.C.W.S. (3d) 732, le juge Denault; Mughal c. Canada (MCI), 2006 CF 1557, 154 A.C.W.S. (3d) 938, le juge Lemieux, aux paragraphes 34 à 36.

 

[21]           La SPR n’a pas trouvé convaincantes les raisons données par Mme Cortes dans son témoignage pour justifier le fait qu’elle n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis. La transcription de l’audience démontre que la SPR a bien tenu compte du témoignage de Mme Cortes. La SPR pouvait parfaitement rejeter ce témoignage et conclure que les actes de Mme Cortes ne s’accordaient pas avec sa crainte alléguée de persécution. Sur ce moyen, la demande de contrôle n’est pas recevable.

 

Le point n° 2 : La SPR pouvait-elle raisonnablement conclure que les demandeurs n’avaient pas une crainte subjective de persécution compte tenu de la preuve du risque objectif?

 

[22]           Selon les demandeurs, il n’était pas loisible à la SPR de dire qu’ils n’avaient pas une crainte subjective de persécution et de rejeter la demande d’asile sur ce fondement, à la lumière de la preuve du risque objectif. Les demandeurs se fondent sur un arrêt de la Cour d’appel fédérale, Yusuf c. Canada (MEI), [1991] 1 C.F. 629, 133 N.R. 391, où le juge Hugessen s’exprimait ainsi :

Il est vrai, évidemment, que la définition de réfugié au sens de la Convention a toujours été interprétée comme comportant un élément subjectif et un élément objectif. L’utilité de cette dichotomie provient du fait qu’il arrive souvent qu’une personne puisse craindre subjectivement d’être persécutée alors que cette crainte n’est pas bien fondée dans les faits, c’est-à-dire, qu’elle est objectivement sans raison. L’inverse, toutefois, est beaucoup plus discutable. En effet je conçois difficilement dans quelles circonstances on pourrait affirmer qu’une personne qui, par définition, n’oublions pas, revendique le statut de réfugié, puisse avoir raison de craindre d’être persécutée et se voir quand même refusée parce que l’on prétend que cette crainte n’existe réellement pas dans son for intérieur. La définition de réfugié n’est certainement pas conçue pour exclure les personnes courageuses ou simplement stupides au profit de celles qui sont plus timides ou plus intelligentes. D’ailleurs, il répugne de penser que l’on pourrait rejeter une demande de statut de réfugié au seul motif que le revendicateur, étant un enfant de bas âge ou une personne souffrant d’une débilité mentale, était incapable de ressentir la crainte dont les éléments objectifs sont manifestement bien fondés.

 

[23]           À mon avis, l’arrêt Yusuf est sans rapport avec la présente espèce. Ici, la SPR a jugé que la crainte des demandeurs n’avait aucun fondement, subjectif ou objectif. Mme Cortes n’a jamais eu connaissance de la teneur des menaces proférées par téléphone, si ce n’est pour avoir entendu par hasard les propos de son mari parlant au téléphone, et les invectives de l’interlocuteur à l’autre bout de la ligne. Mme Cortes ne sait donc pas qui peut bien la persécuter. La SPR a examiné la crainte possible des demandeurs à l’endroit des FARC ou de l’ELN, mais il n’est pas établi que l’une ou l’autre de ces organisations, ni d’ailleurs un quelconque agent de persécution, fait peser un risque sur les demandeurs. Les menaces s’adressaient au mari, et la situation est toute autre aujourd’hui. Selon moi, il n’est pas établi que les demandeurs sont menacés, subjectivement ou objectivement, par des organisations ou des personnes connues. La SPR pouvait parfaitement dire que les demandeurs n’avaient pas une crainte fondée de persécution, compte tenu du témoignage de Mme Cortes.

 

Point n° 3 :      La SPR pouvait-elle dire que la ville de Bogota constitue une possibilité acceptable de refuge intérieur?

 

[24]           Selon les demandeurs, la SPR ne les a pas informés qu’elle entendait considérer la ville de Bogota comme une possibilité de refuge intérieur (PRI). Ils disent, à titre subsidiaire, que la SPR a évalué le risque couru par les demandeurs à Bogota sans tenir compte de la preuve documentaire.

 

[25]           Si la PRI est un aspect à prendre en compte, la SPR doit en informer le demandeur d’asile avant l’audience (décision Rasaratnam, [1991] A.C.F. n° 1256, précitée, le juge Mahoney, au paragraphe 9; décision Thirunavukkarasu, [1993] A.C.F. n° 1172) et mentionner le ou les endroits précis pouvant offrir une PRI à l’intérieur du pays d’origine du demandeur d’asile (décision Rabbani c. Canada (MCI), [1997] 125 F.T.R. 141 (C.F.), précitée, au paragraphe 16; Camargo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2006 CF 472, 147 A.C.W.S. (3d) 1047, paragraphes 9 et 10).

 

[26]           Dans une décision récente concernant des Colombiens, Cardenas c. Canada (MCI), 2010 CF 537, le juge Crampton écrivait que la SPR pouvait raisonnablement conclure que les demandeurs étaient à même d’obtenir de l’État une protection à Bogota, en raison des facteurs suivants cités par la SPR, que l’on peut trouver aux paragraphes 13 et 14 de la décision :

1.         les bases d’opération des FARC se limitent maintenant aux régions rurales de la Colombie;

 

2.         les FARC ne sont plus en mesure d’effectuer un suivi d’une personne d’une région à une autre du pays, en raison de la surveillance assurée par les forces de sécurité et de leur capacité d’interrompre les communications;

 

3.         les forces de sécurité exercent un contrôle serré des routes et des rivières qui relient les centres urbains aux zones de combat;

 

4.         les activités des FARC dans les régions urbaines semblent maintenant limitées à (i) des tentatives d’influencer les jeunes dans les universités, afin d’établir une nouvelle base politique, et (ii) des attaques aléatoires dirigées vers des bureaux du gouvernement, pour faire preuve d’une présence continue. La seule attaque signalée dans une région urbaine en 2008 aurait été commise à Cali.

 

¶14     Plus tôt dans sa décision, la SPR a également mentionné que « [à] cause des forces de sécurité […] il est devenu difficile pour les membres des FARC de quitter librement ces [bases d’opération rurales] » et que « le fait que les FARC ne puissent pas mettre à exécution leurs menaces dans les milieux urbains n’élève pas le risque de persécution au niveau requis pour obtenir la protection du Canada. » De plus, la SPR a constaté qu’il n’y avait « aucun élément de preuve démontrant que les FARC ont mis à exécution les menaces de préjudice personnel contre toute personne résidant à Bogota au cours des 12 derniers mois. »

 

Les demandeurs dans l’affaire Cardenas s’étaient fondés sur le même rapport que celui qui est invoqué par les demandeurs dans la présente affaire. Le juge Crampton écrivait, aux paragraphes 21 et 24 de sa décision, que la SPR pouvait parfaitement se référer, s’agissant des conditions ayant cours dans le pays, à des documents tout aussi récents que le rapport d’expert d’août 2009, encore que différents, et arriver à la conclusion contraire en disant que les demandeurs pouvaient obtenir de l’État, à Bogota, une protection suffisante.

 

[27]           Selon moi, si la SPR a évalué le risque que couraient les demandeurs à Bogota, ce n’était pas pour désigner cet endroit comme une PRI. Les demandeurs sont originaires de Bogota. L’analyse de la SPR se limitait donc à évaluer le fondement du risque de persécution que couraient les demandeurs dans leur ville d’origine.

 

[28]           Les demandeurs font reposer leurs conclusions sur le fait que la SPR n’a pas considéré le rapport d’expert de 2009, dont l’auteur écrivait qu’il n’était pas sécuritaire pour eux de retourner à Bogota, et sur le contraste frappant entre les rapports du HCNUR de 2004 et 2008. Ils se fondent sur un arrêt de la Cour d’appel fédérale, Lai c. Canada (MCI), [1992] A.C.F. n° 906 (QL), rendu par le juge MacGuigan, pour qui le fait d’exclure sommairement une preuve d’expert avait été déraisonnable.

 

[29]           En l’espèce, la SPR n’a pas exclu sommairement la preuve d’expert. Elle expliquait que l’expert écrivait, au paragraphe 2 de son rapport, que [traduction] « bon nombre des activités des guérilleros sont maintenant menées principalement dans les régions rurales et le long des frontières du pays ». L’expert reprend cette observation au paragraphe 6, où il écrit :

[traduction]

6        Pour une bonne partie de la population civile habitant les grands centres urbains du pays, les villes en général se sentent davantage en sûreté depuis environ 2004 […]

 

L’expert écrit dans le même paragraphe que la fréquence de certains actes de violence contre certains membres de la population n’a pas changé :

[traduction]

¶6        […] Il reste que la violence politique persiste et qu’elle est dirigée contre certains groupes, par exemple les journalistes,les syndicalistes, les défenseurs des droits de l’homme, les exploitants agricoles, les gens travaillant pour des partis politiques, les activistes locaux ou communautaires, les juges, les politiciens locaux et les élus.

 

 

[30]           Les demandeurs ne font pas partie de ce groupe particulier de personnes. À supposer que l’ex-mari de Mme Cortes soit compris dans ce groupe, il se trouve qu’il ne travaille plus comme enquêteur. L’expert ne dit pas que les familles d’anciens enquêteurs judiciaires sont des cibles probables de violentes représailles. La SPR pouvait raisonnablement conclure que la preuve d’expert ne montrait pas que les demandeurs ont à Bogota une crainte fondée de persécution. La même conclusion vaut inévitablement pour ce qui concerne le reste des documents relatifs aux conditions ayant cours dans le pays. La SPR avait le loisir de conclure que, puisque Mme Cortes et M. Vasquez ne sont plus ensemble, ni elle ni ses enfants ne sont exposés à un risque de persécution à Bogota. Sur ce moyen, la demande de contrôle judiciaire n’est donc pas recevable.

 

LA QUESTION CERTIFIÉE

[31]           Le défendeur a informé la Cour que la présente affaire ne soulève pas de question grave de portée générale qui devrait être certifiée en prévision d’un appel. La Cour partage son avis. Les demandeurs ont proposé deux questions qui concernent le fait pour eux de ne pas avoir demandé l’asile aux États-Unis, et le fait qu’ils n’aient pas été informés que la SPR entendait considérer Bogota comme une PRI, mais la jurisprudence de la Cour d’appel s’est déjà prononcée clairement sur ces questions.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

 

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5292-09

 

INTITULÉ :                                       Elizabeth Alvarez Cortes et al.

                                                            c.

                                                            Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 29 juin 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       Le 22 juillet 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alla Kikinova

 

POUR LES DEMANDEURS

Manuel Mendelzon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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