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Cour fédérale

Federal Court


 

Date : 20100823

Dossier : T-129-10

Référence : 2010 CF 837

Toronto (Ontario), le 23 août 2010

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

CHRIS HUGHES

demandeur

 

 

et

 

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Chris Hughes sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP) a rejeté sa plainte contre Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC). M. Hughes soutient notamment qu’il a une crainte raisonnable que la Commission a fait preuve de partialité à son égard et que l’enquête menée sur sa plainte n’a été ni neutre ni exhaustive.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis arrivée à la conclusion que l’enquête de la CCDP n’a pas été suffisamment exhaustive et, de ce fait, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Le contexte

[3]               M. Hughes est au service de la fonction publique fédérale depuis 1999, et il y a occupé une série de postes de durée déterminée aux niveaux CR‑04, PM‑01 et, à titre intérimaire, PM‑02. En 2000, il a été impliqué dans un incident de dénonciation mettant en cause l’Agence du revenu du Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada. M. Hughes dit que cela a été pour lui une cause de dépression, d’anxiété et de stress.

 

[4]               Au printemps de 2006, M. Hughes s’est inscrit à titre de candidat externe à un concours relatif à des postes d’agent de prestation des services II, de niveau CR‑05, à RHDCC. Il possédait manifestement les qualités requises pour ces postes, et a été inscrit dans un « répertoire de candidats pré-qualifiés ».

 

[5]               Le 25 juillet 2006, un message « À tout le personnel » a été envoyé par le Conseil de gestion de Service Canada, annonçant que les postes d’agent de prestation des services II, de niveau CR‑05, allaient être reclassés à des postes de « agents des services de paiement » (PM‑01) à dater du 14 septembre 2006. Du fait de ce reclassement, l’énoncé des critères de mérite relatif au poste changeait lui aussi. Les candidats externes devaient maintenant détenir un diplôme d’études postsecondaires ou universitaires. M. Hughes était un candidat externe et il n’avait pas fait d’études postsecondaires.

 

[6]               M. Hughes a présenté sa candidature à des postes de niveau CR‑03 et CR‑04 à RHDCC dans le cadre de concours qui ont été tenus en août 2007. Il détenait toutes les qualités requises pour le poste CR‑03, mais il n’a pas reçu d’offre d’emploi. Il possédait également les qualités requises pour le poste CR‑04, et il a commencé à occuper un poste à durée déterminée auprès de RHDCC le 13 septembre 2007. La durée de ce poste a été prolongée à trois reprises, et son emploi a finalement pris fin le 27 juin 2008.

 

[7]               M. Hughes a déposé une première plainte auprès de la CCDP le 8 août 2007, alléguant que RHDCC avait refusé de l’embaucher à partir d’un répertoire de candidats, ou l’avait maintenu dans un poste de durée déterminée parce qu’il était atteint d’une déficience. Cette plainte faisait état d’une différence de traitement de la part de RHDCC entre le mois de mars 2006 et le 22 mai 2007. M. Hughes a par la suite retiré sa plainte car on lui a offert le poste de CR‑04 à RHDCC.

 

[8]               M. Hughes a présenté une nouvelle plainte relative aux droits de la personne à l’encontre de RHDCC le 27 janvier 2008. Cette plainte portait sur la période de mars 2006 à janvier 2008, et alléguait une fois de plus une différence de traitement préjudiciable sur le plan de l’emploi en raison d’une déficience mentale. M. Hughes dit que même s’il détenait les qualités requises pour occuper un poste de niveau CR‑05 et CR‑03 à RHDCC, il n’a pas été embauché à cause de sa déficience. Il allègue de plus que même s’il était l’un des CR‑04 les plus productifs de son secteur, on l’a privé de tâches confiées à d’autres employés, non atteints d’une déficience.

 

[9]               La CCDP a fait enquête sur la plainte de M. Hughes. Dans un rapport d’enquête daté du 29 juillet 2009, l’enquêteure a recommandé que la Commission rejette la plainte parce qu’il semblait que RHDCC n’avait pas embauché M. Hughes pour des motifs autres que sa déficience. La Commission a souscrit à cette recommandation, et la plainte de M. Hughes a été rejetée le 23 décembre 2009, en application du paragraphe 44(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, au motif qu’il n’était pas justifié d’examiner la plainte plus avant.

 

[10]           M. Hughes conteste cette décision; il soutient que l’enquêteure de la Commission a commis de nombreuses erreurs, dont un grand nombre sont liées à de présumées lacunes dans l’exhaustivité de l’enquête. De plus, il allègue que, de façon générale, la Commission a fait preuve de partialité à son égard. Il conteste également des décisions qui ont été prises au cours de l’enquête, dont celle de ne pas fusionner deux plaintes qu’il a déposées contre RHDCC, le défaut de la Commission de lui faire part d’une politique du Conseil du Trésor et le refus de l’enquêteure d’accepter de nouveaux documents de sa part vers la fin du processus d’enquête.

 

La norme de contrôle applicable

[11]           La majorité des arguments de M. Hughes ont trait à l’exhaustivité de l’enquête de la Commission. Cela met en cause des questions d’équité procédurale. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Sketchley, 2005 CAF 404, [2005] A.C.F. no 2056, dans les affaires de cette nature il incombe à la Cour de décider si le processus que la Commission a suivi a satisfait au degré d’équité qui est exigé dans toutes les circonstances : aux paragraphes 52 et 53.

 

[12]           L’allégation de M. Hughes quant à la partialité de la Commission soulève également une question d’équité procédurale. Cela étant, l’analyse relative à la norme de contrôle ne s’applique pas non plus : Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100. Il appartient plutôt à la Cour de décider si, en l’espèce, les exigences relatives à la justice naturelle et à l’équité procédurale ont été remplies.

 

[13]           M. Hughes conteste également le refus de fusionner les deux plaintes relatives aux droits de la personne qu’il a déposées contre RHDCC, le refus d’autoriser une modification à la plainte, ainsi que le refus d’accepter de nouveaux documents à la fin de l’enquête. Ces décisions mettent en cause l’exercice du vaste pouvoir discrétionnaire dont jouit la Commission lorsqu’elle fait enquête sur une plainte : voir Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574; décision confirmée par (1996), [1996] A.C.F. no 385, 205 N.R. 383 (C.A.F.). Dans ce contexte, il convient de faire preuve de déférence à l’égard des choix procéduraux que fait la Commission, et ces choix sont susceptibles de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable.

 

[14]           Pour contrôler une décision suivant la norme de la décision raisonnable, la Cour doit tenir compte de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel, et déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59.

 

Analyse

[15]           Comme je l’ai dit plus tôt, M. Hughes conteste la décision de la Commission pour plusieurs motifs différents, et il allègue que le personnel de la Commission a commis de nombreuses erreurs. J’ai examiné avec soin toutes les allégations de M. Hughes, mais j’estime qu’il suffit d’en retenir quelques-unes seulement.

 

[16]           L’allégation la plus sérieuse est celle de la crainte raisonnable de partialité de la Commission à son égard. J’examinerai cette question en premier.

 

i)          La Commission canadienne des droits de la personne a-t-elle fait preuve de partialité à l’égard de M. Hughes?

[17]           M. Hughes a fait initialement état d’une présumée crainte réelle ou appréhendée de partialité de la part du vice-président de la Commission, qui a signé la lettre lui faisant part de la décision de la Commission de rejeter sa plainte. Cependant, au cours de l’audience, M. Hughes a renoncé à sa prétention selon laquelle le vice-président avait fait personnellement preuve de partialité à son égard, soutenant plutôt qu’il éprouvait une crainte raisonnable de partialité de la part de la CCDP en tant qu’institution.

 

[18]           Si j’ai bien compris les observations de M. Hughes, l’expérience qu’il a eue avec ses propres plaintes relatives aux droits de la personne, de pair avec le traitement qu’il a vu accorder par la Commission à d’autres personnes et avec la conduite de cette dernière en l’espèce, l’amènent raisonnablement à conclure que la Commission le soumet à une norme plus stricte que dans le cas d’autres personnes qui cherchent à poursuivre une plainte relative aux droits de la personne en recourant au processus de la Commission.

 

[19]           M. Hughes fait remarquer que la Commission a rejeté deux de ses plaintes relatives aux droits de la personne antérieures, avant d’obtenir ensuite que ces décisions soient annulées par la présente Cour à la suite d’une demande de contrôle judiciaire. Il déclare en outre qu’il a aidé d’autres personnes qui avaient déposé elles aussi des plaintes relatives aux droits de la personne. Ces plaintes-là ont été renvoyées au Tribunal canadien des droits de la personne pour instruction, tandis que les siennes ont toujours été rejetées par la Commission. Enfin, comme preuve additionnelle de partialité de la part de la Commission, M. Hughes signale le refus de cette dernière de fusionner deux de ses plaintes ou de soumettre des demandes de renseignements indépendantes à la Commission de la fonction publique au sujet de procédures de dotation en personnel.

 

[20]           Le critère qui permet de déterminer s’il existe une partialité réelle ou une crainte raisonnable de partialité en rapport avec un décideur particulier est bien connu : la Cour doit se demander quelle conclusion tirerait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. C’est-à-dire, cette personne croirait-elle que, selon toute vraisemblance, le décideur, consciemment ou non, ne rendrait pas une décision juste : voir Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394. Voir aussi Bande indienne de Wewaykum c. Canada, [2003] 2 R.C.S. 259, au paragraphe 74.

 

[21]           Le fardeau de prouver l’existence d’une partialité réelle ou d’une crainte raisonnable de partialité pèse sur les épaules de l’auteur de l’allégation. Une allégation de partialité est une allégation sérieuse, qui met en doute l’intégrité même du décideur dont la décision est en litige. De ce fait, un simple soupçon de partialité ne suffit pas : R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au paragraphe 112; Arthur c. Canada (Procureur général) (2001), 283 N.R. 346, au paragraphe 8 (C.A.F.), et c’est une question qu’il faut examiner avec rigueur : R. c. S. (R.D.), au paragraphe 113.

 

[22]           La CCDP est manifestement soumise à l’obligation d’agir équitablement quand elle exerce les pouvoirs que la loi lui confère de faire enquête sur une plainte relative aux droits de la personne : Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879 (SEPQA), et cela exige que la Commission et ses enquêteurs soient exempts de toute partialité.

 

[23]           Cela dit, vu la nature non décisionnelle des responsabilités de la Commission, il a été statué que la norme d’impartialité exigée d’un enquêteur de la Commission est moins stricte que celle qui s’applique aux membres de la magistrature. Plus précisément, il ne s’agit pas de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité de la part de cet enquêteur mais plutôt de savoir s’il a abordé l’affaire avec un « esprit fermé » : voir Zündel c. Canada (Procureur général) (1999), 175 D.L.R. 512, aux paragraphes 17 à 22.

 

[24]           Comme l’a déclaré la Cour dans la décision Société Radio-Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), (1993), 71 F.T.R. 214 (C.F. 1re inst.), le critère à appliquer dans les affaires semblables à la présente est le suivant :

 

[L]e critère ne repose donc pas sur le point de savoir si l’on peut raisonnablement discerner un parti pris, mais plutôt si l’on s’est tellement écarté de la norme de l’ouverture d’esprit qu’on pourrait avec raison affirmer qu’il y a eu préjugement de la question portée devant l’organisme d’enquête.

 

[25]           Le fait que les plaintes antérieures de M. Hughes ont été rejetées par la Commission n’établit pas, selon moi, que cette dernière a abordé celle dont il est question en l’espèce avec un « esprit fermé » : voir Arthur c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 1000 (C.A.F.). Le fait que, dans une de ces affaires au moins, la décision de la Commission était entachée d’inéquité procédurale ne dénote pas non plus l’existence d’un « esprit fermé » sur le plan institutionnel.

 

[26]           Le traitement qui a été accordé aux plaintes que d’autres personnes ont déposées ne dénote pas non plus l’existence d’un esprit fermé de la part de la Commission face à la plainte de M. Hughes. Presque aucune information n’a été fournie sur ces autres plaintes, et il n’y a donc aucune façon de déterminer si l’on a appliqué à ces affaires une norme différente de celle qui l’a été en rapport avec les plaintes de M. Hughes

 

[27]           Pour ce qui est de la conduite de l’enquête menée en l’espèce, M. Hughes fait remarquer que l’enquêteure affectée à son dossier s’est qualifiée de [traduction] « novice » dans les affaires de dotation en personnel au sein de la fonction publique et qu’elle s’est fondée entièrement sur les explications de RHDCC au sujet du processus de dotation. Je conviens avec M. Hughes qu’il aurait été préférable qu’une personne peu au fait des tenants et des aboutissants de ce qui constitue sans aucun doute un processus fort complexe obtienne des informations de base à cet égard auprès d’une source neutre telle que la Commission de la fonction publique, plutôt qu’auprès d’une partie intéressée. Cela dit, je ne suis pas convaincue que le fait de demander à RHDCC des informations sur les procédures de dotation en personnel soit le signe d’un esprit fermé chez l’enquêteure.

 

[28]           Comme je l’expliquerai plus loin, M. Hughes m’a convaincue que l’enquête sur sa plainte relative aux droits de la personne ne respectait pas la norme d’exhaustivité que la jurisprudence exige des enquêtes de la Commission. Ces lacunes ne dénotent cependant pas que la Commission a abordé la plainte relative aux droits de la personne de M. Hughes avec un esprit fermé, au point où l’on pourrait raisonnablement dire qu’il y a eu préjugement de l’issue de sa plainte.

 

ii)         L’enquête de la Commission était-elle suffisamment exhaustive?

[29]           Avant d’étudier les allégations de M. Hughes sur les présumées lacunes de l’enquête de la Commission, il est utile d’examiner tout d’abord la nature et l’étendue des obligations auxquelles la CCDP est soumise quand elle enquête sur une plainte relative aux droits de la personne.

 

[30]           Dans l’arrêt Cooper c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1996), 140 D.L.R. (4th) 193, la Cour suprême du Canada a décrit le rôle que joue la CCDP. Elle a fait remarquer que la Commission n’est pas un organisme de nature décisionnelle et que les décisions concernant les plaintes relatives aux droits de la personne sont réservées au Tribunal canadien des droits de la personne. La Commission a plutôt pour rôle de « déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante » : au paragraphe 53. Voir également l’arrêt SEPQA.

 

[31]           La Commission a le vaste pouvoir discrétionnaire de décider si « compte tenu de toutes les circonstances » une autre procédure est justifiée : Mercier c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 3 C.F. 3 (CAF). Cependant, pour prendre cette décision, il faut que le processus que suit la Commission soit équitable.

 

[32]           Dans Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, décision confirmée par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.F.), la présente Cour a analysé la teneur de l’équité procédurale qui est exigée dans les enquêtes de la Commission. Elle a fait remarquer que, pour s’acquitter de la responsabilité que la loi impose à la Commission de faire enquête sur les plaintes de discrimination, il faut que ses enquêtes soient à la fois neutres et exhaustives.

 

[33]           Pour ce qui est de l’obligation de faire preuve d’exhaustivité, la Cour, dans Slattery, fait remarquer qu’« [i]l faut faire montre de retenue judiciaire à l’égard des organismes décisionnels administratifs qui doivent évaluer la valeur probante de la preuve et décider de poursuivre ou non les enquêtes ». Cela étant, « [c]e n’est que lorsque des omissions déraisonnables se sont produites, par exemple lorsqu’un enquêteur n’a pas examiné une preuve manifestement importante, qu’un contrôle judiciaire s’impose » : au paragraphe 56.

 

[34]           L’obligation de faire preuve d’exhaustivité dans le cadre d’une enquête doit aussi être prise en considération au regard des réalités administratives et financières de la Commission. Dans ce contexte, la jurisprudence établit qu’il est possible de surmonter quelques lacunes dans l’enquête en accordant aux parties le droit de présenter des observations sur le rapport d’enquête. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans Sketchley, les seules erreurs qui justifient l’intervention d’un tribunal de révision sont les « lacunes […] à ce point fondamentales que les observations complémentaires présentées par les parties ne suffisent pas à y remédier » : au paragraphe 38.

 

[35]           La décision que prend la Commission de rejeter une plainte en se fondant sur une enquête lacunaire sera elle-même lacunaire car « [s]i les rapports sont défectueux, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas d’un nombre suffisant de renseignements pertinents pour exercer à bon droit son pouvoir discrétionnaire » : voir Grover c. Canada (Conseil national de recherches), [2001] A.C.F. no 1012, au paragraphe 70. Voir aussi Sketchley, précité, Garvey c. Meyers Transport Ltd. [2005] A.C.F. no 1684 (C.A.), Singh c. Canada (Procureur général), [2002] A.C.F. no 885, 2002 CAF 247 (C.A.), au paragraphe 7, et Kollar c. Banque Canadienne Impériale de Commerce, [2002] A.C.F. no 1125, 2002 CFPI 848, au paragraphe 40.

 

[36]           Ayant examiné le rôle et les responsabilités de la CCDP en rapport avec les enquêtes portant sur des plaintes de discrimination, voyons maintenant les arguments que M. Hughes a invoqués au sujet de l’insuffisance de l’enquête menée dans son cas.

 

[37]           La première question a trait à la question de savoir si les membres du personnel de RHDCC qui ont pris part aux concours relatifs aux postes de niveau CR‑03 et CR‑05 étaient au courant que M. Hughes avait souffert d’une déficience mentale. Il s’agit là d’une question importante. À l’évidence, si ces personnes n’étaient pas au courant des troubles antérieurs de M. Hughes, cela n’aurait pas pu constituer un facteur dans les décisions d’embauche que ces personnes avaient prises.

 

[38]           L’enquêteure a elle-même indiqué que cette question jouait un rôle prépondérant dans l’affaire. C’est-à-dire que dans un courriel daté du 10 juin 2009 et adressé à un représentant de RHDCC, l’enquêteure a déclaré : [traduction] « [c]e qui est important dans cette enquête est le lien avec les troubles de M. Hughes et la question de savoir si l’intimé était au courant que ce dernier avait des troubles au moment de la conduite alléguée ».

 

[39]           Dans son rapport, l’enquêteure a fait état d’incohérences dans la preuve de M. Hughes quant au moment où ce dernier a fait part de ses troubles antérieurs aux représentants de RHDCC qui participaient au processus d’embauche. L’enquêteure a aussi signalé que les représentants en question [traduction] « ont nié avec véhémence qu’ils savaient quoi que ce soit à propos des troubles de M. Hughes » : rapport d’enquête, au paragraphe 50. Il convient de signaler que plusieurs de ces personnes ont pris part à la tenue des deux concours.

 

[40]           Il existe toutefois dans le dossier certifié du tribunal une preuve documentaire qui indique que les personnes ayant pris part au processus d’embauche pour les concours relatifs aux postes CR‑03 et CR‑05 avaient été mises au courant du fait que M. Hughes avait souffert d’une déficience dans le passé.

 

[41]           À titre d’exemple, un contrôle des références effectué en rapport avec le concours CR‑05 signale que M. Hughes [traduction] « ne travaille pas actuellement, “problèmes médicaux” ces dernières années ». Cela dénote manifestement que M. Hughes avait connu dans le passé de longs problèmes de santé.

 

[42]           Plus claire encore est la divulgation que M. Hughes a faite lui-même dans le cadre du concours relatif au poste CR‑03. Apparaît directement sur son formulaire de demande la mention suivante : [traduction] « J’ai été malade la majeure partie du temps depuis mars 2006. Ma maladie se range dans une catégorie visée par la Loi canadienne sur les droits de la personne ». Il est difficile d’imaginer comment M. Hughes aurait pu être plus explicite.

 

[43]           L’avocat de RHDCC admet que [traduction] « dans un monde parfait » il aurait été préférable que l’enquêteure soumette à tout le moins ces documents à l’attention des témoins de RHDCC et leur demande d’expliquer la contradiction entre la preuve documentaire et leur témoignage. Cependant, il soutient que l’enquêteure avait le droit de se fonder sur les commentaires des témoins, d’évaluer leur crédibilité et de croire que ces derniers n’étaient pas au courant du fait que M. Hughes avait auparavant souffert d’une déficience.

 

[44]           Il s’agit là d’un argument auquel je ne souscris pas. Les documents mentionnés ci-dessus jettent de sérieux doutes sur les prétentions des personnes ayant pris part à la tenue des concours relatifs aux postes CR‑03 et CR‑05, à savoir qu’elles n’étaient pas au courant que M. Hughes avait souffert antérieurement d’une déficience. Non seulement l’enquêteure a-t-elle omis de traiter d’une contradiction importante dans le dossier, mais elle n’a même jamais mis les documents en doute auprès des témoins. Elle semble plutôt avoir simplement souscrit aux dénégations des personnes qui avaient pris part à la tenue des concours, et qui disaient ne pas être au courant de la déficience de M. Hughes.

 

[45]           En fait, l’enquêteure a clairement privilégié le témoignage des témoins de RHDCC par rapport à ceux de M. Hughes, allant jusqu’à écrire dans son rapport que [traduction] « [l]a seule fois que M. Hughes dit qu’il a souffert d’une déficience, c’est quand il n’obtient pas un emploi ou qu’on lui fait des commentaires défavorables […] ». Il s’agit là d’un commentaire inéquitable, que n’étaye pas le dossier documentaire.

 

[46]           Même si M. Hughes a bel et bien attiré l’attention des commissaires sur la preuve contraire dans ses observations, ces dernières ne peuvent éliminer le fait que l’opinion défavorable de l’enquêteure à l’égard de la crédibilité de M. Hughes et son opinion favorable à l’égard du témoignage des témoins de RHDCC ont manifestement imprégné son analyse tout entière.

 

[47]           L’enquête présente d’autres aspects troublants.

 

[48]           M. Hughes a été embauché par RHDCC au niveau CR‑04 pour travailler dans le cadre du « programme PEC ». Il ajoute qu’il n’a pas divulgué le fait qu’il avait déjà souffert d’une déficience lors du processus d’embauche, auquel participaient des représentants de RHDCC différents de ceux qui avaient pris part à la tenue des concours relatifs aux postes CR‑03 et CR‑05. Cependant, ajoute-t-il, ses superviseurs ont appris par la suite qu’il avait souffert d’une déficience dans le passé, après qu’il avait commencé à travailler au sein de ce programme.

 

[49]           M. Hughes allègue que le poste de CR‑04, au sein du programme PEC, était un emploi [traduction] « sans issue », car le travail qu’il comportait était limité dans le temps, et non permanent. À un grand nombre des collègues de travail de M. Hughes on a offert d’autres postes dans la section du traitement de la Sécurité de la vieillesse  et du Régime de pensions du Canada. M. Hughes prétend qu’on l’a laissé travailler dans un programme dont la durée de vie était limitée pour que RHDCC puisse se débarrasser de lui.

 

[50]           Le défendeur déclare que neuf personnes ont été choisies pour être mutées au programme du RPC, et que ce choix a été fondé sur des entretiens et le rendement au travail. Dans un courriel envoyé au personnel, le gestionnaire du programme PEC explique que l’on choisira les titulaires de ces postes en fonction des compétences démontrées lors de la période d’embauche initiale, ainsi que des références récentes de la part de leurs gestionnaires. M. Hughes dit que même s’il était l’une des personnes les plus productives de son secteur et si sa gestionnaire était disposée à lui donner des références favorables, il est le seul CR‑04 qu’on n’a pas gardé.

 

[51]           L’enquêteure a interrogé des représentants de RHDCC au sujet de l’allégation de M. Hughes à cet égard. Dans une réponse écrite, l’un de ces représentants a indiqué que [traduction] « [l]e gestionnaire du PEC […] devra répondre à cette question, car je ne suis pas sûr que l’emploi d’autres employés n’a pas été renouvelé avant la fin de la période de travail spécifiée ».

 

[52]           Rien dans le dossier ne donne à penser que l’enquêteure a relancé le gestionnaire du PEC au sujet de cette question. En outre, aucune analyse n’a jamais été faite pour comparer les [traduction] « compétences démontrées lors de la période d’embauche initiale » et les [traduction] « références récentes de leurs gestionnaires » concernant M. Hughes aux compétences et aux références des candidats retenus. Il n’y a donc aucune façon de savoir si les personnes mutées aux postes de RPC étaient plus qualifiées, ou moins, que M. Hughes.

 

[53]           Par ailleurs, même si M. Hughes déclare qu’on lui a dit que sa gestionnaire lui donnerait des références favorables, aucune référence de ce genre n’a été produite par RHDCC, qui dit que la gestionnaire de M. Hughes a été [traduction] « incapable de formuler une recommandation ». L’enquêteure ne s’est jamais entretenue avec la gestionnaire de M. Hughes. Celle-ci était manifestement un témoin clé, car la qualité du rendement de M. Hughes était en litige. Au lieu de cela, l’enquêteure semble avoir simplement cru ce qu’a dit un témoin de RHDCC, à savoir que M. Hughes n’avait obtenu aucun des autres postes disponibles pour cause de mérite.

 

[54]           Il est donc évident que l’enquêteure n’a pas fait enquête sur « une preuve manifestement évidente » à cet égard : Slattery, au paragraphe 56; Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général), 2005 FCA 113, au paragraphe 8.

 

[55]           À cause de ces lacunes, l’enquête menée dans cette affaire ne satisfait pas à la norme d’exhaustivité que prescrit la jurisprudence. De ce fait, la décision prise par la Commission de rejeter la plainte de M. Hughes sera annulée, et l’affaire lui sera renvoyée pour qu’un enquêteur différent procède à une nouvelle enquête et qu’elle rende une nouvelle décision.

 

Autres questions

[56]           M. Hughes a soulevé un certain nombre d’autres préoccupations au sujet de la conduite de la Commission, des préoccupations qui peuvent avoir une incidence sur la nouvelle enquête qui sera menée sur sa plainte et qui requièrent donc quelques commentaires.

 

[57]           L’une de ces préoccupations est le fait que l’enquêteure de la Commission avait refusé de fusionner la plainte dont il est question en l’espèce avec une autre plainte que M. Hughes avait déposée ultérieurement contre RHDCC. Le motif indiqué est que l’enquête menée sur la première de ces deux plaintes était presque terminée au moment où la demande de fusion avait été faite, tandis que l’enquête menée sur l’autre plainte était encore en cours. Même si cette décision était  un exercice raisonnable du pouvoir discrétionnaire de l’enquêteure au moment où elle a été prise, il y aura peut-être lieu de la réviser dans le contexte de la nouvelle enquête qui sera menée, suivant le stade où se situera l’autre plainte.

 

[58]           Au cours de la nouvelle enquête, M. Hughes aura l’occasion de traiter de la politique du Conseil du Trésor que RHDCC a produite et qui ne lui a pas été communiquée, et il pourra également fournir à l’enquêteur désigné des documents additionnels, s’il le juge à propos. Il lui sera également loisible de renouveler sa demande de modification de sa plainte relative aux droits de la personne en vue d’y inclure des allégations de discrimination pour cause de déficience physique ainsi que des allégations de discrimination systémique au sens de l’article 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. En fin de compte, il appartiendra à la Commission de décider si ces modifications sont appropriées.

 


JUGEMENT

 

 

 

            LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, avec dépens. La décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a rejeté la plainte relative aux droits de la personne de M. Hughes est annulée, et l’affaire lui est renvoyée pour nouvelle enquête et nouvelle décision, conformément aux présents motifs.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-129-10

 

 

INTITULÉ :                                       CHRIS HUGHES c.

                                                            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VICTORIA (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 28 juillet 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 23 août 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Chris Hughes

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Malcolm Palmer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nul n’a comparu

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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