Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Date : 20100913

Dossier : IMM-1027-10

Référence : 2010 CF 916

 

TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE

Vancouver (Colombie-Britannique), le 13 septembre 2010

En présence de Monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

LUIS DANIEL AGUIRRE

 SONIA MARINA MORALES DE AGUIRRE

 LUIS FERNANDO AGUIRRE MORALES

 ALEJANDRA DANIELA AGUIRRE MORALES

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), en date du 4 février 2010, qui leur a refusé l’asile. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État. Après un examen attentif du dossier, ainsi que des conclusions écrites et orales des parties, je suis d’avis que la SPR a commis une erreur dans son appréciation de la situation des demandeurs et dans sa conclusion selon laquelle ceux‑ci n’avaient pas expliqué suffisamment pourquoi ils n’avaient rien fait pour obtenir une protection.

LES FATS

[2]               M. Aguirre était, au El Salvador, propriétaire d’une entreprise de transport qui comptait environ 40 véhicules. Il prétendait que, à partir de 2004, un groupe d’extorqueurs avait tenté plusieurs fois de lui faire payer un « loyer ». Selon le demandeur, ses camions étaient souvent détournés, et les extorqueurs lui faisaient savoir qu’ils lui seraient rendus lorsque le « loyer » serait payé. M. Aguirre a déclaré avoir signalé à la police locale entre 50 et 100 incidents du genre.

 

[3]               À la fin de 2006, M. Aguirre a commencé à être la cible d’un nombre accru de vols. En 2007, les extorqueurs se sont mis à menacer les membres de sa famille. En 2008, sa secrétaire a commencé à recevoir des appels téléphoniques de gens qui refusaient de s’identifier et qui disaient vouloir faire des affaires avec lui.

 

[4]               Deux autres incidents ont incité les demandeurs à requérir l’asile.

 

[5]               En mars 2008, plusieurs étrangers sont entrés dans leur maison et ont dit à Mme De Aguirre que, si son mari refusait de négocier avec eux, ils s’occuperaient d’elle et de ses enfants. Ils ont dévalisé la maison de ses objets les plus précieux. La famille n’a pas signalé ce fait à la police.

 

[6]               En août 2008, alors que les demandeurs se préparaient à venir au Canada pour y visiter des proches, un autre incident s’est produit. L’un des chauffeurs de M. Aguirre a été enlevé après que son véhicule fut détourné par les extorqueurs. M. Aguirre a signalé l’enlèvement à la police. Il croit que c’est lui que les extorqueurs voulaient kidnapper, mais il n’a pas fait part de cette conviction à la police.

 

[7]               Après leur arrivée au Canada, les demandeurs ont appris – par la mère de M. Aguirre – que des étrangers avaient été à la recherche de M. Aguirre. M. Aguirre croit qu’il s’agissait des extorqueurs. Il n’a pas fait part à la police de ses craintes à l’idée que les extorqueurs étaient à sa recherche.

 

[8]               En outre, la SPR n’a pas fait état de certains faits importants signalés dans le Formulaire de renseignements personnels de M. Aguirre. La famille avait déménagé deux fois afin d’échapper aux extorqueurs : d’abord vers un quartier plus sûr en 2006, puis à nouveau plusieurs jours après le cambriolage de leur domicile en 2008. Ils avaient aussi fermé leur entreprise de transport et ouvert un restaurant dans l’espoir que la fermeture de l’entreprise ciblée par les extorqueurs leur permettrait d’échapper au harcèlement.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

[9]               La SPR a estimé que les demandeurs n’étaient pas des personnes à protéger. Selon elle, les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État parce qu’ils n’avaient pas signalé à la police les incidents qui les avaient conduits à fuir leur pays.

 

[10]           La SPR a présumé, sans se prononcer, que les faits relatés par les demandeurs étaient exacts. S’agissant de la situation qui régnait au El Salvador, elle a aussi reconnu que les gangs de rue sont très violents et que la police locale est incapable ou peu empressée d’offrir une protection. Cependant, la SPR a jugé que le El Salvador est une démocratie qui fonctionne, dotée d’un système policier qui consacre d’importants moyens à la lutte contre les bandes criminelles, et elle a semblé conclure qu’il devait être possible d’y obtenir de l’État une protection.

 

[11]           La SPR semble avoir fondé le rejet de la demande d’asile sur le fait que les demandeurs n’avaient pas recherché la protection de la police. Prié de dire pourquoi ils ne l’avaient pas fait, M. Aguirre a dit que les extorqueurs entretiennent des liens étroits avec la police, qu’il avait peur de représailles s’il s’adressait à la police, et qu’il avait connaissance d’un parent éloigné qui avait été tué après avoir dénoncé à la police une tentative d’extorsion contre lui. La SPR n’a pas trouvé que ces explications justifiaient l’octroi d’une protection internationale de substitution.

 

[12]           La SPR  a fait aussi observer que le fait de ne pas s’adresser à la police du pays d’origine établit une prévision autoproductrice : si un demandeur d’asile ne s’adresse pas aux autorités locales, celles-ci ne pourront pas s’acquitter de leurs tâches puisque personne ne veut les aider dans leurs enquêtes.

 

POINT LITIGIEUX

[13]           Le seul point soulevé par cette demande est de savoir si la SPR a commis une erreur en disant que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle l’État était apte et disposé à les protéger.

 


ANALYSE

[14]           Selon l’avocat des demandeurs, la SPR a commis une erreur de droit parce que, s’agissant de la protection de l’État, elle n’a pas appliqué le bon critère. En disant que le fait pour les demandeurs de ne pas avoir signalé les incidents signifiait nécessairement qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption d’existence d’une protection de l’État, la SPR disait en réalité qu’un demandeur d’asile qui ne recherche pas une protection interne par crainte de représailles ou parce qu’il croit que ses agresseurs ont des liens avec la police ne pourra pas réfuter la présomption. Puisqu’il s’agit là d’une erreur de droit, alors la question devrait, selon le demandeur, être revue d’après la norme de la décision correcte.

 

[15]           Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, je ne crois pas que la SPR a appliqué le mauvais critère. Au paragraphe 12 de ses motifs, elle a exposé le critère avec précision, comme il suit :

L’État est présumé être apte et disposé à protéger ses citoyens. Le demandeur d’asile doit démontrer, par des éléments de preuve clairs et convaincants, la raison pour laquelle il considère que cette présomption ne devrait pas s’appliquer dans son cas. Le demandeur d’asile qui ne s’adresse même pas aux autorités dans son propre pays doit démontrer la raison pour laquelle il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’il ait agi ainsi.

 

[16]           La Cour suprême du Canada a établi que, lorsque la norme de contrôle peut être déterminée par référence à la jurisprudence, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse relative à la norme de contrôle. Il a été jugé dans maintes décisions de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale que la question de la protection de l’État, qui fait intervenir des questions mixtes de droit et de fait, doit être revue d’après la norme de la décision raisonnable : voir par exemple Hinzman c. Canada (M.C.I.), 2007 CAF 171, au paragraphe 38; Zamorano c. Canada (M.C.I.), 2009 CF 82, au paragraphe 13; Gomez c. Canada (M.C.I.), 2010 CF 375, au paragraphe 24; Perez Nava c. Canada (M.C.I.), 2008 CF 706, au paragraphe 12.

[17]           La SPR était manifestement au fait des principes généraux applicables, et elle n’a pas cherché à s’en écarter ni à établir de nouvelles règles pour l’avenir. Dans cette mesure, sa décision semble fondée sur les circonstances particulières l’espèce, et la SPR entendait donc simplement appliquer le principe général au cas des demandeurs. Cependant, si la SPR tentait d’exclure dans l’abstrait la possibilité pour les demandeurs de réfuter la présomption d’existence d’une protection de l’État parce qu’ils n’avaient recherché aucune protection par crainte de représailles ou par crainte des liens entre la police et les agents de persécution, alors cette partie des motifs de la SPR pourrait bien appeler l’application de la norme de la décision correcte. Quoi qu’il en soit, il ne m’est pas nécessaire d’en dire davantage sur ce point puisque, selon moi, la SPR n’a pas satisfait à la norme moins rigoureuse et a tiré une conclusion déraisonnable au vu de la preuve qui lui avait été soumise.

[18]           Le principe général veut que le demandeur d’asile soit censé faire toutes les démarches raisonnables pour obtenir de l’État une protection contre ses poursuivants. Cependant, ainsi que l’écrivait avec à-propos le juge La Forest dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S.689 (à la page 724), il n’en sera ainsi que dans les cas où la protection de l’État pouvait raisonnablement être assurée :

La plupart des États seraient prêts à tenter d’assurer la protection, alors qu’une évaluation objective a établi qu’ils ne peuvent pas le faire efficacement.  En outre, le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale.

 

    Comme Hathaway, je préfère formuler cet aspect du critère de crainte de persécution comme suit :  l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] « aurait pu raisonnablement être assurée ».  En d’autres termes, le demandeur ne sera pas visé par la définition de l’expression « réfugié au sens de la Convention » s’il est objectivement déraisonnable qu’il n’ait pas sollicité la protection de son pays d’origine; autrement, le demandeur n’a pas vraiment à s’adresser à l’État.

 

[19]           En l’espèce, je suis d’avis que le raisonnement de la SPR est doublement vicié. D’abord, la SPR présume que l’État peut offrir une protection parce que d’« énormes ressources » ont été consacrées à la lutte contre la violence des gangs de rue, mais elle ne se demande nulle part si ces efforts ont produit un effet véritable sur le terrain. Deuxièmement, la SPR n’a pas pris en compte ni examiné les raisons qu’avait le demandeur de ne pas s’adresser à la police. J’examinerai successivement chacun de ces points.

 

[20]           Il ressort de nombreux précédents qu’il ne suffit pas à un État de se doter des moyens nécessaires pour offrir une protection; il faut aussi établir objectivement que l’État est en mesure d’offrir en pratique cette protection : voir notamment Avila c. Canada (M.C.I.), 2006 CF 359; Sanchez c. Canada (M.C.I.), 2009 CF 101; Capitaine c. Canada (M.C.I.), 2008 CF 98. Cependant, la SPR ne semble pas avoir fait la distinction, et elle ne signale aucune preuve documentaire montrant que les moyens consacrés à la lutte contre le crime ont produit des résultats concrets. Sa décision ne comporte qu’une seule référence vague au « Cartable national de documentation », lequel n’apporte rien d’utile eu égard au nombre considérable de documents qu’il contient. Cette unique référence ne fait d’ailleurs que confirmer le fait que d’énormes ressources sont consacrées à la lutte contre la violence des gangs de rue. La SPR ne fait pas la moindre analyse des nombreux documents montrant que les membres des gangs sont de plus en plus puissants et traînent librement partout dans le pays, que le El Salvador est l’un des pays les plus violents au monde et que des réseaux d’extorsion de fonds y harcèlent les entreprises, et plus particulièrement les entreprises de transport et de camionnage. La SPR avait clairement l’obligation d’examiner et d’apprécier la preuve, et d’expliquer pourquoi elle récusait cette preuve documentaire, qui non seulement était pertinente, mais encore contredisait ses propres conclusions : Cepeda Gutierrez c. Canada (M.C.I.) (1998), 157 F.T.R. 35, au paragraphe 17. Elle n’aurait pas dû faire tout simplement abstraction de cette sinistre information en se contentant de dire que le El Salvador est une démocratie qui fonctionne et qui a consacré d’énormes moyens à l’éradication des gangs.

 

[21]           La SPR ne s’est pas non plus suffisamment arrêtée aux propres échecs des demandeurs avec la police, ni à leurs tentatives antérieures d’obtenir de l’État une protection. Ils ont fui le El Salvador après avoir été harcelés durant quatre ans par un réseau d’extorqueurs. Durant cette période, ils ont souvent pris les grands moyens pour obtenir de l’aide et échapper aux extorqueurs : ils se sont installés dans un quartier plus sûr, ils ont fermé leur entreprise de transport et ouvert un restaurant, et ils ont signalé entre 50 et 100 cas de détournements à la police. Il n’est pas établi que la police a jamais réagi à ces dénonciations par une protection, par des enquêtes ou par des arrestations. Ces plaintes attestent que les demandeurs souhaitaient obtenir de l’État une protection et que la police était bien au fait du harcèlement que les extorqueurs leur faisaient subir.

 

[22]           Par ailleurs, les demandeurs avaient bien signalé à la police le cas où l’un des chauffeurs de M. Aguirre avait été enlevé après le violent détournement de son véhicule. C’était l’un des incidents qui avaient poussé la famille à fuir. Le chauffeur avait par la suite décidé de quitter son emploi et refusé de déposer une plainte officielle à la police.

 

[23]           La SPR semble accorder beaucoup d’importance au fait que la famille n’avait pas fait état de sa conviction selon laquelle les ravisseurs voulaient en réalité s’en prendre à M. Aguirre, ni fait état de ses craintes après avoir constaté que les extorqueurs étaient à sa recherche alors même qu’elle avait fui le El Salvador. Compte tenu de l’inertie de la police devant les crimes précis commis par les extorqueurs, par exemple les détournements de camions et l’enlèvement, je ne crois pas qu’il était déraisonnable pour les demandeurs de ne pas songer à signaler leurs craintes à propos d’événements qui ne s’étaient pas encore produits. Les demandeurs ont montré bien davantage qu’une répugnance subjective à s’adresser à l’État, et l’on ne saurait dire que la famille a présumé trop vite qu’elle n’obtiendrait de l’État aucune protection.

 

[24]           Enfin, la SPR ne s’est pas exprimée sur l’affirmation de M. Aguirre selon laquelle, fort de l’avis d’un ami qui occupait un poste au sein de la police, il n’avait jamais traité avec les extorqueurs et jamais signalé qu’il avait été personnellement ciblé par le réseau d’extorsion de fonds. Il avait semble-t-il été informé que les réseaux d’extorsion de fonds avaient noyauté la police et que le dépôt d’une plainte auprès de la police ne pouvait que le mettre encore davantage en danger. Ces mises en garde cadrent parfaitement avec la preuve documentaire selon laquelle la police est gangrenée par la corruption et complice des bandes criminelles. D’ailleurs, le président de la Chambre salvadorienne de l’industrie du transport aurait affirmé que parfois [traduction] « les criminels sont informés qu’ils ont été dénoncés avant même que les victimes n’aient eu le temps de porter plainte (Dossier des demandeurs, page 254). Là encore cependant, la SPR ne se donne pas la peine de mentionner cette preuve, encore moins de l’analyser.

 

[25]           Pour tous les motifs susmentionnés, je suis donc d’avis que la SPR a rendu une décision déraisonnable et que cette demande de contrôle judiciaire doit être accordée. Les avocats n’ont pas proposé que soit certifiée une question de portée générale, et aucune ne se pose ici.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE : la demande de contrôle judiciaire est accordée, la décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 4 février 2010 est annulée, et la demande d’asile est renvoyée à la SPR pour qu’elle soit réexaminée par un autre commissaire. Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1027-10

 

INTITULÉ :                                                   LUIS DANIEL AGUIRRE, ET AL c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 9 septembre 2010

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 13 septembre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Craig Costantino

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Kimberley Shane

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elgin Cannon et Associés

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.