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Date : 20101103

Dossier : DES‑6‑08

Référence : 2010 CF 1084

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 3 novembre 2010

EN PRÉSENCE DE Me KEVIN R. AALTO, JUGE RESPONSABLE DE LA GESTION DE L’INSTANCE

 

ENTRE :

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu

du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration

et la protection des réfugiés (la LIPR);

 

ET le dépôt de ce certificat

à la Cour fédérale du Canada en vertu du

paragraphe 77(1) de la LIPR;

 

ET MAHMOUD ES‑SAYYID JABALLAH

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               La possibilité de solliciter, à titre absolument confidentiel, les conseils d’un avocat est une des caractéristiques du système judiciaire canadien. C’est un droit auquel est attachée la plus grande importance et ce n’est qu’en des circonstances tout à fait exceptionnelles qu’un tiers peut avoir accès aux communications entre un avocat et son client. De telles circonstances ne sauraient être invoquées en l’espèce.

 

[2]               La requête présentée à la Cour soulève plusieurs questions concernant l’interception, par des agents du ministre de la Sécurité publique et du ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme (les ministres), de communications téléphoniques entre M. Jaballah et son avocat. La première question de caractère général est de savoir si l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) et son mandataire, le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS), étaient autorisés à intercepter les communications entre M. Jaballah et son avocat. Il ne fait aucun doute que l’ASFC et le SCRS ont procédé à de telles interceptions. La seconde question de caractère général est de savoir si, ayant intercepté des communications entre un avocat et son client, l’ASFC et le SCRS sont tenus de remettre à M. Jaballah les documents accessoires, tels que les notes de service, courriels et rapports établis par le SCRS ou l’ASFC par suite de l’enregistrement ou de l’écoute de communications avocat‑client. Dans le cadre de la présente requête, M. Jaballah demande que lui soit remise toute documentation accessoire ou secondaire produite à cet égard et demande que lui soient en outre remis les documents suivants :

·                    Un exemplaire des « Directives Harkat » de juillet 2006 et des directives qui les ont remplacées en septembre 2007.

·                    Tout dossier ou registre indiquant quand des analystes de l’ASFC et du SCRS ont consulté les enregistrements des communications interceptées, la fréquence de ces consultations et leur durée.

·                    Toutes notes de service, lettres ou autres documents établissant les pratiques ou les procédures régissant l’échange, entre le SCRS et l’ASFC, de renseignements découlant d’interceptions menées dans le cadre d’une affaire relative à un certificat de sécurité quelle qu’elle soit (c.‑à‑d., les affaires Harkat, Mahjoub et Jaballah).

·                    Toutes les notes de service, instructions écrites ou autres documents concernant les pratiques s’imposant aux analystes de l’ASFC et du SCRS en matière d’interception de communications avocat‑client.

·                    Tous les rapports, notes de service ou autres documents mentionnant le contenu d’une interception des communications avec M. Jaballah, qu’elles relèvent ou non du secret professionnel qui lie un avocat à son client.

 

[3]               Les observations écrites déposées au nom de M. Jaballah, sollicitent également la remise des documents (y compris les courriels et autres documents électroniques) portant sur les questions suivantes :

·                    Le processus décisionnel à l’issue duquel l’ASFC et le SCRS ont commencé à enregistrer et étudier des appels téléphoniques couverts par le privilège des communications avocat‑client, tant dans le cas de M. Jaballah que dans d’autres affaires relatives à un certificat de sécurité (Harkat et Mahjoub). Il s’agit d’une vaste catégorie qui englobe notamment les notes de service internes et autres documents touchant la rédaction des directives Harkat; les notes de service et autres documents concernant la portée des ordonnances de mise en liberté visant MM. Harkat, Mahjoub et Jaballah; les documents ayant trait à la révélation du fait que des communications avocat‑client avaient été interceptées; et tout document concernant ce qui a été fait à partir du moment où il fut révélé que des communications avocat‑client avaient été interceptées.

·                    Les mesures adoptées afin d’assurer la mise en œuvre de l’engagement pris envers la Cour en décembre 2008, ainsi que de l’ordonnance de la Cour enjoignant au SCRS de cesser d’écouter les communications entre un avocat et son client et de détruire les enregistrements qui en avaient été faits. M. Jaballah demande à cet égard que lui soit remis tout document, électronique ou autre, ordonnant aux analystes d’obéir à l’ordonnance, et demande à savoir si ces analystes ont continué à écouter ses communications après le mois de décembre 2008.

 

[4]               Ces questions, ainsi que celle des documents dont la remise est sollicitée seront examinées ci‑dessous.

 

Le contexte

[5]               M. Jaballah est visé par un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) et déposé en Cour fédérale. Détenu depuis son arrestation en vertu d’un certificat de sécurité, il a été remis en liberté en avril 2007 à des conditions strictes et détaillées. En particulier, l’ordonnance de mise en liberté délivrée par madame la juge Carolyn Layden‑Stevenson de la Cour fédérale (maintenant à la Cour d’appel fédérale) comprenait une condition autorisant la surveillance de ses communications téléphoniques :

[traduction]


M. Jaballah pourra utiliser une ligne téléphonique terrestre installée chez lui (ligne téléphonique) autre que la ligne téléphonique terrestre spécifique dont il est question ci‑dessus, à condition qu’avant sa mise en liberté, M. Jaballah et l’abonné à ce service téléphonique, consentent par écrit à ce que toutes les communications passant par ce service puissent faire l’objet d’une interception par ou pour le compte de l’ASFC. Il est entendu que cela permet notamment à l’ASFC d’intercepter le contenu des communications orales et obtenir le relevé des communications passant par ce service.

 

[6]               Les conditions de mise en liberté de M. Jaballah étaient sensiblement les mêmes que celles qui avaient été imposées à Mohamed Harkat et à Mohamed Zeki Mahjoub, deux autres personnes détenues en vertu de certificats de sécurité et déjà remises en liberté à l’époque. Dans chacune de ces affaires, l’ordonnance de mise en liberté autorisait l’ASFC à intercepter toutes leurs communications, aucune disposition n’autorisant spécifiquement l’interception de communications couvertes par le secret professionnel de l’avocat.

 

[7]               En novembre 2008, un fonctionnaire de l’ASFC a témoigné que celle‑ci avait reçu, au sujet de M. Harkat, un rapport comprenant des renseignements couverts par le privilège des communications avocat‑client. C’est par ce témoignage et par le témoignage d’autres fonctionnaires que l’avocat de M. Jaballah pour l’audience publique a découvert que des analystes du SCRS écoutaient les communications téléphoniques avocat‑client de MM. Harkat, Mahjoub et Jaballah.

 

L’interception par le SCRS des communications avocat‑client

[8]               La surveillance par l’ASFC et le SCRS des communications avocat‑client ont commencé après que M. Harkat a été remis en liberté en juillet 2006. Elizabeth Snow, gestionnaire de la Section du contre‑terrorisme de l’ASFC a témoigné, à huis clos et publiquement, que des analystes du SCRS avaient reçu pour consigne d’écouter tous les appels de M. Harkat, puis de détruire les appels avocat‑client sans rapport avec une menace pour la sécurité nationale ou une violation possible des conditions de sa mise en liberté. Ces directives étaient exposées dans une lettre en date du 21 juillet 2006, envoyée par l’ASFC au SCRS, dont les analystes en communication étaient mandatés par l’ASFC. Ces directives sont, semble‑t‑il, appelées « Directives Harkat ». Elles n’ont pas été communiquées à l’avocat pour l’audience publique, mais semblent avoir été examinées par les avocats spéciaux.

 

[9]               Après sa mise en liberté, aucune directive particulière ne régissait l’interception des communications de M. Jaballah. Selon le témoignage à huis clos* d’un membre du SCRS dont le nom n’a pas été communiqué, il était entendu que les communications de M. Jaballah allaient devoir faire l’objet d’une surveillance conforme au protocole régissant la surveillance des communications de M. Harkat. Ainsi, selon ce témoin du SCRS, tous les appels de M. Jaballah, y compris les communications avocat-client, étaient surveillés par le SCRS afin de déceler d’éventuelles menaces pour la sécurité nationale ou une inobservation des conditions de sa mise en liberté. Les communications étaient ensuite censées être détruites.

 

[10]           En septembre 2007, l’ASFC et le SCRS ont adopté de nouvelles directives sur l’interception des communications de M. Jaballah, de M. Mahjoub et de M. Harkat. Selon ces nouvelles directives, les analystes du SCRS écoutaient les appels téléphoniques entre avocat et client, sans cependant détruire après coup les enregistrements. L’enregistrement de ces appels était envoyé à l’ASFC pour analyse. Le SCRS ne retenait aucune copie des interceptions ou des registres des communications.

 

Le traitement par l’ASFC et le SCRS des interceptions de communications avocat‑client

[11]           Le dossier ne contient jusqu’ici rien qui permette d’affirmer que les ministres ont utilisé les interceptions avocat‑client dans le cadre de la procédure relative au certificat visant M. Jaballah.

 

[12]           Selon le témoignage à huis clos de l’analyste du SCRS dont le nom n’a pas été communiqué, les analystes du SCRS (mandatés par l’ASFC) procédaient à une analyse préliminaire des renseignements interceptés. Si cette analyse préliminaire indiquait que M. Jaballah n’observait pas les conditions de sa mise en liberté, le renseignement était transmis au SCRS pour une analyse plus poussée et une enquête. Il ressort du dossier que quatre éléments d’information ont été transmis au SCRS, mais le témoin du SCRS a affirmé que ces quatre éléments ne provenaient pas des communications avocat‑client. Le témoin du SCRS a également affirmé que [traduction] « le SCRS n’a pas fait usage de communications entre M. Jaballah et son avocat, et n’en a conservé aucune ».

 

[13]           Selon le résumé rendu public du témoignage à huis clos de Mme Snow, c’est en novembre 2007 que l’ASFC a commencé à écouter les communications interceptées. Les analystes ont reçu, de vive voix, la consigne de ne plus écouter les communications avec un avocat ou un membre de son cabinet. Selon le résumé de son témoignage qui a été rendu public :

[traduction]


Dès qu’un analyste de l’ASFC écoutant une communication interceptée se rend compte qu’il s’agit d’une communication couverte par le secret professionnel de l’avocat, l’analyste met fin à l’écoute. Cela veut dire qu’il cesse entièrement d’écouter la communication.

 

[...]

 

L’ASFC a retenu des communications entre un avocat et son client une définition large. Tout appel d’un avocat ou d’un employé du cabinet à M. Jaballah ou autre personne habitant au même domicile, est ainsi considéré comme couvert par le privilège du secret professionnel de l’avocat. Il en allait de même de tout appel passé à un cabinet d’avocats par quelqu’un habitant au domicile de M. Jaballah.

 

[14]           Mme Snow a en outre déclaré que l’ASFC n’avait jamais utilisé une communication téléphonique entre M. Jaballah et son avocat captée à l’occasion d’une interception, et a confirmé que l’ASFC était en train de détruire toute communication avocat‑client qu’elle aurait en sa possession.

 

[15]           L’ordonnance de mise en liberté de M. Jaballah autorisait également l’ASFC à intercepter et à lire son courrier. À l’instar de la condition autorisant l’interception des conversations téléphoniques, cette condition ne prévoyait pas explicitement le courrier couvert par le secret professionnel de l’avocat. Il ressort du dossier, cependant, que les agents de l’ASFC reconnaissaient que l’ordonnance de mise en liberté n’autorisait pas l’interception du courrier entre avocat et client. On en prendra pour preuve le fait qu’en décembre 2008, un agent de l’ASFC a, par inadvertance, ouvert une lettre envoyée par M. Mahjoub à son avocat, lettre qu’il a alors immédiatement mise de côté sans la lire, joignant son superviseur pour lui demander des instructions. L’avocat des ministres a, le jour suivant, écrit à la Cour expliquant ce qui s’était produit et assurant que la lettre avait effectivement été ouverte par inadvertance, mais n’avait pas été lue. Dans sa déclaration sous serment, l’agent en question affirme :

[traduction]


J’ai agi entièrement par inadvertance. Je sais que le courrier entre avocat et client est couvert par le secret professionnel et que l’ASFC ne doit pas l’examiner.

 

[16]           À l’époque, M. Mahjoub et M. Jaballah étaient représentés tous deux par le même avocat pour l’audience publique. L’avocat de M. Jaballah savait par conséquent comment l’ASFC interprétait les conditions stipulées dans l’ordonnance de mise en liberté de M. Mahjoub.

 

La réaction de la Cour aux interceptions de communications avocat‑client

[17]           En décembre 2008, lorsqu’il fut révélé que le SCRS et l’ASFC surveillaient les communications entre M. Jaballah et son avocat, la Cour est rapidement intervenue pour corriger la situation. Le 18 décembre 2008, l’avocat de M. Mahjoub a demandé à la juge Layden‑Stevenson de modifier l’ordonnance de mise en liberté afin de bien préciser qu’elle n’autorisait pas l’interception des appels téléphoniques entre avocat et client. En réponse, la juge Layden‑Stevenson s’est exprimée en ces termes :

[traduction]


Je dois dire que le fait de ne pas l’avoir précisé dans l’ordonnance constitue un oubli tant de la part des avocats que de la part de la Cour. L’ordonnance sera modifiée, je vous le garantis. J’estime que la teneur précise de cette modification doit être décidée à l’issue des témoignages plutôt qu’au milieu.

 

[18]           Plus tard au cours de la même instance, la juge Layden‑Stevenson a fait savoir qu’elle rédigerait le soir même la modification à apporter à l’ordonnance de mise en liberté et qu’elle l’a ferait parvenir aux avocats des parties. Puis, elle a dit ceci :

[traduction]


En ce qui nous concerne, la question est réglée. Je vais formuler une modification et je ne veux plus entendre parler de ça. C’est fait. C’est terminé. C’est arrivé. Nous savons tous que c’est arrivé. C’est regrettable, mais ce qui est fait est fait. On ne peut qu’agir pour l’avenir.

 

[19]           L’avocat pour l’audience publique venait de prendre connaissance, le matin même, du témoignage indiquant que le SCRS interceptait les communications avocat-client. M. Mahjoub devait justement témoigner au sujet de la modification des conditions de se mise en liberté, et la Cour ne souhaitait pas que la question de ces interceptions vienne troubler son témoignage.

 

[20]           Les avocats des ministres ont consenti à la modification proposée, et celle‑ci fut officiellement mise en œuvre le lendemain, soit le 19 décembre 2008. Selon l’ordonnance modifiée de mise en liberté visant M. Mahjoub :

[traduction]


Il est entendu que
lorsqu’est intercepté sur la ligne téléphonique terrestre du domicile de M. Mahjoub une communication entre avocat et client, l’analyste, dès qu’il se rend compte qu’il s’agit effectivement d’une communication avocat‑client, cesse de surveiller la communication, et supprime l’interception. [Non souligné dans l’original.]

 

[21]           L’ordonnance de mise en liberté visant M. Jaballah a été officiellement modifiée le 19 mars 2009, et, à partir de ce moment‑là, elle prévoyait que :

[traduction]


Lorsqu’un analyste a des motifs raisonnables de croire qu’un avocat ou un employé d’un avocat prend part à une communication, cet analyste doit, qu’il s’agisse d’une communication écrite ou orale, cesser de la surveiller, et supprimer l’interception dans les meilleurs délais.

 

[22]           Ce n’est que trois mois après qu’on se fut aperçu que l’ASFC et le SCRS interceptaient les communications avocat-client qu’a été officiellement modifiée l’ordonnance de mise en liberté visant M. Jaballah, mais l’avocat du SCRS et les avocats des ministres ont donné par écrit des assurances que serait appliquée aux appels de M. Jaballah couverts par le privilège des communications avocat-client, la modification apportée aux ordonnances de mise en liberté d’Harkat et de Mahjoub.

 

L’interception des appels téléphoniques entre avocat et client après le mois de décembre 2008

[23]           Suivant une directive de la Cour, datant de février 2010, l’ASFC a fait mention des enregistrements de 1 503 interceptions de communications avocat-client de M. Jaballah. Certains de ces enregistrements ont été déposés sous scellés auprès de la Cour, mais n’ont pas été fournis aux avocats des ministres.

 

[24]           Selon l’avocat pour l’audience publique, les enregistrements en question ne comprennent aucun enregistrement d’appels téléphoniques antérieur au mois de septembre 2007. Cela cadre avec le protocole qu’appliquait auparavant le SCRS et qui prévoyait la destruction de toute communication avocat-client ne contenant aucun indice d’une violation des conditions de la mise en liberté ou d’une éventuelle menace pour la sécurité nationale.

 

[25]           Les communications dont on a fait mention comprennent 591 appels téléphoniques relevant, selon M. Jaballah ou son avocat, du secret professionnel. Les appels en question ont été enregistrés entre septembre 2007 et décembre 2008.

 

[26]           On constate avec surprise que les enregistrements en question comprennent également 171 enregistrements de conversations téléphoniques de M. Jaballah interceptées entre le 20 décembre 2008 et le 8 mai 2010. Selon M. Jaballah, au moins 58 de ces appels sont couverts par le secret professionnel de l’avocat. Cela veut dire que le SCRS a continué d’intercepter et d’enregistrer des communications relevant du privilège des communications entre client et avocat, contrairement aux assurances prodiguées à cet égard par les avocats des ministres, et contrairement à la modification apportée le 9 mars 2009 à l’ordonnance de mise en liberté visant M. Jaballah.

 

[27]           Les avocats de M. Jaballah ont fait part de leur intention de présenter une requête dans le cadre de laquelle ils vont notamment faire valoir que cette interception de communications avocat‑client constitue un abus de procédure. L’avocat des ministres a pour sa part indiqué que les ministres entendent, dans le cadre de cette requête sur abus de procédure, appeler deux témoins, un de l’ASFC et un du SCRS, pour répondre aux allégations d’interception de communications avocat‑client après le mois de décembre 2008. En ce qui concerne la période postérieure à décembre 2008, le dossier est actuellement incomplet, et la requête pour abus de procédure permettra d’apporter les précisions voulues.

 

[28]           Essentiellement, les ministres reconnaissent que, entre mai et septembre 2007, les analystes du SCRS ont écouté, puis détruit les enregistrements de communications avocat-client. Les ministres reconnaissent par ailleurs qu’entre septembre 2007 et décembre 2008, le SCRS a écouté des communications avocat‑client, et qu’au lieu d’en détruire les enregistrements, comme le prévoyait le protocole antérieurement en vigueur, ils les ont envoyés à l’ASFC pour analyse. Les analystes de l’ASFC avaient reçu, verbalement, la consigne de n’écouter aucun appel entre avocat et client.

 

[29]           L’examen de la requête pour abus de procédure va permettre de dire ce qu’il en est au juste de l’interception d’appels téléphoniques entre avocat et client après le mois de décembre 2008, mais les éléments versés au dossier dans le cadre de la présente requête permettent raisonnablement de conclure que, contrairement aux assurances écrites des ministres et à l’ordonnance modifiée de mise en liberté, l’interception des communications avocat‑client de M. Jaballah s’est poursuivie après le mois de décembre 2008. Les circonstances entourant ces interceptions restent cependant à préciser.

 

Les questions en litige

[30]           La présente requête vise la production de documents de l’ASFC et du SCRS concernant les pratiques et procédures de ces deux entités en matière de communications avocat-client, et de tout document accessoire établi par l’ASFC ou le SCRS à l’occasion de l’examen de ces communications. Les avocats de M. Jaballah ont soulevé six questions qui peuvent, en fait, être regroupées dans les quatre questions suivantes :

1.                  L’ordonnance de mise en liberté initiale autorisait‑elle l’ASFC et le SCRS à intercepter les communications avocat-client de M. Jaballah? Le fait que de telles communications aient été interceptées en vertu de l’ordonnance de mise en liberté a‑t‑il pour effet d’écarter le privilège des communications entre avocat et client?

2.                  La simple possession d’interceptions suffit‑elle à établir la violation du secret professionnel de l’avocat, ou faut‑il pour cela que les ministres aient utilisé d’une manière ou d’une autre le contenu de ces communications couvertes par le secret professionnel?

3.                  M. Jaballah est‑il, aux termes de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), ch. 11 (la Charte), et/ou des règles dégagées dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (MCI), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui II), en droit de se voir communiquer les documents secondaires?

4.                  Quelle est l’envergure de la documentation à produire, le cas échéant?

 

Première question :    L’ordonnance de mise en liberté initiale autorisait‑elle l’ASFC et le SCRS à intercepter les communications avocat‑client de M. Jaballah? Le simple fait que ces communications aient été interceptées en vertu de l’ordonnance de mise en liberté suffit‑il à écarter le privilège des communications entre avocat et client?

 

La thèse de M. Jaballah

[31]           Selon M. Jaballah, quatre grandes raisons permettent de soutenir que l’ordonnance initiale de mise en liberté n’autorisait pas l’interception de ses communications avec son avocat.

 

[32]           Les avocats de M. Jaballah font en premier lieu valoir que le secret professionnel qui lie un avocat à son client est maintenant reconnu comme un droit substantiel qui ne peut être écarté que dans des circonstances extrêmement précises. Selon eux, le privilège du secret professionnel de l’avocat est reconnu comme un principe de justice fondamentale (Lavallée, Rackel et Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209, aux paragraphes 16 et 21). Ainsi que nous l’avons indiqué au début de ces motifs, le secret professionnel qui lie un avocat à son client bénéficie d’une « protection quasi absolue », et ce privilège ne saurait être supprimé par inférence (Blank c. Canada (Ministère de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319, au paragraphe 23; Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574, au paragraphe 11). Il s’ensuit que toute ordonnance autorisant l’interception de communications avocat-client de M. Jaballah devait prévoir cela en termes explicites.

 

[33]           Les avocats de M. Jaballah font valoir, deuxièmement, qu’en cas de doute quant au sens à attribuer à une ordonnance de justice, celle‑ci doit être interprétée conformément aux dispositions de la Charte : Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 (arrêt Dagenais).

 

[34]           Ils soutiennent, troisièmement, que M. Jaballah n’a aucunement renoncé au droit que lui confère la Charte relativement à l’équité procédurale dans le respect des principes de justice fondamentale. Le dossier démontre que M. Jaballah n’avait pas « les renseignements requis pour pouvoir renoncer réellement à ce droit » (R. c. Borden, [1994] 3 R.C.S. 145, au paragraphe 34). L’avocat de M. Jaballah pour l’audience publique, la juge désignée et l’ASFC semblent bien avoir compris que l’ordonnance de mise en liberté ne permettait pas l’interception des communications avocat-client. On fait en outre valoir que M. Jaballah ne pouvait d’ailleurs pas renoncer de son plein gré à ce droit, car il lui aurait fallu pour cela choisir entre le droit à la liberté, que lui garantit la Charte, et le droit de se prévaloir du privilège des communications entre avocat et client.

 

[35]           Et, enfin, les avocats de M. Jaballah, se fondant sur les faits versés au dossier, affirment que l’interception des communications avocat-client n’était pas autorisée. Le dossier donne à penser que les parties comprenaient toutes que l’ordonnance de mise en liberté n’autorisait pas l’interception de communications couvertes par le secret professionnel de l’avocat. Les agents de l’ASFC avaient, semble‑t‑il, compris que le courrier entre avocat et client était couvert par le secret professionnel, et ils avaient cessé d’intercepter les appels téléphoniques entre avocat et client. Les ministres n’ont pas tenté de justifier cette intrusion dans les communications entre M. Jaballah et ses avocats, et ils ont consenti à une modification de l’ordonnance de mise en liberté. La juge Layden‑Stevenson, juge désignée, a bien pris soin de faire remarquer que [traduction] « le fait de ne pas l’avoir précisé dans l’ordonnance constitue un oubli tant de la part des avocats que de la part de la Cour »[1]. Tout cela donne à penser que l’ordonnance de mise en liberté n’autorisait aux yeux de personne l’interception de communications avocat‑client de M. Jaballah.

 

La thèse des ministres

[36]           Les ministres font essentiellement valoir qu’il n’y a pas lieu en l’occurrence de décider si les conversations téléphoniques échangées avant le mois de décembre 2008 entre M. Jaballah et ses avocats étaient couvertes par le secret professionnel, étant donné que la question a été réglée par l’ordonnance modifiée de mise en liberté. Il n’y aurait pas non plus lieu de décider si, après le mois de décembre 2008, ces communications étaient toujours couvertes par le secret professionnel, étant donné qu’il n’y a, dans le dossier, rien qui permette d’affirmer que les communications avocat‑client ont continué, après le mois de décembre 2008, à faire l’objet d’une surveillance.

 

[37]           Les ministres font subsidiairement valoir qu’il est clair que l’ordonnance de mise en liberté autorisait l’interception de toutes les communications, étant donné que l’ordonnance a été rédigée sur consentement après consultation d’avocats chevronnés. Les avocats de M. Jaballah s’étaient dits conscients du fait que leurs communications pourraient faire l’objet d’une surveillance[2]. M. Jaballah et ses avocats ne s’attendant pas à ce que leurs communications demeurent confidentielles, ils ne répondent pas au troisième critère permettant d’établir que les communications en question relevaient effectivement du privilège entre avocat et client, selon l’arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821. Par conséquent, les communications avocat-client ici en cause n’ont en fait jamais été couvertes par le secret professionnel.

 

[38]           En réponse aux arguments développés par M. Jaballah au regard de la Charte, les ministres soutiennent qu’aucun principe n’interdit l’élimination par inférence du privilège du secret professionnel de l’avocat, ou la renonciation sur consentement. S’il en est ainsi, c’est selon eux parce que le secret professionnel ne constitue pas un droit distinct garanti par la Charte et ne soulève pas les questions de renonciation relatives à la Charte.

 

[39]           Et, enfin, les ministres soutiennent que l’arrêt Dagenais, précité, s’applique aux ordonnances de la Cour, mais non aux ministres.

 

Analyse

[40]           Je considère que la thèse défendue par les ministres quant à la première question ne peut pas être retenue, et cela, pour les raisons qui suivent.

 

[41]           Nous avons d’emblée rappelé que le secret professionnel de l’avocat constitue un élément quasi inviolable de notre système judiciaire. S’il est vrai que ce privilège n’est pas à proprement parler garanti par la Charte, c’est néanmoins un pilier fondamental du système judiciaire, selon lequel une personne peut consulter en toute confidentialité un avocat sans être écouté clandestinement par l’État ou qui que ce soit.

 

[42]           L’argument développé par les ministres, pour affirmer que l’ordonnance de mise en liberté autorisait l’interception, l’enregistrement et la surveillance de communications avocat-client n’est guère soutenable d’après moi, pour de nombreuses raisons.

 

[43]           D’abord, le privilège des communications avocat‑client étant reconnu comme un élément fondamental de notre système judiciaire, on ne saurait prétendre que, lorsqu’a été rendue l’ordonnance de mise en liberté, les avocats des ministres croyaient honnêtement que cette ordonnance donnait à l’ASFC toute latitude pour intercepter, surveiller et analyser les communications avocat-client. L’obtention d’une autorisation aussi large de passer outre à un précepte de droit fondamental exige que soit présentée à la Cour une demande spécifique accompagnée de documents à l’appui. Or, en l’occurrence, une telle autorisation précise n’a jamais été sollicitée. Pour que soit accordée une autorisation aussi générale d’enfreindre le privilège marquant les communications entre M. Jaballah et ses avocats, il aurait fallu que l’ordonnance de mise en liberté le prévoie en termes clairs et non équivoques.

 

[44]           On ne saurait, deuxièmement, affirmer que M. Jaballah a consenti à ce que ses communications avec son avocat fassent, de la part du SCRS, l’objet d’une surveillance. Les ministres peuvent facilement, après coup, pointer du doigt les avocats de M. Jaballah ainsi que la Cour pour une ordonnance de mise en liberté leur offrant une si grande latitude qui justifierait leurs actions, mais il n’en demeure pas moins vrai que personne n’envisageait un tel résultat. C’est ainsi que dès la révélation des interceptions en cause, une modification de l’ordonnance de mise en liberté a été immédiatement adoptée sur consentement. Les ministres n’ont pas tenté, à l’époque, de justifier leur manière d’agir, et n’ont pas non plus sollicité de la Cour l’autorisation de continuer à intercepter les communications en question. La juge Layden‑Stevenson a bien dit que le fait de ne pas avoir, dans l’ordonnance de mise en liberté, précisé les garanties accordées aux communications avocat-client était dû à un oubli. D’ailleurs, lorsque l’ordonnance de mise en liberté a été modifiée, la modification qui y a été apportée dans le cas de M. Mahjoub dit bien qu’« il est entendu », ce qui montre que l’amendement entendait clarifier le sens de l’ordonnance.

 

[45]           Troisièmement, le dossier montre nettement que l’ASFC savait toute l’importance qui s’attache aux communications avocat-client. La preuve en est qu’un agent de l’ASFC qui, par inadvertance, a ouvert une lettre émanant de l’avocat de M. Mahjoub, a immédiatement signalé le fait à ses supérieurs, leur faisant savoir que, se rendant compte que la lettre émanait d’un avocat, il l’avait mise de côté sans la lire. L’ordonnance de mise en liberté visant M. Mahjoub, et l’ordonnance de mise en liberté visant M. Jaballah étaient essentiellement rédigées dans les mêmes termes. L’ASFC savait qu’elle ne devait pas intercepter le courrier entre un avocat et son client, même si les ordonnances de mise en liberté ne prévoyaient pas spécifiquement d’exemption à cet égard. Pourquoi en aurait‑il été autrement des communications téléphoniques?

 

[46]           Pour simplifier, j’admets l’argument avancé au nom de M. Jaballah selon qui un oubli ne suffit pas à autoriser une telle intrusion dans les communications entre un avocat et son client.

 

[47]           Je considère, au vu des faits versés au dossier, que l’ordonnance de mise en liberté n’autorisait pas l’interception des communications avocat‑client du demandeur. Même s’il en était autrement, cette conclusion serait, d’après moi, justifiée au vu des arguments invoqués par M. Jaballah qui se fonde en cela sur les dispositions de la Charte.

 

[48]           La jurisprudence citée en l’espèce établit que le privilège des communications entre avocat et client constitue un principe de justice fondamentale. Le droit à la liberté que la Charte garantit à M. Jaballah étant déjà entamé par le fait de sa détention, celle‑ci doit respecter les principes de justice fondamentale, y compris le privilège des communications entre avocat et client, à moins qu’une exception à ce principe ne se justifie au titre de l’article 1 de la Charte. Les Ministres n’ont jamais laissé entendre avec la surveillance des communications de M. Jaballah avec ses avocats était nécessaire, et n’ont jamais non plus tenté de justifier au regard de l’article 1 l’interception des communications entre avocat et client.

 

[49]           Le dossier ne permet aucunement de conclure que M. Jaballah entendait renoncer à son droit d’être détenu dans des conditions qui respectent le secret professionnel de l’avocat. Dans la mesure où aucune des parties ne pensait que l’ordonnance de mise en liberté autorisait l’interception de ses communications avec son avocat, M. Jaballah ne pouvait guère y avoir consenti en connaissance de cause, bien qu’il ait été représenté par avocat.

 

[50]           Enfin, en ce qui concerne l’argument voulant qu’en l’espèce, rien ne démontre que des communications avocat-client aient été interceptées après le mois de décembre 2008, la Cour dispose à cet égard de preuves, en l’occurrence un disque des enregistrements effectués, produit à l’audience. On peut raisonnablement conclure de l’ensemble des preuves soumises à la Cour que la surveillance des communications avocat-client s’est poursuivie jusqu’en 2010. Les ministres ne peuvent pas rationnellement croire qu’il n’en est pas ainsi.

 

Deuxième question 2 :           La simple possession des interceptions suffit‑elle à constituer la violation du privilège des communications avocat-client ou faudrait‑il pour cela que les ministres aient fait une quelconque utilisation de renseignements couverts par le secret professionnel?

 

La thèse de M. Jaballah

[51]           Selon M. Jaballah, la possession constitue déjà une violation du privilège des communications entre avocat et client. La partie invoquant une telle violation n’a pas à établir que la partie qui a en sa possession des renseignements couverts par le secret professionnel de l’avocat a utilisé ces renseignements de quelque manière.

 

[52]           M. Jaballah invoque à l’appui de cet argument l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., 2006 CSC 36, [2006] 2 R.C.S. 189 (arrêt Celanese). Dans cette affaire, la Cour suprême a rappelé à plusieurs reprises que la possession de renseignements échangés entre un avocat et son client suffit à établir qu’il y a eu violation du privilège des communications avocat-client :

-                     Paragraphe 34 : « Même en admettant que les renseignements confidentiels protégés par le privilège avocat‑client n’ont pas tous la même importance et le même caractère crucial, la possession de tels renseignements par la partie adverse compromet l’intégrité de l’administration de la justice. »

-                     Au paragraphe 42, la Cour relève que, dans l’arrêt Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235, le juge Sopinka a estimé que la partie requérante avait seulement à établir que la partie adverse avait obtenu des renseignements couverts par le secret professionnel concernant l’objet de litige. Il n’y aurait donc pas d’obligation de produire d’autres éléments de preuve concernant la nature des renseignements en question.

-                     Paragraphe 46 : « En l’espèce, le fond du problème est que les avocats de la partie adverse sont en possession de renseignements confidentiels pertinents qui ont été obtenus grâce à des rapports antérieurs d’avocat à client et à l’égard desquels ils ne peuvent invoquer aucun droit. »

 

[53]           Et enfin, aux paragraphes 48 à 51, la Cour suprême a également estimé que c’est à la partie qui obtient les renseignements confidentiels qu’il appartient d’établir que cette violation du secret professionnel n’a entraîné aucun préjudice.

 

[54]           Selon M. Jaballah, l’arrêt Celanese permet de réfuter intégralement l’argument développé par les ministres pour affirmer que la simple possession ne suffit pas à constituer la violation du privilège des communications entre avocat et client.

 

La thèse des ministres

[55]           Les ministres soutiennent que la possession, par l’ASFC et le SCRS, de communications couvertes par le secret professionnel ne suffit pas à établir la violation du privilège des communications avocat-client. Selon les ministres, dans l’affaire Celanese, il s’agissait de déclarer un avocat inhabile à occuper et l’application des principes dégagés dans l’arrêt Celanese suppose que les renseignements couverts par le secret professionnel de l’avocat soient en la possession d’un avocat, et non en la possession de son client.

 

[56]           Dans la mesure où personne ne prétend, en l’espèce, qu’un des avocats des ministres a eu en sa possession des renseignements découlant de communications couvertes par le secret professionnel de l’avocat, les principes dégagés dans le cadre de l’arrêt Celanese ne s’appliqueraient pas. Les ministres font valoir qu’en l’occurrence, la Cour devrait faire une distinction entre avocat et client car, appliquant le principe du besoin de connaître, l’ASFC et le SCRS contrôlent très étroitement la diffusion de renseignements confidentiels. Rien ne permettrait, par conséquent, de présumer que la surveillance des communications avocat‑client a causé à M. Jaballah un préjudice.

 

[57]           Les ministres rappellent en outre qu’aux termes de l’ordonnance de mise en liberté initiale, ils étaient tenus d’intercepter les communications avocat-client. Selon eux, le fait qu’ils aient eu en leur possession des renseignements couverts par le secret professionnel de l’avocat est une conséquence naturelle de l’ordonnance de la Cour, et cette possession ne saurait donc entraîner une inférence défavorable quant à un éventuel préjudice.

 

Analyse

[58]           Comme la Cour suprême l’a relevé dans l’arrêt Celanese, la possession par la partie adverse de renseignements protégés par le privilège avocat‑client « compromet l’intégrité de l’administration de la justice ». Puisqu’il a été décidé que l’interception de communications avocat‑client n’avait pas été en l’occurrence dûment autorisée, il appartient aux ministres de démontrer, dans le cadre de la requête pour abus de procédure, que cette interception n’a causé à M. Jaballah aucun préjudice.

 

[59]           L’argument avancé par les ministres, qui soutiennent que l’arrêt Celanese ne s’applique pas en l’espèce, car il ne concerne qu’une déclaration d’inhabilité à occuper et la possession par un avocat de renseignements découlant de communications avocat-client ne tient pas debout.

 

[60]           Les ministres ont raison de rappeler que l’arrêt Celanese concernait un avocat, et qu’une grande partie de l’analyse à laquelle la Cour suprême s’est livrée portait sur le droit d’être représenté par l’avocat de son choix. Il convient également de rappeler que, dans l’arrêt Celanese, une partie de la démarche de la Cour se fonde sur le fait que des renseignements couverts par le secret professionnel de l’avocat avaient été obtenus dans le cadre d’une ordonnance Anton Piller, qui impose à l’avocat qui en assure l’exécution, un certain nombre d’obligations. Nonobstant ces différences, les principes généraux retenus dans le cadre de l’arrêt Celanese s’appliquent en l’espèce.

 

[61]           Dans l’arrêt Celanese, la Cour suprême précise les quatre raisons entraînant une présomption de préjudice dès qu’est établie la possession de renseignements privilégiés, expliquant pourquoi c’est à la partie ayant obtenu des renseignements confidentiels auxquels elle n’avait pas droit qu’il appartient de réfuter cette présomption. À quelques modifications près, ces raisons s’appliquent en l’espèce.

 

[62]           D’abord, les ministres sont les plus aptes à s’acquitter de l’obligation d’établir que M. Jaballah n’a subi aucun préjudice. Celui‑ci ignore en effet qui a eu connaissance des communications entre lui et ses avocats et comment les renseignements en question ont été traités. Les ministres, eux, le savent.

 

[63]           Deuxièmement, le fait de faire peser le fardeau de la preuve sur la partie qui procède à la perquisition (ou, en l’occurrence, à la surveillance) l’incite à faire en sorte que les renseignements privilégiés soient correctement protégés dès le départ. La question revêt une importance particulière en l’occurrence, puisque, pour être remis en liberté après une longue période de détention, M. Jaballah a dû consentir à cette surveillance et qu’il semble bien que, contrairement aux conditions de l’ordonnance de mise en liberté et aux assurances données par les ministres, la surveillance des communications avocat-client a continué après le mois de décembre 2008.

 

[64]           Troisièmement, la Cour suprême a jugé que, compte tenu des circonstances donnant lieu à une ordonnance Anton Piller, il est inéquitable sur le plan procédural de soumettre une partie à une perquisition‑surprise au cours de laquelle des communications avocat‑client confidentielles sont saisies en vertu d’une ordonnance extraordinaire, puis d’imposer à cette même partie l’obligation de démontrer que cette saisie lui a causé un préjudice. Les faits et circonstances qui retiennent en l’espèce notre attention s’écartent sensiblement des faits de cette autre affaire, mais il serait néanmoins inéquitable sur le plan procédural d’imposer à M. Jaballah le fardeau de démontrer le préjudice que lui auraient occasionné ces violations du privilège des communications avocat-client, alors que, pour être remis en liberté après une longue période de détention, il a été obligé d’accorder aux ministres un accès extraordinaire à ses communications.

 

[65]           Et enfin, la Cour suprême a jugé que, selon les conditions afférentes à une ordonnance Anton Piller, Celanese aurait dû tenir des dossiers très complets et être en mesure de réfuter, comme il lui incombait de le faire, la présomption de préjudice. Les ministres n’étaient pas astreints aux exigences conditionnant une ordonnance Anton Piller, mais leur avocat insiste sur le fait que le traitement des renseignements recueillis par ses clients est très étroitement contrôlé. Les ministres devraient, par conséquent, être aussi en mesure de réfuter, comme il leur appartient de le faire, la présomption de préjudice.

 

[66]           Si les ministres étaient fondés à soutenir que les règles dégagées dans le cadre de l’arrêt Celanese ne s’appliquent pas en l’espèce, faisant valoir qu’en occurrence, seuls les clients avaient eu accès à des communications couvertes par le secret professionnel, comment parviendrait‑on à savoir si les instructions données aux avocats quant à la manière de procéder n’ont pas été conçues de manière à ébranler la position ou les stratégies de la partie adverse? Il n’y a, dans le cadre de cette requête, rien qui porte à penser qu’il en ait été ainsi. La possibilité existe néanmoins dans l’hypothèse où le client a accès à des communications couvertes par le secret professionnel de l’avocat. Cela tendrait, d’après moi, à déconsidérer l’administration de la justice. On ne saurait, pour cela, donner à l’arrêt Celanese une interprétation étroite voulant que la violation de communications privilégiées n’est constituée que si les communications avocat-client sont aux mains de l’avocat de la partie adverse, par opposition aux mains de la partie seulement.

 

[67]           La question est en fait de savoir si, compte tenu de ce que le dossier indique quant à la manière dont l’ASFC et le SCRS ont traité les communications avocat-client, et de leur assurance qu’ils n’ont fait aucun usage de renseignements relevant du secret professionnel de l’avocat, les ministres sont à même de réfuter la présomption de préjudice.

 

[68]           Bien que l’ordonnance de mise en liberté puisse être interprétée comme permettant l’interception de communications avocat-client, cela ne légitime en rien, pour les raisons exposées ci‑dessus, la possession, par les ministres, de renseignements relevant du privilège des communications entre avocat et client, et les ministres n’étaient aucunement tenus, aux termes de l’ordonnance de mise en liberté, d’intercepter des communications avocat‑client. On pourrait aussi bien dire que l’ordonnance de mise en liberté exigeait la possession du courrier échangé entre le client et son avocat. Pourtant, aux termes du protocole adopté par l’ASFC, ce courrier ne devait pas être ouvert. L’ordonnance de mise en liberté offre une simple faculté et n’exige aucunement du SCRS qu’il intercepte de telles communications. Si, comme il aurait dû, le SCRS avait eu, à cet égard le moindre doute, les parties auraient dû immédiatement s’adresser à la Cour.

 

[69]           Pour l’ensemble de ces motifs, j’estime que la violation est en l’espèce établie et que cela ouvre droit à la production des documents en question, ainsi que nous allons le voir ci‑dessous.

 

Troisième question 3 :            M. Jaballah est‑il, aux termes de l’article 7 de la Charte et/ou des règles dégagées dans l’arrêt Charkaoui II, en droit d’obtenir la communication des documents secondaires?

 

La thèse de M. Jaballah

[70]           Dans ses observations écrites, M. Jaballah soutient que la présente requête devrait lui permettre d’obtenir les renseignements dont il aura besoin pour plaider dans des conditions d’équité et d’efficacité la cause qu’il va bientôt devoir défendre sur la base des dispositions de la Charte. Il affirme avoir besoin de ces renseignements afin de pouvoir opposer aux accusations portées contre lui une défense pleine et entière.

 

[71]           À l’audience, M. Jaballah a beaucoup insisté sur l’équité procédurale qui lui est garantie par l’article 7. Il estime que la violation par le Ministre du secret professionnel qui lie un avocat à son client risque de nuire à l’équité des procédures engagées à son encontre. Il serait, selon lui, contraire aux principes de justice fondamentale de permettre aux ministres, après avoir porté atteinte au secret professionnel de l’avocat, d’employer contre lui, de manière directe ou indirecte, les résultats de cette atteinte.

 

[72]           Le refus de lui communiquer les documents pertinents, non seulement permettrait à l’État d’enfreindre gravement le privilège du secret professionnel de l’avocat, mais forcerait ensuite l’intéressé à croire l’État sur parole lorsque celui‑ci affirme qu’il a été mis fin à l’atteinte en question. Il ne devrait pas être permis à l’État de retenir des renseignements qui concernent directement l’équité de l’instance.

 

La thèse des ministres

[73]           Les ministres soutiennent que la requête de M. Jaballah doit être rejetée, car elle se fonde sur le droit de présenter une défense pleine et entière, concept qui ne s’applique pas dans une instance relative à un certificat de sécurité.

 

[74]           Ils soutiennent par ailleurs que, même si le concept de défense pleine et entière pouvait être invoqué dans une instance relative à un certificat de sécurité, ce concept ne pourrait pas, pour deux raisons, s’appliquer dans le cadre d’une requête pour abus de procédure. Selon eux, l’innocence de M. Jaballah n’est pas en cause en l’espèce et, deuxièmement, il est lui‑même l’auteur de la requête. M. Jaballah ne peut pas invoquer le droit de présenter une défense pleine et entière dans le cadre d’une requête qu’il a lui‑même présentée. Il ne peut pas, par le biais d’une requête pour abus de procédure et sous prétexte de défense pleine et entière, se lancer à l’aveuglette dans une pêche aux documents.

 

[75]           Selon les ministres, dans une instance relative à un certificat de sécurité, le droit à la communication de documents se fonde sur l’article 7 de la Charte qui garantit l’équité de la procédure, et non le droit de présenter une défense pleine et entière. Il s’agit, plus précisément, du droit de savoir quels sont les arguments que les ministres vont invoquer pour démontrer que le certificat en question est raisonnable. Or, les documents dont M. Jaballah demande la communication, n’ont à voir ni avec les arguments que vont invoquer les ministres, ni avec le caractère raisonnable du certificat. Par conséquent, selon les principes dégagés dans l’arrêt Charkaoui II, M. Jaballah n’a pas droit à la communication des documents qu’il demande.

 

Analyse

[76]           Les instances relatives à un certificat de sécurité ne se mènent pas selon les principes développés dans le cadre du droit pénal. Il s’agit, en effet, d’une procédure sui generis (voir Charkaoui c. Canada (MCI), 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 2009, au paragraphe 53). La procédure a une nature mixte, où la charge de la preuve est différente et où le législateur a voulu (voir la LIPR, à l’alinéa 83(1)a)) que l’on procède sans formalisme et selon une procédure expéditive, dans la mesure où le permettent les circonstances ainsi que les considérations d’équité et de justice naturelle.

 

[77]           Le concept de défense pleine et entière est un concept de droit pénal. Il ne s’applique pas automatiquement aux affaires de certificat de sécurité. Il est vrai que M. Jaballah invoque ce concept à l’appui de l’action qu’il va engager sur le fondement des dispositions de la Charte, mais il n’y a pas lieu de décider, dans le cadre de la présente requête, si ce concept s’applique ou non.

 

[78]           C’est une simple question d’équité procédurale. Il n’est conforme ni à l’équité procédurale ni à l’équité tout court de permettre à des ministres qui ont eu accès à des communications avocat‑client, dont bon nombre sont couvertes par le secret professionnel, de pouvoir directement ou indirectement utiliser contre M. Jaballah, les renseignements ainsi obtenus. Rien n’indique que l’ASFC ou le SCRS ait procédé ainsi, mais il n’en demeure pas moins qu’ils ont eu accès à ces communications et les ont eues en leur possession. Les documents dont la communication est demandée concernent les exigences d’équité fondamentale applicables à la procédure. La question en l’occurrence ne concerne pas les moyens de faire en sorte que M. Jaballah connaisse les arguments auxquels il va devoir répondre, mais plutôt la question de savoir dans quelle mesure il a été fait un usage, direct ou indirect, des renseignements obtenus dans le cadre des interceptions en cause.

 

[79]           Dans l’arrêt Charkaoui II, la Cour suprême insiste sur la souplesse inhérente aux garanties procédurales reconnues à l’article 7 de la Charte. L’article 7 n’impose pas un type particulier de procédure. Les garanties procédurales qui s’appliquent sont précisées dans le cadre d’une analyse contextuelle fondée sur les facteurs dégagés par l’arrêt Suresh c. Canada (MCI), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 : la nature de la décision recherchée, le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, l’importance de la décision pour la personne visée, les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision et les choix de procédure que l’organisme fsit lui‑même (Charkaoui II, au paragraphe 57).

 

[80]           Appliquant les facteurs dégagés par l’arrêt Suresh à une affaire de certificat de sécurité, la Cour suprême a jugé que :

Dans le contexte de l’information fournie aux ministres et au juge désigné, l’application des facteurs étudiés dans Suresh confirme la nécessité d’un droit élargi à l’équité procédurale, qui impose la divulgation de la preuve, dans le cadre des procédures reliées à l’évaluation du caractère raisonnable du certificat de sécurité et à sa mise en œuvre.  Comme nous l’avons rappelé plus haut, en plaçant la personne dans un état de vulnérabilité critique vis‑à‑vis de l’État, ces procédures entraînent potentiellement des conséquences graves pour elle. (Charkaoui II, au paragraphe 58).

 

[81]           Selon les ministres, la divulgation des documents telle que la prévoit l’arrêt Charkaoui II devrait se limiter aux renseignements intéressant le caractère raisonnable du certificat. Selon moi, l’arrêt Charkaoui II n’appelle pas une interprétation aussi restrictive. Comme l’avocat de M. Jaballah l’a fait remarquer au sujet des garanties procédurales accordées par l’article 7, la Cour suprême a utilisé [dans la version française] les mots « comprend » et « inclut » (voir, à cet égard, le paragraphe 56), ce qui n’est pas l’indice d’une approche restrictive de la question.

 

[82]           Ce qui importe davantage, cependant, c’est que, selon moi, le droit à l’équité procédurale garanti à M. Jaballah dépasse la simple détermination du caractère raisonnable du certificat de sécurité. S’il est évident que la procédure permettant de se prononcer sur le caractère raisonnable du certificat de sécurité visant M. Jaballah doit être conforme aux principes de justice fondamentale, il est également vrai que la détention dont a fait l’objet M. Jaballah fait intervenir les droits qui lui sont garantis par l’article 7. Les conditions de sa détention, y compris la surveillance de ses communications, doivent, elles aussi, être conformes aux principes de justice fondamentale. Or, la justice fondamentale englobe le privilège des communications avocat‑client (Lavallee, Rackel & Heintz, précité, au paragraphe 26), et comprend également les principes d’équité procédurale reconnus en common law, (Suresh, précité, au paragraphe 113). Donc, bien que l’arrêt Charkaoui II puisse être interprété comme n’exigeant que la divulgation de documents concernant le caractère raisonnable du certificat, le droit à l’équité procédurale garanti par l’article 7 s’applique néanmoins à la présente requête.

 

[83]           Le rapport entre divulgation et équité procédurale est particulièrement évident lorsque la question de la divulgation est liée à celle du caractère raisonnable du certificat, car M. Jaballah doit savoir quels sont les arguments auxquels il va devoir répondre[3]. Ce qui, dans cette requête, fait problème, c’est que le lien entre la divulgation des documents demandés par M. Jaballah et l’équité procédurale est beaucoup moins direct. La présente requête ne met pas directement en cause l’équité de la procédure engagée à l’encontre de M. Jaballah : [traduction] « Il n’est pas, à cette étape de la procédure, demandé à la Cour de dire si l’interception des télécommunications avocat‑client de M. Jaballah a nui à l’équité des procédures engagées à son encontre » (paragraphe 38 des observations écrites de M. Jaballah). Pour accorder le redressement sollicité au titre de l’article 7, la Cour doit, cependant, dire que l’équité exige en l’occurrence la production des documents en question.

 

[84]           Dans le même ordre d’idée, cette requête ne porte pas simplement sur l’atteinte au privilège des communications avocat-client, question qui, suppose‑t‑on, sera également examinée dans le cadre de l’action engagée par M. Jaballah au titre des dispositions de la Charte. Le privilège des communications avocat‑client étant un droit substantiel, il se peut que cela soit, en l’espèce, suffisant pour accorder le redressement sollicité sans faire appel aux dispositions de la Charte. Dans l’arrêt Descôteaux c. Mierzeinski, [1982] 1 R.C.S. 860, la Cour suprême a reconnu que la violation du secret professionnel qui lie un avocat à son client peut donner lieu à divers types de redressement :

Il donne ouverture, tout comme les autres droits personnels extrapatrimoniaux, aux recours préventifs ou curatifs que le droit prévoit selon la nature de l’agression qui le menace ou dont il a été l’objet. Ainsi, pourrait être poursuivi en dommages par son client l’avocat qui communiquerait à d’autres sans son autorisation une communication confidentielle; ou encore, pourrait être frappé d’une injonction lui interdisant la divulgation du contenu du dossier d’un avocat le tiers qui par accident en aurait pris connaissance.

 

[Renvoi omis.]

 

 

[85]           M. Jaballah affirme plutôt que la divulgation des documents en question est nécessaire à l’action qu’il a engagée au titre des dispositions de la Charte. Je ne suis pas convaincu que ce soit là un motif suffisant pour que la Cour ordonne la divulgation, notamment si le concept de défense pleine et entière ne s’applique qu’en matière pénale. Au regard de l’article 7 de la Charte, par contre, la question est de savoir si la production des documents accessoires est nécessaire pour assurer l’équité fondamentale des instances engagées à l’encontre de M. Jaballah.

 

[86]           Dans le cadre de la présente requête, étant donné qu’on ne peut pas encore se prononcer sur les incidences possibles des interceptions en question sur le caractère équitable de la procédure, ne doit‑on pas conclure que, pour décider si l’atteinte au privilège des communications avocat‑client a nui à l’équité de l’instance, la divulgation des documents accessoires est nécessaire? Vue sous cet angle, l’équité procédurale exige effectivement la divulgation.

 

[87]           Plusieurs facteurs donnent à penser que les documents en question doivent être divulgués pour s’assurer que la procédure engagée contre M. Jaballah se déroule équitablement. Comme la Cour suprême l’a rappelé au paragraphe 54 de l’arrêt Charkaoui II, « [l]es enquêtes menées par le SCRS jouent un rôle central dans les décisions relatives à la délivrance des certificats de sécurité et aux mesures d’interdiction de territoire qui en résultent ». Si les agents du SCRS (ou de l’ASFC) ont surveillé des communications avocat‑client, l’incidence sur l’équité de la procédure engagée contre M. Jaballah pourrait, selon la nature de la preuve présentée ultérieurement devant le juge désigné appelé à se prononcer sur la requête pour abus de procédure, être très importante.

 

[88]           En l’espèce, le dossier permet de conclure à une atteinte prima facie au privilège des communications avocat‑client. Ce privilège étant maintenant tenu pour un principe de justice fondamentale, cela peut vouloir dire, encore une fois, selon la preuve à venir, que la procédure engagée à l’encontre de M. Jaballah n’a pas été menée en accord avec les principes de justice fondamentale. Pour garantir l’équité de l’instance, il faudrait que M. Jaballah puisse être assuré que la surveillance en question a cessé et il faudrait qu’il puisse savoir dans quelle mesure ses communications avec ses avocats ont été utilisées par l’ASFC et le SCRS. Pour l’instant, les ministres sont les seuls à savoir exactement quel a été le traitement accordé aux communications avocat-client, ce que M. Jaballah en sait étant limité. En ordonnant la divulgation, la Cour uniformiserait les règles du jeu entre les deux parties.

 

[89]           Même si l’ASFC et le SCRS n’ont pas utilisé ou ne se sont pas fondés sur les communications avocat-client au point de nuire sensiblement à l’équité de la procédure engagée contre M. Jaballah, il importe de faire en sorte que l’équité ne soit pas compromise ne serait‑ce qu’en apparence.

 

[90]           L’arrêt Charkaoui II qui traite du droit d’être informé des allégations formulées, n’écarte pas le concept d’équité fondamentale ou procédurale. Cela étant, les documents vont devoir être produits.

 

[91]           Ajoutons, enfin, que rien ne permet d’affirmer qu’une ordonnance enjoignant la production des documents en question porterait en l’occurrence préjudice aux ministres, qui sont, eux aussi, en mesure d’invoquer la confidentialité.

 

Quatrième question : Quelle est l’envergure de la documentation à produire, le cas échéant?

 

Les positions des parties

 

[92]           Les documents demandés sont énumérés au début des présents motifs, tel qu’ils figurent aux paragraphes 41 à 43 des observations de M. Jaballah. Ainsi qu’on l’a fait remarquer au cours des plaidoiries, la demande de divulgation vise un large éventail de documents, car l’avocat de M. Jaballah ne sait pas quels documents existent ou à quels documents a donné lieu la surveillance des communications avocat‑client. C’est pourquoi M. Jaballah demande que lui soient remis les documents touchant la question de savoir quelle a été la diffusion des renseignements obtenus dans le cadre de l’interception des communications avocat‑client, ainsi que les documents en rapport avec le processus de décision ayant porté l’ASFC et le SCRS à procéder à l’interception, à l’analyse et à l’enregistrement des communications avocat‑client, et les mesures ayant permis de donner effet à l’engagement pris par l’avocat du SCRS en décembre 2008 ainsi qu’à l’ordonnance modifiée de mise en liberté prononcée par la Cour le 9 mars 2009, aux termes de laquelle les analystes du SCRS devaient cesser d’écouter les communications entre avocat et client et détruire toutes les interceptions menées jusque‑là.

 

[93]           Les ministres soutiennent tout simplement qu’il n’y a pas lieu de divulguer les documents accessoires.

 

Analyse

[94]           Compte tenu des conclusions auxquelles je suis parvenu à l’égard des trois premières questions, je considère que M. Jaballah est en droit de se voir communiquer les documents concernant l’interception de ses communications avocat-client. L’étendue de cette divulgation pose cependant davantage de problèmes, car, M. Jaballah entendant les invoquer dans le cadre de sa requête pour abus de procédure, il souhaite, et cela se comprend, se voir communiquer le plus grand nombre de documents possible.

 

[95]           La divulgation ne devrait cependant être ordonnée que dans la mesure où les documents demandés sont nécessaires pour assurer l’équité de la procédure engagée contre lui. Comme nous l’avons vu plus haut, il faut, pour jauger l’équité de la procédure, savoir quel a été le traitement accordé aux interceptions de communications entre avocat et client. Il faut en outre que M. Jaballah soit assuré que cette surveillance a cessé et qu’il sache, par conséquent, quelles ont été les mesures prises pour la faire cesser. Cela dit, la recherche de documents ne doit pas se faire à l’aveuglette, mais doit s’inscrire dans des limites raisonnables.

 

[96]           En ce qui concerne les diverses catégories de documents visés dans les observations écrites de M. Jaballah :

·                    Un exemplaire des « Directives Harkat » de juillet 2006 et des directives qui les ont remplacées en septembre 2007.

Selon moi, dans la mesure où ces documents semblent fixer le protocole régissant l’interception des communications avocat-client, ils sont pertinents en l’espèce et devraient être communiqués. Il semblerait que les avocats spéciaux en aient reçu une copie, ce qui n’est pas le cas des avocats pour l’audience publique. On ne voit pas très bien pourquoi ces directives n’ont pas été communiquées aux avocats pour l’audience publique, si ce n’est que les ministres ont dû invoquer le privilège relatif à la sécurité nationale. Conformément au protocole adopté dans le cadre de la présente requête en production (le protocole de production), si les ministres continuent à invoquer à l’égard des directives en question le privilège relatif à la sécurité nationale, ces directives seront soumises à un juge désigné qui décidera alors s’il convient de les remettre aux avocats pour l’audience publique, soit intégralement soit sous forme expurgée.

 

·                    Les dossiers ou registres indiquant quand des analystes de l’ASFC et du SCRS ont consulté les enregistrements des communications interceptées, la fréquence de ces consultations et leur durée.

De tels documents sont eux aussi pertinents à la question de savoir dans quelle mesure les ministres ont eu connaissance des discussions entre M. Jaballah et ses avocats.

 

·                    Toute note de service, toute lettre ou tout autre document établissant les pratiques ou les procédures régissant l’échange, entre le SCRS et l’ASFC, de renseignements découlant d’interceptions menées dans le cadre d’une affaire relative à un certificat de sécurité quelle qu’elle soit (c.‑à‑d., les affaires Harkat, Mahjoub et Jaballah).

On fait valoir, à l’appui de la requête en production, que ces documents concernent la manière dont ont pu être diffusés les résultats des interceptions. Ces documents concernent davantage la requête pour abus de procédure que la question de l’équité. Dans la mesure où il existe des documents faisant état des pratiques en matière d’échange d’informations entre le SCRS et l’ASFC, ils sont pertinents en l’espèce et devront être produits.

 

·                    Toute note de service, toute instruction écrite ou tout autre document concernant les pratiques s’imposant aux analystes de l’ASFC et du SCRS en matière d’interception de communications avocat‑client.

Cette catégorie de documents semble correspondre aux directives Harkat. Dans la mesure où, outre les directives Harkat, cette catégorie comporte d’autres documents correspondant à cette description, eux aussi devront être produits.

 

·                    Tout rapport, toute note de service ou tout autre document mentionnant le contenu d’une interception des communications avec M. Jaballah, qu’elles relèvent ou non du secret professionnel qui lie un avocat à son client.

Tous ces documents ont une pertinence directe à l’égard de l’équité procédurale dans la présente instance, car ils démontreront dans quelle mesure les renseignements avocat‑client ont été obtenus ou utilisés. Encore une fois, si le privilège relatif à la sécurité nationale est invoqué à leur égard, il conviendra d’appliquer le protocole de production.

 

·                    Les documents relatifs au processus décisionnel ayant amené l’ASFC et le SCRS à intercepter, enregistrer et étudier des appels téléphoniques relevant du privilège des communications avocat‑client, tant dans le cas de M. Jaballah que dans d’autres affaires relatives à un certificat de sécurité (Harkat et Mahjoub).

La demande de production visant ces documents semble reprendre en grande partie les autres catégories de documents, c’est‑à‑dire les directives Harkat, et documents connexes dont il est fait état ci‑dessus. La description de chaque catégorie de documents donne à la demande une trop grande ampleur, car il peut s’agir, dans certains cas, de documents confidentiels. Cette catégorie doit donc se limiter aux documents concernant : l’établissement des deux versions des directives Harkat; la portée de l’ordonnance de mise en liberté visant M. Jaballah et le traitement des communications avocat‑client; la révélation du fait que le SCRS interceptait les communications avocat‑client de M. Jaballah. La demande de production concerne également des documents relatifs aux instances visant MM. Harkat et Mahjoub, car on s’est également aperçu, dans l’affaire Harkat, que des communications avocat‑client avaient été interceptées. Cela étant, la demande de production paraît trop indéfinie. La production de documents doit s’en tenir aux communications entre l’ASFC et le SCRS liées directement à la démarche retenue dans le cas de M. Jaballah.

 

·                    Les documents concernant les mesures adoptées pour assurer la mise en œuvre de l’engagement pris envers la Cour en décembre 2008 ainsi que l’ordonnance de la Cour enjoignant au SCRS de cesser d’écouter les communications avocat‑client, et de détruire les enregistrements qui en avaient été faits.

La période suivant le mois de décembre 2008 est pertinente tant en ce qui a trait à la question de l’équité procédurale qu’à la requête pour abus de procédure. Les documents concernant la poursuite des interceptions visant des communications avocat-client devront par conséquent être produits, y compris tout document du SCRS ou de l’ASFC concernant le traitement, l’analyse et la destruction de comptes rendus ou d’enregistrements des communications avocat‑client; les documents touchant ce que le SCRS et l’ASFC savaient de l’engagement pris envers la Cour par leurs avocats, et de la version modifiée de l’ordonnance de mise en liberté concernant les communications avocat-client; les documents relatifs à la poursuite, après le mois de décembre 2008, des interceptions de communications avocat-client.

 

Conclusion

[97]           Au bout du compte, pour l’ensemble des motifs exposés ci‑dessus, je suis convaincu que M. Jaballah est en droit de se voir remettre les documents ayant une incidence directe sur la connaissance qu’il peut avoir des politiques de l’ASFC et du SCRS en matière d’interception de communications avocat et client en général, et plus particulièrement en ce qui le concerne, ainsi que dans quelle mesure l’ASFC ou le SCRS ont utilisé des renseignements recueillis dans le cadre de ces interceptions. Comme l’a reconnu l’avocat de M. Jaballah lors de sa plaidoirie, il est difficile de donner une description plus précise des documents demandés, étant donné qu’on ne connaît pas la nature des documents conservés par l’ASFC et le SCRS. Au cas où se poseraient, au sujet de l’envergure des documents demandés, des questions auxquelles les présents motifs ne permettent pas de répondre, les parties pourront s’adresser à la Cour pour obtenir des éclaircissements additionnels.

 


 

ORDONNANCE

 

            LA COUR ORDONNE :

 

1.                  Les ministres produiront les documents conformément aux motifs exposés ci‑dessus;

 

2.                  Tous les documents produits seront assujettis au protocole de production fixé par la directive de la Cour datée du 24 août 2010;

 

3.                  Toute question concernant l’envergure de la documentation à produire au titre des présents motifs pourra être soumise, le cas échéant, à la Cour afin d’obtenir des éclaircissements additionnels.

 

 

« Kevin R. Aalto »

Juge responsable de la gestion de l’instance

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    DES‑6‑08

 

INTITULÉ :                                                   AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR);

 

ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale du Canada en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR;

 

ET MAHMOUD ES‑SAYYID JABALLAH

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           le 17 septembre 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

  ET ORDONNANCE :                                 LE PROTONOTAIRE AALTO

 

DATE DES MOTIFS :                                  le 3 novembre 2010

 

COMPARUTIONS :

 

Me Peirce

POUR LE DEMANDEUR

Me Weaver

Me Dawes

Me Edwardh

Me Davies

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Myles J. Kirvan, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DEMANDEUR

Barbara Jackman

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Marlys Edwardh et Adriel Weaver

Ruby & Edwardh

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 



* À chaque fois qu’il est question, dans ces motifs, de témoignages à huis clos, les détails fournis proviennent d’un résumé rendu public.

[1] Dossier de demande, pièce I, transcription de l’audience présidée par madame la juge Layden‑Stevenson, 18 décembre 2008, aux pages 2 et 3.

[2] Dossier de demande, mémoire du demandeur, page 31, note 34.

[3] En ce qui concerne la connaissance des arguments auxquels il va falloir répondre, la Cour a rendu une directive sur la remise, avant le début de l’audience dans le cadre de laquelle sera examiné le caractère raisonnable du certificat en question, d’un résumé des témoignages attendus et des rapports d’expert.

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