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Cour fédérale

Federal Court

 


Date : 20101119

Dossier : IMM‑988‑10

Référence : 2010 CF 1162

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique) le 19 novembre 2010

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

LUCAS GABOR

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT

 

[1]               M. Gabor cherche à faire annuler une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié dans laquelle il a été conclu qu’il n’est ni un réfugié ni une personne à protéger.

 

[2]               Il soutient que la décision de la Commission était déraisonnable en ce que la Commission a tiré des conclusions arbitraires et n’a pas brossé un portrait objectif de la situation des Roms en République tchèque. Le demandeur allègue en outre que les récentes remarques faites par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ont soulevé des doutes quant à l’impartialité de la Commission en ce qui concerne l’examen des demandes présentées par des Roms de la République tchèque.

 

[3]               Le demandeur n’a pas réussi à me convaincre du bien‑fondé de ses prétentions, de sorte que la présente demande doit être rejetée.

 

Faits et procédure

[4]               M. Gabor est un homme de 21 ans. Il affirme qu’il a été persécuté en République tchèque parce qu’il est d’origine ethnique rome. Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), il expose les raisons pour lesquelles il estime que les Roms sont en danger en République tchèque, il déclare qu’il a été attaqué par des skinheads à de nombreuses reprises, et il précise que l’incident le plus grave le concernant s’est produit pendant un trajet en autobus, alors qu’il allait voir ses amis.

 

[5]               Le demandeur n’était pas représenté lors de son audition devant la Commission. Le membre de la Commission a rejeté sa demande, estimant en particulier que M. Gabor n’a pas été victime d’une grave agression de la part des skinheads en République tchèque et que, bien que le traitement subi par le demandeur en République tchèque puisse constituer de la discrimination, il ne peut être assimilé à de la persécution.

 

[6]               Dans ses motifs, la Commission a examiné les allégations de mauvais traitements à l’école et au travail. La Commission a ensuite examiné l’allégation du demandeur selon laquelle il a été attaqué par des skinheads en décembre 2008, alors qu’il faisait des courses avec sa mère. Le demandeur dit qu’il a été roué de coups et a dû aller à l’hôpital, mais qu’il a oublié d’apporter le compte rendu médical qu’il avait reçu en République tchèque. Le demandeur a expliqué qu’il avait essayé d’obtenir ce compte rendu pour l’audience, mais que sa mère n’a pas été en mesure de le trouver. Il ajoute avoir signalé l’incident à la police, mais que les policiers lui ont dit que, faute de témoins, ils ne pouvaient rien faire. Les tentatives de sa mère en vue d’obtenir l’aide de policiers plus expérimentés ont été infructueuses.

 

[7]               À l’audience, le demandeur a déclaré qu’il avait subi d’autres attaques de la part de skinheads, mais que ces agressions n’étaient pas aussi graves que celle survenue en présence de sa mère. La Commission a pris note du fait que le demandeur avait déclaré s’être adressé à la police et avoir rapporté les attaques, qu’il arrivait que les officiers de police rédigent des rapports, mais qu’aucun suivi ne soit fait, et qu’il était difficile d’obtenir copie des rapports de police en vue de l’audience.

 

[8]               La conclusion tirée en dernière analyse par la Commission, selon laquelle M. Gabor n’a pas été victime d’une grave agression de la part des skinheads, découle du fait que dans son récit FRP il a déclaré que l’attaque la plus grave s’était produite dans un autobus, alors que lors de l’audience, il a déclaré que l’attaque la plus grave s’était produite alors qu’il faisait des courses avec sa mère. Au paragraphe 13 de ses motifs, le membre de la Commission a écrit ce qui suit :

Tenu d’expliquer cette incohérence, il a répondu qu’il ignorait la raison pour laquelle il n’avait pas signalé à la Commission l’agression à bord de l’autobus. Si le demandeur d’asile avait été agressé lors de l’un ou l’autre de ces incidents, il s’en serait souvenu et en aurait fait mention dans son témoignage et dans l’exposé circonstancié de son FRP. Le demandeur d’asile a été incapable de fournir un rapport médical au sujet de l’un ou l’autre des incidents. Il a indiqué qu’il avait oublié un rapport médical lorsqu’il a quitté la République tchèque et que sa mère n’avait pas pu le trouver lorsqu’il le lui avait demandé. Je ne crois pas cette explication. J’estime qu’il n’a pas été victime d’une grave agression de la part de skinheads en République tchèque.

 

[9]               La Commission a conclu que le demandeur avait peut‑être été victime de discrimination quand il vivait en République tchèque en raison de son origine ethnique rome, mais que les exemples qu’il a présentés ne permettent pas d’établir qu’il y avait violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’État. Par conséquent, la Commission a déterminé qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse qu’il soit persécuté ou que sa vie soit en danger, ou qu’il subisse des traitements ou des peines cruelles et inhabituelles, ou la torture, s’il était renvoyé en République tchèque.

 

[10]           Aucune allégation de partialité ou donnant à penser qu’il pouvait y avoir une perception de partialité n’a été soulevée par le demandeur devant de la Commission. Toutefois, il a soulevé la question dans la présente demande par rapport aux remarques faites par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, Jason Kenney, au cours du printemps 2009. Le ministre a fait des commentaires publics concernant les demandes d’asile de la part de réfugiés venant de la République tchèque, dont une déclaration dans laquelle il affirmait qu’[traduction] « il est difficile de croire que la République tchèque est un îlot de persécution en Europe ». Le demandeur affirme que ces commentaires, associés à la baisse du nombre de demandeurs originaires de la République tchèque qui obtiennent le statut de réfugié, soulèvent une crainte raisonnable de partialité.

 

Questions en litige

[11]           Je n’accepte pas l’argument du demandeur selon lequel la Commission a tiré des conclusions arbitraires et de ce fait déraisonnables en concluant qu’il n’avait pas été attaqué par des skinheads et en mettant en doute sa crédibilité parce que, selon son FRP, l’agression la plus grave qu’il a subie n’est pas celle dont il a parlé lors de son témoignage à l’audience.

 

[12]           Contrairement à ce que soutient le demandeur, la Commission n’a pas tiré de conclusion négative concernant sa crédibilité en raison d’un problème de catégorisation, ou en raison du fait qu’il n’a pas dit d’un seul incident qu’il était « le plus grave ». C’est plutôt parce que le demandeur a décrit des événements différents dans son FRP et lors de son témoignage à l’audience que la Commission a rejeté ses allégations. Dans son FRP, il a décrit l’agression qui se serait produite à bord d’un autobus, et non l’agression qui se serait produite lorsqu’il était avec sa mère; devant le commissaire, il s’en est tenu à l’agression qui se serait produite en présence de sa mère, en dépit des questions du commissaire à ce sujet. Lors de l’audience, après qu’il a été question de cette agression, le commissaire et le demandeur ont eu l’échange suivant :

[traduction]

COMMISSAIRE : Avez‑vous été attaqué d’autres fois?

 

DEMANDEUR : Celles‑ci étaient des attaques moins violentes, que je n’ai même pas – pour la plupart, je passais mon temps à la maison, derrière des portes closes, parce que je m’inquiétais pour ma mère.

 

 

COMMISSAIRE : Avez‑vous demandé des soins médicaux après l’une de ces attaques?

 

DEMANDEUR : Non

 

 

Cependant, dans son FRP, le demandeur a déclaré qu’après l’attaque dans le l’autobus, il a reçu des soins médicaux d’un ami qui était infirmier.

 

[13]           Il n’était pas déraisonnable pour la Commission de s’attendre à ce que, compte tenu de leur gravité, le demandeur décrive ces deux incidents évidemment graves dans son FRP et à l’audience. La Commission a eu l’avantage d’entendre directement le demandeur et d’arriver à une conclusion sur sa crédibilité sur la base de son témoignage de vive voix. En outre, la Commission a également tenu compte du fait, non sans importance, que le demandeur n’a pas été en mesure de fournir des rapports médicaux ou des rapports de police, sans donner d’explication satisfaisante à ce sujet.

 

[14]           Le demandeur soutient que, dans une « longue série de décisions » (Sivalingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 773; Balasubramaniam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] CAF no 1438 (CF) ; Satkunarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] CAF no 28 (CF) et Mylvaganam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ), [2000] CAF no 1195 (CF 1re inst.)), la Cour fédérale a conclu qu’une fois que la Commission a accepté que le demandeur est bien la personne qu’il prétend être, elle a l’obligation de dresser un portrait objectif des conditions de vie dans le pays en cause, malgré une conclusion de crédibilité négative. Le demandeur a affirmé que, comme la Commission a accepté qu’il appartenait à l’ethnie rome, c’était une erreur de ne pas considérer les preuves existantes concernant les conditions de vie en République tchèque.

 

[15]           La requête du demandeur doit être rejetée à la lumière de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Sellan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 381, dans laquelle, en réponse à une question certifiée, la Cour a déclaré :

Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe.

 

[16]           Le demandeur n’a présenté aucune « preuve documentaire indépendante et crédible » à la Commission et, comme le fardeau de la preuve reposait sur lui, la Commission n’était pas tenue de dresser le portrait des conditions de vie dans le pays.

 

[17]           Le demandeur reproduit des extraits d’une autre décision rendue par le commissaire saisi de sa demande dans laquelle il a accueilli les demandes de Roms ayant fui la République tchèque. Dans cette décision, le commissaire a examiné les conditions de vie dans le pays; le demandeur fait valoir qu’il aurait dû procéder de la même façon en l’espèce.

 

[18]           Le défendeur a raison de dire qu’il est inapproprié en l’espèce de comparer les décisions de la Commission. Il est bien établi en droit que les décisions de la Commission se fondent sur les faits propres à chaque cas et ne sont pas contraignantes. Quoi qu’il en soit, la décision partiellement reproduite par le demandeur présente des différences significatives par rapport à la présente affaire.

 

Allégations de partialité

[19]           Le demandeur soutient que les remarques faites par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration peuvent donner lieu à une crainte raisonnable de partialité et soulèvent une question d’équité procédurale.

 

[20]           Le défendeur soutient qu’il était injuste envers ce dernier que le demandeur présente cet élément de preuve « à la dernière minute » et qu’il ne le porte pas à l’attention de la Commission lors de l’audience. Les allégations de partialité doivent être soulevées en première instance : Geza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, Tribunal des droits de la personne et Énergie atomique du Canada Limitée, [1986] CF 1re inst. 103 (CAF), autorisation de pourvoi à la Cour suprême refusée. Le défendeur a présenté un argument identique dans l’affaire Dunova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 438. Il a été rejeté par le juge Crampton parce qu’il n’y avait aucune preuve que la demanderesse était au courant des remarques au moment de l’audition de sa demande. Il en est de même en l’espèce, de sorte que l’argument du défendeur est rejeté.

 

[21]           Le demandeur fonde son argumentation concernant la partialité sur deux déclarations faites par le ministre. La première a été faite à Paris en avril 2009 : [traduction] « Bien que, comme toutes les autres démocraties, elle ne soit pas sans problèmes et lacunes, il est difficile de croire que la République tchèque soit un îlot de persécution en Europe. » La deuxième déclaration a été faite en juin 2009 en ce qui concerne un rapport de la CISR sur la République tchèque : [traduction] « Si une personne leur affirme que des policiers l’ont tabassée, les commissaires de la CISR peuvent alors se référer à leur rapport et dire : “en fait, il n’existe aucune preuve de brutalité” ».

 

[22]           Le demandeur soutient que la baisse des décisions favorables aux demandeurs d’asile originaires de la République tchèque témoigne de l’impact négatif des déclarations du ministre. Les statistiques de la Commission montrent que ces demandes d’asile avaient un taux d’acceptation de 94 % en 2008 et un taux d’acceptation de 81 % entre janvier et mars 2009, soit le premier trimestre avant que les déclarations contestées aient été faites. Le taux d’acceptation au cours du trimestre subséquent (juillet à septembre 2009) a chuté à 30 %, et à 0 % dans le dernier trimestre de 2009.

 

[23]           Une allégation de crainte de partialité sur la base de ces mêmes remarques et en se référant à ces mêmes statistiques a été récemment examinée par le juge Crampton dans l’affaire Dunova. Le demandeur me demande de ne pas suivre la décision Dunova; il soutient que les faits qui m’ont été présentés sont différents.

 

[24]           L’affaire Dunova concernait une demande de contrôle judiciaire d’un examen des risques avant renvoi (ERAR), et non pas une demande d’asile; toutefois, comme M. Gabor, Mme Dunova est une citoyenne de la République tchèque d’origine ethnique rome.

 

[25]           Dans l’affaire Dunova, le juge Crampton a conclu que la preuve présentée ne respectait pas « le critère applicable de la personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique » énoncé par la juge Tremblay‑Lamer dans l’affaire Zrig c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 FCT 1043, confirmée par 2003 CAF 178. Voici un extrait des motifs du juge Crampton :

(i)                 La Commission a publié un rapport sur les conditions auxquelles se heurtaient les Roms en République tchèque au cours de la période s’étant écoulée entre les deux déclarations du ministre et « [i]l est tout à fait possible que ce rapport ait influé sur le nombre de demandes d’asile […] qui ont été acceptées, rejetées, abandonnées ou retirées ».

(ii)               Les statistiques produites sont des statistiques de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, et l’unité de l’ERAR qui a pris la décision ne fait pas partie de la Commission.

(iii)             Les statistiques mentionnées concernent toutes les demandes présentées par des ressortissants de la République tchèque et « la demanderesse affirme que 99 % de ces demandes proviennent de Roms, mais aucune preuve n’étaye cette affirmation ».

(iv)             L’agente de l’ERAR était tout à fait indépendante des circonstances ayant fait naître la crainte de partialité, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Geza dans laquelle le commissaire qui a entendu l’affaire avait participé à la création et à la planification d’une stratégie relative aux « causes types ».

(v)               À la différence de l’affaire Geza où une « stratégie explicite » a été adoptée par la Commission, les remarques du ministre Kenney ont été faites « spontanément et non relativement à une stratégie quelconque ou dans le cadre d’une telle stratégie ».

(vi)             Aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que l’agente de l’ERAR a été influencée par les remarques.

(vii)           Le décideur doit être présumé impartial.

 

[26]           Le demandeur fait valoir ce qui suit en réponse aux conclusions du juge Crampton dans l’affaire Dunova :

(i)                 Les déclarations contenues dans les rapports de la Commission publiés en juin et juillet 2009 ne peuvent raisonnablement être considérées comme ayant conduit à la « chute libre » des taux d’acceptation des demandes provenant de ressortissants de la République tchèque.

(ii)               Les statistiques produites sont celles de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui est le décideur, en l’espèce, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Dunova.

(iii)             Bien que les statistiques de la Commission concernent toutes les demandes provenant de la République tchèque, l’avocat répète l’affirmation qu’il a faite dans l’affaire Dunova que la grande majorité de ces demandeurs sont des Roms.

(iv)             Il n’est pas important de savoir si les remarques du ministre étaient spontanées ou non, ce qui compte, c’est de savoir si elles conduisent à une crainte raisonnable de partialité.

(v)               Le demandeur soutient, avec plus de force peut‑être que dans l’affaire Dunova, que les commentaires des experts appuient la possibilité d’une crainte que la Commission soit partiale.

 

[27]           Je suis d’accord avec le demandeur que le fait que les déclarations soient faites spontanément ne signifie pas qu’elles ne peuvent jamais être utilisées pour justifier une crainte de partialité; toutefois, le juge Crampton ne dit pas le contraire. Son observation selon laquelle les remarques ont été faites spontanément signifie, dit‑il, qu’ils étaient « susceptibles de causer moins de problèmes que si elles avaient été faites dans un autre contexte ou à titre d’énoncé de politique officielle » [je souligne].

 

[28]           Je ne peux pas accepter l’argument du demandeur selon lequel la publication par la Commission du rapport « Protection offerte par l’État : Rapport de la mission d’enquête en République tchèque » (juin 2009), et « Situation des Roms, le traitement qui leur est réservé et la possibilité de refuge intérieur, Rapport de la mission d’enquête en République tchèque » (juillet 2009) ne peut avoir conduit à la diminution spectaculaire de réponses favorables aux demandes présentées par des ressortissants de la République tchèque. À l’audience, le demandeur a lu à la Cour des extraits de l’un de ces rapports et m’a demandé de déterminer si ces déclarations pouvaient raisonnablement conduire à l’opinion exprimée par le juge Crampton selon laquelle il était possible que ces rapports aient entraîné une baisse du taux d’acceptation. Depuis l’audience, j’ai examiné les deux rapports dans leur intégralité.

 

[29]           Il convient de noter que le juge Crampton a affirmé seulement que c’était « tout à fait possible » que les rapports aient un effet sur le nombre total de demandes acceptées, rejetées ou retirées. Il n’a pas affirmé que les rapports ont eu un impact sur le taux de succès des demandes.

 

[30]           À mon avis, il ne revient pas à la Cour d’évaluer le poids de ces rapports pour arriver à la conclusion recherchée par le demandeur, à moins qu’il ne soit évident que ces documents appuient uniquement ce point de vue. Par exemple, si les rapports déclaraient sans ambiguïté que les Roms sont persécutés en République tchèque et que l’État ne fournit aucune protection adéquate ou étayaient manifestement une conclusion en ce sens, alors on pourrait conclure que ces rapports ne pouvaient pas conduire à un taux de rejet accru des demandes d’asile. Cependant, les rapports ne disent rien de tel. Ils rapportent de façon juste et équilibrée des faits, des commentaires et des observations des représentants de l’État et des organisations non gouvernementales, concernant le traitement des Roms et les mesures de protection que leur offre l’État. En l’absence de preuves permettant de dissocier ces rapports du taux d’acceptation des demandes d’asile, la prétention du demandeur est une pure conjecture et ne peut justifier la conclusion qu’il demande à la Cour de tirer.

 

[31]           Le demandeur affirme ne pas s’appuyer uniquement sur les statistiques de la Commission pour étayer son allégation de crainte de partialité. Il dit qu’il s’appuie aussi à cet égard sur une « preuve d’expert », à savoir les commentaires de [traduction] « nombreux défenseurs et porte‑parole éminents en matière d’immigration » contenus dans l’édition du 22 juillet 2009 de la revue Embassy.

[traduction]
Peter Showler, ancien président de la CISR et directeur du Forum sur les personnes réfugiées au Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne de l’Université d’Ottawa, a déclaré que M. Kenney a effectivement introduit une partialité institutionnelle dans le processus décisionnel de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Il a déclaré que les déclarations de M. Kenney ont causé « d’importantes répercussions » pour les demandeurs du statut de réfugié en provenance du Mexique et de la République tchèque, ainsi qu’en ce qui concerne la procédure judiciaire.

« À ma connaissance, aucun autre ancien ministre de l’Immigration n’a fait des remarques similaires, ou fait intrusion dans le processus judiciaire de cette manière, pas un », a déclaré M. Showler. « C’est extraordinaire et je pense qu’il a dépassé les bornes, et que les tribunaux vont le lui signifier ».

L’association des avocats pour les réfugiés de l’Ontario (Refugee Lawyers’ Association of Ontario) s’est également prononcée contre les remarques de M. Kenney qui, dit-elle, portent atteinte à l’indépendance de la CISR et ternit son intégrité.

Geraldine MacDonald, présidente de l’association, a déclaré dans un communiqué de presse du 13 juillet que « les Canadiens devraient être choqués qu’un ministre interfère de manière aussi flagrante dans le travail d’un organisme indépendant ».

Les experts disent que l’inobservation par M. Kenney du principe de l’indépendance est très préoccupante, car il introduit des facteurs politiques externes dans le processus de prise de décision des commissaires.

« L’emploi des membres de la CISR dépend ultimement du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et plus généralement du gouvernement », a déclaré Audrey Macklin, professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Toronto. « Quand le ministre se prononce sur la validité ou l’absence de validité des demandes des demandeurs d’asile de quelque pays que ce soit sans avoir entendu la cause et sans connaître les circonstances individuelles, il y a un risque que les décideurs individuels, dont l’emploi dépend ultimement de la décision du ministre de les nommer et de renouveler leur mandat, soient indûment influencés. Ils pourraient craindre, qu’au moment de renouveler leur nomination, le ministre examine dans quelle mesure ils ont accepté des ressortissants de certains pays qu’il présume faire de fausses demandes d’asile, et que le ministre les pénalise ».

Errol Mendes, professeur de droit international à l’Université d’Ottawa, a déclaré que « les remarques générales » de M. Kenney concernant des demandeurs d’asile d’autres pays, comme le Mexique et la République tchèque, sont dangereuses. En tant que personne la plus haut placée au ministère de l’Immigration, il incombe à M. Kenney de respecter la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, a déclaré M. Mendes, qui a ajouté que rien dans cette convention ne permet de justifier que les demandeurs de pays démocratiques, tels que la République tchèque et le Mexique, n’aient pas droit à une audience équitable.

« Compte tenu de tout cela, et conformément, à tout le moins, à l’esprit de la primauté du droit, je pense qu’il a abdiqué sa responsabilité d’être un ministre responsable de l’immigration et de la citoyenneté », a déclaré M. Mendes. « Et nous pourrions ajouter à cela le multiculturalisme aussi, car il est certainement contraire à l’esprit du multiculturalisme d’en définitive stéréotyper des peuples entiers en donnant à penser qu’il s’agit de fraudeurs. »

 

[32]           Cet élément de preuve a été présenté devant la Cour comme pièce à l’affidavit du demandeur et il avait également été présenté au juge Crampton dans l’affaire Dunova. Ayant conclu que les observations de ces « experts » concernaient la Commission et non l’agente de l’ERAR ayant rendu la décision faisant l’objet du contrôle, le juge Crampton n’a pas directement tenu compte de ce « témoignage d’expert ».

 

[33]           Je conclus que l’introduction de la prétendue « preuve d’expert » invoquée par le demandeur est injuste envers le défendeur et la Cour, et je lui donne peu de poids pour les raisons suivantes :

(i)                 Les personnes qui auraient fait ces commentaires n’ont pas été et ne peuvent pas être contre‑interrogées parce qu’elles n’ont pas fait de déclarations sous serment dans la présente instance.

(ii)               Le compte rendu fait dans la revue Embassy est surtout constitué de résumés des points de vue des experts; les citations textuelles sont limitées. En conséquence, il est impossible de déterminer si le rapport est un résumé exact des points de vue des personnes citées.

(iii)             Le compte rendu figurant dans la revue Embassy et les remarques des experts ne concernent pas uniquement les deux déclarations du ministre en cause en l’espèce. L’article fait référence aux déclarations faites par le ministre concernant les déserteurs des États‑Unis et les demandes d’asile de Mexicains en plus des demandes d’asile des Roms tchèques. En conséquence, il n’est pas certain que les prétendus points de vue de ces experts seraient les mêmes s’ils faisaient référence uniquement aux deux déclarations en cause dans la présente instance.

(iv)             Une seule parmi les prétendus experts, Audrey Macklin, justifie la conclusion selon laquelle les déclarations du ministre peuvent influencer indûment les décideurs de la Commission. Cependant, même le raisonnement voulant que le renouvellement du mandat des membres de la Commission dépend du ministre, et que ceux‑ci ont donc des raisons d’éprouver des craintes à ce sujet s’ils ne rendent pas les décisions souhaitées par le ministre, se fonde sur des conjectures et n’est pas appuyé par des éléments de preuve.

 

[34]           Il est grave d’alléguer qu’il est possible ou qu’on craint qu’un décideur indépendant soit partial. Je conviens avec le défendeur que cette allégation en l’espèce [traduction] « remet en question le professionnalisme du commissaire, le fonctionnement du tribunal administratif et l’impartialité du processus décisionnel. Une telle allégation ne saurait intervenir que dans des cas évidents présentant des motifs de crainte substantiels ». Je ne vois en l’espèce aucun motif substantiel. Les allégations du demandeur relèvent de la supposition, et la Cour ne dispose d’aucun élément de preuve établissant que la Commission a été influencée par les déclarations du ministre ou aurait pu l’être.

 

[35]           Je suis d’avis qu’en l’espèce une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, ne croirait pas que, selon toute vraisemblance, la Commission, consciemment ou non, se prononcera de manière inéquitable sur la demande d’asile d’un Rom tchèque.

 

[36]           Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande est rejetée.

 

[37]           À la fin de l’audition de la demande, la Cour a mis l’affaire en délibéré et convenu que les motifs de la décision seraient transmis aux avocats, et qu’ils auraient l’occasion de présenter des observations concernant la certification d’une question avant que le jugement soit prononcé. Le demandeur aura dix (10) jours pour signifier et déposer des observations sur la certification de seulement une question. Le défendeur aura sept (7) jours par la suite pour signifier et déposer des observations en réponse. Après que la Cour aura eu l’occasion de tenir compte des observations, le jugement sera délivré.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑988‑10

 

INTITULÉ :                                      LUCAS GABOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 2 novembre 2010

 

 

MOTIFS DE JUGEMENT :           LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 19 novembre 2010

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Max Berger

 

POUR LE DEMANDEUR

Sally Thomas

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

MAX BERGER PROFESSIONAL CORPORATION

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

MYLES J. KIRVAN

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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