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Cour fédérale

 

Federal Court


 


Date : 20101215

Dossier : T-1173-09

Référence : 2010 CF 1294

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

SUAAD HAGI MOHAMUD

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

  MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(REQUÊTE AVEC DÉPENS)

  • [1] Le contexte d’une requête avec dépens vivement contestée suit. Munie d’un billet d’avion et d’un passeport valide, Mme Mohamud s’est présentée à l’aéroport international Jomo Kenyatta de Nairobi. Elle devait prendre un vol du transporteur aérien néerlandais KLM Royal Dutch Airlines à destination d’Amsterdam, pour ensuite se rendre à Toronto. Elle n’est arrivée que deux mois et demi plus tard.

 

  • [2] Les employés à la porte d’embarquement de KLM estimaient que la photo du passeport ne concordait pas avec la personne qui était devant eux. Paul Jamieson, agent d’intégrité des mouvements migratoires au Haut-commissariat du Canada, a été consulté. Il n’a pas eu le temps de se rendre à l’aéroport, mais, à la suite d’une entrevue téléphonique, il n’était pas non plus convaincu que la personne à qui il avait parlé était la titulaire légitime du passeport. KLM a refusé l’embarquement à Mme Mohamud, puis les autorités de l’immigration du Kenya ont été saisies du dossier.

 

  • [3] M. Jamieson l’a reçue en entrevue, en personne, à deux autres reprises au cours des jours qui ont suivi. En consultant le dossier d’immigration de la véritable Suaad Hagi Mohamud, il a appris qu’elle avait immigré de la Somalie en 1999, parrainée par son époux, qu’elle avait acquis la citoyenneté en 2004 et qu’elle avait un fils de 10 ans. Dans un long affidavit, il a expliqué les raisons pour lesquelles il croyait que ses soupçons initiaux étaient confirmés. Elle était absolument incapable de répondre correctement à des questions sur le Canada en général et sur la ville de Toronto en particulier. La date de naissance de son fils ne correspondait pas à ce qui figurait au dossier, pas plus que les renseignements sur ses frères et sœurs. Elle a répété qu’elle ne s’était mariée qu’une seule fois, en 2006, et non en 1999. Ayant déjà traité un certain nombre de cas de fraude de passeport, il soupçonnait que la personne devant lui pouvait bien être la sœur cadette de Mme Mohamud.

 

  • [4] Quoi qu’il en soit, les autorités du Kenya ont été informées par écrit qu’elle était un imposteur. Elle a été arrêtée, emprisonnée et accusée de fraude. Elle a ensuite été libérée sous caution. Son passeport canadien a été confisqué.

 

  • [5] Au cours des deux mois qui ont suivi, elle a eu diverses discussions avec les autorités canadiennes et elle a toujours insisté pour dire qu’elle était qui elle affirmait être. Toutefois, les choses n’ont commencé à bouger que lorsqu’elle a retenu les services de Me Boulakia, un spécialiste de l’immigration bien connu, agissant à titre d’avocat bénévole.

 

  • [6] Me Boulakia a sollicité de la Cour une ordonnance interlocutoire au moyen d’un bref de mandamus, exigeant que les défendeurs rapatrient Mme Mohamud. L’objectif de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente était d’obtenir une déclaration selon laquelle Mme Mohamud était bel et bien une citoyenne canadienne, ainsi que de confirmer que sa liberté de circulation en vertu de l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés avait été violée, et que la liberté et la sécurité de sa personne avaient été mises en péril sans application régulière de la loi, comme l’exige pourtant l’article 7 de la Charte.

 

  • [7] La requête interlocutoire a été retirée à la dernière minute sans dépens, puisque les défendeurs ont convenu, à leurs frais, de soumettre Mme Mohamud, son fils et son ex-époux qui habitait Toronto à un test d’ADN. Ces tests ont établi sans l’ombre d’un doute qu’elle était la mère du garçon à Toronto. Les défendeurs ont alors concédé qu’elle était qui elle affirmait être, ont pris des mesures pour informer les autorités du Kenya que toute l’affaire était un malentendu, et l’ont rapatriée au Canada.

 

  • [8] Dès son retour, elle et les membres de sa famille ont intenté une poursuite de plusieurs millions de dollars devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Au cours des mois qui ont suivi, il y a eu certaines manœuvres à la Cour fédérale quant à la délivrance d’un nouveau passeport et à d’autres questions. Finalement, il a été convenu que le bien-fondé de sa cause serait examiné dans le cadre de l’action intentée en Ontario, et que la question des dépens serait réservée pour la Cour.

 

  • [9] La requête avec dépens a été présentée pour la première fois l’an dernier, mais a pris son propre essor. M. Jamieson a déposé un affidavit contre la requête. Mme Mohamud n’a pas déposé d’affidavit.

 

  • [10] Il n’y a eu aucune ordonnance sur le bien-fondé de la cause de Mme Mohamud, tandis qu’une seule ordonnance relative aux dépens a été rendue précédemment. M. Jamieson a fait l’objet d’un contre-interrogatoire au sujet de son affidavit. Il a refusé de répondre à certaines questions et de fournir certains documents. Le protonotaire Aalto l’a obligé à répondre aux questions et à fournir les documents demandés. Il a adjugé les dépens à Mme Mohamud.

 

  • [11] La présente requête porte sur les dépens liés au reste des procédures.

 

  • [12] Mme Mohamud demande des dépens avocat-client. Elle soutient que, avant que les procédures ne soient engagées, les défendeurs savaient très bien qu’elle était qui elle affirmait être. Ils ont fait preuve d’arrogance et de mépris, ils ont refusé de l’aider et ils ont pris une position défensive lorsque leurs arguments ont commencé à s’effriter. Seules les pressions exercées par les présentes procédures (et la couverture médiatique s’y rattachant) ont forcé les défendeurs à accepter de faire des tests d’ADN. L’affidavit de M. Jamieson était une diversion, du fait qu’il était muté à l’extérieur de Nairobi pendant le déroulement des événements clés.

 

  • [13] Le gouvernement insiste tout autant pour qu’aucuns dépens ne soient adjugés. Même si la personne qui s’est présentée au comptoir de KLM et la détentrice du passeport canadien valide se sont révélées être une seule et même personne, les défendeurs soutiennent qu’elle est l’artisane de son propre malheur. Ils soupçonnent une manœuvre frauduleuse qui implique vraisemblablement des membres de la famille qui ont utilisé le passeport pour faire entrer des gens clandestinement au Canada.

 

  • [14] Ainsi, les deux parties m’invitent à me servir de ma tribune influente pour vanter leurs mérites respectifs.

 

QUESTION

  • [15] La question est de savoir si des dépens devraient être adjugés à Mme Mohamud. Dans l’affirmative, devrait-il s’agir de dépens avocat-client, de dépens majorés tels que des dépens partie-partie, ou encore de dépens établis conformément au tarif B des Cours fédérales?

 

DISCUSSION

  • [16] La Cour jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 400 et des articles suivants des Règles des Cours fédérales qui portent sur les dépens. Toutes choses étant égales, les dépens suivent généralement l’issue de la cause. Mme Mohamud a obtenu la majeure partie de ce qu’elle réclamait sans ordonnance de la Cour. L’octroi de dommages-intérêts ne fait pas partie des recours offerts dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Alors que plusieurs options s’offraient à elle, comme celle de transformer le contrôle judiciaire en une action, ou d’engager une action distincte devant la Cour, Mme Mohamud a choisi d’intenter une poursuite devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario, qui a compétence concurrente. C’était son droit. Par contre, comme le contrôle judiciaire n’a pas eu lieu, elle n’a pas été tenue de déposer un affidavit et n’a pas pu faire l’objet d’un contre-interrogatoire. En raison de son choix, la Cour est privée de sa preuve.

 

  • [17] Dans les circonstances, j’en suis venu à la conclusion que Mme Mohamud a droit aux dépens. Lors de l’adjudication des dépens, la Cour peut tenir compte, entre autres, du résultat de l’instance, de l’importance et de la complexité des questions en litige, de toute offre écrite de règlement, de la charge de travail, du fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication, de la conduite d’une partie, du défaut de reconnaître ce qui aurait dû être admis et de la question de savoir si une mesure prise au cours de l’instance était inappropriée, vexatoire ou inutile, ou a été entreprise de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection.

 

  • [18] Une décision d’une utilité considérable est celle du juge Zinn dans l’affaire Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, [2010] 1 R.C.F. 267, avec motifs supplémentaires concernant les dépens déclarés dans la décision 2009 CF 816, [2009] A.C.F. no 956 (QL). M. Abdelrazik a vécu pendant un certain temps à l’ambassade du Canada à Khartoum, au Soudan, le pays où il est né. Bien qu’il soit citoyen canadien, il craignait d’être détenu et torturé s’il quittait l’ambassade et alléguait que le gouvernement canadien faisait échec à son retour au Canada. Le gouvernement canadien a soutenu que M. Abdelrazik ne pouvait pas revenir au Canada étant donné que le Comité du Conseil de sécurité des Nations Unies créé par la résolution 1267 l’avait inscrit sur la liste des personnes associées à Al-Qaïda et que, par conséquent, il figurait sur une liste d’interdiction de vol. À la suite d’un contrôle judiciaire complet, le juge Zinn a conclu que les défendeurs avaient violé le droit que lui confère la Charte d’entrer au Canada. Il a ordonné au gouvernement du Canada de prendre immédiatement les mesures nécessaires pour le rapatrier. Contrairement à la présente affaire, l’identité de M. Abdelrazik n’a jamais été mise en doute, et une décision a été rendue sur le bien-fondé de la demande de contrôle judiciaire.

 

  • [19] Comme le juge Zinn l’a souligné dans son ordonnance d’adjudication des dépens subséquente, les dépens avocat-client sont inhabituels et visent à sanctionner les comportements répréhensibles adoptés pendant un litige. Le juge Zinn n’a pas adjugé de dépens avocat-client. En l’espèce, ce n’est que deux jours après le dépôt des actes de procédure devant la Cour que les défendeurs ont accepté de faire le test d’ADN qui a mené au retour au pays de Mme Mohamud. Si le comportement adopté précédemment par les défendeurs lui a causé des dommages, c’est une question qu’il faut régler dans l’action intentée en Ontario. Même s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve au dossier, ce qui n’est pas le cas, il serait inapproprié que j’émette des commentaires, tout comme il n’y a pas suffisamment de documents au dossier pour corroborer les allégations selon lesquelles Mme Mohamud s’est livrée à des activités frauduleuses et a été l’artisane de son propre malheur.

 

  • [20] La position de repli de Me Boulakia, prise avec une certaine réticence, visait des dépens partie-partie. Il est un spécialiste agréé en immigration et il se mettait sur le même pied que les avocats spéciaux dans les affaires de certificat de sécurité qui sont payés 275 $ l’heure. La présente affaire est loin d’être aussi compliquée que celle de M. Abedelrazik, qui soulevait des questions de droit international complexes. Il est vrai que Me Boulakia a fait preuve d’une extrême diligence et a permis à Mme Mohamud de rentrer chez elle quelques semaines après s’être vu confier un mandat de représentation en justice. À mon avis, aucune question d’intérêt public n’est réellement présente en l’espèce, en ce sens que le litige portait sur l’identité de Mme Mohamud. Une fois la question réglée, elle est rentrée au pays. Si le comportement adopté par les défendeurs pendant le litige était douteux de quelque façon que ce soit, ce doit être lié à l’instruction donnée à M. Jamieson de ne pas répondre aux questions et de ne pas fournir certains documents pendant son contre-interrogatoire. Cependant, cette affaire a été réglée par le protonotaire Aalto, qui a adjugé des dépens de 5 000 $ et des débours de 3 602,29 $, plus la TVH applicable. D’après les fiches de temps de Me Boulakia, ce sont des dépens majorés qui ont été adjugés. Toutefois, pour ce qui est des dépens liés au reste des procédures, je ne vois aucune raison d’aller au-delà du tarif.

 

  • [21] La solution de repli des défendeurs est que les dépens devraient être adjugés conformément au tarif B, colonne 3, au milieu de la fourchette, mais seulement pour la période allant jusqu’au 11 août 2009, date à laquelle ils ont accepté de rapatrier Mme Mohamud. Ils soutiennent également qu’aucuns frais ne doivent être assumés pour la requête visant à obtenir une ordonnance interlocutoire au moyen d’un bref de mandamus, du fait qu’ils ont accepté de procéder à des tests d’ADN étant entendu que la requête serait ajournée sans dépens. Il se trouve que cette requête n’a jamais été instruite sur le fond.

 

  • [22] À la lumière de l’entente conclue entre les parties, aucuns dépens ne devraient être adjugés en ce qui a trait à la requête interlocutoire visant à obtenir une ordonnance au moyen d’un bref de mandamus. Cependant, en ce qui concerne les événements qui se sont produits après le 11 août 2008, même si les dépens étaient la principale considération, il y avait d’autres questions qui ont fini par être abandonnées. De plus, il n’y a jamais eu d’offre de règlement. Les défendeurs étaient tout aussi catégoriques que la demanderesse en ce qui a trait aux dépens, qu’il s’agisse de dépens avocat-client ou de rien du tout.

 

  • [23] En me fondant sur les fiches de temps de Me Boulakia et d’un étudiant en droit, je suis d’avis que les dépens devraient être calculés conformément au tableau B, colonne 3, à l’extrémité supérieure de la fourchette. Si j’arrondis légèrement les chiffres, cela représente 100 unités à 130 $ l’unité ou un montant de 13 000 $ en frais. Des débours de 510,06 $, plus la TVH, sont adjugés.


ORDONNANCE

POUR CES MOTIFS,

LA COUR ORDONNE que les défendeurs versent à la demanderesse un montant forfaitaire de 13 510,06 $, plus la TVH, en dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :  T-1173-09

 

INTITULÉ :  MOHAMUD c. LE MINISTRE DES AFFAIRES

ÉTRANGÈRES, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE ET LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 6 DÉCEMBRE 2010

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

(REQUÊTE AVEC DÉPENS) :  LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS
ET DE L’ORDONNANCE :
  LE 15 DÉCEMBRE 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia

 

POUR LA DEMANDERESSE

Greg George

Mélissa Mathieu

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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