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Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20110106

Dossier : IMM-630-10

Référence : 2011 CF 10

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

MUMTAZ BEGUM

demanderesse

et

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’encontre d’une décision rendue le 23 décembre 2009 (la décision) par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié, rejetant la demande par laquelle la demanderesse sollicitait le statut de réfugiée au sens de la Convention ou de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

 

 

 

LE CONTEXTE FACTUEL

 

[2]               La demanderesse, une veuve âgée, est citoyenne du Pakistan. Munie d’un visa de visiteur, elle est entrée au Canada le 18 avril 2006 et a présenté une demande d’asile le 27 décembre 2007. Sa fille, qui est citoyenne canadienne, a déposé une demande en vue de la parrainer, mais aucune décision n’a encore été rendue à cet égard.

 

[3]               La demanderesse d’asile prétend qu’au cours des dix mois qui ont précédé sa venue au Canada, elle a été harcelée par un voisin qui lui avait offert d’acheter la maison et le terrain qu’elle possède à Lahore à un prix inférieur à sa valeur marchande, offre qu’elle avait refusée. La demanderesse affirme également qu’il s’agissait d’un membre notoire du Sipah-e-Sahaba (SSP), un groupe interdit, formé d’extrémistes musulmans sunnites. Elle n’a pas signalé le fait qu’elle était victime de harcèlement à la police pakistanaise, arguant que cette dernière faisait preuve de discrimination envers les femmes. Avant de partir pour le Canada, elle a trouvé un locataire pour sa maison.

 

[4]               La demanderesse dit qu’elle a peur de rentrer chez elle, à Lahore, car pendant son séjour au Canada, le voisin dont il est question ci-dessus et le locataire de sa maison en ont pris possession et ont menacé de la tuer. Elle craint de rentrer au Pakistan car, à l’exception de sa fille qui réside à Karachi, tous ses enfants ont quitté pour l’étranger. Par ailleurs, elle est atteinte d’un cancer et d’autres maux et prétend qu’elle n’aura pas accès à des soins médicaux adéquats au Pakistan. Enfin, elle déclare n’avoir nulle part où rester et personne pour prendre soin d’elle.

 

[5]               À l’audience devant la SPR, la demanderesse était représentée par un consultant en immigration. Sa demande d’asile repose sur deux motifs. D’une part, elle prétend que, parce qu’elle est une femme, et de surcroît, qu’elle vit seule et qu’elle est veuve, elle est victime d’une grave discrimination au Pakistan. D’autre part, elle craint d’être blessée ou tuée par les hommes qui occupent sa maison et les membres de la SSP. La SPR a conclu qu’elle n’était pas visée par la définition de réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la Loi ou de personne à protéger selon l’article 97 de la Loi. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

 

[6]               Deux raisons ont essentiellement motivé la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile de la demanderesse : a) celle-ci n’était pas tout à fait crédible lorsqu’elle a exposé les raisons pour lesquelles elle ne pouvait rentrer au Pakistan; b) elle n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve convaincants tendant à démontrer qu’elle répond aux critères énoncés aux articles 96 et 97 de la Loi.

 

Crédibilité

 

[7]               Selon la décision, la demanderesse aurait affirmé, dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), qu’avant de quitter le Pakistan, le voisin qui lui avait offert d’acheter sa maison avait commencé à la harceler. Ses amis et lui lançaient des déchets contre la porte de sa maison, écrivaient des slogans religieux sur ses murs et se réunissaient sur le trottoir devant sa maison.

 

[8]               Toutefois, à l’audience, la demanderesse a dit qu’elle avait quitté le Pakistan pour rendre visite à sa fille, qui vivait au Canada et attendait un enfant. La demanderesse avait loué sa maison au Pakistan à un homme qui, en son absence, avait pris possession de la demeure avec son voisin et refusait désormais d’acquitter le loyer. Si elle rentrait chez elle à Lahore, ces hommes la tueraient. Elle a déclaré que ceux-ci avaient des liens avec le SSP qui, au demeurant, ne l’avait jamais ennuyée personnellement.

 

[9]               Interrogée sur les raisons pour lesquelles elle avait dû fuir le Pakistan, elle a répondu qu’elle s’inquiétait de ce qui pouvait lui arriver parce qu’elle était âgée et avait besoin de traitements de chimiothérapie. Elle craint d’être seule et vulnérable face aux criminels. La SPR lui a demandé pourquoi elle ne pouvait pas vivre avec sa fille à Karachi. Elle a répondu que sa fille et sa petite-fille vivaient actuellement avec le mari de sa petite-fille et la famille de ce dernier. Les deux femmes travaillent, de sorte qu’il n’y aurait personne pour prendre soin d’elle pendant la journée. Elle ne veut pas des services d’un soignant : elle craint d’être attaquée par les domestiques, qui ont mis à deux reprises la vie de sa fille en danger.

 

[10]           La SPR a conclu que, compte tenu du témoignage que la demanderesse avait livré à l’audience, la crainte qu’elle disait éprouver à l’endroit du SSP dans son FRP n’était pas crédible. Il est vrai qu’elle craint les hommes qui ont pris possession de sa maison, mais la SPR a conclu qu’ils n’étaient pas membres du SSP.

 

L’article 96

 

[11]           Dans son analyse de l’article 96 de la Loi, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi de lien entre sa situation et le critère conférant la qualité de réfugié au sens de la Convention. En termes plus précis, la demanderesse ne craignait pas avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa nationalité, de sa religion, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un groupe social. Ce que craignait la demanderesse, c’était les actes criminels des hommes qui avaient le contrôle de sa maison ou de ceux qui pourraient lui vouloir du mal si elle allait s’installer à Karachi pour vivre au sein de la famille de sa petite-fille. Les victimes de crimes n’arrivent généralement pas à établir de lien entre leur crainte de persécution et l’un des cinq motifs énumérés dans la Convention.

 

L’article 97

 

[12]           La SPR s’est ensuite penchée sur le texte de l’article 97, qui exige que la demanderesse montre qu’au Pakistan, elle serait personnellement exposée soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit au risque d’être soumise à la torture. Ce n’est qu’en parvenant à faire cette démonstration qu’elle pouvait prouver sa qualité de personne à protéger.

 

[13]           La SPR a déclaré que la personne à protéger devait démontrer qu’elle était exposée aux risques énumérés partout au pays. S’il existe, dans ce pays, une possibilité de refuge intérieur (PRI), cette personne doit se prévaloir de cette solution avant de chercher refuge au Canada.

 

[14]           La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, en l’absence de possibilité sérieuse que la demanderesse soit exposée aux risques et menaces énumérés à l’article 97. Elle disposait d’une PRI. Elle pouvait en effet se rendre en toute sécurité à Karachi et y vivre avec la famille de sa petite-fille dans un milieu où la langue et la culture lui étaient bien connues. Rien ne prouvait que les hommes ayant pris le contrôle de sa maison à Lahore la pourchasseraient si elle s’installait dans une autre ville. La crainte qu’elle a de subir des mauvais traitements de la part d’un domestique pendant que sa fille et sa petite-fille sont au travail relève de la pure conjecture. Par ailleurs, il s’agit d’un risque de préjudice généralisé, alors que l’article 97 exige que ce risque soit individualisé. Enfin, la crainte de la demanderesse de ne pas pouvoir obtenir de soins de santé adéquats ne fait pas partie des facteurs dont il faut tenir compte dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 96 ou l’article 97.

 

[15]           Pour ces motifs, la SPR a conclu que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[16]           Les questions en litige peuvent être formulées comme suit :

a.       La SPR a-t-elle omis d’examiner la question de la discrimination fondée sur le sexe soulevée dans le cadre de la demande d’asile de la demanderesse?

b.      La SPR a-t-elle appliqué le mauvais critère pour déterminer si la demanderesse avait ou non établi un lien avec l’un des motifs reconnus par la Convention?

c.       La SPR a-t-elle appliqué l’article 97 incorrectement, compte tenu de la preuve concernant l’existence d’une PRI?

 

LES DISPOSITIONS DE LA LOI

 

[17]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

  

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

  

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[18]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à l’analyse de la norme de contrôle. En effet, si la norme de contrôle applicable à la question particulière dont elle est saisie est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision peut faire sienne cette norme. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse que la cour entreprendra l’analyse des quatre éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

[19]           Pour déterminer si la SPR a ou non appliqué correctement l’article 97 de la Loi au vu de la preuve concernant l’existence d’une PRI, il faut appliquer le droit aux faits. Nous sommes donc en présence d’une question mixte de droit et de fait qui, partant, commande l’application de la raisonnabilité. Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 51.

 

[20]           Lorsqu’une décision est examinée selon la raisonnabilité, l’analyse s’attachera à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision rendue est déraisonnable, c’est-à-dire si elle n’est pas l’une des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[21]           La question de savoir si la SPR a omis d’examiner la question de la discrimination fondée sur le sexe inhérente à la demande d’asile de la demanderesse en est une d’équité procédurale. Elle commande l’application de la décision correcte. Voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2005] A.C.F. no 2056, au paragraphe 46, et Dunsmuir, précité, aux paragraphes 126 et 129.

 

[22]           Enfin, la question de savoir si la SPR a appliqué le mauvais critère pour déterminer si la demanderesse avait établi un lien avec l’un des motifs reconnus par la Convention commande l’application de la décision correcte. Voir Golesorkhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 511, au paragraphe 8.

 

LES ARGUMENTS

            La demanderesse

                        La SPR a omis d’évaluer s’il y avait discrimination

 

[23]           La demanderesse prétend être une réfugiée au sens de la Convention en raison, avant tout, de son appartenance à un groupe social particulier : les femmes qui, au Pakistan, vivent seules et sans la protection d’un homme. Elle ajoute qu’elle serait par conséquent exposée à de graves actes discriminatoires si elle était renvoyée au Pakistan.

 

[24]            La demanderesse soutient que la SPR a tranché sa demande [traduction] « sans même une allusion » à la discrimination dont les femmes sont victimes au Pakistan. Or, dans Viafara Pastrana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1526, au paragraphe 6, la juge Eleanor Dawson, s’appuyant sur l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 (Ward), a déclaré ce qui suit : « [L]a Cour suprême du Canada a confirmé que la Commission doit examiner tous les motifs de demande d’asile, même si les motifs n’ont pas été soulevés par le demandeur au cours de l’audience. »

 

[25]           En l’espèce, personne ne nie que la demanderesse a soulevé la question de la discrimination dans son FRP. Ce fait est reconnu dans la décision, et la preuve documentaire vient étayer son témoignage selon lequel les femmes seraient victimes de discrimination non seulement dans la vie de tous les jours mais aussi dans leurs rapports avec la loi et les pouvoirs publics. Les policiers sont parfois impliqués dans des affaires de viol et souvent, ils maltraitent et menacent les femmes incarcérées. Les femmes – célibataires ou veuves – qui vivent seules sont particulièrement vulnérables à ces abus. La demanderesse prétend être l’une de ces femmes. Les femmes ont besoin d’un homme pour assurer leur protection.

 

[26]           Compte tenu de la preuve produite, la demanderesse avance que la SPR était tenue d’apprécier le risque de persécution auquel elle était exposée à cause de la discrimination importante exercée contre les femmes au Pakistan. Voir Abdulle c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1508, au paragraphe 21; Chowdhury c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1242. Cette crainte vient s’ajouter à celles engendrées par les menaces de son voisin et de son locataire, à Lahore, un aspect dont la SPR a bel et bien traité.

 

[27]           La demanderesse soutient qu’elle est visée par la définition de réfugiée au sens de la Convention pour une autre raison, soit son appartenance à un groupe social particulier, les victimes du crime. En réalité, c’est à son état de veuve privée de la protection d’un homme qu’elle doit son appartenance au groupe social des victimes du crime. Le crime dont veut parler la demanderesse est le harcèlement qu’elle a subi de la part de son voisin et l’occupation illégale subséquente de sa maison par son locataire et par le voisin en question.

 

[28]           Ainsi que l’a reconnu le juge John O’Keefe dans la décision Racz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 285, au paragraphe 13, la Cour a statué que dans certaines situations, il était indiqué de considérer les victimes du crime comme des réfugiés au sens de la Convention :

13     Un examen de la décision de l’agent démontre que celui-ci a semblé écarter le fait que le demandeur soit visé par la définition de réfugié au sens de la Convention parce que sa revendication du statut de réfugié était fondée sur son appartenance à un groupe social, les victimes du crime. Bien qu’il soit vrai que la jurisprudence majoritaire appuierait cette conclusion, il existe un certain nombre de décisions de la Cour qui ont décidé que, dans certaines circonstances, les membres du groupe social des victimes du crime peuvent être qualifiés de réfugiés au sens de la Convention.

 

Au paragraphe 14, le juge O’Keefe ajoute que, dans cette affaire, le demandeur « avait droit à ce que l’agent examine [cette] question » et que le « défaut de le faire constitue un préjudice irréparable causé au demandeur ».

 

[29]           Dans le même ordre d’idées, dans Pepa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 834 (Pepa), le juge Marshall Rothstein a déclaré, au paragraphe 9,  qu’il n’existait pas de principe de droit prévoyant qu’une personne ne peut être à la fois victime d’une vendetta privée et réfugiée au sens de la Convention, pour autant que cette vendetta se fonde sur l’origine raciale de la victime ou sur un autre motif mentionné par la Convention.

 

[30]           En outre, au paragraphe 11 de la décision, la SPR a reconnu que « [l]es victimes de crime […] n’arrivent généralement pas à établir de lien entre leur crainte de persécution et l’un des cinq motifs énumérés dans la définition [de la Convention] ». [Non souligné dans l’original.]

 

[31]           Invoquant cette jurisprudence, la demanderesse affirme être une victime du crime du fait de son sexe et de son statut social de veuve vivant seule sans la protection d’un homme et elle prétend que son appartenance à ce groupe social fait d’elle une réfugiée au sens de la Convention. Que la SPR ait conclu qu’elle n’était qu’une victime du crime n’exclut pas qu’elle soit victime de persécution en raison de la discrimination grave dont elle fait l’objet. Dans son analyse, la SPR a omis de tenir compte de la jurisprudence à cet effet.

 

La SPR a appliqué le mauvais critère pour juger de l’établissement d’un lien

 

[32]           Au moment d’évaluer si la demanderesse appartenait à un « groupe social » au sens de l’article 96 de la Loi, la SPR a appliqué le mauvais critère. La démarche appropriée est énoncée dans la décision Zefi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636, qui cite avec approbation les propos du juge La Forest dans l’arrêt Ward, précité. La première étape consiste à déterminer si des droits de la personne sont en cause, et la seconde, si l’appartenance à un groupe donné est la cause de la persécution. La demanderesse soutient que la SPR a négligé la première étape.

 

[33]           En outre, la SPR a omis d’examiner les trois catégories de groupes pouvant être considérés comme un « groupe social » au sens où ce terme est employé à l’article 96 de la Loi. Suivant le paragraphe 70 de l’arrêt Ward, précité, ces catégories sont les suivantes : (1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable, (2) les groupes dont les membres s’associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu’ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association et (3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

 

La SPR a commis une erreur en concluant à l’existence d’une PRI

 

[34]           La demanderesse soutient que la SPR n’a pas tenu compte de la preuve destinée à expliquer pourquoi, en tant que veuve vivant seule sans la protection d’un homme, elle n’était pas en mesure de s’installer et de vivre seule à Karachi. La preuve documentaire traite des difficultés qu’ont les femmes dans sa situation à se trouver un logement et de l’omniprésence des attitudes et pratiques discriminatoires auxquelles elles sont confrontées au quotidien. Ces éléments de preuve étaient forts pertinents pour décider de la question de l’existence d’une PRI. La demanderesse invoque la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (QL), dans laquelle mon collègue le juge John Evans déclare, au paragraphe 17 des motifs :

Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.).

 

            Le défendeur

                        La SPR n’a pas omis d’évaluer s’il y avait discrimination

 

[35]            Aux dires du défendeur, la transcription démontre que la demanderesse redoute d’être veuve et de vivre seule au Pakistan parce que, ne pouvant compter sur la présence d’un homme pour assurer sa protection et d’une personne pour prendre soin d’elle, elle sera victime de discrimination. Toutefois, s’il faut en croire la preuve, cette assertion est sans fondement puisqu’elle dispose d’une PRI. Si elle rentrait à Karachi pour vivre chez sa petite-fille, le mari de cette dernière pourrait lui offrir la protection dont elle a besoin. De plus, la famille pourrait engager un soignant pour s’occuper de la demanderesse durant la journée, quand sa fille et sa petite-fille sont au travail. En faisant abstraction de ces éléments de preuve, la demanderesse a dénaturé les faits. Elle a déclaré qu’elle n’accepterait pas d’être soignée par un employé, mais son refus est motivé par la crainte que cette personne lui fasse subir des mauvais traitements. Or, la SPR a conclu que cette crainte relevait de la conjecture. Par ailleurs, la crainte éprouvée par la demanderesse face au crime est une crainte généralisée dans laquelle vit l’ensemble de la population pakistanaise, et pour être considérée comme réfugiée au sens de la Convention, la demanderesse doit démontrer que le préjudice auquel elle est exposé est au contraire personnalisé. Voir Prophète c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 31.

 

[36]           Le défendeur soutient qu’il n’est [traduction] « pas suffisant », pour la demanderesse, d’alléguer qu’elle [traduction] « a un profil correspondant à une catégorie de personnes persécutées » — à savoir, les veuves vivant au Pakistan. La demanderesse doit prouver qu’elle risque d’être persécutée, et en l’espèce, elle ne l’a pas fait. Voir Ward, précité, aux paragraphes 47 et 61.

 

[37]           L’article 96 a une fonction limitative. Ainsi que le fait observer le juge Beaudry dans Castro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1282, au paragraphe 25 :

Il est admis en droit que, pour qu’une demande d’asile soit admise en vertu de l’article 96 de la Loi, le demandeur d’asile ne peut pas se limiter à montrer qu’il a subi ou qu’il subira une persécution dans son pays d’origine. Cette persécution doit également être rattachée à l’un des motifs visés par la Convention indiqués dans la définition de « réfugié », en application du paragraphe 2(1) de la Loi. Comme l’expliquait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward […], au paragraphe 61 :

 

[...] les rédacteurs de la Convention ont limité les motifs énumérés de crainte justifiée de persécution à la race, à la religion, à la nationalité, à l’appartenance à un groupe social ou aux opinions politiques. Même si les délégués ont inclus la catégorie du groupe social  afin de combler toute lacune possible laissée par les quatre autres groupes, cela n’amène pas nécessairement à conclure que toute association ayant certains points en communs est incluse. Si c’était le cas, il aurait été inutile d’énumérer ces motifs; la définition du mot « réfugié » aurait pu être limitée sans plus aux personnes qui craignent avec raison d’être persécutées. Les rédacteurs ont décidé d’énumérer ces motifs afin de fixer une autre limite intrinsèque aux obligations des États signataires. […]

 

Le demandeur prétend qu’il a de bonnes raisons de craindre un groupe d’individus impliqués dans le blanchiment d’argent, et cela parce qu’il est victime d’actes criminels. Ce motif n’entre pas dans l’une des catégories énumérées de la définition de « réfugié au sens de la Convention », et la décision de la Commission sur ce point est donc raisonnable.

 

[38]           La demanderesse invoque Viafara, précité, pour faire valoir que la SPR était tenue d’examiner son allégation de discrimination; cependant, il y a lieu d’établir une distinction entre les deux affaires. Dans Viafara, les faits établis en preuve démontraient que la crainte de persécution de la demanderesse était fondée. Or, en l’espèce, il n’y a pas de preuve au même effet.

 

[39]           Dans le même ordre d’idées, la demanderesse s’appuie sur Racz, précité, pour démontrer que les victimes du crime peuvent être qualifiées de réfugiés au sens de la Convention. Mais cette affaire se distingue elle aussi. Il s’agissait en effet d’une requête en sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, qui commande l’application d’un critère beaucoup moins exigeant pour ce qui est de décider si une erreur est susceptible de révision.

 

La demanderesse dispose d’une PRI

 

[40]           Le défendeur soutient que, suivant l’article 97 de la Loi, le demandeur d’asile qui prétend être une personne à protéger doit montrer que le risque de préjudice est présent en tout lieu de son pays d’origine. S’il peut trouver protection en quelque endroit au pays, il doit se prévaloir de toutes les solutions raisonnables possibles avant de chercher refuge au Canada. Voir Morales c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 216, au paragraphe 6.

 

[41]           Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que la demanderesse ne risquait pas de subir un préjudice aux mains de son voisin et de son locataire si elle s’installait à Karachi. Il était tout aussi raisonnable d’évoquer la possibilité d’embaucher un soignant pour s’occuper d’elle au domicile de sa petite-fille pendant le jour.

 

 

ANALYSE

 

[42]           Dans les observations qu’il a présentées à la SPR, le conseil de la demanderesse a clairement demandé qu’il soit tenu compte des motifs de la demande d’asile fondés sur le sexe. En plus de citer la preuve documentaire faisant état des pratiques discriminatoires qui sévissent contre les femmes au Pakistan, il a mis en relief la situation personnelle de la demanderesse :

[traduction]

 

Lorsque vous êtes une femme, le fait d’être seule peut vous attirer des menaces, des agressions. Selon le répertoire publié par la Section de la protection des réfugiés, une femme ne peut vivre seule au Pakistan. Dans ce pays, selon répertoire de la Section de la protection des réfugiés, les femmes seules sont vulnérables.

 

Elle n’a au Pakistan ni mari, ni frères, ni fils. Selon le répertoire de la Section de la protection des réfugiés, la protection d’un homme est à la base de la simple existence des femmes au Pakistan. Sans un homme au sein de la famille, les femmes pakistanaises sont pratiquement dysfonctionnelles.

 

Je soutiens, Madame la présidente, qu’il s’agit d’une demande d’asile fondée sur des motifs liés au sexe. Selon moi, Madame la présidente, cela commande l’application de l’article 96 ainsi que de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Je soutiens qu’elle devrait être admise à titre de réfugiée au sens de la Convention et (ou) de personne à protéger.

 

 

[43]           La demanderesse est venue au Canada pour rendre visite à sa fille qui attendait un enfant. Pendant son séjour au Canada, elle a appris qu’elle avait le cancer et depuis, elle reçoit des traitements. Naturellement, maintenant qu’elle se sait malade, elle ne veut plus rentrer au Pakistan, et elle dit craindre de vivre seule parce qu’elle est malade et âgée et parce qu’elle est une femme.

 

[44]           Les craintes de la demanderesse et son désir de demeurer au Canada sont tout à fait compréhensibles. Mais ces craintes font-elles d’elle une réfugiée au sens de la Convention? Le seul moyen pour elle de revendiquer cette qualité relève du fait qu’au Pakistan, elle serait une femme âgée et malade, et que les personnes qui se trouvent dans une situation semblable dans ce pays sont victimes de discrimination.

 

[45]           Ainsi, je reconnais que la SPR était saisie d’une demande d’asile fondée sur des motifs liés au sexe et qu’elle a été mise au fait du lien entre les motifs de cette demande et la situation personnelle de la demanderesse et des personnes qui se trouvent dans une situation semblable. La demanderesse avance en âge, elle est malade, elle n’a aucun protecteur formel chez la gent masculine et elle est vulnerable. Par ailleurs, elle dit craindre son ancien voisin et son locataire, qui ont pris possession de sa maison et l’ont menacée. De toute évidence, il y a lieu de s’interroger sur sa capacité d’obtenir quelque protection si elle rentrait au Pakistan.

 

[46]           Dans sa décision, la SPR a conclu que les craintes exposées par la demanderesse au sujet du SSP n’étaient pas crédibles. Cette conclusion était raisonnable, compte tenu de la preuve.

 

[47]           La conclusion de la SPR concernant l’existence d’un lien avec un des motifs prévus dans la Convention repose elle aussi sur la constatation que la demanderesse n’éprouvait aucune crainte subjective ou objective d’être persécutée par le SSP du fait que la peur qu’elle entretenait à l’égard d’Ali Basit, son voisin, et de Javaid Akhtar, son locataire, était celle d’être victime d’un crime. La SPR a également conclu que c’est sa crainte de la criminalité en général qui faisait qu’elle ne voulait pas aller vivre à Karachi avec sa fille et sa petite-fille.

 

[48]           Il est possible que la SPR ait commis une erreur en rejetant si prestement l’argument de la demanderesse selon lequel elle était une réfugiée au sens de la Convention pour la simple raison qu’elle craignait « de manière générale d’être victime d’un crime […] pourtant, elle n’a pas réussi à établir de lien entre sa situation et la définition de réfugié au sens de la Convention, au regard d’un des cinq motifs […] ».

 

[49]           Dans l’affaire Dezameau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 559, la SPR avait rejeté la demande d’asile présentée sous le régime de l’article 96 par une femme haïtienne qui disait craindre d’être persécutée pour des raisons liées à son sexe; la SPR était arrivée à la conclusion que la demanderesse d’asile n’avait jamais été victime d’une attaque en raison de son sexe et que, malgré la violence exercée contre les femmes en Haïti, elle n’était pas exposée à un risque ayant pour cause son appartenance à un sexe mais plutôt à un risque qu’affrontaient tous les citoyens haïtiens, étant donné la violence qui sévissait dans ce pays.

 

[50]           Saisi de l’affaire, le juge Yvon Pinard a jugé que le tribunal avait eu tort de conclure que l’existence d’un risque généralisé fermait la porte à l’allégation de persécution fondée sur le sexe. En outre, selon lui, le tribunal avait conclu à tort que le viol n’était pas un risque lié au sexe en Haïti ou que le viol était un risque auquel étaient généralement exposés tous les Haïtiens. Enfin, le tribunal avait omis de faire une analyse appropriée des allégations de la demanderesse parce qu’il n’avait pas examiné le risque qu’elle soit victime de viol du fait de son appartenance à une groupe social, soit celui des femmes qui rentrent en Haïti après avoir vécu en Amérique du Nord. Aux paragraphes 19, 23 et 29, le juge Pinard a tenu les propos suivants :

19        Étant donné que la demanderesse a fait valoir qu’elle craignait, en tant que femme, d’être victime de viol en Haïti, l’on s’attend à ce que la Commission ait pris en considération la preuve relative à son appartenance à un groupe social particulier, à savoir les femmes d’Haïti, ou plus particulièrement, les femmes haïtiennes qui retournent en Haïti après un séjour à l’étranger. L’omission d’examiner ainsi la preuve constitue une erreur susceptible de révision : Bastien c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 CF 982. Dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, paragraphe 70, la Cour suprême du Canada a reconnu explicitement que le sexe peut constituer le fondement d’un « groupe social ».

 

[…]

23        À mon avis, l’erreur de la Commission a consisté à se servir de la conclusion sur l’existence d’un risque de violence répandu pour réfuter l’affirmation qu’il existe une lien entre le groupe social auquel la demanderesse appartient et le risque de viol. Contrairement à ce que le défendeur a soutenu, une conclusion de généralité ne ferme pas la porte à une conclusion de persécution fondée sur l’un des motifs énoncés dans la Convention.

 

[…]

 

29     Il ne faut pas croire pour autant que l’appartenance à un groupe social particulier suffit pour conclure à la persécution. La preuve produite par la demanderesse doit encore convaincre la Commission qu’il existe un risque de préjudice suffisamment grave dont la survenance représente « davantage qu’une simple possibilité ».

 

[51]           Au paragraphe 39, le juge Pinard a ajouté qu’après avoir déterminé qu’il existe davantage qu’une simple possibilité de subir un préjudice, le tribunal doit se demander s’il est possible d’obtenir la protection de l’État.

 

[52]           Ainsi, suivant la décision Dezameau, que la demanderesse ait ou non été en mesure de démontrer le bien-fondé de sa revendication au regard de l’article 96 de la Loi est sans importance : « L’on s’attend à ce que la Commission ait pris en considération la preuve relative à son appartenance à un groupe social particulier. »

 

[53]           Comme le souligne la demanderesse au paragraphe 5 de son mémoire, la preuve documentaire étaie ce qu’elle affirme, à savoir qu’en raison de son appartenance à un groupe social, elle est exposée à de la discrimination et pourrait éprouver de la difficulté à obtenir que l’État la protège contre la discrimination et la persécution. Les policiers sont parfois impliqués dans des affaires de viol, et il leur arrive souvent de maltraiter et de menacer les femmes incarcérées. Les femmes qui sont célibataires ou veuves et qui vivent seules sont particulièrement vulnérables. Il est évident que si elle rentre chez elle à Lahore, la demanderesse rejoindra les autres femmes appartenant à ce groupe social. En fait, parce qu’elle est malade, elle sera encore plus vulnérables que les autres membres de ce groupe. Comme elle l’a souligné, pour être en sûreté, les femmes comptent sur la protection d’un homme.

 

[54]           Il est vrai que la SPR ne caractérise pas précisément la revendication de la demanderesse  comme étant fondée sur un motif lié au sexe, mais d’après ce que je comprends de la décision, la SPR a défini les peurs véritables de la demanderesse, a rejeté la composante de sa demande reposant sur les activités criminelles et les menaces d’Ali Baset et de Javaid Akhtar, puis a traité de ses craintes rattachées au fait d’être âgée, femme et seule en concluant qu’elle disposait d’une PRI qui apportait une solution à ces craintes et la mettrait hors d’atteinte d’Ali Basit et de Javaid Akhtar. Par conséquent, selon moi, le défaut de la SPR de caractériser la revendication de la demanderesse comme fondée sur un motif lié au sexe et de la traiter comme telle ne vicie pas la décision, dans la mesure où son analyse de la PRI tient compte des craintes de la demanderesse qui sont attribuables à son sexe.

 

[55]           Il s’agit donc de déterminer si la SPR a traité de la demande d’asile fondée sur un motif lié au sexe dans le cadre de son l’analyse de la PRI et si cette analyse était raisonnable.

 

[56]           Au paragraphe 11 de sa décision, la SPR déclare :

Le tribunal estime que la demandeure d’asile ne craint pas avec raison d’être persécutée pour l’un des cinq motifs énoncés. Par conséquent, le tribunal analysera la demande d’asile en l’espèce au regard de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR et évaluera si la demandeure d’asile serait personnellement exposée au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait retourner au Pakistan.

 

 

[57]           Puis, la SPR enchaîne avec l’analyse de la PRI. À ce stade de l’analyse, il est évident qu’elle examine la PRI uniquement du point de vue des risques visés à l’article 97. En revanche, au paragraphe 14 de la décision, la SPR déclare, en lien avec le premier volet du critère applicable à la PRI tel qu’il a été énoncé dans Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.) :

[…] le tribunal estime qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que la demandeure d’asile soit persécutée ni qu’elle soit exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités en cas de retour à Karachi, au Pakistan. Rien n’indique qu’Ali Basit ou Javaid Akhtar persécuterait la demandeure d’asile ou veillerait à ce qu’elle soit persécutée si elle s’installait à Karachi. En fait, la demandeure d’asile prétend que, ce qu’ils veulent, c’est qu’elle leur laisse sa demeure.

 

[58]           On constate donc une certaine confusion. Après avoir tranché la demande fondée sur l’article 96 et affirmé qu’elle analyserait l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, la SPR se prononce sur la question de la PRI en fonction des données relatives à la persécution et aux risques visés à l’article 97. Selon moi, il ressort clairement de l’ensemble de la décision que la SPR jugeait l’analyse de la PRI applicable à tout argument présenté par la demanderesse sous le régime de l’article 96, même si elle estimait que la preuve n’avait pas été faite quant à la persécution.

 

[59]           Dans ses conclusions relatives à la PRI, la SPR semble croire que tous les problèmes de la demanderesse seront résolus si elle s’installe à Karachi, chez sa fille et sa petite-fille. Il a été démontré que la petite-fille a un mari et selon moi, compte tenu de ce qui ressort de l’ensemble de la transcription, il est raisonnable de penser qu’il s’agit d’un homme d’âge adulte puisque la petite-fille de la demanderesse vivait déjà avec lui avant que sa mère ne vienne s’installer chez eux, et que les deux femmes se rendent chaque jour dans un bureau pour travailler.

 

[60]           Or, à l’audience, le conseil de la demanderesse a obtenu la réponse suivante à la question qu’il lui a adressée :

Conseil :           Ma question était la suivante : est-ce que le mari de votre petite-fille vous accueillera dans leur maison si vous rentrez au Pakistan?

Demandeure

d’asile :             Leur maison ne compte qu’un seul lit. Les autres dorment sur le  plancher.

 

[61]           La SPR et le conseil de la demanderesse n’ont jamais tiré au clair la question de savoir si la demanderesse pouvait vivre dans la maison de sa petite-fille et profiter de la protection du mari. Or, la Cour d’appel fédérale a clairement établi, au paragraphe 12 de la décision Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 C.F. 589, que dès lors qu’il est informé de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur, le demandeur d’asile a le fardeau de démontrer qu’il ne serait pas raisonnable d’exiger qu’il s’en prévale. La transcription montre que la demanderesse ne veut pas s’établir à Karachi et qu’elle entretient des craintes (à l’égard des domestiques, en particulier) à l’idée d’intégrer le ménage de sa petite-fille, mais elle n’étaie pas véritablement ces craintes et ne démontre pas qu’il serait déraisonnable de l’obliger à aller vivre avec sa famille à Karachi.

 

[62]           Si la demanderesse se prévaut de la PRI à Karachi, elle n’appartiendra plus au groupe social indiqué, en ce sens qu’elle ne sera plus seule et sans protecteur de sexe masculin. Elle vivra chez sa petite-fille et son mari et elle pourra compter sur la protection de cet homme. Il s’agit d’une solution à ce qui est à l’origine de sa peur de rentrer au Pakistan. Avec un homme pour la protéger, la demanderesse ne sera plus exposée à une sérieuse possibilité de persécution. Cela n’empêche pas qu’elle sera toujours âgée, malade et veuve, mais ce serait le cas même si elle restait au Canada. Il est également vrai qu’elle recevrait de meilleurs soins médicaux ici, mais le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi écarte les revendications motivées par l’incapacité du pays d’origine d’offrir des soins de santé adéquats.

[63]           Bien que la demanderesse soit convaincue que sa sécurité sera menacée si on la confie à des domestiques pendant le jour, la SPR a jugé que cela relevait de la pure conjecture et que ce risque était de nature générale.

 

[64]           En ce qui concerne la question de la viabilité de la PRI, la SPR y consacre cinq paragraphes (12 à 16) de sa décision. Elle reprend le critère énoncé dans Thirunavukkarasu et l’applique aux faits de l’espèce. D’une part, elle conclut que la demanderesse n’est pas exposée à une sérieuse possibilité de persécution dans le refuge intérieur proposé; en effet, en s’installant à Karachi, elle ne serait plus persécutée par Ali Basit et Javaid Akhtar, que ce soit directement ou indirectement. Elle ne serait pas non plus persécutée en raison de son appartenance à un groupe social puisqu’elle ne serait plus seule et pourrait compter sur la protection d’un homme. D’autre part, la SPR conclut qu’il serait raisonnable pour la demanderesse de vivre Karachi : « Elle peut s’y rendre en avion sans danger et habiter avec sa fille et sa petite-fille […] sans avoir à subir de changements sur les plans linguistique et culturel. »

 

[65]           En somme, je ne crois donc pas que l’on puisse considérer l’analyse de la PRI comme déraisonnable. Les craintes et les risques soulevés par la demanderesse ont été pleinement examinés. Sa demande d’asile fondée sur l’article 96 et des motifs liés au sexe et celle fondée sur l’article 97 reposaient toutes deux sur des arguments liés à sa crainte d’être une femme âgée, seule et vulnérable au Pakistan. Or, dans les deux cas, la SPR a répondu qu’elle disposait d’une PRI viable et raisonnable à Karachi.

 

[66]           Quant à savoir si la demanderesse se rendra effectivement à Karachi, c’est là une toute autre question. Elle est malade et suit un traitement. Nous ne sommes saisis en l’espèce que des demandes  présentées sous le régime des articles 96 et 97. D’autres possibilités s’offrent à la demanderesse si elle souhaite rester au Canada.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande est rejetée.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

  « James Russell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-630-10

 

INTITULÉ :                                       MUMTAZ BEGUM

                                           

                                                                                                                                    demanderesse               

                                                            -   et   -

 

                                                              MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

                  

                                                                                                                        défendeur

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 26 octobre 2010

                                                           

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 6 janvier 2011

 

 

COMPARUTIONS :   

 

Ali M. Amini                                                                             DEMANDERESSE

                                                                                               

Nadine Silverman                                                                     DÉFENDEUR

                            

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :    

 

Ali M. Amini                                                                             DEMANDERESSE

Avocat

Toronto (Ontario)

                                                                                         

Myles J. Kirvan                                                                        DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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