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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date : 2011-01-06

Dossier : IMM-688-10

Référence : 2011 CF 12

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

ANDREI KIRICHENKO

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, soumise en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.R.C. 1985, ch. 1-2 (la Loi), visant la décision du 5 janvier 2010 (la décision) par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est citoyen de la Russie par sa naissance, et d’Israël par mariage. Il est arrivé au Canada le 7 décembre 2006 et a demandé l’asile le même jour. Il prétend qu’il courrait un risque dans l’un et l’autre de ses pays de citoyenneté et qu’il craint d’y retourner.

 

[3]               Le demandeur a grandi en Russie. Il prétend qu’en 1995, alors qu’il résidait dans la ville de Boudennovsk, il a été pris en otage par des rebelles tchétchènes et a subi des blessures aux jambes pendant sa captivité. En 1997, le demandeur a comparu comme témoin au procès d’un des ravisseurs; on a ensuite menacé de lui infliger des blessures. Le demandeur était prêt à témoigner de la complicité de fonctionnaires russes à l’enlèvement de 1995, et il a supposé que ceux-ci ne voulaient pas qu’il dépose devant la cour. Craignant pour sa sécurité, le demandeur et son épouse ont immigré à Israël à la fin de la même année. Le demandeur et son épouse ont eu une fille en Israël et, alors que le demandeur aurait normalement dû faire son service au sein de l’armée israélienne, il en a été dispensé parce qu’il avait une jeune enfant.

 

 

[4]               Le demandeur et son épouse sont retournés en Russie à la fin de l’année 2000. Ils ont divorcé en 2001. En 2003, le demandeur a de nouveau été appelé à témoigner au procès des ravisseurs tchétchènes et il a encore une fois été menacé, cette fois de mort. Le demandeur a comparu en 2005; il prétend avoir été agressé le lendemain de sa comparution par trois hommes, dont l’un était muni d’un couteau. Plus tard la même année, un conducteur a tenté d’écraser le demandeur avec son automobile alors que celui-ci marchait sur un trottoir. L’été suivant, en 2006, le demandeur a été assigné comme témoin une troisième fois et, cette fois encore, il a reçu des menaces de mort. Le demandeur a alors décidé de quitter la Russie.

 

[5]               En juin 2006, le demandeur s’est rendu en voyage en Israël, où il n’avait pas été depuis plus de trois ans. Il s’est rendu compte à son arrivée qu’on avait fermé ses comptes de banque et que les documents dont il avait besoin pour travailler étaient venus à expiration. Le demandeur a alors craint qu’on l’oblige à servir dans l’armée israélienne, comme il n’avait plus droit à une dispense en tant que père d’une jeune enfant. En octobre 2006, le demandeur a quitté Israël à destination de l’Allemagne, où il est resté deux mois sans y demander l’asile. Le demandeur est ensuite venu au Canada.

 

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

 

[6]               Le demandeur a comparu devant la SPR en juin 2009; il était représenté par un avocat. La SPR a déclaré qu’elle analyserait sa demande d’asile en fonction de ses craintes envers Israël, estimant qu’il ne courrait « ni de risque de persécution ni de risque de traitements ou de peines cruels ou inusités s’il y retourn[ait] ».

 

[7]               La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait refusé le service militaire en Israël en tant qu’objecteur de conscience, et que c’était là la question déterminante dans cette affaire. La SPR a en outre conclu que le demandeur n’était pas crédible.

 

 

[8]               La SPR a estimé que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un risque de persécution. Tout pays a le droit d’imposer le service militaire à ses citoyens (voir Popov c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 75 F.T.R. 90 (Popov)). La SPR n’était saisie d’aucune preuve démontrant que les lois israéliennes sur la conscription n’étaient pas d’application générale et portaient préjudice au demandeur. En outre, la peur du combat ou d’une peine sanctionnant la désertion ne saurait justifier une crainte de persécution au sens de la Loi (voir Garcia c. Canada (Secrétaire d'État), [1994] A.C.F. no 147 (1re inst.), au paragraphe 2).

 

[9]               Le demandeur n’avait présenté aucune observation quant au fait qu’il serait objecteur de conscience pour des motifs religieux. Il ne pouvait donc pas faire valoir cette prétention.

 

[10]           La SPR a tiré comme conclusion de fait que le demandeur avait déjà été enrôlé au sein de l’armée russe, comme il était inscrit dans son carnet militaire qu’en 1994 et1995 il pouvait [traduction] « servir […] sous réserve de restrictions ». La SPR n’a pas souscrit à la prétention du demandeur, lors de son témoignage oral, selon laquelle cette expression voulait en fait dire qu’il était inapte au service militaire. La SPR a en outre conclu, à nouveau sur la foi du carnet militaire, que le statut du demandeur avait été modifié en 2003 en celui de personne [traduction] « apte au service », statut qui a ensuite été confirmé en 2006. La SPR a fait remarquer que le service au sein de l’armée russe ou de l’armée israélienne était une chose semblable, et qu’un objecteur de conscience ne pouvait « choisir l’armée à laquelle il se joindra. Soit il est disposé à se battre, soit il ne l’est pas. Le fait que le demandeur d’asile a servi au sein de l’armée russe l’empêche d’invoquer le statut d’objecteur de conscience dans les forces armées israéliennes ».

 

[11]           L’argument du demandeur selon lequel le statut d’objecteur de conscience n’existait pas véritablement en Israël n’a pas su convaincre la SPR. Celle-ci, pour rejeter l’argument, a énuméré les motifs de dispense du service militaire que les hommes pouvaient invoquer en Israël. Elle a conclu que deux voies s’offraient au demandeur s’il souhaitait échapper au service militaire en Israël. Il pouvait demander un temps de service réduit tenant compte du service au sein de l’armée russe, ou il pouvait revendiquer le statut d’objecteur de conscience. La SPR a reconnu que le statut d’objecteur de conscience était rarement accordé en Israël mais, selon elle, le demandeur devait néanmoins tenter de l’obtenir avant de demander l’asile au Canada. Israël étant un pays démocratique, il était en outre plus ardu pour le demandeur de démontrer que l’État ne pouvait ni ne voulait l’aider à échapper au service militaire et qu’ainsi, il était un réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi. Le demandeur ne s’étant engagé ni dans l’une ni dans l’autre voie, il ne lui était pas loisible de demander l’asile.

 

[12]           La SPR n’a pas jugé davantage convaincante l’assertion du demandeur voulant que les forces israéliennes aient posé en toute impunité des actions réprouvées par la communauté internationale. La SPR a estimé qu’il ne lui revenait pas d’en juger, comme l’audience n’était pas le procès des forces israéliennes. La question qu’il lui fallait plutôt trancher était de savoir si le demandeur avait satisfait à l’obligation de demander le statut d’objecteur de conscience en Israël avant de revendiquer le droit d’asile au Canada.

 

 

[13]           La SPR a également conclu que le demandeur n’était pas crédible. Il n’avait pas déployé les efforts requis pour s’établir à nouveau en Israël, ni tenté sérieusement d’y faire rouvrir son compte de banque ou d’y renouveler ses papiers. Le demandeur avait bien communiqué avec un organisme venant en aide aux Russes en Israël mais, quand il a appris qu’il lui faudrait attendre huit mois avant d’obtenir une pièce d’identité, il a choisi d’acheter un billet d’avion plutôt que de vivre de ses économies en attendant la délivrance de ce document. La SPR a également conclu que le demandeur lui avait dissimulé de l’information quant à la réponse donnée au représentant de l’organisme qui l’avait interrogé sur le motif de son départ d’Israël. Le demandeur a dit qu’il avait oublié sa réponse, et la SPR en a tiré une inférence défavorable.

 

[14]           La SPR a conclu que c’était de manière illogique que le demandeur avait présumé, selon son témoignage oral, qu’il serait toujours dispensé de faire son service militaire en Israël, ou du moins qu’il avait supposé cela à tort.

 

[15]           La SPR a finalement conclu que le demandeur n’avait pas précisé dans son témoignage oral comment il avait obtenu un document médical lui ayant permis d’être désigné comme apte au service [traduction] « sous réserve de restrictions » dans son carnet militaire en Russie. Le demandeur avait plutôt dit qu’il n’avait pu obtenir pareille dispense en Israël parce qu’il n’y connaissait aucun médecin pouvant lui délivrer une telle lettre. La SPR a déclaré qu’elle avait « des raisons de croire [que le demandeur avait] fort probablement acheté la lettre en question » et que la désignation n’avait pas été obtenue en raison des blessures qu’il aurait subies pendant qu’il était retenu comme otage en 1995. La SPR a également tiré de ce fait une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur.

 

[16]           La SPR a conclu enfin que le demandeur n’avait pas établi son statut d’objecteur de conscience et qu’il n’avait pas dit la vérité, tant de manière générale qu’à l’égard de faits importants. La SPR a rejeté pour ces motifs la prétention du demandeur selon laquelle, en fonction de ses craintes envers Israël, il était un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle.

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[17]           Le demandeur soulève les questions suivantes :

1.      la SPR a-t-elle manqué à l’obligation d’équité et aux principes de justice naturelle?

2.      la conclusion de la SPR selon laquelle il ne serait pas exposé à un risque en Israël était‑elle fondée sur des conclusions contradictoires, des conclusions de fait erronées ou des conclusions non étayées par la preuve?

3.      la SPR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu qu’il n’était pas crédible?

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

 

[18]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :

 

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

 Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

 

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a statué qu’il n’était pas toujours nécessaire de se livrer à l’analyse de la norme de contrôle applicable. Lorsqu’est déjà bien établie en jurisprudence la norme de contrôle applicable à la question particulière dont la cour de révision est saisie, en effet, celle-ci peut s’en rapporter à cette norme. Ce n’est que lorsque la recherche d’une telle jurisprudence s’avère infructueuse que la cour de révision doit examiner les quatre facteurs constitutifs de l’analyse relative à la norme de contrôle.

 

[20]           Le demandeur a soulevé devant la Cour une question concernant le traitement par la SPR de la preuve dont elle était saisie. C’est en fonction de la norme de la raisonnabilité qu’il convient d’examiner si la SPR a fait abstraction de certains éléments, n’a reconnu aucune valeur probante, à tort, à certains documents ou a mal interprété la preuve (voir Dunsmuir, précité, aux paragraphes 51 et 53).

 

[21]           La SPR s’est fondée dans sa décision, du moins en partie, sur son appréciation de la crédibilité du demandeur, ce qui relève de son domaine d’expertise. Les conclusions quant à la crédibilité commandent, pour ce motif, la norme de contrôle de la raisonnabilité (voir Aguirre c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 571, [2008] A.C.F. no 732, au paragraphe 14).

 

[22]           Aux fins du contrôle d’une décision en fonction de la norme de la raisonnabilité, on s’attardera dans l’analyse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision était déraisonnable, en ce sens qu’elle n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[23]           Le demandeur soulève également des questions d’équité procédurale et de justice naturelle, auxquelles s’applique la norme de la décision correcte (voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1).

 

LES ARGUMENTATIONS

            Les arguments du demandeur

                        La SPR a manqué à l’obligation d’équité et aux principes de justice naturelle

 

[24]           Le demandeur soutient que la SPR a rendu une décision erronée en regard de la preuve.

 

[25]           Le demandeur a fait valoir devant la SPR qu’il craignait avec raison d’être persécuté tant en Israël qu’en Russie. La SPR a déclaré au paragraphe 5 de la décision qu’en ce qui concernait la Russie, le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, et que les motifs de cette conclusion allaient suivre. La SPR n’a toutefois jamais analysé la demande d’asile en fonction des craintes envers la Russie. Aux paragraphes 1 et 21 de la décision, la SPR a déclaré qu’elle ne traiterait de la demande qu’en fonction des craintes envers Israël. Compte tenu de ce qui a été déclaré au paragraphe 5, il y avait là une contradiction interne dans la décision, pour laquelle la SPR n’a fourni aucune explication.

 

 

[26]           Le demandeur soutient également que n’était pas étayée par la preuve la conclusion de la SPR selon laquelle il avait servi au sein de l’armée russe, un état de fait qu’il a d’ailleurs nié à maintes reprises. Le demandeur a expliqué qu’il était de commune renommée que la désignation dans le carnet militaire [traduction] « [peut] servir […] sous réserve de restrictions » voulait dire que l’intéressé ne ferait pas son service, et que c’était pour ce motif qu’il s’était lui-même qualifié d’[traduction] « inapte au service militaire ». Pendant une suspension de l’audience, une recherche visant les règlements militaires russes a permis de confirmer le témoignage du demandeur quant à l’existence de restrictions d’ordre médical, et cette information a été communiquée à la SPR. Celle-ci a d’ailleurs confirmé plus tard à l’audience qu’elle avait admis la preuve selon laquelle le demandeur avait pu faire reporter son service militaire pour des raisons médicales. Il était donc injuste pour le demandeur que cette même preuve ait été réfutée dans la décision.

 

[27]           Le demandeur a en outre informé la SPR à l’audience qu’il manquait des pages à l’exemplaire de son carnet militaire qui avait été produit en preuve. Il a aussi dit croire que des renseignements d’intérêt quant à son service avaient pu figurer sur ces pages. Son avocat a demandé à la SPR d’obtenir ces pages si la question du service militaire du demandeur constituait toujours une question en litige. La SPR a répondu qu’elle en avait connaissance d’office. Le demandeur ajoute que les inscriptions figurant dans le carnet ne suffisaient pas pour démontrer qu’il avait exécuté son service militaire. Elles permettaient uniquement de constater qu’il avait subi un examen et quel était le résultat de cet examen, sans donner la moindre indication quant à des lieux ou à des périodes où il aurait effectué son service. Or, la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur avait servi au sein de l’armée russe était un élément central de sa décision. Le demandeur soutient qu’en faisant abstraction des pages manquantes, la SPR a tiré sa conclusion de façon abusive et arbitraire, et qu’en ne tentant pas de les obtenir, elle a enfreint l’obligation d’équité procédurale et les principes de justice naturelle.

 

[28]           Le demandeur soutient que la SPR s’est également appuyée sur un document qui n’avait pas été produit en preuve. La SPR a en effet cité la Réponse à la demande d’information ISR36779, du 17 avril 2001, au paragraphe 15 de la décision, alors que ce document ne faisait pas partie du Cartable national de documentation, et elle n’a pas mentionné où elle l’avait obtenu. À l’audience,  la SPR a aussi fait référence à un autre document non produit en preuve, et elle a par la suite convenu qu’elle ne pouvait s’appuyer sur des documents dont elle n’était pas valablement saisie et qui n’avaient pas été communiqués au demandeur. Le demandeur soutient ainsi que la SPR a commis une erreur en se fondant sur la Réponse à la demande d’information ISR36779.

 

[29]           Le juge Le Dain de la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit sur le sujet dans l’arrêt Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643 :

[L]a négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition.

 

 

 

[30]           Le demandeur soutient que pareille atteinte à l’équité procédurale et aux principes de justice naturelle suffit pour que soit accueillie la présente demande de contrôle judiciaire, mais que la décision est entachée d’autres erreurs encore.

 

La SPR a commis une erreur dans son traitement de la preuve

 

[31]           La SPR a conclu que le demandeur n’avait produit aucune preuve donnant à croire qu’il était objecteur de conscience pour des motifs religieux, et qu’il lui était donc impossible de faire valoir cet argument. Le demandeur relève toutefois les éléments de preuve qu’il a présentés en ce sens. Il a ainsi déclaré ce qui suit, au paragraphe 23 du récit mentionné dans son FRP : [traduction] « Au plan moral, je m’oppose au service militaire, en quelque lieu que ce soit ». Lors de son témoignage oral, le demandeur a également déclaré à l’audience : [traduction] « Je ne puis porter d’arme ni tuer qui que ce soit ». Le demandeur a aussi rapporté le fait que, lorsqu’il avait travaillé comme gardien de sécurité, il avait refusé de porter une arme et avait fait équipe avec un autre gardien qui lui en portait une. Le témoignage sous serment du demandeur est présumé être véridique, à moins qu’il n’existe une raison valable d’en douter (voir Maldonado c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.). Or, malgré ce témoignage, la SPR n’a jamais interrogé le demandeur au sujet de ses croyances religieuses ou morales.

 

[32]           La SPR aurait également commis une erreur susceptible de contrôle en rejetant l’argument du demandeur selon lequel sa demande d’asile en tant qu’objecteur de conscience se justifiait au regard de l’article 96 de la Loi, comme les actions militaires d’Israël avaient été « jugé[es] par la communauté internationale comme contraire[s] aux règles de conduite les plus élémentaires » (voir Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540 (C.A.) (Zolfagharkhani), au paragraphe 30). La SPR disposait comme preuve du rapport mondial pour 2009 d’Amnistie Internationale et de celui d’Human Rights Watch, selon lesquels les forces israéliennes avaient commis illégalement des meurtres en toute impunité. Or dans la décision Ciric c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 1277 (1re inst.), le juge Bud Cullen de la Cour a statué (au paragraphe 22) que les observations faites par des organisations non gouvernementales crédibles, telles qu’Amnistie Internationale, pouvaient être considérées comme une condamnation par la communauté internationale. La SPR était tenue de tenir compte de ces éléments de preuve.

 

[33]           Le demandeur soutient qu’en déclarant « Soit il est disposé à se battre, soit il ne l’est pas », la SPR a enfreint les principes énoncés dans l’arrêt Zolfagharkhani, précité, où l’on a reconnu qu’il pouvait être justifié d’accepter de participer à certaines guerres mais pas à d’autres.

 

 

[34]           Le demandeur déclare aussi qu’au paragraphe 15 de la décision, la SPR a laissé entendre qu’une loi en Israël donnait ouverture au statut d’objecteur de conscience, mais sans toutefois citer cette loi. Le demandeur soutient qu’il n’y a pas une pareille loi écrite; il n’y a qu’une simple politique.

 

[35]           Le demandeur rejette la conclusion de la SPR selon laquelle il ne s’était pas prévalu des deux voies de recours qui s’offraient à lui. La SPR a conclu que le demandeur aurait pu solliciter une réduction de la durée de son service en raison du temps passé au sein d’une armée étrangère. Selon la preuve du demandeur, toutefois, ce dernier n’avait jamais servi dans l’armée russe, et il s’agissait donc « fausse » voie de recours. Quant à l’autre voie ou solution possible – la demande du statut d’objecteur de conscience – le demandeur soutient que les dispenses à ce titre étaient si rarement accordées qu’il était plus probable qu’improbable que les forces israéliennes auraient rejeté pareille demande.

 

 

Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient injustifiées

 

[36]           Le demandeur fait également valoir le caractère injustifié des conclusions de la SPR quant à sa crédibilité. Au sujet de la lettre obtenue d’un médecin en Russie pour faire reporter son service militaire, le demandeur a admis à l’audience l’avoir eue contre rémunération. Le demandeur n’a toutefois pas nié ce fait non plus qu’il n’a dit, comme l’a déclaré la SPR, que les blessures subies alors qu’il avait été pris en otage étaient la cause du report.

 

[37]           Le demandeur soutient également ne pas avoir dissimulé d’information à la SPR quant à la réponse donnée au représentant de l’organisme israélien qui l’avait interrogé sur le motif de son départ de Russie. Le demandeur avait simplement oublié quelle avait alors été sa réponse et il était ennuyé.

 

[38]           Finalement, la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur aurait pu rester en Israël et attendre pendant huit mois la délivrance d’une pièce d’identité était fautive. Cette conclusion supposait, entre autres, que le demandeur disposait d’économies pour vivre; or, le demandeur a déclaré dans son témoignage oral qu’il avait dû emprunter pour payer son billet d’avion pour l’Allemagne. L’argent versé ne provenait pas de ses économies. Plus important encore, toutefois, cette conclusion faisait abstraction du fait que le demandeur avait quitté Israël parce qu’il craignait d’y être conscrit.

 

 

Les arguments du défendeur

           

[39]           Le défendeur fait valoir dans son argumentation écrite que le demandeur n’avait pu démontrer qu’il était un objecteur de conscience, d’abord et avant tout parce qu’il avait déjà servi au sein de l’armée russe (voir Popov, précitée, au paragraphe 7).

 

[40]           Le demandeur, en outre, n’avait pas tenté de se prévaloir en Israël de l’une ou l’autre des deux mesures de protection qui y étaient disponibles : le statut d’objecteur de conscience ou la réduction du temps de service en raison du temps déjà passé au sein de l’armée russe. Il incombait au demandeur de produire une « preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante » (voir Flores Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, au paragraphe 30). La protection internationale constitue une mesure auxiliaire « qui entre en jeu si le demandeur ne dispose d’aucune solution de rechange » (voir Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, page 726).

 

[41]           Comme il est déclaré dans la décision, les lois régissant le service militaire obligatoire et les peines infligées pour désertion, d’application générale, sont présumées être valides et neutres. C’est au demandeur qu’il incombait de démontrer que la loi en cause était source de persécution pour l’un des cinq motifs de reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention énoncés à l’article 96 de la Loi (voir Zolfagharkhani, précité, aux paragraphes 18 à 22).

 

[42]           Israël étant un pays démocratique, le demandeur devait « s’acquitter d’un lourd fardeau pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours dont il pouvait disposer dans son pays avant de demander l’asile » (voir Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, aux paragraphes 56 et 57).

 

[43]           Le défendeur soutient finalement qu’au vu de la preuve, il était loisible à la SPR de tirer dans sa décision les conclusions quant à la crédibilité mentionnées précédemment. De telles conclusions se trouvent « au cœur même de la compétence spécialisée de la Commission en tant que juge des faits » (voir Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)).

 

[44]           Le défaut du demandeur de s’être prévalu des solutions susmentionnées étayait la conclusion de la SPR quant à l’absence chez lui d’une crainte fondée de persécution. On ne saurait se livrer à des conjectures, comme l’a fait le demandeur, quant à savoir si ce dernier eût obtenu de l’armée israélienne le statut d’objecteur de conscience, puisque le demandeur n’a pas sollicité ce statut et a tout simplement quitté le pays (voir Popov, précitée, paragraphe 8).

 

 

 

 

ANALYSE

 

[45]           Le défendeur a concédé dans sa plaidoirie que la SPR avait commis une erreur de fait susceptible de contrôle en concluant que le demandeur avait servi au sein de l’armée russe. La décision n’en demeurait pas moins valable, affirme-t-il toutefois, sur le fondement de la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas tenté de demander protection en Israël, un pays démocratique où s’offraient à lui des solutions autres que le service au sein de l’armée.

 

[46]           Cette partie de la décision me semble toutefois entachée de deux importantes erreurs susceptibles de contrôle.

 

 

[47]           La première erreur était le fait pour la SPR d’avoir cité le document ISR36779 et d’y avoir relevé une liste de solutions s’offrant au demandeur en Israël. La mesure dans laquelle la SPR s’est fondée sur ce document ne ressort pas clairement des motifs, mais celui-ci n’était pas un élément de preuve dont la SPR était saisie et il n’avait jamais été communiqué au demandeur. Le demandeur n’a pas eu l’occasion de réagir, ainsi, à au moins une des sources de la conclusion de la SPR sur les solutions dont il disposait en Israël, une conclusion qui est maintenant devenue l’objet principal de la présente demande. On ne peut savoir avec précision ce que renfermait ce document, mais comme il datait de 2001, il se peut fort bien que les renseignements y figurant soient moins pertinents que ceux d’autres éléments de preuve soumis à la SPR et datés de 2003 ou d’une année postérieure.

 

[48]           Je dois ainsi convenir avec le demandeur que ce manquement à l’équité procédurale a une grande incidence sur la question dont je suis maintenant saisi, et qu’il y aurait lieu pour ce seul motif de renvoyer l’affaire pour nouvel examen. Il ne s’agit pas d’un cas où la Cour puisse dire que, même si le demandeur avait eu l’occasion de répliquer à la preuve extrinsèque en cause, cela n’aurait pas influé sur l’issue de la décision. Ce n’est pas non plus un cas où l’on puisse dire que la SPR a utilisé un document sur la situation régnant dans le pays qui provenait de sources publiques et était accessible au demandeur (voir Mark c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 364, aux paragraphes 11 à 18).

 

[49]           La seconde erreur susceptible de contrôle découlait du défaut de la SPR de faire mention et de traiter des documents versés au dossier et faisant état du fait que les hommes ne peuvent obtenir en Israël le statut d’objecteurs de conscience. Il y a bien dans ce pays un Comité des objecteurs de conscience, mais son mode de fonctionnement et la façon d’y avoir accès ne sont pas de connaissance publique. Aucune norme reconnue d’application régulière de la loi ne régit le comité, ses décisions ne sont soumises à aucun droit d’appel et, selon la preuve, on n’aiguille même pas vers le comité les hommes qui se disent intéressés au statut d’objecteurs de conscience.

 

 

[50]           Cela diffère sensiblement de la situation régnant aux États-Unis et décrite par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Hinzman, précité, où l’on pouvait analyser les mesures de protection offertes aux personnes désireuses de revendiquer le statut d’objecteurs de conscience. Il semble d’après la preuve qu’aucune loi ne reconnaît le statut d’objecteur de conscience en Israël et que le soi-disant Comité des objecteurs de conscience est de nature opaque, que ses décisions ont un caractère fortuit et qu’il est difficile d’y avoir accès. Je ne crois pas qu’un tel régime aussi flou et arbitraire puisse être qualifié de « solution » pour quiconque, y compris pour le demandeur. Le demandeur a déclaré dans son témoignage avoir dit à un fonctionnaire israélien qu’il ne souhaitait pas faire son service militaire, et que ce fonctionnaire lui avait tout simplement ri au nez. Personne n’a aiguillé le demandeur vers un quelconque régime de remplacement. Ce récit semble concorder avec la preuve dont la SPR était saisie quant au fait que les hommes ne disposaient pas du droit en Israël au statut d’objecteurs de conscience. La SPR a fait abstraction de tout cela, ne faisant que vaguement allusion à des solutions sans toutefois dire précisément ce qui s’offrait à un individu dans la situation du demandeur. Le temps réduit de service, même si c’était bien là une solution disponible au demandeur, était tout de même du service militaire, et la SPR a conclu expressément que le demandeur ne bénéficiait d’aucune dispense d’ordre médical.

 

[51]           Au vu de cette preuve, en d’autres mots, il était complètement illusoire de penser que le demandeur aurait pu s’en tirer en recourant à une solution disponible, mais qu’il ne l’avait pas fait.

 

[52]           Lorsqu’elle a examiné si le demandeur eût dû solliciter la protection de l’État en Israël avant de venir au Canada, la SPR s’est fondée sur un document dont elle n’était pas saisie et qui n’avait pas été communiqué au demandeur, et elle a totalement fait abstraction d’éléments de preuve dont elle disposait concernant ce qu’il en était véritablement du soi-disant Comité des objecteurs de conscience et de l’absence de solutions pour les personnes dans la même situation que le demandeur. C’étaient là des erreurs susceptibles de contrôle qu’on ne peut passer sous silence, à mon avis, et l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen.

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen à un tribunal différemment constitué de la SPR.

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-688-10

 

INTITULÉ :                                       ANDREI KIRICHENKO

 

                                                             - et -

 

                                                             LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

                                                            DE L’IMMIGRATION

 

                                                             

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 28 OCTOBRE 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 ET JUGEMENT :                             LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                             LE 6 JANVIER 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Geraldine MacDonald                                                               POUR LE DEMANDEUR

                                                                                               

Gordon Lee                                                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Geraldine MacDonald                                                               POUR LE DEMANDEUR

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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