Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20101216

Dossier : IMM-624-10

Référence : 2010 CF 1292

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2010

En présence de monsieur le juge Simon Noël

 

 

Entre :

 

ANA MARIA ANGEL GONZALEZ

OLGA MARGARITA GONZALEZ JARAMILLO

HECTOR ALFONSO ANGEL GONZALEZ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

ministre de la citoyenneté

et de l'immigration

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

Motifs du jugement et jugement

 

[1]               Il s'agit d'une demande présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), sollicitant le contrôle judiciaire d'une décision défavorable de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR), datée du 23 décembre 2009. La CISR a rejeté la demande d'asile et a conclu que les demandeurs n'avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la LIPR. L'autorisation de contrôle judiciaire a été accordée par la juge Heneghan le 9 septembre 2010.

 

[2]               ans sa décision, la CISR a rejeté la demande d'asile des demandeurs parce qu'elle ne leur a pas reconnu la qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger en raison de leur manque de crédibilité et de l'invraisemblance de leur récit. Subsidiairement, la CISR a conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) en Colombie. La CISR a conclu qu'il n'y avait pas de lien suffisant avec l'un des motifs prévus à la Convention.

 

Les faits

[3]               La demande d'asile des demandeurs repose sur une allégation de persécution subie de la part des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les FARC), une organisation paramilitaire. Ils sont membres de la même famille : Ana Maria et Hector Alfonso sont frère et sœur et Olga Margarita est leur mère. Ils ont également un frère, Carlos Alberto, dont la demande d'asile au Canada a été accueillie en septembre 2005, laquelle demande d'asile se fondait sur la persécution par la même organisation paramilitaire.

 

[4]               Depuis le départ de Carlos Alberto, la demanderesse principale, Ana Maria, avait la tâche de gérer les trois fermes de la famille, situées à quelques heures de leur ville de résidence, Medellin. À compter d'août 2007, la demanderesse principale allègue avoir reçu plusieurs appels téléphoniques de menaces de la part de personnes se réclamant des FARC. Des menaces auraient été proférées, car la demanderesse principale refusait de payer la taxe d'extorsion des FARC. Ces appels se sont poursuivis jusqu'à l'hiver 2008, alors que la demanderesse principale et sa mère ont quitté la Colombie, munies de visas valides, pour se rendre aux États-Unis puis, après deux semaines dans ce pays, au Canada. Le frère, Hector Alfonso, aurait reçu des appels téléphoniques après leur départ, demandant où se trouvait la demanderesse principale et réitérant les demandes de paiement. Le frère s'est alors enfui, passant une semaine aux États-Unis avant de venir au Canada.

 

La décision de la CISR

[5]               Après avoir analysé la preuve et l’avoir examinée au cours de l'audience, la CISR était d'avis que les demandeurs n'étaient pas, selon la prépondérance des probabilités, la cible des FARC. Subsidiairement, la CISR a conclu qu'ils avaient une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Bogotá, la capitale.

 

[6]               Plus précisément, le récit des demandeurs n'a pas été jugé crédible pour les motifs suivants :

 

-           Le fait que les trois fermes dont la famille était propriétaire continuaient d'être exploitées sous la gestion de leur employé de longue date n'est pas perçu comme étant crédible, car la CISR a conclu qu'il était surprenant que leur exploitation se poursuive sans que les FARC s'interposent ou causent des problèmes.

 

-           La CISR a conclu que compte tenu du refus de payer, on pouvait s'attendre raisonnablement à ce que les FARC extorquent l'argent du gestionnaire de la ferme, s'approprient les produits agricoles et le bétail et les vendent ou s’approprient le titre de propriété de la ferme et la vendent. Comme les FARC n'ont rien fait, la CISR hésite à croire le récit des demandeurs.

 

-           Le fait qu'il n'y a pas eu d'affrontement ni d'attaque personnels a été jugé surprenant, car une « telle passivité à l’égard d’une personne prise pour cible qu’elles veulent faire obtempérer à une demande ne semble pas caractéristique des FARC, qui ont la réputation d’exercer des représailles rapides et violentes contre les personnes qui ne se soumettent pas à leurs exigences ».

 

-           Malgré les menaces, la demanderesse principale s'est quand même rendue en avion et en automobile à la ferme et y est même restée deux  jours, sans ingérence ni communication de la part des FARC. La CISR a conclu qu'il était « étrange » qu'elle courre « le risque de se jeter dans la gueule du loup » sans que les FARC ne l'abordent.

 

[7]               La CISR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs n'étaient pas la cible des FARC. De plus, la CISR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité, s'appuyant sur le fait que les demandeurs n'avaient pas présenté de demande d'asile alors qu'ils étaient aux États-Unis. En outre, la CISR a conclu que les demandeurs disposaient d'une PRI à Bogotá et que les capacités actuelles des FARC ne leur permettaient pas de retrouver les demandeurs dans la capitale. La CISR a aussi conclu qu'il existait une protection de l'État suffisante en Colombie et que les demandeurs n'avaient pas montré que les efforts pour se prévaloir de cette protection étaient suffisants.

 

Position des parties

[8]               Les demandeurs soutiennent que la CISR a commis une erreur dans son appréciation de la preuve. Ils font valoir que la CISR a tiré plusieurs conclusions déraisonnables, comme le fait que les FARC pouvaient vendre les fermes et le bétail et la conclusion défavorable concernant le passage des demandeurs par les États-Unis. Les demandeurs soutiennent que la CISR a ignoré les éléments de preuve dont elle disposait, tels que les mesures de sécurité qu’ils ont prises afin d'éviter les FARC. La CISR a omis de reconnaître la présomption de véracité des demandes d'asile et a ignoré les éléments de preuve documentaire dont elle disposait.

 

[9]               Le défendeur soutient que, suivant la norme de contrôle de la décision raisonnable, la décision de la CISR entre dans l'éventail des issues acceptables. Il fait valoir que la CISR a suffisamment motivé sa décision et a pris en compte les éléments de preuve dont elle disposait. Le défendeur allègue de plus que la CISR était fondée de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité compte tenu de l'omission des demandeurs de présenter une demande d'asile dans le premier endroit sûr où ils se trouvaient, tout en reconnaissant que ce facteur ne peut pas être le seul sur lequel la CISR fonde sa décision. Le défendeur fait valoir que la Cour ne doit pas apprécier la preuve de nouveau et substituer ses propres conclusions si la décision de la CISR appartient aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

La norme de contrôle applicable

[10]           La décision de la CISR concernant la validité d'une demande d’asile présentée en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR est une question mixte de fait et de droit et commande ainsi l'application de la norme de la décision raisonnable (Gutierrez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 487; Gonzalez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 163). Ainsi, la Cour ne doit pas substituer son propre jugement à celui de la CISR. Tant que la décision appartient aux issues acceptables pouvant se justifier, la Cour ne peut pas intervenir (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9).

 

[11]           Il ne revient pas à la Cour, dans le cadre d'un contrôle judiciaire des conclusions de la CISR, d'apprécier de nouveau la preuve dont la CISR disposait. La Cour doit plutôt examiner la décision conformément aux principes du contrôle judiciaire (Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 971).

 

Analyse

[12]           Bien que la CISR ne soit pas tenue de mentionner chaque élément de preuve dont elle est saisie, il existe une présomption selon laquelle elle a apprécié et examiné tous les éléments de preuve (Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 946 (C.A.F.); Sanchez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 134; Suvorova c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 373). Lorsque la CISR tire des inférences et des conclusions qui sont raisonnables selon le dossier, la Cour ne devrait pas intervenir, qu'elle soit ou non en accord avec les conclusions tirées (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.); Chen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] A.C.F. no 551 (C.A.F.). Toutefois, comme on le verra ci-dessous, dans son ensemble, la décision de la CISR est déraisonnable et n’appartient pas aux issues acceptables. Sur plusieurs points, la décision de la CISR a omis d'établir un lien avec les éléments de preuve soumis et a tiré des conclusions déraisonnables.

 

Passage par les États-Unis

[13]           Dans sa décision, la CISR a tiré une conclusion défavorable concernant le fait que les demandeurs étaient passés par des États-Unis et y étaient restés un certain temps. La CISR a conclu comme suit : « Le tribunal estime que ce fait est troublant puisque, s’ils avaient réellement craint d’être renvoyés en Colombie, ils auraient pris des mesures qui auraient reflété l’urgence de leur situation, c’est‑à‑dire qu’ils auraient demandé l’asile à la première occasion qui se serait présentée à eux dans un pays sûr. » Bien qu'il soit vrai qu'une certaine conclusion peut être tirée du fait qu'une demande d'asile n'a pas été présentée dans le premier pays, cela ne peut être le seul facteur sur lequel la CISR fonde sa décision (Hue c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 283 (C.A.F.)). La CISR doit évaluer la raison pour laquelle il y a eu un retard à présenter une demande d'asile et la raison pour laquelle l'asile n'a pas été demandé à la première occasion (Mendez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 75; Mesidor c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1245; Gavryushenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 194 F.T.R. 16).

 

[14]           En l'espèce, les demandeurs ont fourni une explication : ils n'ont pas présenté de demande d'asile aux États-Unis parce que leur frère/fils avait présenté avec succès une demande d'asile au Canada en s'appuyant sur des faits sous-jacents semblables. La CISR n'a pas traité ce point dans ses motifs et a tiré une conclusion défavorable, malgré la preuve soumise. Même s'il n'est pas déterminant en soi, cet élément témoigne du caractère déraisonnable de la décision de la CISR.

 

Les réponses et comportement des FARC

[15]           La CISR était d'avis que les allégations des demandeurs concernant les menaces et le comportement des FARC étaient incompatibles avec leur réputation d'exercer des représailles violentes. De plus, la CISR n'a pas trouvé crédible que les FARC puissent simplement remettre une note au gestionnaire de la ferme. La CISR a déclaré qu’« il serait raisonnable de croire que les FARC auraient directement extorqué la somme qu’elles exigeaient au gestionnaire de la ferme, qu’elles se seraient approprié les produits agricoles et le bétail, et même la ferme entière, afin de tout vendre directement ».

 

[16]           Comme les demandeurs l’ont souligné dans leurs actes de procédure, une telle conclusion est injustifiée et déraisonnable. Elle va au-delà d'une conclusion de fait vraisemblable et s'attarde à une conjecture qui n'est pas véritablement étayée. La violence habituelle des FARC n'est pas contestée. Cependant, cela ne signifie pas que les FARC vendraient le bétail de la ferme, ou même la ferme elle-même, ce qui est une conclusion de fait déraisonnable. La Cour ne peut assurément pas conclure qu'une telle conclusion appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier », selon l'arrêt Dunsmuir, précité.

 

[17]           À cela s'ajoute le fait que la CISR a ignoré la tentative des demandeurs de modifier leur itinéraire et comportement afin d'éviter les FARC. La CISR a conclu que les FARC employaient habituellement des moyens violents, ce qui n'est pas contesté. Toutefois, la CISR ne pouvait pas raisonnablement arriver à cette conclusion si les FARC n'avaient pas provoqué d'affrontement physique avec les demandeurs, sans dûment tenir compte de la preuve que ceux-ci avaient pris des précautions de sécurité pour se protéger des FARC. Encore ici, cet élément n'est pas déterminant, mais il témoigne du caractère déraisonnable des conclusions de la CISR.

 

La conclusion relative à l'existence d'une PRI

[18]           La conclusion relative à l'existence d'une PRI constitue une partie importante de la décision de la CISR. Celle-ci traite d'une bonne partie de la preuve documentaire et tente d’évaluer les capacités actuelles des FARC à Bogotá, la capitale. Cependant, dans son raisonnement sur la question de l'existence d'une PRI, la CISR a tiré des conclusions déraisonnables à partir de la preuve documentaire.

 

[19]           À titre d'exemple, mentionnons la conclusion concernant le rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). La CISR conclut que ce rapport « n’abonde plus en ce sens » et est « muet » quant à la capacité des FARC de retrouver des citoyens dans la capitale ou dans des grandes villes. Elle en a conclu que les capacités opérationnelles des FARC dans les villes étaient limitées. En fait, comme l'ont souligné les demandeurs, la version la plus récente du rapport de l’UNHCR ne contient pas le même paragraphe précis, mais contient certains éléments pertinents. Il ne revient pas à la Cour en l'espèce de décider si les FARC peuvent retrouver des personnes dans les grandes villes. La Cour peut plutôt déclarer que la preuve documentaire n'a pas été examinée de façon raisonnable, comme c'était le cas en l'espèce.

 

[20]           La décision de la CISR a également omis un élément de fait important quant à l'existence d'une PRI. Elle n'a aucunement mentionné le fait que la source des problèmes des demandeurs était des fermes où ils ne résidaient pas et qui étaient situées à plusieurs heures de distance. Les demandeurs vivaient à Medellin, une grande ville, et les FARC les auraient retrouvés, même s'ils avaient déménagé ailleurs dans la ville après avoir reçu les premières menaces. Il est déraisonnable pour la CISR de ne pas avoir pris en compte le déménagement des demandeurs à l'intérieur de la ville et le fait que la persécution alléguée n'était pas directement liée à leur lieu de résidence. 

 


Suffisance de la protection de l'État

[21]           Bien que la décision de la CISR témoigne d'une analyse sérieuse de la capacité de la Colombie de protéger ses citoyens contre les FARC, plus particulièrement dans les grandes villes, la décision n'indique pas la façon dont cette protection se rapporte aux demandeurs. Dans sa décision, la CISR a omis de traiter des rapports antérieurs de la demanderesse principale avec les corps policiers. La CISR a également omis d'examiner la réponse de la police concernant les plaintes du frère relativement aux allégations de menaces. Sans se prononcer sur l'insuffisance de tels éléments en ce qui a trait à une conclusion relative à l'existence d'une PRI, la Cour conclut qu'il était déraisonnable pour la CISR d'ignorer ces éléments de preuve.

 

Conclusion

[22]           Compte tenu des éléments de sa décision examinés, il semble que la CISR ait tranché les demandes d'asile des demandeurs de façon déraisonnable, sans dûment examiner la preuve soumise et en tirant des conclusions déraisonnables des éléments qu'elle a examinés. La demande de contrôle judiciaire de la décision de la CISR, datée du 23 décembre 2009, est accueillie et l'affaire est renvoyée pour nouvelle décision devant un tribunal différemment constitué.

 

[23]           Les parties n'ont proposé aucune question importante de portée générale à certifier.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

-           la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision devant un tribunal différemment constitué de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Aucune question n'est certifiée.

 

 

« Simon Noël »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


 

 

Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-624-10

 

Intitulé :                                       ANA MARIA ANGEL GONZALEZ 

                                                            OLGA MARGARITA GONZALEZ JARAMILLO

                                                            HECTOR ALFONSO ANGEL GONZALEZ

                                                            et

                                                            ministre de la citoyenneté et de l'immigration

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 7 décembre 2010

 

Motifs du jugement :            le juge S. NOËL

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 16 décembre 2010

 

 

 

Comparutions :

 

Michael F. Loebach

 

Pour les demandeurs

 

Khatidja Moloo

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

Pour les demandeurs

Khatidja Moloo

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.