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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date : 20110112

Dossier : IMM-1789-10

Référence : 2011 CF 27

Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2011

En présence de monsieur le juge Scott 

 

ENTRE :

 

ROBERT MUHARI, ANKA OLAH ET UROS MUHARI

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

   

   défendeur

 

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire aux termes du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « Loi »), à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le « tribunal ») rendue le 10 mars 2010, selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger en vertu de la Loi.

 

Les faits

[2]               Robert Muhari, son épouse Anka Olah et leur fils Uros Muhari sont des citoyens de la Serbie, d’origine hongroise, qui habitaient la région de Voïvodine. Ils craignent la persécution en raison de leur origine hongroise et de la situation dans leur pays à la suite de la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo.

 

[3]               Ils allèguent avoir vécu leur jeunesse dans un climat de conflits armés après l’éclatement de l’ancienne république yougoslave et d’avoir toujours subi de la discrimination en raison de leur origine hongroise.

 

[4]               Le 20 janvier 2008, les demandeurs arrivent au Canada munis d’un visa de visiteurs. Ils se rendent chez un oncle et une tante à Hawkesbury, en Ontario, dans le but d’aider la tante qui souffre d’un cancer en phase terminale.

 

[5]               Le 14 février 2008, le Kosovo déclare unilatéralement son indépendance de la Serbie. Craignant d’être impliqués dans un autre conflit armé, les demandeurs se rendent au bureau du député qui représente la circonscription qui englobe la ville d’Hawkesburry afin d’obtenir des renseignements.

 

[6]               Le 8 mars 2008, ils se rendent à Ottawa dans le but de déposer une demande d’asile auprès de la Section de la protection des réfugiés. En raison de l’absence d’interprète disponible, la demande n’est déposée que le 18 mars 2008.

 

La décision contestée

[7]               Le tribunal a conclu que les demandeurs étaient crédibles. Or, il a rejeté leur demande aux motifs que la discrimination dont le demandeur principal a souffert en raison de son origine hongroise n’était pas sévère. Le tribunal a également conclu que la crainte des demandeurs en raison du conflit au Kosovo ne répondait pas aux termes de l’article 97(1)b) de la Loi, puisqu’ils n’étaient pas visés personnellement par la situation.

 

[8]               La décision révèle que les demandeurs n’étaient pas représentés et que l’audience s’est tenue à Ottawa.

 

Les questions en litige

[9]               Cette demande de contrôle judicaire soulève les questions suivantes :

1.                  Le tribunal a-t-il commis une erreur en excluant certains éléments de preuve documentaire corroborant la position des demandeurs?

2.                  Le tribunal a-t-il conclu de manière raisonnable que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés ou des personnes nécessitant une protection en raison de leur origine ethnique?

 

L’analyse

A.        La norme de contrôle

[10]           La question de la suffisance des motifs du tribunal doit être révisée selon la norme de la décision correcte (Vila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 627, [2008] ACF no 823 (QL) au para 9; H.L. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 521, 2009 ACF 645 (QL) au para 15).

 

[11]           Les questions d’appréciation des faits sont révisées selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 au para 53).

 

B.         L’exclusion par le tribunal de certains éléments de preuve documentaire

[12]           Dans leur mémoire, les demandeurs reprochent au tribunal de ne pas avoir tenu compte des éléments de preuve documentaire qu’ils ont déposés au sujet de la protection disponible en Serbie, et plus particulièrement dans la région de Voïvodine, aux personnes d’origine hongroise, ni de les avoir confrontés au sujet de la suffisance de la protection accordée aux minorités par l’État serbe.

 

[13]           La jurisprudence de cette Cour est claire et constante quant à la nécessité pour un tribunal de considérer tous les éléments de preuve pertinents par rapport à la question en litige (Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 656, 35 Imm LR (3e) 202).

 

[14]           Le tribunal doit à tout le moins fournir des motifs suffisants pour écarter les éléments de preuve déposés par les demandeurs. Comme l’écrit le juge Evans dans l’affaire Cepeda-Guttierez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3e) 264 au para 17 :

[P]lus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait] : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[15]           À cet égard, il est intéressant de rappeler les conclusions du juge Martineau dans l’affaire Avila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, 295 FTR 35, où il a conclu que la Commission ne pouvait pas simplement choisir d’écarter les éléments de preuve pertinents qui pouvaient soutenir le point de vue des demandeurs.

 

[16]           Dans la décision contestée par les demandeurs, le tribunal fait référence à un des éléments de preuve documentaire déposé par les demandeurs. Il en cite un extrait, mais n’en retient que l’élément qui soutient sa conclusion. Il aurait dû à tout le moins expliquer la raison pour laquelle il rejette les extraits qui font état d’actes de vandalisme, de discrimination et de violence à l’égard de la minorité hongroise dans la province de Voïvodine.

 

[17]           La procureure du défendeur a déposé une copie de la décision Sokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 168, [2010] ACF no 188 (QL), pour étayer sa position à l’effet que le tribunal n’avait pas l’obligation de répondre à chaque élément de preuve documentaire déposé par les demandeurs. Le juge Near affirmait dans ce cas que la Commission avait valablement conclu que la demanderesse devait d’abord solliciter la protection de l’État. Il écrit aux paras 28 et 29 que :

La demanderesse soutient que la Commission a omis de tenir compte d’éléments de preuve contradictoires concernant le refus de l’État de protéger les personnes d’origine hongroise et d’autres groupes minoritaires. Toutefois, la Commission n’est pas tenue de faire renvoi à chaque élément de preuve ou de résumer la totalité de la preuve documentaire présentée (voir Florea c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.)), et il ne faut pas lire à la loupe les motifs des organismes administratifs […].

 

En l’espèce, la Commission a fait renvoi à la preuve de la demanderesse à la page 1 de ses motifs et a affirmé à la page 7 que “compte tenu de la preuve, la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État. Cette façon de faire était raisonnable.

 

Nous convenons également que le tribunal n’est pas tenu de renvoyer à toute la preuve documentaire soumise. Toutefois, lorsque les éléments de preuve déposés portent sur un élément crucial au litige, l’obligation du tribunal est toute autre. Il doit y faire référence et expliquer la ou les raisons pour lesquelles il ne retient pas ces éléments (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 485, [2009] ACF no 616 (QL) au para15).

 

[18]           Cette erreur nous apparaît fatale dans les circonstances, car l’élément de preuve en question va au cœur même de l’objet de la demande, à savoir la crainte de persécution de serbes d’origine hongroise vivant à Voïvodine. En effet, le document déposé par les demandeurs fait état d’actes de violence contre les personnes d’origine hongroise et de l’attitude passive des autorités serbes devant cet état de fait. Cet élément de preuve pouvait établir la crainte objective de persécution des demandeurs.

 

C.        L’origine ethnique des demandeurs

[19]           Le tribunal a conclu que les demandeurs, particulièrement le demandeur principal, n’ont pas subi de discrimination sévère. De plus, comme ils n’étaient pas persécutés en Serbie, ils ne peuvent être réfugiés au Canada.

 

[20]           Dans la cause H.L., précitée, le juge Martineau affirme aux paragraphes 21 et 22 que :

La discrimination n’équivaut pas en soi à la persécution. Elle le peut cependant quand elle prend la forme d’une [TRADUCTION] “violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’État”. (Hathaway, James C. The Law of Refugee Status. Toronto : Butterworths, 1991, aux pages 104 à 105, cité au paragraphe 63 de Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S 689). […]

 

Le Guide du Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR) donne l’éclairage suivant sur ce qui peut constituer la persécution :

 

53. En outre, un demandeur du statut de réfugié peut avoir fait l’objet de mesures diverses qui en elles-mêmes ne sont pas des persécutions (par exemple, différentes mesures de discrimination), auxquelles viennent s’ajouter dans certains cas d’autres circonstances adverses (par exemple une atmosphère générale d’insécurité dans le pays d’origine). En pareil cas, les divers éléments de la situation, pris conjointement, peuvent provoquer chez le demandeur un état d’esprit qui permet raisonnablement de dire qu’il craint d’être persécuté pour des “motifs cumulés”. Il va sans dire qu’il n’est pas possible d’énoncer une règle générale quant aux “motifs cumulés” pouvant fonder une demande de reconnaissance du statut de réfugié. Toutes les circonstances du cas considéré doivent nécessairement entrer en ligne de compte, y compris son contexte géographique, historique et ethnologique.

 

[21]           Les demandeurs, surtout le demandeur principal, prétendent avoir été l’objet d’évènements distincts de discrimination en raison de leur origine hongroise. Plus d’une situation a été alléguée, sans compter la recrudescence de la violence à l’endroit de la minorité hongroise à la suite des évènements au Kosovo.

 

[22]           La procureure du défendeur a souligné certaines décisions de la Cour fédérale qui traitent de la sévérité de la discrimination pour que celle-ci constitue de la persécution. Les décisions Am Nwaeze c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1151, [2009] ACF no 1436 (QL) et Tazawa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 255, [2007] ACF no 325 (QL), citées par le défendeur, se distinguent du présent dossier par leurs faits. Dans ces deux cas, il s’agit d’actes de discrimination à l’égard de personnes qui ont contractées des mariages interraciaux et non à l’égard de membres d’une ethnie en particulier. La distinction est importante, car la preuve documentaire présentée par les demandeurs en l’espèce faisait état de la discrimination systématique et existante dirigée contre l’ensemble d’une ethnie, à savoir les personnes d’origine hongroise. Les décisions citées par le défendeur ne sont donc pas applicables dans le présent dossier.

 

[23]           Certes, le tribunal demeure maître des faits. Néanmoins, c’est avec beaucoup de déférence que nous constatons que bien que le tribunal ait reconnu l’existence de certains actes de discrimination, son analyse ne tient pas compte de l’effet cumulatif des actes de discrimination allégués par le demandeur principal.

 

[24]           Comme l’écrivait le juge Martineau au para 26 de l’affaire H.L., précitée :

Par conséquent, je ne suis pas convaincu que la Commission a résolu de façon adéquate la question principale de la demande, soit de savoir si les demandeurs craignaient avec raison la persécution. Il n’y a absolument aucune analyse sur l’effet cumulatif des incidents qu’ils ont vécus en Indonésie et dont la véracité n’a pas été contestée. La Commission a examiné cette question à la hâte, au mieux, et, selon moi, cela justifie l’intervention de la Cour.

 

[25]           En l’espèce, nous en venons à la même conclusion en ce qui concerne l’absence d’analyse

précise du tribunal au sujet des actes de discrimination allégués, tant à l’égard du demandeur principal qu’à l’égard de l’ensemble de la minorité hongroise dans la province de Voïvodine (Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, [2007] 3 RCF 400 aux para14 à 16). Cette omission et l’absence d’explications quant aux motifs qui ont amené le tribunal à ignorer certains éléments de preuve présentés par le demandeur justifient l’intervention de cette Cour. La demande de révision judiciaire doit donc être accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je n’en vois aucune.

 

[26]           Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué afin que celui-ci procède à un nouvel examen et statue à nouveau sur l’affaire. Aucune question n’est certifiée.

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.         L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l’affaire; et

3.         Aucune question n’est certifiée.

 

« André F.J. Scott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-1789-10

 

INTITULÉ :                                       ROBERT MUHARI, ANKA OLAH ET UROS MUHARI C. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal

 

DATE DE L’AUDIENCE :               15 décembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                      12 janvier 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michel Le Brun

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Emilie Tremblay

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michel Le Brun

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

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