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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20110202

Dossier : IMM-4345-09

Référence : 2011 CF 105

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2011

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O’KEEFE

 

ENTRE :

 

GUSTAVO ADOLFO PEREZ VILLEGAS

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), de la décision du 7 août 2009 par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

 

[2]               Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision de l’agent et renvoyant l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

 

Le contexte

 

[3]               Gustavo Adolfo Perez Villegas (le demandeur) est né le 5 octobre 1952 et il est un citoyen du Mexique.

 

[4]               Le demandeur a appris l’existence de l’armée zapatiste de libération nationale (Ejercito Zapatista de Liberacion Nacional, l’EZLN), après que celle‑ci a pris d’assaut plusieurs édifices gouvernementaux dans l’État de Chiapas (Mexique), en janvier 1994. Son parrain, Bishop Samuel Ruiz, lui a expliqué que l’EZLN aidait à faire connaître les difficultés particulières des peuples autochtones au Chiapas. Le demandeur déclare que, de 1994 à 1997, il a formé des groupes informels pour recueillir de l’argent, des médicaments et de la nourriture pour les peuples autochtones, qu’il donnait alors à l’EZLN parce que l’armée mexicaine avait coupé l’accès normal au Chiapas.

 

[5]               Le demandeur a été menacé en raison de ces activités. Son frère est disparu et sa maison a été saccagée. Le demandeur a fui au Canada et a demandé l’asile, laquelle lui a été accordée en août 1998.

 

[6]               Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), le demandeur a indiqué qu’il était un membre de l’EZLN, l’armée zapatiste. Dans ses demandes de résidence permanente, il a indiqué qu’il était un coordonnateur général et un coordonnateur pour l’EZLN.
  

[7]               Le 16 décembre 1998, le demandeur a obtenu en principe le statut de résident permanent. Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a requis la vérification de ses antécédents pour déterminer quel rôle avait tenu le demandeur au sein de l’EZLN. Une entrevue avec CIC a eu lieu le 12 juin 2009.

 

[8]               Le demandeur allègue dans son affidavit qu’il n’a jamais été un membre, coordonnateur ou organisateur de l’EZLN. Il déclare l’avoir dit à l’agent de CIC. Il allègue plutôt qu’il était un coordonnateur pour les gens qui voulaient appuyer le mouvement zapatiste.

 

La décision de l’agent

 

[9]               L’agent a finalement conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi en raison de son appartenance à l’EZLN parce qu’à son avis il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré à des activités terroristes.

 

[10]           En ce qui a trait à l’appartenance, l’agent a fait remarquer que la Loi ne la définit pas, mais que la jurisprudence lui donne une définition large et libérale. Il a également reconnu la définition de l’appartenance énoncée dans le Guide d’exécution de la loi de CIC.

 

[11]           L’agent a remarqué que le demandeur avait déclaré deux fois appartenir à l’EZLN dans son FRP et que, dans ses demandes de résidence permanente, il avait déclaré qu’il travaillait bénévolement comme coordonnateur. L’agent a conclu que le demandeur avait confirmé sa participation à l’EZLN durant son entrevue d’admissibilité avec CIC.  

 

[12]           L’agent a reconnu que le demandeur avait insisté sur le fait qu’il n’avait jamais été un membre officiel de l’EZLN. L’agent a conclu, toutefois, que le demandeur coordonnait des activités pour appuyer l’EZLN dans l’État de Mexico. L’agent a reconnu que le demandeur travaillait pour l’EZLN parce que celle‑ci était le seul réseau qui permettait aux pauvres dans le Chiapas de recevoir des fournitures.

 

[13]           L’agent a conclu que le demandeur n’était pas d’accord que l’EZLN était une organisation terroriste, mais qu’il était au courant de la violence attribuée à l’EZLN et que celle‑ci avait attaqué l’armée mexicaine après que l’armée avait d’abord attaqué l’EZLN. L’agent a reconnu que le demandeur n’avait jamais participé à des actes de violence ou de terrorisme.

 

[14]           L’agent a conclu que le demandeur dans avait continué à participer à l’EZLN après la mesure de répression gouvernementale, mais que le demandeur se livrait à ses activités de manière discrète.

 

[15]           L’agent a alors conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était un membre de l’EZLN.

 

[16]           En ce qui concerne l’organisation, l’agent a cité la définition du terrorisme énoncée dans Suresh (voir Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 98) et s’est ensuite dit d’avis que, compte tenu de son appréciation de l’EZLN, il était convaincu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il s’agissait d’une organisation se livrant à des actes de terrorisme.

 

[17]           Dans son appréciation de l’EZLN, l’agent a conclu qu’elle avait été créée en 1983 par le sous-commandant Marcos pour aider les paysans et les peoples autochtones ruraux du Chiapas. Il a conclu que la première opération militaire de grande envergure de l’EZLN avait eu lieu en janvier 1994 lorsque 1 000 guérilleros de l’EZLN ont occupé six villes et villages au Chiapas. L’agent a relaté les exigences de l’EZLN lors de la [traduction] « guerre contre le gouvernement mexicain ». L’agent a conclu qu’il y avait entre 6 000 et 14 000 combattants mayas lors de la rébellion de janvier et il a souligné que 30 soldats et agents de police, 24 membres de l’EZLN et trois civils avaient été tués au cours de ce combat. Il a conclu que dans la période entre le 1er et le 12 janvier 1994, entre 145 et 400 personnes avaient été tuées, dont des agents de police, des soldats, des guérilleros de l’EZLN et des civils.

 

[18]           L’agent a conclu que l’EZLN s’était livrée à des actes de violence dans d’autres parties du Mexique, visant notamment le parc de stationnement d’un centre commercial, une base militaire et un pylône électrique dans la ville de Mexico ainsi qu’un édifice du gouvernement à Acapulco. L’agent a observé que, selon un rapport de la Commission internationale de juristes, aucune preuve n’établissait que l’EZLN avait commis contre des civils des violations des droits de la personne, mais que, selon un rapport de Physicians for Human Rights/Human Rights Watch, l’EZLN avait violé les règles de la guerre en tuant des non-combattants et en prenant des otages. L’agent a conclu en outre que l’EZLN avait tenu des procès sommaires et avait commis des exécutions et il a aussi observé qu’une cache d’armes avait été trouvée dans une installation secrète de l’EZLN.

 

[19]           L’agent a fait une revue du cessez-le-feu et des négociations auxquels le gouvernement et l’EZLN étaient parties.

 

[20]           Étant donné ses conclusions sur l’appartenance du demandeur et la nature de l’EZLN en tant qu’organisation qui s’est livrée au terrorisme, l’agent a conclu que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

 

Les questions en litige

 

[21]           Les questions en litige sont les suivantes :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur était un membre de l’EZLN était-elle suffisamment motivée?

            3.         L’agent a-t-il commis une erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’EZLN était une organisation qui se livrait au terrorisme?

 

Les observations écrites du demandeur

 

[22]           Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur en concluant que le demandeur était un membre de l’EZLN.

 

[23]           Le demandeur soutient que l’agent ne s’est pas demandé si le demandeur s’était suffisamment engagé relativement aux idéaux et aux objectifs de l’organisation et s’il y avait consacré suffisamment de temps et d’énergie pour qu’on le considère comme un membre.

 

[24]           Le demandeur fait valoir que les motifs de l’agent sont insuffisants. Rien dans les motifs n’indique que les explications ou défenses présentées par le demandeur ont été prises en compte. Par exemple, le demandeur a déclaré qu’il n’avait jamais voulu dire qu’il était un membre dans son FRP ou dans ses formulaires de demande de résidence permanente. De plus, rien dans les motifs n’indique que l’agent avait tenu compte de l’explication selon laquelle le demandeur était seulement un partisan de l’EZLN, laquelle avait mis sur pied un groupe informel de la société civile qui donnait son appui à l’organisation.
 

[25]           Le demandeur fait valoir qu’un sympathisant ou un partisan d’une organisation n’en est pas nécessairement un membre.

 

[26]           De plus, le demandeur allègue que l’agent était tenu de distinguer les activités exécutées sous l’aile politique de l’EZLN de celles de son aile militaire.

 

[27]           Le demandeur fait valoir aussi que l’agent a commis une erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’EZLN se livrait à des actes terroristes.

 

[28]           Le demandeur allègue que l’agent n’a pas bien appliqué la définition du terrorisme à l’EZLN. L’agent était tenu de tirer des conclusions de fait sur des actes précis commis par l’EZLN et d’expliquer comment les actes précisés satisfaisaient à la définition du terrorisme énoncée dans Suresh, précité. Plus particulièrement, le demandeur soutient que l’agent était tenu d’analyser la façon dont les actes précisés visaient à causer du tort à des civils, puisque la définition énoncée dans Suresh a trait à la protection des civils.

 

[29]           Le demandeur fait valoir que la preuve documentaire examinée par l’agent décrivait l’EZLN comme un groupe militaire engagé dans un conflit avec les forces de sécurité mexicaines. L’agent ne disposait d’aucune preuve que l’EZLN avait incité ses membres à s’attaquer à des civils, ou qu’elle avait approuvé ou ordonné de tels actes. L’agent a relaté certains incidents violents, mais il ne s’est pas demandé si ces incidents répondaient à la définition du terrorisme.

 

[30]           Selon le demandeur, déroger à la définition de terrorisme énoncée dans Suresh, précité, constitue une erreur susceptible de révision et la décision de l’agent devrait être annulée et renvoyée pour nouvel examen.

Les observations écrites du défendeur

 

[31]           Le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur était un membre de l’EZLN. Le terme « membre » devrait recevoir une interprétation large et non restrictive, et l’appartenance n’exige pas que la personne visée soit réellement ou officiellement un membre. De plus, le défendeur soutient que le fait que le demandeur se soit décrit lui‑même comme un partisan n’exclut pas la conclusion qu’il était un membre, les tribunaux ayant précisément statué que le fait pour une personne d’assister à des réunions et de distribuer des brochures pour une organisation démontrait son appartenance à celle‑ci.

 

[32]           Le défendeur allègue que l’agent a compris les explications du demandeur selon lesquelles il était un sympathisant qui coordonnait des activités et distribuait des brochures et non un membre à part entière de l’EZLN.

 

[33]           Selon le défendeur, il n’est pas toujours possible de tracer une ligne claire entre les activités commerciales légitimes d’une organisation criminelle et ses activités criminelles, et une personne qui participe aux activités légitimes d’une organisation tout en sachant qu’une organisation criminelle en exerce le contrôle peut être considérée comme un membre de cette organisation criminelle.

 

[34]           Bien que certains facteurs établissent l’appartenance et d’autres le contraire, leur appréciation relève de l’expertise de la Section de la protection des réfugiés. Dans la mesure où la décision de l’agent est raisonnable, la Cour ne doit pas la modifier.

 

[35]           Le défendeur fait valoir qu’il était loisible à l’agent de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’EZLN était une organisation terroriste. L’agent a examiné la définition du terrorisme énoncée dans Suresh, précité, ainsi que les diverses opérations militaires et rébellions de l’EZLN. Il soutient que l’agent disposait d’éléments de preuve d’activités qui, selon l’appréciation et la conclusion de l’agent, répondaient à la définition du terrorisme énoncée dans Suresh. Ceci comprenait des rapports selon lesquels l’EZLN avait violé les règles de la guerre, qu’elle avait tenu des procès sommaires et procédé à des exécutions et qu’elle avait des armes et des explosifs. Le défendeur fait valoir que l’agent a examiné la nature des actes de violence à la lumière de Suresh, précité, avant de parvenir à sa conclusion.

 

[36]           Le défendeur a également noté que la Cour avait entendu un certain nombre de demandes de contrôle judiciaire dans lesquelles les demandeurs avaient sollicité l’asile en alléguant qu’ils craignaient la persécution de l’EZLN.

 

[37]           Étant donné la preuve, la Cour ne devrait pas intervenir en l’espèce, selon le défendeur.

 

L’analyse et la décision

 

[38]           Première question

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Lorsque la jurisprudence cerne une question qui appelle une norme de contrôle donnée, la cour de révision doit adopter cette norme (voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 57).

 

[39]           Antérieurement à Dunsmuir, précité, une conclusion d’appartenance fondée sur l’alinéa 34(1)f) de la Loi était susceptible de contrôle suivant la norme de la décision raisonnable simpliciter (voir Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F., 487 au paragraphe 23). Ce choix s’expliquait en raison des faits cruciaux sur lesquels les tribunaux devaient se prononcer et de l’expertise des agents nécessaire à l’évaluation des demandes au regard de l’interdiction de territoire. Il convient de continuer à faire preuve de retenue judiciaire et, en conséquence, la norme de contrôle est celle de la raisonnabilité (voir Ugbazghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694, [2009] 1 R.C.F. 454, au paragraphe 36).  

 

[40]           De même, un certain niveau de retenue judiciaire est requis pour contrôler une décision dans laquelle est examinée la question de savoir si une organisation particulière constitue un groupe terroriste et, à ce titre, la norme de la raisonnabilité continue de s’appliquer postérieurement à Dunsmuir, précité (voir Qureshi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 7, 78 Imm. L.R. (3d) 8, au paragraphe 16).

 

[41]           Une conclusion d’exclusion étant très importante pour un demandeur, « [i]l faut faire preuve de circonspection afin d'être tout à fait certain que ces conclusions sont tirées comme il se doit » (Alemu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 997, 38 Imm. L.R. (3d) 250, au paragraphe 41). Cette mise en garde est d’autant plus valable lorsque le statut de réfugié a été reconnu au demandeur et que celui‑ci serait exposé à la persécution s’il retournait dans le pays de sa nationalité. Lorsque l’analyse et la décision sont raisonnables, la Cour n’intervient pas. Cependant, les conclusions d’interdiction de territoire « devrai[en]t être examinée[s] avec prudence, et justifiée[s] de la manière la plus précise possible » (voir Daud c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 701, 170 A.C.W.S. (3d) 148 au paragraphe 8).

 

[42]           Vu l’effet conjugué de l’article 33 et de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, l’agent a appliqué la norme de preuve fondée sur l’existence des « motifs raisonnables [de croire] » pour répondre à la question de savoir si le demandeur était un membre de l’EZLN et à celle de savoir si l’EZLN se livrait au terrorisme. La Cour suprême du Canada a statué au paragraphe 114 de l’arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100, que cette norme exige davantage qu’un simple soupçon, mais reste moins stricte que la prépondérance des probabilités. Elle implique « la croyance légitime à une possibilité sérieuse en raison de preuves dignes de foi » (voir Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 C.F. 297, [2000] A.C.F. no 2043 (QL) (CAF)). La Cour fédérale doit toutefois se demander s’il était raisonnable de la part de l’agent d’immigration de conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire soit que l’EZLN était un groupe terroriste, soit que le demandeur était un membre de l’EZLN (voir Moiseev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 88 (fr.), 323 F.T.R. 164 (ang.), au paragraphe 17).

 

[43]           Deuxième question

La conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur était un membre de l’EZLN était-elle suffisamment motivée?

            La Loi ne définit pas le mot « membre ». La Cour de même que la Cour d’appel fédérale ont statué qu’il convenait de donner une interprétation large et libérale au mot « membre » figurant à l’alinéa 34(1)f), car les organisations de ce genre ne fournissent pas nécessairement des documents officiels démontrant l’appartenance (voir Poshteh, précité, aux paragraphes 27 et 29). En raison de cette interprétation large, il n’est pas nécessaire d’établir que l’intéressé est réellement ou officiellement un membre pour conclure à l’appartenance (Kanendra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923, 47 Imm.L.R. (3d) 265, aux paragraphes 21 à 23). Le juge Simon Noël a statué au paragraphe 22, de la décision Kanendra, précitée, qu’« [a]dopter une telle interprétation serait contraire, à [s]on avis, à l'esprit de la loi et à la jurisprudence ». À ce titre, il est possible de conclure à l’appartenance lorsque l’intéressé était un participant ou un partisan non officiel (voir Sepid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 907, au paragraphe 17).

 

[44]           Les facteurs dont le décideur doit tenir compte pour évaluer l’appartenance sont notamment la nature et la durée des activités de l’intéressé, ainsi que le niveau de son engagement dans l’organisation et envers ses objectifs (voir Poshteh, précité, au paragraphe 37).

 

[45]           Le demandeur fait valoir qu’il convient de faire une distinction lorsqu’il existe des ailes politique et militaire séparées et indépendantes. Il invoque à cet égard Cardenas c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 139 (C.A.). Cependant, dans cette affaire, les divisions politique et militaire étaient des entités singulières et distinctes. Rien dans la preuve n’indique que le demandeur appartenait à une aile politique indépendante distincte de l’EZLN et, à ce titre, je ne trouve pas l’argument convaincant.

 

[46]           De même, le défendeur, s’appuyant sur Chiau, précité, au paragraphe 59, fait valoir qu’une personne qui participe aux activités commerciales légitimes d’une organisation criminelle peut être considérée comme un membre de cette organisation criminelle. Cet argument, toutefois, ne me convainc pas, car, dans la présente espèce, la nature terroriste de l’EZLN était une question qui devait être tranchée par l’agent, de même que la question de l’appartenance.

 

[47]           Les faits de la présente espèce sont très semblables à ceux de l’arrêt Ugbazghi, précité. Dans cette affaire, la demanderesse avait déclaré dans son PRF qu’elle avait été membre du Front de libération de l’Érythrée (FLE), mais dans sa déclaration solennelle, elle avait affirmé qu’elle n’était pas membre mais qu’elle faisait plutôt partie d’un groupe de soutien du FLE. La Cour a conclu qu’aucune erreur susceptible de révision n’avait été commise parce que l’agent ne s’était pas seulement fondé sur l’aveu antérieur de la demanderesse concernant sa qualité de membre (au paragraphe 39). La Cour a souligné que l’agent avait tenu compte des [TRADUCTION] « activités (réunions, dons, distribution de documents du FLE visant à encourager d’autres personnes à se joindre à la lutte armée et à faire des dons [)], équivalent à être membre […] puisqu’elles contribuaient à atteindre les objectifs de l’organisation » (au paragraphe 39). En conséquence, la Cour a statué que la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse appartenait au FLE était raisonnable (au paragraphe 45).

 

[48]           En l’espèce, la conclusion sur l’appartenance rendue par l’agent en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi manque de transparence. L’agent n’a pas expliqué en quoi sa conclusion sur l’appartenance était fondée sur la jurisprudence ou sur la définition de l’appartenance énoncée dans le Guide d’exécution de la Loi de CIC. Contrairement à Ugbazghi, précité, l’agent n’a pas analysé la question de savoir si les activités du demandeur à l’appui de l’EZLN équivalaient à de l’appartenance. L’agent s’est appuyé sur l’aveu antérieur du demandeur concernant sa qualité de membre, en soulignant qu’il avait précisé être membre et coordonnateur dans son FPR et dans ses demandes de résidence permanente. L’agent n’a pas répondu aux raisons données par le demandeur pour expliquer qu’il s’était qualifié de membre.

 

[49]           L’agent n’a pas analysé le rôle qu’avait tenu le demandeur au sein de l’EZLN; il a simplement fait remarquer que [traduction] « le demandeur a confirmé qu’il coordonnait les activités de soutien de l’EZLN ». L’agent a certes précisé que le demandeur s’était engagé dans l’EZLN en janvier 1994, mais il n’a pas indiqué s’il s’agissait-là d’un facteur favorable ou défavorable dans son analyse de l’appartenance.

 

[50]           L’agent a conclu que le demandeur [traduction] « travaillait avec l’EZLN parce que c’était le seul réseau capable de distribuer de la nourriture [...] ». Il a également conclu que le demandeur avait poursuivi ses activités après la mesure de répression prise par le gouvernement du Mexique [traduction] « parce qu’il était au courant de la situation au Chiapas et de l’exploitation des gens qui s’y trouvaient. De plus, il croyait que l’EZLN faisait connaître malgré tout les conditions de vie au Chiapas ». L’agent n’a pas procédé à une analyse de la façon dont ces facteurs affectaient le niveau d’engagement du demandeur dans l’organisation et envers les objectifs de celle‑ci.

 

[51]           En définitive, la décision de l’agent selon laquelle le demandeur était un membre de l’EZLN n’était ni intelligible, ni motivée. Comme il a été dit plus haut, toute conclusion sur l’interdiction de territoire « devrait être examinée avec prudence, et justifiée de la manière la plus précise possible » (voir Daud, précité, au paragraphe 8). La conclusion selon laquelle le demandeur était un membre de l’EZLN fait partie de la décision de l’agent sur l’interdiction de territoire et elle ne satisfait pas à la norme de la raisonnabilité énoncée dans Dunsmuir, précité.

 

[52]           Troisième question

            L’agent a-t-il commis une erreur en concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’EZLN était une organisation qui se livrait au terrorisme?

            La Loi ne définit pas le « terrorisme ». Dans Suresh, précité, la Cour suprême du Canada a statué au paragraphe 98 que le terrorisme comprenait :

[…] tout acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.

 

 

[53]           Dans Daud, précité, la juge Danièle Tremblay‑Lamer a établi, au paragraphe 11, l’analyse en deux volets à laquelle l’agent doit effectuer pour appliquer la définition du terrorisme énoncée dans Suresh, précité :

Premièrement, il faut déterminer s’il y a des motifs raisonnables de croire que l’organisation en question a commis les actes de violence qui lui sont attribués. Deuxièmement, il faut déterminer si ces actes constituent des actes de terrorisme. L’agent doit fournir la définition du terme terrorisme sur laquelle il s’appuie et expliquer comment les actes reprochés satisfont à cette définition (Jalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 246, [2006] A.C.F. no 320 (QL), au paragraphe 32).

 

 

[54]           Premièrement, le décideur doit appuyer sur la preuve sa conclusion qu’une organisation s’est livrée à des actes de terrorisme (voir Fuentes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 379, [2003] 4 C.F. 249). Le décideur doit tirer des conclusions de fait précises sur la question de savoir quels sont les actes visés aux alinéas 34(1)a), b) ou c), auxquels l’organisation s’est livrée (voir Alemu, précité, aux paragraphes 32, 33 et 41).

 

[55]           Le décideur doit ensuite analyser les actes que l’organisation a commis et expliquer en quoi ils répondent à la définition du terrorisme. Cette analyse doit préciser le lien entre les actes et la définition du terrorisme qui est énoncée (voir Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1735, 78 Imm. L.R. (3d) 23). Fait plus important encore, le décideur doit expliquer en quoi les actes visaient à causer des torts aux civils – étant donné que la définition du terrorisme est fondée sur la protection des civils. Dans Fuentes, précité, le juge François Lemieux souligne au paragraphe 77 l’importance d’analyser les actes énumérés :

Certes, j'admets qu'une bombe ou autre attaque armée lancée contre un édifice gouvernemental qui est occupé par des employés de l'État serait facilement, avec l'objet requis, considérée comme un acte de terrorisme au sens de l'arrêt Suresh, ou au sens de l'expression « activité terroriste » définie dans la Loi antiterroriste. Le problème ici, c'est que nous ne connaissons pas les circonstances qui ont entouré de telles attaques.

 

 

[56]           En l’espèce, l’agent a cité la définition du terrorisme énoncée dans Suresh, précité. Il a ensuite indiqué qu’il avait [traduction] « tenu compte de l’information dans la section précédente intitulée Évaluation de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) » et a déclaré qu’il était convaincu que l’EZLN était une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes de terrorisme. Cette analyse ne saurait satisfaire aux exigences énoncées dans la jurisprudence.

 

[57]           Même si la Cour examinait l’appréciation de l’EZLN faite par l’agent dans la section antérieure, laquelle ne faisait pas partie de son analyse sur le terrorisme, l’agent n’a pas indiqué sur quel élément de preuve il s’est appuyé pour conclure à l’existence d’actes terroristes. De plus, il n’a nullement traité de la question de savoir comment les actes de l’EZLN étaient [traduction] « […] destiné[s] à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé […] » (voir Suresh, précité, au paragraphe 98). En fait, l’agent ne fait mention des civils qu’à deux reprises dans son appréciation de l’EZLN, les deux fois pour indiquer que des civils ont été tués. Il n’analyse pas la façon dont ces civils ont été tués, ni par qui, ni la question de savoir si l’EZLN approuvait ou favorisait les tueries. L’agent fait état d’un rapport selon lequel l’EZLN avait tué des non-combattants, mais, là encore, l’agent n’a pas analysé la question de savoir si ceux‑ci avaient été pris pour cibles ou tués intentionnellement. Comme dans Fuentes, précité, bien que l’agent ait décrit certains actes violents dans la section intitulée « évaluation de l’EZLN », il ne montre pas comment ces actes répondent à la définition du terrorisme énoncée dans Suresh, précité.

 

[58]           C’est pourquoi la conclusion de l’agent selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que l’EZLN s’était livrée à des actes de terrorisme est déraisonnable.

[59]           En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

 

[60]           Aucune des parties ne m’a demandé de me prononcer sur une question grave de portée générale qu’elles auraient pu proposer.

 


JUGEMENT

 

[61]                       LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

 

 

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


ANNEXE

 

Les dispositions législatives pertinentes

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch. 27

 

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

 

34.(1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

 

[. . .]

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

72.(1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

34.(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

. . .

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

72.(1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

 

Guide de l’exécution de la Loi de CIC, ENF 2

 

4.5. Interprétation

 

Les termes « membre/appartenance » visent quiconque est sciemment lié à un groupe criminel

organisé et tire profit de cette association, ce qui peut comprendre :

 

• les personnes qui consacrent tout leur temps ou presque à l’organisation;

 

• les personnes associées à des membres de l’organisation, particulièrement sur une longue

période de temps;

 

 

• les personnes qui ne commettent pas personnellement des actes mais qui sont liées à

l’organisation criminelle;

 

• les personnes qui, directement, indirectement ou accessoirement, sont impliquées dans l’organisation;

 

• les personnes qui ne participent pas à la gestion de l’organisation mais tirent un avantage économique de leur association à celle-ci;

 

 

• les personnes qui travaillent pour une entreprise légitime tout en sachant qu’elle est contrôlée par le crime organisé;

 

• les personnes qui ne sont pas membres officiels, mais qui appartiennent ou ont appartenu à l’organisation criminelle. L’appartenance à une organisation criminelle s’entend d’une personne qui se joint volontairement au groupe et y demeure pour le but commun d’apporter ses efforts personnels à la cause du groupe.

 

L’appartenance au groupe ne comprend pas les personnes qui n’avaient aucune connaissance

de la fin criminelle ou des actes de l’organisation.

 

4.5. Interpretation

 

The meaning of “member – membership” includes anyone who is knowingly linked to an

organized crime group and benefits from this association; this may include:

 

 

• persons who devote themselves full time or almost full time to the organization;

 

• persons who are associated with members of the organization, especially over the course of a lengthy period of time;

 

• persons who do not personally commit acts, provided that they are connected to the

criminal organization;

 

 

• persons who are directly, indirectly, or peripherally involved with the organization;

 

 

• persons who are not involved in the management of the organization but derive an

economic benefit from their association with the organization;

 

• persons working for a legitimate company while knowing it is controlled by organized crime; and

 

• persons who do not have formal membership as long as they belong (or belonged) to

the criminal organization. Belonging to an organization is assumed where persons

join voluntarily and remain in the group for the common purpose of actively adding

their personal efforts to the group's cause.

 

Membership does not include persons who had no knowledge of the criminal purpose or

acts of the organization.

 

 

However, the structure of A37(1)(a) makes it clear that “membership” of a gang and

engaging in gang-related activities are discrete, but overlapping grounds on which a

person may be inadmissible for “organized criminality.” The “engaging in gang-related

activities” ground of “organized criminality” was added by IRPA.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4345-09

 

INTITULÉ :                                       GUSTAVO ADOLFO PEREZ VILLEGAS

 

                                                            - c. –

 

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

                                                            L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 21 septembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 2 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Lorne Waldman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Angela Marinos

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Mylves J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

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