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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110216

Dossier : IMM-3069-10

Référence : 2011 CF 189

Ottawa (Ontario), le 16 février 2011

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

MYRLINE ALEXANDRE-DUBOIS

Demanderesse 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, citoyenne d’Haïti, en vertu de l’article 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la Loi).  Avocate de profession, Mme Alexandre-Dubois allègue que sa vie est en danger parce qu’un ancien client mécontent cherche à se venger et a proféré des menaces contre elle.  La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a déterminé que la demanderesse n’était pas crédible et a conclu qu’elle n’avait pas la qualité de « réfugié au sens de la Convention » ni de « personne à protéger ».  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire de cette décision doit être accueillie.

I.          Les faits

[2]               La demanderesse prétend être allée voir en prison un chef de gang criminalisé (surnommé Jean Jean) avec son patron.  Lorsqu’ils lui ont fait savoir qu’ils chercheraient à obtenir une réduction de peine plutôt qu’un acquittement, l’inculpé a manifesté son désaccord et lui a retiré son dossier en lui disant qu’elle paierait cher son impertinence, convaincu qu’il était de pouvoir acheter son acquittement.  Moins d’un an plus tard (en juillet 2007), l’avocat pour qui elle travaillait lui a fait savoir que Jean Jean s’était évadé de prison.

 

[3]               La demanderesse aurait alors immédiatement quitté Haïti pour se rendre aux États-Unis. Croyant que Jean Jean s’était calmé ou avait « lâché prise », elle est revenu à Haïti en octobre 2007.   Malgré le fait qu’elle se soit réinstallée loin de son domicile antérieur, la demanderesse prétend que Jean Jean l’a retracée parce que son appartement a été pillé le 21 octobre 2008.  Le lendemain (ou quelques jours plus tard, selon différentes versions de son récit), des individus non identifiés ont fait feu sur la voiture de la demanderesse alors qu’elle revenait avec son mari d’une visite chez sa soeur.  Ayant perdu le contrôle du véhicule qu’elle conduisait et percuté un muret, la demanderesse et son mari auraient fui les lieux à pied et se seraient rendus chez la marraine de la demanderesse.

 

[4]               Suite à cette attaque, elle a fait venir un juge de paix sur les lieux pour faire un constat.  Elle a raconté ce qui s’était passé au juge de paix, mais sans parler de sa crainte de Jean Jean.  Elle a plutôt dit qu’elle ne savait pas pourquoi elle avait été victime d’une telle agression.

 

[5]               La demanderesse a également affirmé avoir reçu un appel téléphonique d’une dénommée Martine, qui affirmait avoir été kidnappée et battue par des bandits qui croyaient avoir affaire à la demanderesse (Martine ressemblerait apparemment beaucoup à la demanderesse).  Martine lui aurait dit que les bandits voulaient attenter à sa vie; ayant été battue à mort, Martine serait par la suite décédée de ses blessures.

 

[6]               Ces incidents ayant convaincu la demanderesse que Jean Jean n’était pas du genre à laisser tomber son objectif de s’en prendre à elle, la demanderesse a donc quitté Haïti pour se rendre aux États-Unis le 23 octobre 2008, avant d’arriver au Canada le 13 novembre 2008.

 

II.         La décision contestée

[7]               Après avoir brièvement énoncé ces faits, la Commission a conclu que la demanderesse n’est pas une « réfugiée au sens de la Convention » ni une personne à protéger au sens des alinéas 97(1)(a) ou (b) de la Loi. 

 

[8]               Le commissaire a tout d’abord mentionné avoir quelques difficultés avec le témoignage de Mme Alexandre-Dubois, et a exprimé sa surprise qu’elle et son mari aient pu s’éloigner indemnes suite aux coups de feu tirés dans leur direction alors qu’ils revenaient d’une visite chez la soeur de la demanderesse. 

 

[9]               Le commissaire a également reproduit le constat dressé par le juge de paix, et s’est étonné que la demanderesse n’ait pas dit mot de sa crainte de Jean Jean.  Cela minait à son avis la crainte subjective qu’elle dit avoir, sans compter qu’elle est revenue à Haïti après avoir vécu quelques mois aux États-Unis en 2007.  La demanderesse n’ayant pu expliquer cette contradiction, elle a été jugée non crédible et sa demande a été rejetée sur cette base.

 

III.       Question en litige

[10]           L’avocat de la demanderesse a soulevé plusieurs arguments à l’encontre de la décision rendue par la Commission.  À mon avis, trois questions doivent être examinées :

a.       La décision de la Commission eu égard à la crédibilité de la demanderesse est-elle raisonnable?

b.      La Commission a-t-elle adéquatement considéré la preuve au dossier?

c.       La Commission a-t-elle porté atteinte à l’équité procédurale en fournissant des motifs insuffisants à l’appui de sa décision?

 

IV.       Analyse

[11]           Avant d’examiner les questions énumérées plus haut, il convient de se pencher brièvement sur la norme de contrôle applicable.  Il ne fait aucun doute que les conclusions de la Commission relatives à la crédibilité de la demanderesse sont assujetties à la norme de la décision raisonnable.  C’est à dire que la Cour n’interviendra que dans l’hypothèse où la décision de la Commission est fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve présentée : Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, aux paras 47-50; Lin c Canada (M.C.I.), 2008 CF 698, au para 11; Ramirez Bernal c Canada (M.C.I.), 2009 CF 1007, au para 24.

 

[12]           Il en va de même lorsque la question est de savoir si la Commission a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents : Zhang c Canada (M.C.I.), 2009 CF 787, au para 5; Ortiz Garcia c Canada (M.C.I.), 2010 CF 804, au para 9.

 

[13]           Enfin, il est de jurisprudence constante que les questions d’équité procédurale sont assujetties à la norme de la décision correcte : S.C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29;  Andryanov c Canada (M.C.I.), 2007 CF 186; Weekes c Canada (M.C.I.), 2008 CF 293, au para 17.

 

A.  La Décision de la Commission eu Égard à la Crédibilité de la Demanderesse est-elle Raisonnable?

[14]           La demanderesse a soutenu que la conclusion de la Commission quant à sa crédibilité n’était pas raisonnable, dans la mesure où le commissaire s’est contenté de noter qu’ « [i]l y a quelques difficultés avec le témoignage de la demandeure », sans élaborer davantage.  Je suis d’accord avec elle.

 

[15]           La Commission est évidemment mieux placée que cette Cour pour se prononcer sur la crédibilité d’un demandeur d’asile.  Encore faut-il qu’elle explique un tant soit peu les raisons qui l’amènent à déterminer qu’une personne est crédible ou non.  En l’occurrence, la Commission n’a pas élaboré sur les difficultés que soulevaient le témoignage de la demanderesse, et s’est contentée de reproduire une partie du procès-verbal dressé par le juge de paix sans plus de commentaire. 

 

[16]           La seule explication fournie par le commissaire pour refuser de prêter foi au témoignage de la demanderesse se retrouve dans la section suivante de ses motifs portant sur la crainte de persécution.  À ce chapitre, le commissaire voit une contradiction entre la déclaration faite par la demanderesse au juge de paix, à savoir qu’elle ignore les raisons pour lesquelles des malfaiteurs ont fait feu sur leur véhicule, et les déclarations subséquentes de la demanderesse selon lesquelles Jean Jean serait à l’origine de cet incident. 

 

[17]           Avant d’en arriver à la conclusion que ces deux versions sont contradictoires, le commissaire se devait d’évaluer l’explication fournie par la demanderesse.  Contrairement à ce qu’a écrit le commissaire, la demanderesse a expliqué lors de l’audition qu’elle ne voulait pas indûment compliquer la situation lorsqu’elle a fait son rapport au juge de paix.  Cette explication méritait d’être considérée.  D’autant plus que la crédibilité et la valeur probante d’une preuve ou d’un témoignage doivent être appréciées en tenant compte de ce que l’on sait des conditions qui peuvent prévaloir dans le pays d’origine du revendicateur d’asile.  En l’absence de toute explication sur les motifs qui ont pu l’inciter à conclure que la demanderesse n’était pas crédible, la décision du commissaire ne peut donc être considéré raisonnable.

 

[18]           Dans son mémoire, le procureur de la partie défenderesse a relevé plusieurs incohérences entre l’affidavit soumis par la demanderesse au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, d’une part,  et son témoignage lors de l’audition, son Formulaire de Renseignements Personnels (FRP) et d’autres documents soumis en preuve, d’autre part.  Il est vrai que cet affidavit soulève plus de questions qu’il en résout, et que le récit de la demanderesse n’est pas sans ambiguïtés.  Mais là n’est pas la question.  Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, c’est la décision du commissaire (de même que ses motifs) qui font l’objet d’une révision; la Cour ne saurait tenir compte des arguments additionnels qui auraient pu être invoqués au soutien de la décision pour en évaluer la raisonnabilité, pas plus qu’elle ne serait habilitée à tenir compte d’une rationalisation ex post facto de cette décision pour en apprécier la validité.

 

B.  La Commission a-t-elle Adéquatement Considéré la Preuve au Dossier?

[19]           La demanderesse a également soutenu que la Commission avait omis de considérer toute la preuve qui était devant elle, se concentrant plutôt sur les coups de feu qu’auraient essuyés la demanderesse et son mari alors qu’ils étaient sur la route.  Dans son FRP et lors de l’audition, la demanderesse avaient pourtant relaté d’autres incidents dont elle avait été victime (effractions à son domicile, menaces) et avaient déposé des documents (photographies de Martine et rapport de police) au soutien de son récit. 

 

[20]           Encore une fois, je suis d’avis que le commissaire a erré dans son traitement de la preuve.  Il est vrai, comme le fait valoir la défenderesse, que la Commission n’était pas tenue de référer explicitement à tous les éléments de preuve déposés par la demanderesse et qu’il existe une présomption voulant que toute la preuve a été considérée, à moins d’une démonstration claire et convaincante à l’effet contraire.  Il n’en demeure pas moins qu’elle était tenue d’y référer, ne serait-ce que brièvement, dans la mesure où cette preuve pouvait accréditer le récit de la demanderesse.  Il n’était pas suffisant de mentionner le vol dont a été victime la demanderesse et l’appel téléphonique de Martine dans le récit des faits.  Le commissaire devait démontrer qu’il avait tenu compte de ces éléments dans son analyse de la revendication présentée par la demanderesse, ce qu’il n’a pas fait.  Cette lacune entache sérieusement la raisonnabilité de ses motifs.  

 

C.  La Commission a-t-elle Porté Atteinte a L’équité Procédurale en Fournissant des Motifs Insuffisants à L’appui de sa Décision?

[21]           L’article 169 de la Loi prévoit qu’une décision de la Section de la protection des réfugiés au terme de laquelle une demande d’asile est rejetée doit être motivée.  Or, pour reprendre les propos du juge Evans de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Via Rail Canada Inc. c Office national des transports, [2001] 2 CF 25, au para 21, « [l]’obligation de motiver une décision n’est remplie que lorsque les motifs fournis sont suffisants ».  Tout en reconnaissant que la suffisance des motifs peut varier en fonction des circonstances propres à chaque espèce, il ajoutait (au para 22) :

On ne s’acquitte pas de l’obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion.  Le décideur doit plutôt exposer ses conclusions de fait et les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions.  Les motifs doivent traiter des principaux points en litige.  Il faut y retrouver le raisonnement suivi par le décideur et l’examen des facteurs pertinents.

 

 

[22]           Il ne fait aucun doute dans mon esprit que les motifs de la Commission dans le présent dossier ne se conforment pas au standard requis par les principes d’équité procédurale.  Je note tout d’abord que le commissaire n’a pas procédé à l’analyse des différents éléments que requiert une demande fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi.  Non seulement ne traite-t-on pas de plusieurs éléments de preuve soumis par la demanderesse et n’explique-t-on pas pourquoi cette dernière est jugée non crédible, tel que mentionné plus haut, mais au surplus, on ne traite pas de la crainte objective de persécution.  Pourtant, il est bien établi que l’article 96 de la Loi pourra trouver application alors même qu’une personne est jugée non crédible, dans la mesure où elle peut faire valoir une crainte objective de persécution qui pourrait découler, en l’occurrence, de la profession d’avocate exercée par la demanderesse.   Si le commissaire voulait écarter cette possibilité du fait que le risque encouru par la demanderesse était généralisé et découlait de la criminalité endémique qui sévit à Haïti, il devait le préciser. 

 

[23]           Qui plus est, le commissaire ne distingue pas vraiment entre la crédibilité de la demanderesse et sa crainte subjective.  Dans le seul paragraphe qui puisse vraiment tenir lieu de motifs, il commence par affirmer que la demanderesse n’a pas une crainte subjective suffisante pour enclencher un lien avec un des motifs de la Convention, en s’appuyant sur le fait qu’elle a quitté Haïti pendant quelques mois pour aller étudier l’anglais aux États-Unis avant de revenir chez elle.  Il ajoute ensuite qu’elle « a pu solidifier sa crainte par la suite », mais qu’elle a nié la source de sa crainte dans sa déclaration au juge de paix.  Il en conclut que le témoignage de la demanderesse ne peut être accrédité.  Ce raisonnement, qui tient en sept lignes, est pour le moins confus et ne permet certainement pas à la principale intéressée (pour ne rien dire de cette Cour) de saisir les véritables raisons qui sous-tendent la décision du commissaire.  Il s’agit là d’un manquement grave aux principes d’équité procédurale, qui justifierait à lui seul l’intervention de la Cour.

 

[24]           Pour toutes ces raisons, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.  Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale pour fins de certification, et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie.  Aucune question de portée générale n’est certifiée. 

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3069-10

 

INTITULÉ :                                       Myrline Alexandre-Dubois c. MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               7 février 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PAR :                     LE JUGE de MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                      16 février 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jean Auberto Juste

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Marie-Josée Montreuil

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jean Auberto Juste

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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