Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20110303

Dossier : IMM‑1021‑10

Référence : 2011 CF 258

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2011

En présence de Monsieur le juge O’Keefe

 

ENTRE :

 

JULIAN JAVIER ARTEAGA SANCHEZ

IRMA GARCIA REYES

HARU AYLANI ARTEAGA GARCIA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’égard de la décision datée du 28 janvier 2010, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

 

[2]               Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision de la Commission et renvoyant l’affaire à un autre commissaire de la Commission.

 

Le contexte

 

[3]               Les demandeurs sont Julian Javier Arteaga Sanchez (le demandeur principal), Irma Garcia Reyes (son épouse) et Haru Aylani Arteaga Garcia (leur fille). Ils sont citoyens du Mexique qui demandent l’asile au Canada.

 

[4]               Selon la décision de la Commission, les faits sont les suivants. Le demandeur principal craint M. Hernandez, un cousin éloigné qui a commencé à lui demander régulièrement de l’argent en 2007. Il a essayé de cesser de lui donner de l’argent lorsqu’il découvert que l’argent était destiné à l’achat de drogues illicites. Le demandeur principal s’est toutefois fait extorquer de l’argent par des membres du gang de rue que son cousin fréquentait.

 

[5]               Le 18 juillet 2008, la tante du demandeur principal a été enlevée par trois individus qui lui ont dérobé ses biens, l’ont insultée et battue. Selon le demandeur principal, l’un des agresseurs était la petite amie du cousin qu’il craint.

 

[6]               Le 29 août 2008, l’épouse du demandeur principal, qui avait reçu des menaces de mort au téléphone, est allée le voir au travail; certaines personnes leur ont crié des menaces. Ils ont réussi à leur échapper et, par la suite, ils ont fait une dénonciation à la police.

 

[7]               Le 30 septembre 2008, le demandeur principal a été enlevé dans un véhicule par trois hommes armés qui auraient été sous l’effet de la drogue. Il a été frappé et menacé de mort. Ses agresseurs lui ont dérobé ses vêtements, ses bijoux, son argent, sa carte de débit et son téléphone cellulaire. Il a été averti de ne pas signaler cet incident aux autorités. Le demandeur principal a reçu des blessures qui ont nécessité deux visites chez le médecin ainsi que des médicaments. Il a déposé une dénonciation à la police le 1er octobre 2008.

 

[8]               L’épouse du demandeur principal a reçu de nouvelles menaces de mort par téléphone deux jours avant qu’elle et sa famille quittent le pays. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 24 octobre 2008 et, le 18 novembre 2008, ils ont présenté des demandes d’asile.

 

La décision de la Commission

 

[9]               La Commission a rejeté leurs demandes d’asile parce qu’il n’existait pas de lien avec l’un des motifs énumérés par la Convention sur les réfugiés, parce que la présomption de la protection de l’État n’avait pas été réfutée et que les demandeurs auraient dû se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).

 

Le lien avec les motifs prévus par la Convention

 

[10]           Étant donné qu’ils craignent un cousin, les demandeurs soutiennent qu’ils ont un lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention, par leur appartenance à un groupe social, en l’occurrence la famille. La Commission a rejeté cet argument en affirmant que les victimes de crime (comme les demandeurs) ne constituent pas un groupe social et que les difficultés auxquelles devaient faire face les membres de la famille des personnes persécutées pour des motifs autres que ceux qui sont énoncés dans la Convention ne sont pas visées par la Convention si ces difficultés découlent uniquement de leurs liens avec la personne prise principalement pour cible. La Commission a cité de la jurisprudence à l’appui de cette conclusion.

 

La protection de l’État et la crédibilité

 

[11]           La Commission a ensuite énoncé le droit régissant la protection de l’État et a soulevé deux problèmes de crédibilité qui entachaient les allégations des demandeurs selon lesquelles ils avaient demandé l’aide de la police.

 

[12]           La Commission a admis que les demandeurs prétendaient qu’ils s’étaient adressés à la police et qu’ils avaient déposé des dénonciations à deux reprises. La Commission avait des réserves quant à la véracité des dénonciations : bien que les documents portent le tampon d’origine, ils semblent être des photocopies et ils ne portent pas la signature du ministère public. De plus, l’identité de l’agresseur visé par les deux dénonciations n’a pas été établie et tant la dénonciation du demandeur principal que celle de son épouse étaient incomplètes.

 

[13]           En outre, selon le demandeur principal, les problèmes avec son cousin ont commencé en 2005, alors qu’il a déclaré dans son exposé dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) que les problèmes avaient commencé en 2007. De plus, il n’a demandé de l’aide que plus tard, en août 2008, semble‑t‑il parce qu’il n’avait aucune preuve de l’extorsion. Même lorsqu’il s’est adressé à la police, il n’a pas révélé l’identité de l’agresseur allégué, car, à ses dires, il ne faisait pas confiance aux autorités. La Commission a noté que, vu l’information insuffisante fournie par le demandeur principal, les autorités ne pouvaient donc s’appuyer sur aucun renseignement pour entreprendre une enquête.

 

[14]           De plus, la Commission a noté que le demandeur principal croyait que ses agresseurs étaient les mêmes personnes que celles qui avaient ciblé sa tante. Le demandeur principal affirme pourtant qu’il ne l’a appris qu’après son arrivée au Canada, bien que l’incident en question soit arrivé avant que le demandeur principal et son épouse aient été ciblés au Mexique.

 

[15]           Enfin, même si ces dénonciations sont authentiques, elles ont été faites juste avant le départ des demandeurs, ce qui ne laissait pas suffisamment de temps aux autorités pour agir.

 

[16]           La Commission a conclu que ces problèmes de crédibilité soulèvent des doutes quant à la question de savoir si les demandeurs ont vraiment sollicité la protection de l’État. Même s’ils l’ont fait, ils n’ont demandé une protection qu’après plus d’une année d’extorsion alléguée et peu avant leur départ pour le Canada.

 

 

La possibilité de refuge intérieur (PRI)

 

[17]           La Commission a commencé son analyse sur cette question en consacrant plusieurs paragraphes à énoncer le critère juridique à deux volets concernant la PRI. Elle a dit ensuite que les demandeurs avaient l’obligation d’essayer, tout au moins, de trouver un endroit sûr au Mexique avant de s’enfuir, et, à moins qu’il n’ait été manifestement déraisonnable pour eux de le faire, leur inaction à cet égard porte un coup fatal à leurs demandes d’asile. La Commission a conclu qu’il existait une PRI viable pour les demandeurs à Guadalajara, mais qu’ils n’ont jamais cherché à déménager et qu’ils n’ont jamais rempli leur obligation de le faire.

 

[18]           Le demandeur principal affirme qu’ils n’ont pas déménagé parce que ses agresseurs l’auraient retrouvé n’importe où au Mexique, grâce aux contacts de son cousin dans le milieu des stupéfiants ou à son numéro d’assurance sociale. La Commission a rejeté ces arguments parce que, selon la preuve documentaire, les agresseurs sont bien plus susceptibles d’entrer en contact avec des membres de la famille de leur victime lorsqu’ils tentent de retrouver cette dernière que de se servir des indices tels le numéro d’assurance sociale ou la carte d’électeur. En l’espèce, les seules personnes qui connaissaient l’endroit où se trouvaient les demandeurs étaient les parents du demandeur principal, qui savaient que celui‑ci ne voulait pas que quiconque sache où il se trouvait, donc les demandeurs n’avaient apparemment aucune raison de craindre d’être retrouvés.

 

[19]           La Commission a ensuite analysé la disponibilité de la protection de l’État au Mexique, qu’elle a apparemment jugée suffisante. La Commission a expliqué que le Mexique est une démocratie qui fonctionne et à laquelle s’applique la présomption de la protection de l’État. Elle a conclu que les autorités civiles défendent les droits de la personne et maintiennent généralement une maîtrise efficace des forces de sécurité. La Commission a examiné le rapport de la professeure Hellman (que les demandeurs ont présenté à l’appui de leur allégation selon laquelle il n’existait pas une protection de l’État adéquate), mais elle a rejeté ses conclusions parce que le rapport contenait des « généralités » plutôt que des « statistiques ». La Commission a présenté de manière assez détaillée le service de police efficace du Mexique et les ressources disponibles pour les victimes du crime.

 

[20]           De plus, la Commission a conclu qu’il ne serait pas trop exigeant de s’attendre à ce que les demandeurs déménagent dans une autre partie du pays. Il s’agit d’une jeune famille qui a fait preuve de flexibilité suffisante pour avoir déménagé au Canada, donc il serait possible pour les demandeurs de déménager à Guadalajara. La Commission a dit qu’il existe des problèmes liés au crime partout au Mexique, mais qu’il s’agit des problèmes auxquels se heurtent tous les citoyens du Mexique, qui n’ont pas pour autant la qualité de personne à protéger.

 

Les questions en litige

 

[21]           Les questions en litige sont les suivantes :

            1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            2.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en tirant sa conclusion quant à la protection de l’État?

            3.         La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en ce qui a trait à l’application du critère juridique de la PRI?

            4.         La Commission a‑t‑elle omis de fournir des motifs suffisants pour justifier le rejet du rapport Hellman?

            5.         Les demandeurs ont‑ils bénéficié d’une audition équitable sur le bien‑fondé de leur demande d’asile?

 

Les observations écrites des demandeurs

 

[22]           La commissaire a commencé son analyse sur la question de la PRI en énonçant à juste titre le critère à deux volets établi dans la décision Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 C.F. 706 (C.A.), selon lequel il faut déterminer a) s’il existe un lieu sûr dans le pays d’origine et b) s’il ne serait pas déraisonnable, compte tenu des circonstances, d’exiger que les demandeurs s’y installent.

 

[23]           Selon les demandeurs, la Commission a ensuite appliqué à tort un troisième volet du test, en affirmant qu’ils avaient l’obligation d’essayer de trouver en endroit sûr au Mexique avant de s’enfuir au Canada et que leur inaction à cet égard a porté un coup fatal à leurs demandes d’asile (paragraphes 26 et 38). Les demandeurs affirment que les passages en question reprennent textuellement les motifs que la Commission a prononcés dans une décision antérieure, qui a été annulée par la Cour fédérale dans Estrada Lugo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 170.

 

[24]           Aux paragraphes 34 à 40 de la décision Estrada Lugo, précitée, j’ai conclu que le fait d’exiger que les demandeurs déménagent dans une PRI éventuelle avant de quitter le Mexique constituait une erreur de droit qui justifiait l’annulation de la décision. Bien que la Commission ait correctement appliqué les deux premiers volets du critère, ses conclusions au sujet du troisième volet semblaient jouer un rôle important dans sa décision, et il était donc impossible de savoir quelle aurait été l’issue de l’affaire si le bon critère avait été appliqué. Selon les demandeurs, la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire constitue une situation analogue puisque la même erreur a été commise, et elle devrait être également annulée.

 

[25]           L’examen du rapport de la professeure Hellman (le rapport Hellman) par la Commission faisait également l’objet d’un contrôle judiciaire antérieur. Dans Villicana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 FC 1205, aux paragraphes 72 à 77, le juge James Russell a analysé le rapport ainsi que les titres de compétence de la professeure Hellman, a conclu que « [L]es travaux de la professeure Hellman font autorité, et ses conclusions sont alarmantes » et a cité, entre autres, le passage qui suit :

[. . .] les Mexicains ne songent pas à faire appel à la police pour obtenir une protection contre des malfaiteurs comme nous le faisons au Canada. Il est tout simplement risqué de compter sur la police pour vous protéger. Au contraire, ce sera courir après des difficultés accrues.

 

 

[26]           Le juge Russell a dit que la Commission n’était pas tenue d’accepter les conclusions du rapport, mais elle avait au moins l’obligation de l’examiner et d’expliquer pourquoi il pouvait être écarté en faveur d’autres rapports.

 

[27]           Selon les demandeurs, la Commission ne s’est pas acquittée de cette obligation en l’espèce, lorsqu’elle a écarté le rapport Hellman du seul fait qu’il remontait « à trois ans » et qu’il faisait « référence à des rapports dépassés ». La Commission a également dit que le rapport renfermait « des généralités » plutôt que des statistiques « sur lesquelles la Commission puisse se fonder pour en évaluer le bien‑fondé » (voir le paragraphe 34 des motifs de la Commission). Les demandeurs font valoir que les motifs pour lesquels la Commission a rejeté le rapport ne sont ni raisonnables ni logiques.

 

[28]           Les demandeurs font observer que la preuve documentaire retenue par la Commission date de la même période que le rapport Hellman ou elle est plus ancienne, et donnent des exemples. De plus, ils constatent que rien n’établit une amélioration de la situation sur le plan de la sécurité au Mexique depuis le rapport Hellman. Les demandeurs rappellent aussi à la Cour que seulement deux mois avant que la décision de la Commission soit prononcée, le juge Russell estimait dans Villicana, précitée, que le rapport faisait autorité et qu’il était sans doute à jour.

 

[29]           Le deuxième motif invoqué par la Commission pour rejeter le rapport Hellman vise l’absence de statistiques à l’appui de l’affirmation selon laquelle « les Mexicans sont moins que jamais en mesure d’obtenir la protection de la police ». Les demandeurs soutiennent que cette justification est déraisonnable, puisque la Commission n’indique pas dans sa décision si c’étaient les statistiques des documents plutôt que le rapport Hellman qui l’avaient mené à considérer ces documents comme des références utiles.

 

[30]           Enfin, les demandeurs soutiennent que le rapport a été rejeté du seul fait que la Commission était disposée à conclure à la disponibilité de la protection de l’État. Ils affirment que les motifs invoqués par la Commission pour rejeter le rapport démontrent un manque d’attention pour le détail incompatible avec la gravité de la présente affaire.

 

[31]           Selon les demandeurs, la transcription du premier jour de l’audience renforce l’impression que la Commission n’a pas tenu compte de la gravité de l’affaire dont elle était saisie. Il ressort de la transcription que, bien que le témoignage des demandeurs n’ait duré qu’une heure et trente‑cinq minutes, la Commission a manifesté son agacement devant la durée de l’audience. Elle a exprimé son mécontentement au sujet du témoignage qui [traduction] « ne finissait plus » et a invité les participants de terminer le plus rapidement possible parce qu’elle [traduction] « n’allait pas sauter le repas du midi », a manifesté des réticences à accepter des observations écrites en raison du travail à effectuer et a souligné que toute audience reportée devait prendre fin le même jour, en après‑midi.

 

[32]           Les demandeurs soutiennent donc que leurs demandes n’ont pas été entendues correctement par la Commission et qu’il ne semble pas que justice ait été rendue, vu que la Commission a expédié [traduction] « sans ménagement » le témoignage et la preuve des demandeurs.

 

Les observations écrites du défendeur

 

[33]           Le défendeur soutient que, contrairement aux affirmations des demandeurs, l’audience a été équitable et souligne que les demandeurs étaient représentés par une avocate lors de l’audience. Les demandeurs n’ont pas soulevé à l’audience la question de l’injustice ou de la partialité ou celle de la crainte raisonnable de partialité. Par conséquent, ils ont renoncé à leur droit de se plaindre de l’injustice à l’étape du contrôle judiciaire.

 

[34]           Le défendeur prétend également que les demandeurs n’ont pas établi que la procédure suivie à l’audience n’était pas équitable. La Commission a fait une analyse approfondie et a été raisonnable quant à l’acceptation des observations écrites. Il ressort de la transcription que les demandeurs ont eu amplement de temps pour présenter leur preuve.

 

[35]           Le défendeur fait valoir que, lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la raisonnabilité, la Cour devrait se garder d’intervenir lorsqu’il s’agit de décisions raisonnables relativement à la PRI ou à la protection de l’État, appartenant au domaine d’expertise de la Commission (voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190). Les conclusions de la Commission sur ces questions appartiennent aux issues acceptables, comme il ressort de ses motifs.

 

[36]           Le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable pour la Commission de conclure que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Les documents de dénonciation étaient douteux, les demandeurs n’ont pas donné suffisamment de temps ou de renseignements aux autorités pour agir et ils n’ont pas déposé de plainte pendant la première année d’extorsion.

 

[37]           La protection internationale des réfugiés ne s’applique que lorsqu’il n’est pas possible d’obtenir la protection de l’État d’origine (voir Ward c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 709). Pour obtenir la qualité de réfugiés, les demandeurs doivent démontrer qu’ils ne peuvent ou ne veulent se réclamer de la protection de l’État d’origine. Pour réfuter la présomption de la protection de l’État, il ne suffit pas que les demandeurs démontrent que le Mexique n’a pas toujours réussi à protéger ses citoyens (voir Canada c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130 (C.A.F.), au paragraphe 7). L’affirmation des demandeurs selon laquelle ils ont évité de s’adresser à l’État parce qu’ils ne faisaient pas confiance à la police, ne leur confère pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention, alors qu’il aurait été objectivement raisonnable de leur part de solliciter la protection de l’État (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Flores Carrillo, 2008 CAF 94).

 

[38]           Le défendeur rappelle que la conclusion de la Commission est compatible avec le droit relatif à la PRI. Pour obtenir l’asile au Canada, le demandeur d’asile doit démontrer qu’il n’existe aucun recours dans son pays d’origine. S’il dispose d’une PRI, le demandeur doit d’abord se prévaloir de cette possibilité avant de demander l’asile à l’étranger (voir Ward, précité). La Cour doit analyser la décision dans son ensemble, d’où il ressort que la Commission a examiné la preuve et a conclu que puisque les demandeurs disposaient d’une PRI, leurs demandes d’asile devraient être rejetées.

 

[39]           De plus, même s’il est accepté que la Commission ait effectivement commis une erreur en utilisant le mot « obligation », il serait néanmoins futile de renvoyer la décision pour nouvel examen parce qu’il existe toujours une PRI viable au Mexique. En outre, il existe aussi la protection de l’État. Par conséquent, le nouvel examen donnerait lieu à la même conclusion, ce qui justifie le refus d’annuler la décision (voir Cartier c. Canada (Attorney General), [2003] 2 C.F. 317, au paragraphe 31 (C.A.), citant l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, à la page 228).

 

[40]           J’estime que la Commission a fait référence à la preuve documentaire qui appuyait sa conclusion selon laquelle le système de justice pénale du Mexique fonctionne. Contrairement aux arguments des demandeurs, la Commission a bel et bien tenu compte du rapport Hellman, mais a décidé de lui accorder peu de poids en motivant sa décision.

 

[41]           La Commission a le droit de préférer la preuve documentaire à celle des demandeurs. Le seul fait que la Commission rejette certains éléments de preuve ne veut pas dire qu’elle n’a pas examiné tous les éléments de preuve.

 

Analyse et décision

 

[42]           La question no 1

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Les demandeurs soulèvent des questions concernant l’évaluation de la preuve, l’application du critère de la PRI et la protection de l’État. Il s’agit de questions de fait et de questions mixtes de fait et de droit qui relèvent du domaine d’expertise de la Commission et qui sont donc susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (voir Dunsmuir, précité).

 

[43]           Cela suppose toutefois que la Commission a correctement énoncé le critère de la PRI, ce qui est une question de droit. La Commission n’a pas droit à la déférence si elle n’a pas énoncé correctement le critère applicable (voir Estrada Lugo précitée, aux paragraphes 30 et 31; Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2010 CF 691, au paragraphe 7).

 

[44]           Quant à la question de l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (voir Dunsmuir, précité).

 

[45]           La question no 2

            La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en tirant sa conclusion quant à la protection de l’État?

            Il est important de souligner que les demandeurs se sont adressés à la police à plusieurs reprises. Toutefois, la Commission a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de ces faits en invoquant le caractère douteux, selon elle, des dénonciations à la police déposées par les demandeurs ainsi que la confusion du demandeur principal au sujet du moment où a été enlevée sa tante. La conclusion relative à la crédibilité pose problème et j’estime qu’elle justifie l’intervention de la Cour sur la question de la protection de l’État.

 

[46]           La Commission avait des réserves au sujet des documents de dénonciation, mais, comme il a été déjà souligné, si la commissaire avait analysé le rapport Hellman dans le détail, elle aurait pu tirer une conclusion différente sur la véracité de ces documents.

 

[47]           Le dernier motif invoqué par la Commission à l’appui de sa conclusion défavorable au sujet de la crédibilité portait que le demandeur principal affirmait n’avoir découvert l’identité de la personne qui l’avait enlevé qu’après son arrivée au Canada, alors qu’il a appris que sa tante avait été enlevée par le même groupe d’agresseurs. Apparemment, la Commission conclut que cette prétention est invraisemblable et qu’elle porte donc atteinte à la crédibilité du demandeur principal. À mon avis, le moment où celui‑ci a appris que sa tante avait été enlevée (et sa crédibilité sur cette question) n’est pas pertinent pour déterminer la crédibilité de sa prétention selon laquelle il s’est adressé à la police. Au contraire, le fait qu’il a appris l’identité de l’auteur de son enlèvement plus tard expliquerait pourquoi il n’a pas indiqué l’identité de son agresseur dans la dénonciation à la police, fait que la Commission lui reproche également. Bref, il me semble que les motifs à l’appui des conclusions sur la crédibilité tirées par la Commission sont non pertinents ou non concluants.

 

[48]           Il est peut‑être vrai que les demandeurs auraient pu s’adresser à la police plus tôt et se montrer plus ouverts. Toutefois, si la Commission avait accepté le rapport Hellman qui montre qu’en réalité, les Mexicains n’étaient pas objectivement en mesure d’obtenir la protection de la police, l’omission des demandeurs de se montrer plus insistants en s’adressant à la police pourrait ne plus être déterminante pour leurs demandes d’asile. Pour obtenir plus de précisions sur cette question et sur l’erreur possible que la Commission a commise en rejetant le rapport Hellman, consultez la question no 4. À ce stade, j’aimerais ajouter mes conclusions ayant trait au rapport Hellman qui font l’objet de la question no 4.

 

[49]           La Commission a affirmé que le rapport Hellman « remonte à trois ans, contient des pièces jointes datées de 2005 et fait référence à des rapports dépassés ».

 

[50]           Les demandeurs ont raison de dire que la Commission s’appuie sur des éléments de preuve qui sont tout aussi dépassés que le rapport Hellman. Par exemple, l’Exposé de la CISR qu’elle évoque à plusieurs reprises (page 153 et suivantes du dossier) a été publié en 2007. De plus, il est également vrai qu’aucun élément de preuve ne permet de conclure que la situation au Mexique sur le plan de la sécurité s’est améliorée au cours des trois dernières années.

 

[51]           Bien que certains rapports que la Commission préfère au rapport Hellman, comme les Country Reports on Human Rights Practices for 2008 du Départment d’État des États‑Unis (page 188 et suivantes du dossier) contiennent davantage de renvois à des chiffres et des statistiques que le rapport Hellman, je ne suis pas convaincu que la nature plus qualitative de ce dernier constitue une justification raisonnable lorsqu’il s’agit de l’écarter.

 

[52]           Je conclus aussi que les motifs pour lesquels la Commisssion a rejeté le rapport sont déraisonnables et je conviens que ces motifs pourraient indiquer qu’elle était simplement disposée à conclure à la disponibilité de la protection de l’État, malgré les conclusions du rapport. Cependant, je ne suis pas d’accord pour dire qu’il ressort de la transcription que la Commission ne connaissait pas la gravité de l’affaire dont elle était saisie.

 

[53]           Par conséquent, j’estime que la décision de la Commission relativement à la protection de l’État était déraisonnable.

 

[54]           La question no 3

            La Commission a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en ce qui a trait à l’application du critère juridique de la PRI?

            Selon les demandeurs, la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a ajouté un troisième volet au critère à deux volets concernant la PRI, en leur imposant le fardeau de chercher activement une PRI avant de s’enfuir. Ils soutiennent qu’une erreur identique constituait le fondement de la décision Estrada Lugo, précitée, par laquelle j’ai annulé une décision antérieure de la Commission.

 

[55]           Mon interprétation des précédents cités par le défendeur est conforme à la description du droit applicable dans Estrada Lugo, précitée. Il appartient au demandeur d’asile de montrer qu’il ne peut retourner au pays de résidence. Contrairement aux indications du défendeur, cette règle n’impose pas toutefois aux demandeurs l’obligation positive d’avoir effectivement essayé de trouver une PRI avant de quitter le pays, comme l’a fait la Commission.

 

[56]           Je conviens avec les demandeurs que la Commission a répété en l’espèce l’erreur de droit qu’elle a commise dans l’affaire Estrada Lugo, précitée. En effet, sur la question de la PRI, la présente affaire et l’affaire Estrada Lugo, précitée, paraissent semblables. Les demanderesses respectives craignaient un membre de la famille et ont refusé de s’installer dans une autre région au Mexique parce qu’elles croyaient que leurs agresseurs les retrouveraient. Quant aux  motifs des décisions respectives, la plupart des conclusions de la Commission dans la présente affaire reprennent textuellement les motifs prononcés dans sa décision qui a été annulée dans Estrada Lugo, précitée. Il me semble qu’en imposant aux demandeurs l’obligation positive de chercher une PRI, la Commission s’est appuyée en l’espèce sur la même interprétation erronée du droit applicable que la Cour a rejetée dans la décision Estrada Lugo, précitée.

 

[57]           Le défendeur soutient que, même si la Commission a commis une erreur en utilisant le mot « obligation », il serait futile de renvoyer la décision pour nouvel examen parce qu’il existe néanmoins une PRI viable au Mexique. Au paragraphe 38 de la décision Estrada Lugo, précitée, j’ai rejeté un argument identique invoqué par le défendeur. J’ai fait observer que, puisque l’omission des demandeurs de satisfaire à l’obligation de chercher une PRI constituait un facteur important dans la décision de la Commission, il était impossible de savoir quelle aurait été l’issue de l’affaire si la Commission n’avait pas tenu compte (à tort) de ce facteur.

 

[58]           Il convient de souligner que les observations du défendeur sur cette question semblent correspondre aux arguments qu’il a invoqués dans Estrada Lugo, précitée, comme il ressort d’une comparaison de la section [traduction] « Aucune erreur dans la conclusion subsidiaire sur l’existence d’une PRI à Guadalajara » du mémoire ultérieur du défendeur et des paragraphes 25 à 27 de la décision Estrada Lugo, précitée. Compte tenu des faits similaires et des décisions contestées quasi identiques, le raisonnement du défendeur, qui a été rejeté dans la décision Estrada Lugo, précitée, devrait l’être également en l’espèce.

 

[59]           L’avocate des demandeurs a indiqué à l’audience qu’elle ne s’appuyait pas sur l’argument figurant à la question no 5.

 

[60]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.

 

[61]           Aucune des parties n’a proposé une question grave de portée générale pour certification.


JUGEMENT

 

[62]                       LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l’affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour nouvel examen.

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


ANNEXE

 

Dispositions législatives pertinentes

 

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

 

72.(1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.

 

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

97.(1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

72.(1) Judicial review by the Federal Court with respect to any matter — a decision, determination or order made, a measure taken or a question raised — under this Act is commenced by making an application for leave to the Court.

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97.(1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑1021‑10

 

INTITULÉ :                                                   JULIAN JAVIER ARTEAGA SANCHEZ

                                                                        IRMA GARCIA REYES

                                                                        HARU AYLANI ARTEAGA GARCIA

                                                                       

                                                                        ‑ et ‑

 

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 1er novembre 2010

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   Le 3 mars 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Catherine Bruce

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alexis Singer

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

The Law Offices of Catherine Bruce

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.