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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

Date : 20110315

Dossier : T-751-10

Référence : 2011 CF 311

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mars 2011

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

 

 

           VIRGINIA JAKUTAVICIUS

 

 

 

demanderesse

 

                      et

 

 

       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la réponse de la directrice générale du Service des ressources humaines de Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC), datée du 12 avril 2010, au dernier palier de la procédure de règlement des griefs. La décision a rejeté un grief de la demanderesse qui alléguait que les actes de son employeur, RHDCC, tout au long du différend entre les parties au sujet de la classification d’un poste que la demanderesse avait occupé par intérim d’avril 1998 à mai 2000 (le poste combiné), équivalaient à de la mauvaise foi.

 

Le contexte

[2]               La demanderesse a déposé une série de griefs auprès de RHDCC relativement à la classification du poste combiné. Ses griefs et leur règlement ont suivi un long parcours sinueux étalé sur de nombreuses années, et certains points litigieux demeurent encore non résolus. La présente demande de contrôle judiciaire concerne un grief que la demanderesse a déposé et dans lequel elle alléguait que les actes du défendeur tout au long du différend équivalaient à de la mauvaise foi. Étant donné la décision à laquelle je suis arrivé dans le cadre de la présente demande et les brefs motifs que la décideure a donnés, il est nécessaire d’exposer de manière relativement détaillée l’histoire des interactions entre les parties.

 

[3]               Mme Jakutavicius a été employée par le gouvernement du Canada pendant plus de 20 ans, et elle est encore employée par RHDCC. Au printemps de 1998, elle occupait le poste de chef – Notes d’information, un poste de niveau PM-06. Le superviseur de Mme Jakutavicius, M. Yves Poisson, lui a demandé de prendre les fonctions de directrice intérimaire, Relations fédérales-provinciales et Relations avec la clientèle. Elle a commencé à exercer ces fonctions en avril 1998. Les responsabilités afférentes à ces nouvelles fonctions devaient s’ajouter à celles de son poste d’attache.

 

[4]               Dans son affidavit, Mme Jakutavicius explique comme suit la situation qui s’est ensuivie. Elle a soulevé des questions concernant la classification et la rémunération appropriées de ses nouvelles fonctions dans le cadre du poste combiné. M. Poisson a expliqué que les postes seraient officiellement combinés lorsque le titulaire démissionnerait, et qu’un examen de la classification serait alors effectué. En attendant, il a été convenu que la demanderesse toucherait une rémunération des heures supplémentaires que pourrait exiger son nouveau travail. Mme Jakutavicius n’était pas tenue d’obtenir une autorisation préalable pour travailler des heures supplémentaires, mais elle a produit des notes explicatives pour toute heure supplémentaire qu’elle a travaillée de son plein gré.

 

[5]               Mme Jakutavicius a occupé le poste combiné sans incident pendant environ 22 mois. Elle dit qu’elle n’a pas déposé de grief de classification durant cette période en raison de l’entente selon laquelle un examen de la classification serait effectué lorsque le titulaire démissionnerait. En 2000, des problèmes ont commencé à surgir entre Mme Jakutavicius et son employeur.

 

Le différend relatif aux heures supplémentaires

[6]               En janvier 2000, Mme Jakutavicius a travaillé des heures supplémentaires en préparation d’une réunion qui devait avoir lieu au début de février. Elle affirme dans son affidavit que, le 7 février 2000, M. Poisson l’a avisée qu’en raison d’ordres du sous-ministre adjoint Warren Edmondson, il ne pouvait pas approuver le paiement des heures supplémentaires qu’elle avait travaillées en janvier. M. Poisson a recommandé que Mme Jakutavicius soumette cette question à M. Edmondson, ce qu’elle a fait le 18 février 2000. M. Edmondson a approuvé les heures supplémentaires que Mme Jakutavicius avait travaillées en janvier 2000, mais il lui a fait savoir que, dorénavant, il faudrait qu’elle obtienne une autorisation préalable pour pouvoir travailler des heures supplémentaires. Mme Jakutavicius dit aussi que, lors de cette rencontre, M. Edmondson a confirmé que son poste combiné serait soumis à un examen de la classification.

 

[7]               Cette exigence d’autorisation préalable des heures supplémentaires a été instaurée même si Mme Jakutavicius continuait d’exercer les fonctions du poste combiné. Elle a par la suite contesté l’imposition de cette exigence parce qu’elle croyait qu’elle exerçait des fonctions de directrice, et que les directeurs ne sont habituellement pas assujettis à une telle exigence.

 

Le « démantèlement » du poste combiné

[8]               La demanderesse affirme que, le 19 mai 2000, elle a été officiellement avisée, par la voie d’un courriel de M. Edmondson destiné à tout le personnel de la direction générale, que l’Unité de la coordination et de l’information du Cabinet relèverait du bureau du sous-ministre adjoint à compter du 23 mai 2000. La demanderesse affirme que les fonctions de coordination et d’information avaient relevé jusqu’alors de ses responsabilités. Mme Jakutavicius dit que l’annonce par courriel a été pour elle [traduction] « une trahison et une source de désillusion parce qu’elle démontrait que la direction n’avait nullement l’intention de procéder à l’examen de la classification comme elle l’avait promis, mais qu’elle composerait plutôt avec la situation en démantelant les responsabilités du poste combiné » et que cela [traduction] « démontrait un mépris perfide et caractérisé pour [sa] dignité personnelle et [sa] réputation professionnelle ».

 

Les griefs initiaux : le premier grief de classification et le grief sur les heures supplémentaires

[9]               Le 23 juin 2000, Mme Jakutavicius a présenté un grief à la direction concernant le défaut de cette dernière de soumettre le poste combiné à un examen de la classification. Dans son grief, Mme Jakutavicius se plaignait de ce que le poste qu’elle avait occupé d’avril 1998 au 23 juin 2000 n’était pas correctement classifié. Un autre grief déposé en même temps contestait l’exigence de RHDCC selon laquelle Mme Jakutavicius devait obtenir une autorisation préalable pour pouvoir faire des heures supplémentaires. Le grief de Mme Jakutavicius sur les heures supplémentaires a été rejeté au dernier palier.

 

[10]           Mme Jakutavicius affirme que le démantèlement de son poste combiné, annoncé à l’origine en mai 2000, a été mis en œuvre en août 2000. Elle croit que le moment a été choisi en guise de représailles après qu’elle eut déposé son grief sur les heures supplémentaires au troisième palier de la procédure de règlement des griefs.

 

La décision de ne pas procéder à un examen de la classification

[11]           À la suite de l’audition au troisième palier de son grief sur les heures supplémentaires, Mme Jakutavicius a convenu avec la direction que celle-ci soumettrait le poste combiné à un examen de la classification et que Mme Jakutavicius suspendrait son grief de classification en attendant l’examen.

 

[12]           Mme Jakutavicius a engagé un consultant pour rédiger une description du poste combiné, et elle a présenté cette description à la direction le 15 octobre 2001. Le 24 mai 2002, elle a appris que RHDCC n’avait pas approuvé la description de poste qu’elle avait présentée et qu’en conséquence, un examen de la classification du poste combiné ne serait pas entrepris. Mme Jakutavicius a ensuite appris, en juin 2002, que M. Poisson avait produit des commentaires écrits datés du 18 décembre 2001, concernant le poste combiné, et que RHDCC avait pris ces commentaires en considération avant de prendre sa décision de ne pas soumettre le poste combiné à un examen de la classification. Le 30 septembre 2002, Mme Jakutavicius a écrit à M. Denis Trottier, consultant en relations de travail du ministère, à qui elle a fait part de ses réserves concernant le fait qu’on ne lui avait pas transmis de copie de la lettre de M. Poisson et qu’elle n’avait pas eu l’occasion de réfuter les commentaires de ce dernier.

 

[13]           Dans son affidavit, Mme Jakutavicius exprime son avis selon lequel il y a eu de longs et inutiles reports et un manque de transparence et d’équité de la part de la direction dans la prise de sa décision de ne pas soumettre le poste de Mme Jakutavicius à un examen de la classification. Mme Jakutavicius dit aussi qu’il était extrêmement injuste que la direction ne lui eût pas communiqué la lettre de M. Poisson et ne lui eût pas donné l’occasion d’y répondre avant de prendre sa décision. Mme Jakutavicius croit que cette conduite a été adoptée en guise de représailles contre elle parce qu’elle avait insisté pour qu’un examen de la classification soit mené même si le poste combiné avait été démantelé.

 

[14]           Étant donné la décision du défendeur de ne pas entreprendre d’examen de la classification, Mme Jakutavicius a réactivé son grief relatif à l’examen de la classification et elle a présenté son grief aux autres paliers de la procédure. La décision au dernier palier de la procédure de règlement des griefs a été rendue le 6 mai 2003. La décision a rejeté le grief pour cause de non-respect des délais prescrits.

 

Le contrôle judiciaire du premier grief de classification

[15]           Mme Jakutavicius a omis de déposer dans le délai prescrit une demande de contrôle judiciaire de la réponse à son grief, à cause de conseils erronés qu’elle a reçus de son représentant syndical. Elle a présenté une requête en prorogation de délai à la Cour fédérale. La juge Gauthier a rejeté la requête de Mme Jakutavicius, mais la Cour d’appel fédérale a accueilli son appel et a prolongé le délai pendant lequel elle pouvait déposer une demande de contrôle judiciaire : Jakutavicius c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 289. Mme Jakutavicius a ensuite déposé une demande de contrôle judiciaire qui a été accueillie sur consentement, et le grief a été renvoyé à RHDCC pour nouvelle décision. Le défendeur a par la suite accepté de soumettre le poste combiné à un examen de la classification.

 

L'examen de la classification

[16]           Mme Jakutavicius et RHDCC ont convenu d’une description du poste combiné le 15 novembre 2005. Le 5 décembre 2005, l’avocat du défendeur a envoyé une lettre à la demanderesse dans laquelle il l’avisait que la description de poste serait transmise aux fins d’un examen de la classification, et il l’avertissait que, si le poste était reclassifié au niveau EX, il se pourrait qu’elle doive rembourser toute la rémunération des heures supplémentaires et la prime au bilinguisme qu’elle avait reçues pendant qu’elle avait occupé le poste combiné, parce que les employés au niveau EX n’ont pas droit à cette rémunération ni à cette prime.

 

[17]           Au printemps de 2006, Mme Jakutavicius n’avait reçu aucune communication relative à l’état d’avancement de l’examen de la classification, et son avocat a écrit une série de lettres, datées du 24 mars 2006, du 8 mai 2006, du 13 juin 2006 et du 14 août 2006, dans lesquelles il exprimait des préoccupations concernant le temps écoulé et il faisait savoir que sa cliente croyait que la lenteur à répondre mettait en doute la bonne foi, et il ajoutait, dans la dernière lettre, que Mme Jakutavicius était prête à présenter une requête pour outrage au tribunal à la Cour fédérale si l'attente d'une décision devait se poursuivre. Le dossier comporte un courriel interne du défendeur envoyé le 16 août 2005, tout juste après cette dernière lettre de l’avocat, dans lequel un gestionnaire note qu’ [traduction] « apparemment, cette affaire est devenue de plus en plus urgente […] ».

 

[18]           D’autres lettres ont été envoyées au défendeur le 7 septembre 2006 et le 12 octobre 2006. Le 25 septembre 2006, le défendeur a envoyé à l’avocat de la demanderesse une lettre mentionnant plusieurs conversations téléphoniques antérieures entre l’avocat de la demanderesse et le défendeur au cours desquelles l’avocat de la demanderesse avait été informé qu’une décision n’avait pas encore été rendue, que le processus d’examen de la classification pouvait être long, que le défendeur travaillait activement à une décision et que la demanderesse serait informée dès qu’une décision aurait été rendue. Le défendeur estimait qu’une décision serait rendue au plus tard à la mi-novembre 2006, un an après que les deux parties se furent entendues sur la description de poste.

 

[19]           Le 21 novembre 2006, Mme Jakutavicius a été informée que le comité d’examen de la classification avait évalué le poste combiné et avait décidé que celui-ci devait être classifié au niveau PM‑06. Contrairement à ce que prévoyaient la politique et la procédure du défendeur en matière de griefs de classification, Mme Jakutavicius n’avait pas eu la possibilité de présenter des observations au comité avant que cette décision fût rendue. Le comité avait toutefois rencontré des représentants de RHDCC.

 

Le deuxième grief de classification

[20]           Mme Jakutavicius a déposé un grief à l’encontre de la conclusion du comité d’examen de la classification au motif que le comité avait pris un temps excessif et avait omis de suivre le processus prescrit pour arriver à une décision, en omettant de la consulter.

 

[21]           À la suite du dépôt de ce grief, un nouveau comité d’examen de la classification a été constitué, qui comprenait deux membres de l’extérieur du ministère de Mme Jakutavicius. Celle-ci s’est vu offrir la possibilité de faire une présentation au comité, ce qu’elle a fait.

 

[22]           Le comité a finalement conclu que le poste combiné devrait être classifié au niveau EX‑01, comme Mme Jakutavicius l’avait demandé à l’origine, et le comité l’a informée de cette décision par voie de lettre datée du 29 juin 2007.

 

Le différend relatif à la conciliation

[23]           Mme Jakutavicius a signé une lettre d’offre du poste combiné au niveau EX-01 le 28 septembre 2007. Le défendeur a procédé à une conciliation financière de la rémunération et des avantages payables à Mme Jakutavicius au titre du poste de niveau PM-06 par rapport au poste de niveau EX‑01. La conciliation a finalement donné comme résultat que Mme Jakutavicius devait au défendeur un remboursement de paiements qu’elle avait reçus à l’époque où elle exerçait les fonctions du poste combiné parce que, en tant que titulaire d’un poste de niveau EX, elle n’avait pas droit à la rémunération des heures supplémentaires ni à la prime au bilinguisme. La somme que Mme Jakutavicius avait reçue à titre de rémunération des heures supplémentaires et de prime au bilinguisme était supérieure à la différence de salaire entre les postes PM‑06 et EX‑01. Le 12 février 2008, un premier compte rendu de la conciliation a été communiqué à la demanderesse. Celle-ci a relevé des erreurs dans la conciliation, et le défendeur a produit une conciliation révisée en juillet 2008. D’autres révisions ont dû être apportées, et ce n’est que le 11 mars 2010 que Mme Jakutavicius a reçu une copie définitive de la conciliation. Mme Jakutavicius et le défendeur ne s’entendent toujours pas quant à savoir si Mme Jakutavicius a droit au remboursement des cotisations syndicales payées à l’époque où elle occupait le poste combiné.

 

La demande d’indemnisation et le grief relatif à la mauvaise foi

[24]           Le 3 février 2009, l’avocat de Mme Jakutavicius a envoyé une lettre au défendeur dans laquelle il relatait sa lenteur à procéder à l’examen de la classification de sa cliente, la « victoire » de celle-ci en dernier ressort et les préjudices qu’elle avait subis : l’avocat alléguait qu’ils comprenaient un tort causé à la réputation Mme Jakutavicius, une perte de possibilités d’avancement dans sa carrière, une atteinte à sa vie privée et une qualité de vie diminuée à cause du stress. L’avocat de Mme Jakutavicius offrait de régler l’ensemble de l’affaire aux conditions suivantes : (i) le paiement de 38 000,00 $ à titre de remboursement d’honoraires d’avocat, (ii) le paiement de 13 500,00 $ à titre de dommages-intérêts généraux et (iii) une lettre confirmant la classification du poste combiné. L’avocat de la demanderesse avertissait le défendeur que, si cette offre était rejetée, la demanderesse déposerait un grief alléguant que le défendeur avait eu une conduite de mauvaise foi tout au long de l’ensemble de l’affaire, et il avertissait en outre le défendeur que, si le grief était rejeté, la demanderesse déposerait une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale. Le défendeur n’a pas accepté les conditions de règlement définies par la demanderesse, ce qui, selon Mme Jakutavicius, constitue une preuve de plus de la mauvaise foi du défendeur.

 

[25]           Le 2 avril 2009, Mme Jakutavicius a déposé un grief concernant le [traduction] « défaut systémique [du défendeur] d’agir de bonne foi » dans le traitement de la classification du poste combiné. L’audition du grief au deuxième palier a eu lieu le 16 octobre 2009. Le grief a été instruit par M. Stephen Johnson, qui était alors le superviseur de Mme Jakutavicius, malgré la crainte de cette dernière que cela puisse avoir des incidences sur leurs relations de travail. Le grief a été rejeté le 7 janvier 2010. La demanderesse a porté son grief au dernier palier de la procédure de règlement des griefs, et son grief a été rejeté le 12 avril 2010. C’est cette décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

La décision visée par le présent contrôle judiciaire

[26]           C’est Mme Maureen Grant, directrice générale – Services des ressources humaines, RHDCC, qui a rendu la décision ayant rejeté le grief de Mme Jakutavicius qui alléguait la mauvaise foi. Mme Grant a noté que, puisqu’il n’y avait pas d’audience au dernier palier, elle avait soigneusement examiné les renseignements disponibles, dont les 17 pages d’observations produites par Mme Jakutavicius et l'exposé fait par son avocat. Bien que le grief concernât une période de quelque 10 ans, l’intégralité de la décision de Mme Grant tient en assez peu de mots, soit :

[traduction]

La présente lettre est en réponse au grief au dernier palier que vous avez présenté le 6 avril 2009. Vous vous plaignez du défaut systémique du ministère d’agir de bonne foi dans le traitement de la classification de votre poste combinant les fonctions de directrice – Relations fédérales provinciales et Relations avec la clientèle / Coordination et Notes d’information, que vous avez exercées d’avril 1998 à mai 2000 dans le cadre du Programme du travail de ce qui était à l’époque Développement des ressources humaines Canada.

 

Puisqu’il n’y a pas eu d’audition du grief au dernier palier, j’ai soigneusement examiné les renseignements dont je disposais ainsi que l'exposé que votre avocat a fait au deuxième palier, et je suis maintenant en mesure de vous donner ma réponse. Bien que votre situation m’inspire de la sympathie, je dois souligner que vous avez exercé le recours dont vous disposiez en 2000 et en 2006 pour régler la question de la classification et que vous avez obtenu gain de cause. Je sais aussi qu’après que vous avez signé votre lettre d’offre en 2007, des négociations ont été menées pour concilier les droits financiers entre les classifications PM‑06 et EX‑01 et que cette question n’a pas été résolue à votre satisfaction. Je ne puis conclure que le ministère a omis d’agir de bonne foi, étant donné que vous avez obtenu gain de cause lorsque vous avez eu recours à la procédure de grief.

 

Pour ces motifs, votre grief est rejeté. [Non souligné dans l’original.]

 

La question en litige

[27]           Les parties ont soulevé plusieurs questions; cependant, il n’y a qu’une seule question sur laquelle la Cour doive se pencher : la décision a-t-elle la justification, la transparence et l’intelligibilité nécessaires à une décision raisonnable?

 

Analyse

[28]           La demanderesse n’a pas allégué qu’il avait été porté atteinte à son droit à l’équité procédurale parce que les motifs de la décision étaient inadéquats. Elle soutient plutôt que la décision est déraisonnable parce qu’elle ne comporte pas les trois caractéristiques d’une décision raisonnable selon l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, de la Cour suprême, soit « la justification […], […] la transparence et […] l’intelligibilité ».

 

[29]           Dans l’arrêt Dunsmuir, lorsque la Cour suprême a fusionné les deux normes antérieures, soit la décision manifestement déraisonnable et la décision raisonnable simpliciter, en une nouvelle norme unique de raisonnabilité, elle a décrit cette nouvelle norme de raisonnabilité comme suit :

La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [paragraphe 47]

 

[30]           Cet énoncé de la norme de raisonnabilité oblige clairement la cour de révision non seulement à examiner la décision rendue au terme du processus décisionnel, mais aussi à examiner le processus suivi par le décideur pour en arriver à sa décision et, chose particulièrement importante ici, à examiner les motifs donnés au soutien de la décision.

 

[31]           Il se peut que les motifs donnés au soutien d’une décision satisfassent aux exigences de l’équité procédurale en ce sens que ces motifs réalisent les fins suivantes : ils démontrent que le décideur a concentré son attention sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents; ils garantissent aux parties que leurs observations ont été prises en considération; ils permettent aux parties de faire valoir tout droit d'appel ou de contrôle judiciaire à leur disposition; ils permettent aux organismes de révision d'établir si le décideur a commis une erreur; et ils donnent des précisions sur la façon de procéder aux autres qui sont soumis à la compétence du décideur : VIA Rail Canada c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.), aux paragraphes 17 à 21. Cependant, les mêmes motifs qui satisfont aux exigences procédurales peuvent rendre une décision déraisonnable sur le fond. C’est dans ce contexte qu’il faut examiner, en fonction des motifs donnés, la justification, la transparence et l’intelligibilité de la décision. Le critère de justification exige que le décideur concentre son attention sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents. Le critère de transparence exige que le décideur énonce clairement le fondement de la décision à laquelle il est arrivé. Le critère d’intelligibilité exige que le décideur en arrive à un résultat qui découle clairement des motifs donnés.

 

[32]           Lorsque j’examine la décision visée par le présent contrôle, du point de vue des motifs donnés à son soutien, je conclus que cette décision n’est ni justifiée ni intelligible, bien qu’elle soit transparente. Elle est transparente en ce que la décideure énonce clairement le fondement de la décision à laquelle elle est arrivée, à savoir, le fait que la demanderesse a eu gain de cause dans le cadre de son grief de classification.

 

[33]           La décision qui fait l’objet du présent contrôle n’est pas justifiée parce que la décideure a concentré son attention sur un seul fait : le fait que la demanderesse avait eu gain de cause dans le cadre de son grief de classification. La décideure n'a tenu aucun compte des nombreux autres faits que la demanderesse lui avait exposés. Dans ses motifs, la décideure n’a rien dit des antécédents entre les parties que j’ai relatés dans les présents motifs, et elle n’a pas non plus affirmé que ces antécédents n'étaient en rien pertinents, en donnant une explication pour ce point de vue. La décideure a complètement omis de traiter de quelque élément de preuve dans la présente affaire. Si la décideure était d’avis qu’aucun de ces faits n’était pertinent, et si elle l’avait affirmé dans sa décision, motifs à l’appui, j’aurais peut-être conclu que la décision était justifiée. Étant donné le long enchaînement des faits ayant donné lieu au grief, la décision qui n’évoque qu’une seule considération, soit que la plaignante a obtenu gain de cause en dernier ressort, sans déclarer non pertinents ni soupeser autrement la myriade des faits invoqués par la plaignante, ne saurait être considérée comme étant une décision qui satisfait au critère de justification.

 

[34]           Chose plus grave, la décision qui fait l’objet du présent contrôle n’est pas une décision intelligible parce que la conclusion ne découle pas des motifs donnés. Lors de l’audition de la présente demande, le défendeur a admis franchement, à juste titre, qu’il peut arriver qu’un plaignant parvienne à établir la mauvaise foi de son employeur relativement à l’objet de sa plainte malgré le fait qu’il a obtenu que son grief soit accueilli. Étant donné que le fait qu’un plaignant a obtenu gain de cause en dernier ressort ne prouve pas comme telle la bonne foi de l’employeur, le fait d’obtenir gain de cause dans le cadre de la procédure de règlement des griefs ne peut pas servir de motif unique pour rejeter un grief alléguant la mauvaise foi lorsqu’il y a tellement de faits reliés à la façon dont le grief a été traité qui n’ont pas été abordés. Il faut examiner tous les faits entourant le traitement du grief. En l’espèce, le seul motif donné au soutien de la conclusion de bonne foi ne mène pas logiquement à la conclusion tirée. Il ne s’agit pas d’une décision intelligible – elle est déraisonnable, et, pour cette raison, elle doit être annulée.

 

[35]           Le grief de la demanderesse alléguant la mauvaise foi de son employeur doit être renvoyé et faire l’objet d’une nouvelle décision. Il se peut que la procédure de règlement des griefs de l’employeur exige que la personne qui a rendu la décision le fasse à nouveau puisqu’il se peut que Mme Grant soit la seule personne à occuper un poste qui autorise à rendre la décision en question. Cependant, si la procédure actuellement en vigueur le permet, il serait indiqué qu’une autre personne que Mme Grant se prononce sur le grief au dernier palier. J’ajoute, mais sans l’ordonner, qu’il serait indiqué, étant donné la nature du grief et le temps écoulé, que le décideur soit une personne indépendante de RHDCC et que la décision soit rendue dans les meilleurs délais.  

 

[36]           Les parties conviennent  que des dépens de 4 000,00 $ soient adjugés à la partie qui a obtenu gain de cause. Je suis d’accord.


JUGEMENT

LA COUR STATUE COMME SUIT :

1.                  La présente demande est accueillie, et la décision rendue par Mme Grant en date du 12 avril 2010 est annulée;

2.                  Une autre personne que Mme Grant, si possible, doit se prononcer à nouveau sur le grief de la demanderesse alléguant la mauvaise foi de son employeur;

3.                  La demanderesse obtient ses dépens dans le cadre de la présente demande à hauteur de 4 000,00 $, honoraires, débours et taxes compris.

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 

 

 

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-751-10

 

INTITULÉ :                                       VIRGINIA JAKUTAVICIUS c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 23 février 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 15 mars 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John R. S. Westdal

 

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Sean F. Kelly et

Michel Girard

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SEVIGNY WESTDAL LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)   

 

POUR LA DEMANDERESSE

MYLES J. KIRVAN

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)   

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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