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Cour fédérale

 

Federal Court


 

 


Date : 20110321

Dossier : T-1591-09

Référence : 2011 CF 348

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2011

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

 

PERFECT 10, INC.

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

GOOGLE, INC. et GOOGLE CANADA CORPORATION

 

 

 

 

défenderesses

 

 

 

 

  MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.  INTRODUCTION

  • [1] La Cour est saisie d’un appel interjeté par les défenderesses Google Inc. (Google US) et Google Canada Corp. (Google CA) à l’encontre d’une décision de la protonotaire rejetant la requête des défenderesses visant à obtenir une ordonnance radiant la déclaration et rejetant l’action, ou autrement une ordonnance suspendant l’action.

 

  • [2] Cet appel portait principalement sur la question de savoir si une suspension devait être accordée ou non étant donné que la demanderesse poursuivait le groupe d’entreprises Google (y compris Google US et Google CA) dans une action intentée devant la Cour de district des États-Unis du district central de la Californie.

 

II.  CONTEXTE

  • [3] La demanderesse, Perfect 10, Inc. (Perfect 10), est une société californienne qui mène ses opérations à partir de la Californie. Ses activités consistent principalement en la vente, sur son site Web, d’images « adultes » de femmes majoritairement nues. Elle ne possède ni bureaux ni employés au Canada. Au moment du litige initial, elle comptait 600 clients dans le monde, dont 13 clients canadiens.

 

  • [4] La défenderesse Google US est une entreprise du Delaware dont le siège social est situé en Californie. Elle exploite ses services de recherche sur le Web et de recherche d’images à partir de l’extérieur du Canada, mais ces services sont disponibles par l’entremise du nom de domaine www.google.ca. Elle est titulaire du nom de domaine et de la marque de commerce « GOOGLE » au Canada.

 

  • [5] La défenderesse Google CA, filiale en propriété exclusive de Google US, est une société de la Nouvelle-Écosse (société à responsabilité illimitée) dont les bureaux au Canada sont composés d’une équipe de vente ciblant certains annonceurs, éditeurs et clients d’entreprises canadiens, et qui mène des activités de recherche et de développement non liées à ses activités de recherche sur le Web et de recherche d’images. Google US exerce un contrôle exécutif sur Google CA.

 

  • [6] En 2004, la demanderesse a intenté une poursuite aux États-Unis alléguant une violation de droits d’auteur et la contrefaçon de la marque de commerce, la dilution de la marque de commerce, la concurrence déloyale, la violation des droits relatifs à la publicité, l’enrichissement injustifié et le détournement.

 

  • [7] Le fondement de l’action aux États-Unis est que Google US (terme qui ne fait aucune distinction entre les diverses sociétés Google) copie les œuvres de Perfect 10 par l’intermédiaire de sites Web tiers et les affiche sur le site de Google US sous forme de vignettes ou d’images pleine grandeur sans qu’une personne effectuant des recherches ait à consulter le site Web ou à s’abonner aux services de Perfect 10.

 

  • [8] Non seulement l’action aux États-Unis ne fait pas la distinction entre les activités de Google US et ses filiales, mais elle nomme Google CA comme défenderesse. Perfect 10 allègue que le groupe Google exploite le site Internet google.com, ainsi que de multiples versions étrangères de ce site Web qui sont accessibles aux États-Unis et dans le monde entier.

 

  • [9] Perfect 10 s’est vu refuser deux demandes d’injonction, dont une qui visait une injonction à l’échelle mondiale. L’action américaine est bien avancée, des interrogatoires préalables ont été effectués et des requêtes en jugement sommaire étaient en attente.

 

  • [10] Dans la poursuite intentée aux États-Unis, les défenderesses ont invoqué les limites territoriales du tribunal américain et sa compétence matérielle. Google CA a été mise en cause dans l’action aux États-Unis principalement à des fins d’injonction.

 

  • [11] Dans la poursuite intentée au Canada devant la Cour, Perfect 10 allègue que Google US et Google CA ont violé des droits d’auteur dans le cadre de leurs activités et de leurs services au Canada. On allègue que Google US offre des fonctions de recherche par l’entremise de ses sites qui reproduisent directement ou indirectement des copies contrefaites d’images pour lesquelles Perfect 10 revendique des droits d’auteur. Perfect 10 allègue que Google CA vend de la publicité au Canada sur le site de Google US et que les deux sociétés de Google reproduisent, distribuent et diffusent des copies des produits de Perfect 10 au Canada.

 

  • [12] La conduite contrefaisante a soi-disant lieu au Canada et représente une violation du paragraphe 27(1), des alinéas 27(2)b) à e) et des alinéas 3(1)a) et b) de la Loi sur le droit d’auteur du Canada.

 

  • [13] Le 15 juillet 2010, la protonotaire a rejeté la requête des défenderesses, sur la base des principales conclusions suivantes :

  • les allégations de violation de droits d’auteur dans l’un ou l’autre des territoires de compétence concernent des droits en vertu de régimes législatifs nationaux distincts;

  • il ne revient pas à la Cour, pour le moment, de décider de la possibilité d’une application extraterritoriale de la loi ou d’autres effets concrets découlant d’une décision;

  • les poursuites distinctes pour violation de droits d’auteur ne constituent pas à elles seules un abus de procédure;

  • bien que la preuve et la conduite contestée puissent être les mêmes devant un tribunal américain et un tribunal canadien, le sens juridique et les droits invoqués peuvent être différents;

  • en ce qui concerne le forum non conveniens, la protonotaire a fondé sa conclusion en partie sur l’absence de chevauchement géographique des deux actions de la demanderesse, la disponibilité de différents moyens de défense et l’absence d’une demande de dispense au tribunal américain à l’égard des activités au Canada;

  • conformément à l’alinéa 50(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales, ni les demandes ni les parties ne sont les mêmes, et elle considérait qu’il n’était donc pas nécessaire de passer à l’étape suivante – une analyse du préjudice – lorsqu’elle a conclu que les défenderesses n’avaient pas satisfait aux exigences de l’alinéa 50(1)a) de la Loi sur les Cours fédérales.

 

  • [14] Les défenderesses ont interjeté appel de la décision de la protonotaire.

 

III.  ANALYSE JURIDIQUE

  • [15] Les défenderesses soutiennent que l’appel porte sur les questions en litige suivantes : (1) La protonotaire a-t-elle commis une erreur en faisant passer certains des critères de forum non conveniens comme des conditions préliminaires? (2) Quels sont les motifs justifiant le fait que deux causes parallèles sont entendues en même temps?

Les défenderesses formulent les questions de cette façon parce qu’elles soutiennent que la norme de contrôle est celle de la décision correcte, car la décision relève du droit.

 

  • [16] La demanderesse définit les questions en litige comme suit : 1) La protonotaire avait-elle manifestement tort de conclure que les demandes ne sont pas les mêmes? 2) La protonotaire avait-elle manifestement tort lorsqu’elle a conclu que l’action en question n’était pas un abus de procédure?

 

A.  Norme de contrôle

  • [17] Le critère applicable est énoncé dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd. (C.A.), [1993] 2 CF 425, et mentionné dans la décision Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc. (C.A.F.), [2004] 2 RFC 459, en ce qui concerne les ordonnances discrétionnaires. Ces ordonnances ne doivent pas faire l’objet d’une révision de novo, à moins que :

a)  les questions soulevées aient une influence déterminante sur l’issue de l’affaire ou

b)  la décision soit manifestement erronée en ce qu’elle était fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise compréhension des faits.

 

  • [18] Il y a deux aspects de la décision de la protonotaire en cause : a) la décision de ne pas rejeter une demande pour abus de procédure et b) la décision de ne pas suspendre les procédures. Les deux décisions sont discrétionnaires et la Cour devrait respecter (s’en remettre à) l’autorité de la protonotaire, sauf dans certaines circonstances.

 

  • [19] Les arguments présentés à la Cour, et probablement à la protonotaire, tendaient à confondre la question de l’abus de procédure, et les questions des alinéas 50(1)a) et b), et avec les considérations relatives au principe du forum non conveniens. Bien qu’il y ait un certain chevauchement, il est important de garder à l’esprit les questions en litige distinctes.

 

B.  Abus de procédure

  • [20] La conclusion de la protonotaire sur cette question n’est pas une affaire que la Cour devrait examiner. L’article 221 des Règles des Cours fédérales est une question discrétionnaire fondée principalement sur des considérations mixtes de fait et de droit qui relèvent de la compétence de la protonotaire.

221. (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

 

 

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

 

(b) is immaterial or redundant,

 

 

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

 

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

 

 

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

 

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

 

 

 (2) No evidence shall be heard on a motion for an order under paragraph (1)(a).

221. (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

 

 

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

 

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

 

 

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

 

d)  qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

 

 

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

 

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

 

 

 (2) Aucune preuve n’est admissible dans le cadre d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa (1)(a).

 

  • [21] Un éventuel abus de procédure entraînerait un rejet de la demande dans son intégralité. Cela signifierait qu’à ce stade précoce, la Cour devrait conclure que les affaires américaines et canadiennes sont si semblables en fait et en droit, ainsi qu’en ce qui concerne leur portée, qu’il serait abusif de permettre à la demande au Canada d’aller de l’avant.

 

  • [22] La protonotaire a examiné les actes de procédure, et elle a noté la différence dans les régimes législatifs des États-Unis et du Canada, les différents droits qui pourraient en découler, les différences entre les parties et la portée et la limitation potentielles de la compétence et de l’application de la loi.

 

  • [23] Il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la protonotaire. Je ne vois pas d’erreur de principe ni d’incompréhension des faits à ce stade précoce.

 

  • [24] Comme il a été mentionné dans l’affaire Ridgeview Restaurant Limited c. Canada (Procureur général), 2010 CF 506, la Cour n’est pas toujours cohérente sur la question de savoir si le refus de radier un acte de procédure est « crucial pour l’issue définitive de l’affaire ». Ce n’est pas surprenant parce que ce qui est « crucial » dépend du cas en particulier. Une catégorisation rigoureuse n’est pas utile; la détermination de ce qui est crucial doit dépendre des circonstances de chaque cas. Le droit de la responsabilité délictuelle d’aujourd’hui découle d’une requête en radiation (arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (HL)) et, compte tenu des circonstances, peu importe le résultat, on peut soutenir que la question de l’« obligation de diligence » à ce moment‑là dans l’évolution des procédures était cruciale.

 

  • [25] On ne peut tirer de parallèle quant aux faits en l'espèce. La décision de la protonotaire de ne pas radier la demande était fondée sur des principes juridiques acceptés et ne touchait pas au fond de l’action.

 

C. Article 50 / Forum non conveniens

  • [26] Le paragraphe 50(1) exige que la Cour examine deux questions dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’ordonner la suspension d’une instance : (1) la question de savoir si la demande est en instance devant un autre tribunal; (2) la question de savoir si, pour d’autres raisons, il est dans l’intérêt de la justice d’accorder une suspension.

50. (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

 

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

 

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

 

 (2) The Federal Court of Appeal or the Federal Court shall, on application of the Attorney General of Canada, stay proceedings in any cause or matter in respect of a claim against the Crown if it appears that the claimant has an action or a proceeding in respect of the same claim pending in another court against a person who, at the time when the cause of action alleged in the action or proceeding arose, was, in respect of that matter, acting so as to engage the liability of the Crown.

 

 (3) A court that orders a stay under this section may subsequently, in its discretion, lift the stay.

 

(Underlining by Court)

50. (1) La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

 

(a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

 

(b) lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige.

 

 (2) Sur demande du procureur général du Canada, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, suspend les procédures dans toute affaire relative à une demande contre la Couronne s’il apparaît que le demandeur a intenté, devant un autre tribunal, une procédure relative à la même demande contre une personne qui, à la survenance du fait générateur allégué dans la procédure, agissait en l’occurrence de telle façon qu’elle engageait la responsabilité de la Couronne.

 

 (3) Le tribunal qui a ordonné la suspension peut, à son appréciation, ultérieurement la lever.

 

 

 

  • [27] La question du forum non conveniens relève du deuxième volet de l’analyse fondée sur le paragraphe 50(1), tout comme un certain nombre d’autres principes juridiques visant l’intérêt de la justice en général. L’alinéa 50(1)b) est une disposition générale qui donne à la Cour le pouvoir de contrôler son processus. Le principe du forum non conveniens comporte principalement une analyse du préjudice à une ou plusieurs parties ou à la bonne administration de la justice.

 

  • [28] La Cour a élaboré un certain nombre de facteurs dont elle tiendra compte dans le cadre du critère de l’« intérêt de la justice ». Elle a précisé davantage les facteurs à prendre en compte dans le contexte des arguments propres au forum non conveniens.

 

  • [29] La décision de la protonotaire à l’égard de ces questions et en particulier du paragraphe 50(1) devient problématique lorsqu’elle conclut, après avoir décidé que les défenderesses n’avaient pas satisfait au critère de l’alinéa 50(1)a) (demande en instance devant un autre tribunal), qu’elle n’avait pas à faire une analyse de « l’intérêt de la justice ». À cet égard, en toute déférence, je ne peux pas être d’accord.

 

  • [30] Le législateur, au paragraphe 50(1), dissocie les deux concepts distincts que sont la « demande […] en instance » et « l’intérêt de la justice » par une disjonction implicite. Or, pour donner effet à l’intention du législateur, la Cour est appelée à tenir compte des deux concepts, ou volets, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui l’habilite à suspendre une affaire.

 

  • [31] En ce qui concerne les suspensions, la Cour d’appel fédérale, en confirmant la décision dans l’affaire Tractor Supply Co. of Texas, LP c. TSC Stores L.P., 2010 CF 883, a étayé encore plus solidement l’applicabilité des suspensions en général énoncée au paragraphe 5 de la décision White c. EBF Manufacturing Ltd., 2001 CFPI 713 :

5 L’alinéa 50(1)a) de la Loi prévoit que la Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal. La jurisprudence à ce sujet a établi plusieurs critères utiles pour décider de l’opportunité d’accorder une telle suspension (voir la décision Discreet Logic Inc. c. Canada (Registraire des droits d’auteur) 1993 CarswellNat 1930, 51 C.P.R. (3d) 191, confirmée par (1994), 55 C.P.R. (3d) 167 (C.A.F.); la décision Plibrico (Canada) Limited c. Combustion Engineering Canada Inc., 30 C.P.R. (3D) 312, à la page 315; la décision Ass’n of Parents Support Groups c. York, 14 C.P.R. (3d) 263; la décision Compulife Software Inc. c. Compuoffice Software Inc., 1997 CarswellNat 2482, 77 C.P.R. (3D) 451, 143 F.T.R. 19; la décision 94272 Canada Ltd. c. Moffatt, 31 C.P.R. (3D) 95 et l’arrêt General Foods c. Struthers, [1974] R.C.S. 98). Ces critères sont résumés et réunis de la manière suivante pour plus de commodité.

 

1.  La poursuite de l’action causerait-elle un préjudice ou une injustice (et non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur?

 

2.  La suspension créerait-elle une injustice envers le demandeur?

 

3.  Il incombe à la partie qui demande la suspension d’établir que ces deux conditions sont réunies.

 

4.  L’octroi ou le refus de la suspension relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge.

 

5.  Le pouvoir d’accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents.

 

6.  Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont-ils les mêmes dans les deux actions?

 

7.  Quelles sont les possibilités que les deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

 

8.  À moins qu’il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d’accès d'une partie en litige à un autre tribunal.

 

9.  La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

 

  • [32] La Cour fédérale avait noté la pertinence potentiellement limitée du cadre analytique de la décisionRJR-MacDonald (RJR-MacDonald Inc. C. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311). Les parties en l’espèce conviennent que l’affaire RJR-MacDonald n’est pas utile, et je suis d’accord.

 

  • [33] Quant aux conclusions de la protonotaire sur le premier volet du paragraphe 50(1) – la même demande en instance devant un autre tribunal –, je ne vois aucune erreur susceptible de révision dans l’examen de la protonotaire. Essentiellement pour les mêmes raisons que dans le cas de l’abus de procédure, il est raisonnable de conclure que l’action américaine et l’action canadienne ne sont pas les mêmes.

 

  • [34] Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, il est raisonnable de conclure que la Cour (qui a compétence pour entendre la cause) ne devrait pas s’en remettre à un tribunal étranger en ce qui concerne les questions soulevées au Canada. Google US, en exerçant ses activités au Canada, directement ou par l’entremise d’une filiale, s’estmise sous le coup des lois canadiennes.

 

  • [35] En ce qui concerne le deuxième volet du critère fondé sur le paragraphe 50(1), compte tenu de la décision de la protonotaire de ne pas le prendre en considération, la Cour doit se pencher de nouveau sur cette question en analysant les neuf facteurs énumérés dans l’affaire White susmentionnée.

 

  • [36] La Cour conclut ce qui suit :

1.  Bien qu’il puisse y avoir des inconvénients et des frais additionnels, il n’y a pas de préjudice ni d’injustice envers l’une ou l’autre des parties.

2.  Une suspension pourrait bien nuire à la demanderesse, en retardant ou en empêchant les demandes intentées au Canada.

3.  Les défenderesses avaient le fardeau de fournir des éléments de preuve dans ces deux affaires, obligation qu’elles n’ont pas réussi à honorer.

4.  La Cour est en mesure de traiter adéquatement la requête en suspension.

5.  Il ne s’agit pas d’un cas clair où une suspension devrait être accordée en raison d’un préjudice réel.

6.  Pour les raisons données précédemment et relevées par la protonotaire, les deux actions ne sont pas suffisamment similaires.

7.  En raison des différences dans les régimes juridiques, il y a une réelle possibilité de conclusions contradictoires.

8.  Les deux actions en sont à des étapes différentes.

9.  Aucune des parties n’a la priorité quant à la date de dépôt.

 

  • [37] Pour ce qui est de la question du forum non conveniens, la règle n’est pas strictement applicable parce que ni les tribunaux américains, ni les tribunaux canadiens ne peuvent nécessairement assumer ou exercer la compétence à l’égard des actions intentées dans l’autre pays. Dans la décision Ford Aquitaine Industries SAS c. Canmar Pride (Navire), 2005 CF 431, le juge Lemieux a énoncé le principe fondamental de doctrine selon lequel chaque tribunal doit pouvoir exercer la compétence nécessaire.

56 Comme l’a souligné le juge Sharpe de la Cour d’appel de l’Ontario dans Muscutt et al. v. Courcelles et al., [2002] O.J. No. 2128, 60 O.R. (3d) 20, la doctrine du forum non conveniens ne porte pas sur la question de savoir si un tribunal a compétence ou devrait assumer la compétence, mais constitue plutôt une doctrine discrétionnaire qui reconnaît qu’il peut y avoir plus d’un tribunal en mesure d’assumer ou d’exercer la compétence et qui peut refuser d’exercer cette compétence au motif qu’il existe un tribunal plus approprié pour connaître de l’action ou l’instruire. Dans Muscutt, précitée, M. le juge Sharpe statuait sur une affaire dans le cadre de laquelle l’Ontario avait assumé la compétence, laquelle n’était fondée ni sur la présence dans le ressort, ni sur l’acquiescement à la compétence.

 

(souligné par la Cour)

 

  • [38] Le juge Lemieux a également adhéré aux dix critères mentionnés dans l’arrêt Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., [2002] 4 R.C.S. 205. Rien ne laisse entendre que la liste est exhaustive, mais elle fournit des points de repère utiles. Ces critères sont les suivants :

1.  le lieu de résidence des parties et des témoins ordinaires et experts;

2.  la situation des éléments de preuve;

3.  le lieu de formation et d’exécution du contrat;

4.  l’existence d’une autre action intentée à l’étranger;

5.  la situation des biens appartenant au défendeur;

6.  la loi applicable au litige;

7.  l’avantage dont jouit la demanderesse dans le for choisi;

8.  l’intérêt de la justice;

9.  l’intérêt des deux parties;

10.  la nécessité éventuelle d’une procédure en exemplification à l’étranger.

 

  • [39] En appliquant ces critères, je conclus ce qui suit :

1.  La question de la résidence des défenderesses, des témoins et des experts favorise les États-Unis, bien que Google CA se trouve au Canada.

2.  L’emplacement de la preuve matérielle favoriserait encore une fois, dans l’ensemble, les États-Unis, bien que la preuve de mesures prises au Canada serait très pertinente.

3.  Le lieu du contrat n’est pas aussi pertinent que le lieu de la contrefaçon. Comme la contrefaçon sur Internet peut se produire à plusieurs endroits, y compris sur le serveur, à l’écran des clients et dans la publicité au Canada, l’affaire est équilibrée.

4.  L’existence de procédures entre les parties aux États-Unis a été examinée, y compris les différences entre les actions.

5.  La preuve à l’égard des actifs des défenderesses est limitée, mais l'essentiel des actifs semble se situer aux États-Unis, tant pour  Google US que pour Google CA. Il est clair que les actifs importants se trouvent aux États-Unis.

6.  Le droit applicable est une question cruciale, car le droit canadien s’applique manifestement à l’action devant la Cour fédérale. C’est ce droit que la demanderesse souhaite faire valoir comme fondement juridique central de sa demande.

7.  L’avantage pour la demanderesse du choix de ce tribunal est l’avantage du droit canadien et de son application au Canada, car le choix du tribunal américain accorde des avantages semblables aux lois américaines et à l’application de la loi dans ce pays.

8.  Pour ce qui est des intérêts de la justice, l’argument selon lequel les intérêts de la justice au Canada favorisent les procédures canadiennes a beaucoup de poids. Les propriétaires étrangers de propriété intellectuelle sont reconnus comme ayant le droit d’intenter des poursuites au Canada en cas de violation de la loi canadienne. Les défenderesses ont accepté cette possibilité quand elles ont décidé de faire des affaires ici et ne devraient pas pouvoir se soustraire au processus juridique canadien.

9.  Les intérêts des parties sont de toute évidence partagés.

10.  Le problème potentiel de la reconnaissance d’un jugement étranger est une préoccupation importante dans les deux pays étant donné les régimes juridiques, les différents moyens de défense et les résultats potentiels. L’absence de dispositions législatives étrangères reconnues dans ce cas-ci n’est pas d'importance cruciale, car il n’est pas nécessaire de connaître avec certitude les lois américaines applicables. La Cour peut reconnaître d’office que les lois ne sont ni identiques ni appliquées de la même façon, mais les détails précis de ces différences ne sont pas essentiels pour l’instant.

 

  • [40] À mon avis, compte tenu de tous ces facteurs, je ne vois pas comment le tribunal américain serait plus commode et mieux placé pour se prononcer sur des droits prévus dans les lois canadiennes, même en supposant qu’un tribunal américain pourrait prendre ou prendrait une telle décision. La situation s’apparente à d’autres cas où une poursuite en matière de droits de propriété intellectuelle est intentée en même temps devant deux tribunaux nationaux ou plus. Ce n'est pas chercher le tribunal le plus favorable que de faire valoir les droits canadiens devant les tribunaux canadiens et les droits américains devant les tribunaux américains.

 

  • [41] Par conséquent, les défenderesses ne m’ont pas convaincu que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de suspendre l’action devant la Cour fédérale pour cause de forum non conveniens.

 

IV.  CONCLUSION

  • [42] J’en arrive au même résultat que la protonotaire, avec un point de vue semblable, et aussi pour des motifs qu’elle n’a pas pris en considération. Par conséquent, l’ordonnance de rejet de la requête des défenderesses est maintenue, et l’appel sera rejeté.

 

  • [43] Bien que la demanderesse ait droit aux dépens, les parties ont indiqué qu’elles voulaient traiter les dépens séparément. La demanderesse doit déposer ses observations sur les dépens dans les vingt et un jours suivant le présent jugement, et les défenderesses ont quatorze jours par la suite pour répondre, avec cinq jours pour la réplique.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que l’ordonnance de rejet de la requête des défenderesses soit maintenue et que l’appel soit rejeté.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :  T-1591-09

 

INTITULÉ :  PERFECT 10, INC.

 

et

 

GOOGLE, INC. et GOOGLE CANADA CORPORATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :  TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :  LE 1ER DÉCEMBRE 2010

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Phelan

 

DATE DES MOTIFS :  LE 21 MARS 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Christopher Wilson

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Mme Marguerite Ethier

Mme Katherine McGrann

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BULL, HOUSSER & TUPPER LLP

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

LENCZNER SLAGHT ROYCE

  SMITH GRIFFIN LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

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