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Cour fédérale

 

Federal Court


 

Date: 20110412

Dossier : T-1359-10

Référence : 2011 CF 448

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2011

En présence de monsieur le juge Kelen

 

 

ENTRE :

 

ROBERT K. PHILLIPS

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une « décision d’équité » rendue le 29 juillet 2010 par le représentant du ministre du Revenu national, M. Alnoor Kassam, chef de la section des Appels du Bureau des services fiscaux de Calgary de l’Agence du revenu du Canada (ARC), qui a rejeté la demande d’allègement des intérêts du demandeur en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, (5e suppl.), ch. 1, telle que modifiée (la Loi).

 

LES FAITS

[2]               Le demandeur est un vendeur de fonds communs de placement, un conseiller en planification financière et un éleveur de bovins. En 1998, le ministre a fait parvenir des avis de nouvelles cotisations au demandeur pour les années d’imposition 1994 et 1995. Le demandeur a contesté les nouvelles cotisations. En juin 1998, le ministre a répondu aux contestations du demandeur en annulant certains des intérêts sur arriérés du demandeur : 13 348 $ pour l’année d’imposition 1994 et 7 784 $ pour l’année d’imposition 1995. Ce nouveau calcul a été traité par l‘ARC comme une demande au « premier palier » concernant les paiements des intérêts dus sur les montants de 1994 et 1995.

 

[3]               Le demandeur a contesté les nouvelles cotisations établies par le ministre devant la Cour canadienne de l'impôt.

 

[4]               Le 18 avril 2002, l’avocat du ministre a demandé que la Cour canadienne de l’impôt ajourne les appels du demandeur en attendant la conclusion d’une poursuite criminelle contre certaines personnes concernant un abri fiscal déterminé. Le demandeur était un investisseur complètement indépendant et il ne faisait pas partie des défendeurs dans l’affaire criminelle. L’avocat du ministre a demandé l’ajournement dans une lettre envoyée à la Cour canadienne de l’impôt datée du 18 avril 2002. Les appels devant la Cour canadienne de l’impôt devaient être entendus le 18 septembre 2002. L’avocat du ministre a fait valoir deux raisons pour appuyer sa demande d’ajournement :

[traduction]

1.      Trois témoins pertinents ne pourraient être assignés à comparaître avant la conclusion de la poursuite criminelle en raison de la Charte, qui empêcherait de les forcer à témoigner;

 

2.      La preuve présentée dans l’instance criminelle aiderait « grandement » les parties aux appels devant la Cour canadienne de l’impôt et elle aiderait peut-être la Cour à considérer ces appels.

 

La lettre disait que l’instance criminelle serait instruite du 2 septembre au 20 décembre 2002.

 

 

[5]               Le demandeur a accepté l’ajournement, qui a été prononcé le 29 avril 2002. Le demandeur n’a pas payé les montants d’impôts contestés pendant que ses appels étaient en instance. Les intérêts ont continué de s’accumuler sur les montants non payés.

 

[6]               Les affidavits de l’avocat du demandeur, et ceux du demandeur, indiquent que l’avocat du ministre a également dit que la divulgation de la preuve de la Couronne dans les appels devant la Cour de l’impôt pourrait nuire aux instances criminelles, et que dans le cas où le demandeur n’accepterait pas l’ajournement, l’avocat du ministre présenterait une requête en ajournement devant la Cour de l’impôt [traduction] « pour laquelle il pourrait y avoir des conséquences sur le plan des dépens ».

 

[7]               Le 20 décembre 2002, la poursuite criminelle n’était pas terminée. Le 2 août 2007, cinq ans après le début de l’instance criminelle, qui était toujours en cours, le demandeur et le ministre ont convenu d’un accord concernant les appels du demandeur, et ce dernier a abandonné ses appels devant la Cour de l’impôt le 10 décembre 2007.

 

[8]               Conséquemment au règlement, le ministre a recalculé l’intérêt accumulé sur les arriérés d’impôts des années 1994 et 1995.

 

[9]               Dans une lettre datée du 17 janvier 2008, le demandeur a demandé que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire de renoncer aux intérêts qui s’étaient accumulés sur les arriérés entre le 29 avril 2002, date de l’ajournement des appels, et le 10 décembre 2007, date de l’abandon des appels. L’ARC a traité cette demande comme une demande au « deuxième palier » concernant le paiement des intérêts dus sur les montants de 1994 et 1995, et a donc accepté la tenue d’un nouvel examen, qui n’aurait normalement pas été possible pour ce genre de demande en raison du délai de prescription de 10 ans figurant dans la Loi.

 

[10]            C’est le refus du représentant du ministre d’accorder la renonciation demandée qui est visé par la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[11]           Dans une lettre datée du 29 juillet 2010, le représentant du ministre, M. Alnoor Kassam, a informé le demandeur que l’ARC n’accorderait pas sa demande de renonciation concernant les intérêts accumulés sur les montants dus conséquemment aux nouvelles cotisations établies pour les années d’imposition 1994 et 1995.

 

[12]           La lettre reconnaissait que le demandeur avait fait valoir les deux raisons suivantes pour appuyer sa demande de renonciations aux intérêts :

[traduction]

1.      L’appel que vous avez interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt a été ajourné en attendant qu’une décision soit rendue dans une affaire criminelle;

 

2.  Vous avez suivi des conseils fiscaux d’une personne et ceux-ci ont entraîné l’établissement de nouvelles cotisations.

 

 

[13]           Le représentant du ministre a déclaré que l’ARC avait considéré les arguments du demandeur à la lumière des lignes directrices figurant dans la Circulaire d’information 07-1 et des dispositions applicables. Il a fourni les motifs suivants pour rejeter les deux arguments exposés par le demandeur dans sa demande :

[traduction]

1.                  Bien que votre appel ait été ajourné d’avril 2002 à octobre 2007, date à laquelle vous avez conclue une entente de règlement avec la Couronne, les motifs ayant conduit à l’ajournement de l’appel étaient raisonnables. Vous aviez également accepté l’ajournement sine die et nous n’avons eu connaissance d’aucun retard indu dans l’instance criminelle pour laquelle votre appel était en attente d’une décision.

2.                  La fourniture de conseils fiscaux ayant des résultats défavorables n’entre pas dans les circonstances, extraordinaires ou autres, qui découlent de facteurs indépendants de la volonté du contribuable ou du conseiller financier. Le contribuable est responsable envers l’ARC des actions ou des conseils fournis par le conseiller, alors que le conseiller est responsable envers le contribuable.

 

[14]           La décision informait également le demandeur de la façon de présenter une demande d’allègement pour difficultés financières.

 

[15]           La décision d’équité était fondée sur un rapport relatif à l’allègement pour les contribuables produit par un agent des Appels de l’ARC. Ce rapport est un examen détaillé de la demande du demandeur qui décrit le contexte, les détails de la demande et les motifs ayant amené l’ajournement des appels interjetés devant la Cour canadienne de l’impôt :

                  1.                         La preuve dans l’instance criminelle aiderait les parties et la Cour canadienne de l’impôt;

                  2.                        La Couronne et le contribuable ont accepté l’ajournement, bien que ce dernier ait accepté « à contrecœur » parce qu’il savait que l’ajournement serait accordé de toute façon;

                  3.                        Le contribuable savait que les intérêts continueraient de s’accumuler, comme c’était le cas avant l’ajournement.

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[16]           En vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi, le ministre jouit du pouvoir discrétionnaire de renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable pour des montants dus dans les dix dernières années :

220 (3.1) Le ministre peut, au plus tard le jour qui suit de dix années civiles la fin de l’année d’imposition d’un contribuable ou de l’exercice d’une société de personnes ou sur demande du contribuable ou de la société de personnes faite au plus tard ce jour-là, renoncer à tout ou partie d’un montant de pénalité ou d’intérêts payable par ailleurs par le contribuable ou la société de personnes en application de la présente loi pour cette année d’imposition ou cet exercice, ou l’annuler en tout ou en partie. Malgré les paragraphes 152(4) à (5), le ministre établit les cotisations voulues concernant les intérêts et pénalités payables par le contribuable ou la société de personnes pour tenir compte de pareille annulation.

220 (3.1) The Minister may, on or before the day that is ten calendar years after the end of a taxation year of a taxpayer (or in the case of a partnership, a fiscal period of the partnership) or on application by the taxpayer or partnership on or before that day, waive or cancel all or any portion of any penalty or interest otherwise payable under this Act by the taxpayer or partnership in respect of that taxation year or fiscal period, and notwithstanding subsections 152(4) to (5), any assessment of the interest and penalties payable by the taxpayer or partnership shall be made that is necessary to take into account the cancellation of the penalty or interest.

 

[17]           Les lignes directrices pour l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire de renoncer aux intérêts ou aux pénalités en vertu de la Loi figurent dans la Circulaire d’information en matière d’impôt sur le revenu IC07-1, datée du 31 mai 2007. Les paragraphes suivants de cette circulaire ont été plaidés par le demandeur comme étant particulièrement pertinents dans le cadre de la présente demande :

1.      Le paragraphe 8 décrit les principes d’équité et de raisonnabilité qui sous-tendent l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu de la Loi :

¶ 8. La législation donne à l’ARC la capacité d’administrer le régime de l’impôt sur le revenu de façon équitable et raisonnable en aidant les contribuables à régler des problèmes qui se présentent indépendamment de leur volonté et en permettant d’adopter une approche axée sur le bon sens dans le cas de personnes qui, en raison de problèmes personnels ou de circonstances indépendantes de leur volonté, n’ont pas pu satisfaire à une exigence législative aux fins de l’impôt sur le revenu.

2.      Le paragraphe 25 offre une liste non exhaustive des types de circonstances exceptionnelles qui sont indépendantes de la volonté d’un contribuable et qui peuvent entraîner l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre :

25. Les pénalités et les intérêts peuvent faire l’objet d’une renonciation ou d’une annulation, en tout ou en partie, lorsqu’ils découlent de circonstances indépendantes de la volonté du contribuable. Les circonstances exceptionnelles qui peuvent avoir empêché un contribuable d’effectuer un paiement lorsqu’il était dû, de produire une déclaration à temps ou de s’acquitter de toute autre obligation que lui impose la Loi sont les suivantes, sans être exhaustives :

a) une catastrophe naturelle ou causée par l’homme, telle qu’une inondation ou un incendie;

 

b) des troubles publics ou l’interruption de services, tels qu’une grève des postes;

 

c) une maladie grave ou un accident grave;

 

d) des troubles émotifs sévères ou une souffrance morale grave, tels qu’un décès dans la famille immédiate.

 

3.      Le paragraphe 26 donne une liste non exhaustive des types d’actions de l’ARC qui peuvent entraîner l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre :

26. Les pénalités et les intérêts peuvent également faire l’objet d’une renonciation ou d’une annulation si ces pénalités et ces intérêts découlent principalement d’actions prises par l’ARC, telles que :

 

a) des retards de traitement, qui ont fait en sorte que le contribuable n’a pas été informé d’une somme en souffrance dans un délai raisonnable;

b) des erreurs dans la documentation mise à la disposition du public, ce qui a amené des contribuables à soumettre des déclarations ou à faire des paiements en se fondant sur des renseignements inexacts;

c) des renseignements inexacts qu’un contribuable a reçus, comme dans le cas où l’ARC a informé, par erreur, un contribuable qu’aucun acompte provisionnel n’était requis pour l’année en cours;

d) des erreurs de traitement;

e) des renseignements fournis en retard, comme dans le cas où un contribuable n’a pas pu faire les paiements appropriés d’acomptes provisionnels ou d’arriérés, parce que les renseignements nécessaires n’étaient pas disponibles;

f) des retards indus pour régler une opposition ou un appel,

ou la réalisation d’une vérification.

 

(Le soulignement a été ajouté pour souligner la partie sur laquelle le demandeur s’est appuyé)

LES QUESTIONS EN LITIGE

[18]           Le demandeur soulève les trois questions suivantes :


1.      Le ministre a-t-il commis une erreur en refusant d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 220(3.1) de la Loi?

2.      Les motifs du ministre suscitent-ils une crainte raisonnable de partialité et démontrent-ils la considération de facteurs non pertinents et l’omission de tenir compte de considérations pertinentes?

3.      Le ministre a-t-il violé l’équité procédurale en rendant sa décision dans un délai indu?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[19]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a conclu, au paragraphe 62, qu’à la première étape du processus de contrôle judiciaire, la cour de révision « vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » : voir également Khosa c. Canada (MCI), 2009 CSC 12, les motifs du juge Binnie, au paragraphe 53.

 

[20]           Les parties ont fait valoir, et la Cour est d’accord, que les décisions discrétionnaires rendues par le ministre en vertu du paragraphe 220(3.1) sont assujetties à la norme de la raisonnabilité : voir, par exemple, Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23, au paragraphe 2, et Hoffman c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 310, au paragraphe 5.

 

[21]           Lors du contrôle d’une décision de la Commission en vertu de la norme de la raisonnabilité, la Cour doit s'attarder « à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59.

 

[22]           D’un autre côté, les assertions du demandeur selon lesquelles il existe une crainte raisonnable de partialité et qui font valoir que le représentant du ministre a rendu la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire dans un délai déraisonnable sont des questions d’équité procédurale qui doivent être tranchées selon la norme de la décision correcte : voir, par exemple, Livaditis c. Canada (Agence du revenu), 2010 CF 950, au paragraphe 24.

 

ANALYSE

Question no 1 : Le ministre a-t-il commis une erreur en refusant d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 220(3.1) de la Loi?

[23]           Le demandeur fait valoir que le refus du représentant du ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire de renoncer aux intérêts dus à la suite du règlement des nouvelles cotisations établies pour les déclarations de revenus de 1994 et 1995 du demandeur était déraisonnable parce que le décideur a mal évalué les faits importants.

 

[24]           Le 18 avril 2002, l’avocat de l’ARC a demandé à la Cour canadienne de l’impôt d’ajourner les appels du demandeur en attendant la conclusion d’une poursuite criminelle contre trois personnes accusées de fraude. L’ARC a expliqué que les témoignages de ces trois personnes [traduction] « seraient très pertinents » pour les appels, mais qu’il [traduction] « serait impossible d’assigner ces personnes à comparaître en raison de la protection offerte par la Charte dans le cadre d’une instance criminelle ». L’ARC a également indiqué à la Cour canadienne de l’impôt que l’audition de cette affaire devait durer du 2 septembre au 20 décembre 2002.

 

[25]           Dans la « décision d’équité » du 29 juillet 2010 faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, M. Kassam, chef de la section des Appels du Bureau des services fiscaux de Calgary, a écrit que l’appel devant la Cour canadienne de l’impôt a été ajourné d’avril 2002 à octobre 2007 et que les motifs de l’ajournement étaient raisonnables. La Cour convient que cette déclaration est appropriée. Cependant, M. Kassam a ensuite écrit :

[traduction] Vous (c’est-à-dire le demandeur) aviez également accepté l’ajournement sine die et nous n’avons eu connaissance d’aucun retard indu dans l’instance criminelle pour laquelle votre appel était en attente d’une décision.

 

[26]           Avec respect, la preuve montre que l’appel de M. Phillips devant la Cour canadienne de l’impôt a été ajourné par suite d’une requête présentée par l’ARC parce que cette dernière voulait assigner à comparaître des témoins qui ne seraient pas disponibles avant la conclusion de l’instance criminelle. De plus, l’ARC a indiqué à la Cour que l’audition de cette instance se terminerait le 20 décembre 2002. M. Phillips a témoigné qu’il ne pouvait rien faire pour empêcher l’ajournement de son appel jusqu’à la conclusion de l’instance criminelle et que son consentement à l’ajournement a été forcé par l’ARC.

 

[27]           La Cour conclut que, dans la décision d’équité, M. Kassam n’a pas correctement considéré le fait que l’ajournement était attribuable aux « actions de l’ARC » et que les intérêts qui se sont accumulés entre la date de l’ajournement et celle du règlement étaient directement « liés aux actions de l’ARC ». À cet égard, la décision d’équité se fonde sur une mauvaise compréhension des faits.

 

[28]           La décision d’équité a présumé que l’ajournement de l’appel devant la Cour canadienne de l’impôt a été accepté sans aucune réserve. En vérité, l’ajournement a été demandé par l’ARC et le demandeur a indiqué dans son affidavit qu’il y avait consenti uniquement parce qu’on lui avait dit que l’ajournement serait accordé même s’il s’y opposait et qu’il pourrait devoir payer les dépens pour s’y être opposé. Compte tenu de la preuve déposée devant la Cour, l’ajournement est attribuable aux actions de l’ARC, qui voulait ajourner l’affaire.

 

[29]           La lettre d’équité indique également qu’il n’y avait eu aucun [traduction] « délai indu dans l’instance criminelle ». La lettre d’équité ne dit pas que la requête en ajournement présentée par l’ARC indiquait que les audiences prendraient fin en décembre 2002 dans l’instance criminelle. En vérité, le règlement dans la présente affaire a été conclu cinq ans plus tard, et l’instance criminelle n’était toujours pas terminée.

 

[30]           Notre Cour estime qu’il est clair que la décision d’équité était fondée sur une fausse prémisse factuelle. Par conséquent, la décision était déraisonnable. La Cour s’appuie sur la décision du juge Ryer (tel qu’il était alors) de la Cour d’appel fédéral dans Slau Ltd. c. Canada (Agence du revenu), 2010 1 C.T.C. 15 par, au paragraphe 39 :

Il me paraît évident qu’une décision fondée sur une prémisse factuelle aussi importante ne saurait répondre au critère de « justification » ou d’« intelligibilité » défini dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 2008 CSC 9, alors que cette prémisse a été jugée erronée. Partant, je suis d’avis que la décision du ministre de refuser d’annuler les intérêts courus après le 1er décembre 1996 était déraisonnable, et à cet égard, je partage l’avis du juge de première instance.

 

 

[31]           Comme deuxième argument pour contester la raisonnabilité de la décision du ministre, le demandeur fait valoir que les intérêts pour lesquels une renonciation a été demandée découlent principalement des actions prises par l’ARC. Le demandeur se concentre sur l’exigence figurant dans la circulaire selon laquelle les intérêts doivent découler principalement d’actions prises par l’ARC.

 

[32]           J’aurais accepté que les intérêts découlent de l’ajournement qui a été demandé par l’ARC et dont le demandeur ne voulait pas. Par conséquent, l’intérêt calculé à partir de la date de l’ajournement aurait relevé du paragraphe 26 de la politique de l’ARC sur l’octroi d’une demande d’allègement :

... ces intérêts découlent principalement d’actions prises par l’ARC

 

Cependant, la Cour d’appel fédérale a conclu que lorsque « le dossier d'opposition est mis en suspens » dans une poursuite criminelle contre les promoteurs d’un système d’investissement dans lequel le contribuable a investi, ce dernier est responsable des intérêts accumulés. Dans cette affaire, les actions de l’ARC étaient la principale raison du retard survenu pendant la poursuite criminelle. Dans Comeau c. Canada (Agence des douanes et du revenu), 2005 CAF 271, le juge Pelletier a indiqué ce qui suit au paragraphe 20 :

[20]      Pour ce qu’il en est de la troisième période, celle encadrée par la cotisation de juin 1997 et la nouvelle cotisation du 11 septembre 2000, l’Agence justifie son refus d’annuler les intérêts par le fait que M. Comeau était au courant, dès le 26 juin 1997, qu’il y avait un montant en souffrance et que ce montant est resté impayé au cours de cette troisième période. M. Comeau aurait pu payer le montant en souffrance, ce qui aurait mis fin à l’accumulation des intérêts, quitte à se faire rembourser si son opposition portait fruit. Autrement dit, un contribuable peut profiter de la suspension des mesures de recouvrement au cours du traitement de son opposition pour miser sur le sort de son opposition en ne payant pas les montants réclamés par l’Agence de sorte que les intérêts s’accumulent. Mais, ayant misé et perdu (lorsque son opposition est rejetée), il ne peut se plaindre que les conditions du jeu lui sont défavorables. La décision de l'Agence sur ce point n'a rien de déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[33]           Par conséquent, le retard concernant les appels du demandeur devant la Cour canadienne de l’impôt pendant l’instruction d’un procès criminel ne justifiait pas, selon la Cour d’appel fédérale, de renoncer à l’intérêt accumulé pendant l’ajournement. La poursuite criminelle rend le délai raisonnable, logique et nécessaire.

 

[34]           Ce motif est logique en ce que toutes les autres actions de l’ARC pour lesquelles il peut y avoir renonciation aux intérêts en vertu de la politique sur l’annulation des intérêts sont des retards causés par l’ARC et des actions dépendantes de sa volonté, telles que des retards déraisonnables dans la vérification ou le traitement des dossiers.

 

[35]           Pour ces motifs, la décision d’équité du ministre était raisonnable, de sorte que la Cour ne peut intervenir sur cette base.

 

 

Question n2 : Les motifs du ministre suscitent-ils une crainte raisonnable de partialité et démontrent-ils la considération de facteurs non pertinents et l’omission de tenir compte de considérations pertinentes?

 

[36]           Le demandeur fait valoir que les déclarations suivantes, qui ont été faites dans le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables, suscitent une crainte raisonnable de partialité et démontrent la considération de facteurs non pertinents et l’omission de tenir compte de considérations pertinentes :

1.      le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables s’appuie sur une lettre du ministère de la Justice datée du 8 janvier 2009 qui n’a pas été produite par les défendeurs et que le demandeur n’a jamais vue;

2.      le fait d’accorder l’allégement demandé [traduction] « pourrait créer un précédent », alors que le demandeur fait valoir que le rôle du ministre consiste à considérer chaque demande selon les faits qui lui sont propres et à ne pas se soucier des précédents;

3.      il n’existait [traduction] « aucun précédent indiquant qu’un congé d’intérêt serait accordé au moment de l’ajournement, et rien de tel n’a été promis au contribuable ». Le demandeur fait valoir que le terme « congé d’intérêt » est un terme connoté qui donne à penser que la décision était partiale.

 

[37]           La Cour rejette le premier argument du demandeur voulant qu’elle tire une conclusion défavorable concernant le contenu de la lettre du 8 janvier 2009 du ministère de la Justice à laquelle le rapport fait référence. La Cour note que le demandeur n’a pas déposé de demande écrite pour obtenir la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents en la possession du représentant du ministre en vertu de la règle 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Par conséquent, le fait que le demandeur n’ait pas de copie de ce document en sa possession n’indique pas à la Cour que le document lui aurait permis d’étayer sa cause. Au contraire, selon le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables, cette lettre comporte l’historique des interactions entre l’ARC et le demandeur concernant l’obtention de l’ajournement.

 

[38]           En ce qui concerne les préoccupations du demandeur concernant le précédent dont il est question dans le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables, la Cour conclut que le rapport démontre que le représentant du ministre a considéré la situation personnelle du demandeur et les faits uniques à sa cause. La Cour conclut que le représentant du ministre était fondé à considérer la compatibilité de sa décision par rapport aux autres décisions de l’ARC sur ce point, de façon à éviter de donner l’impression que le processus décisionnel était arbitraire. Comme l’a dit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sitba c. Consolidated Bathurst Packaging Ltd., [1999] 1 R.C.S. 282, « il est évident qu'il faut favoriser la cohérence des décisions rendues en matière administrative ».

 

[39]           Concernant l’argument du demandeur selon lequel l’utilisation de l’expression « congé d’intérêt » donne à penser que le décideur a fait preuve de partialité, la Cour conclut qu’il n’existe aucune preuve pour appuyer cet argument. Les allégations de partialité ne doivent pas être faites à la légère, elles doivent être étayées par des preuves concrètes : Arthur c. Canada (procureur général), 2001 CAF 223, au paragraphe 8. Le demandeur n’a présenté aucune preuve pour appuyer l’argument selon lequel l’emploi de ce terme était désobligeant. Le point sous‑jacent est que le demandeur a été tenu constamment informé de l’intérêt qui s’accumulait sur ses arriérés, ce qu’il ne conteste pas.

 

[40]           Enfin, la Cour conclut que le représentant du ministre a correctement considéré les facteurs pertinents pour sa décision. Le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables établit clairement le cadre en vertu duquel les représentants du ministre doivent considérer les demandes d’allègement discrétionnaire. Les facteurs établis incluent ce qui suit :

1.      La question de savoir si le contribuable a respecté, par le passé, ses obligations fiscales;

2.      La question de savoir si le contribuable a, en connaissance de cause, laissé subsister un solde en souffrance qui a engendré des intérêts sur arriérés;

3.      La question de savoir si le contribuable a ou n'a pas agi avec diligence raisonnable et s'il a ou n'a pas géré ses affaires de manière négligente ou insouciante dans le cadre du régime d'autocotisation;

4.      La question de savoir si le contribuable a agi avec diligence pour remédier à tout retard ou à toute omission.

 

[41]           En l’espèce, le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables considère clairement et raisonnablement tous ces facteurs, en plus des arguments présentés par le demandeur. La Cour conclut que le représentant du ministre n’a commis aucune erreur dans son examen de la preuve.

 

Question no 3 : Le ministre a-t-il violé l’équité procédurale en rendant sa décision dans un délai indu?

[42]           Le demandeur fait valoir que le temps pris pour rendre la décision sans examen a entraîné la violation de son droit à l’équité procédurale.

 

[43]           Les événements liés à la délivrance de la décision sont les suivants :

1.      17 janvier 2008 : date de la lettre du demandeur demandant au ministre de considérer l’octroi d’un allègement en vertu de son pouvoir discrétionnaire;

2.      27 mai 2009 : date du rapport relatif à l’allègement pour les contribuables;

3.      29 juillet 2010 : date de la décision.

 

[44]           Dans un affidavit déposé en l’espèce, le représentant du ministre, M. Kassam, décrit le processus en vertu duquel le Bureau des services fiscaux de Calgary de l’ARC considère les demandes en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi. En l’espèce, comme cela est décrit ci‑dessus, le dossier du demandeur a été traité en tant que demande au « deuxième palier ». Une demande au deuxième palier consiste en une demande de suivi présentée par un contribuable après que l’ARC a déjà rejeté une première demande d’allègement. Dans la présente affaire, l’ARC a traité la nouvelle cotisation établie en 1998 comme étant la première demande du demandeur, et la demande de 2008 comme la deuxième demande. De cette façon, l’ARC a permis que la demande du demandeur soit considérée. Si l’ARC avait traité la demande du demandeur comme une première demande, le délai de 10 ans aurait été expiré.

 

[45]           Dans le cas d’une demande au deuxième palier, suivant la présentation de la demande écrite initiale du contribuable à l’ARC, un fonctionnaire de l’ARC n’ayant pas pris par au traitement de la première demande est assigné au dossier et effectue un examen préliminaire pour vérifier que la demande écrite contienne tous les renseignements nécessaires à l’évaluation – par exemple, les faits et les motifs appuyant la demande du contribuable et toute la documentation pertinente. Le fonctionnaire de l’ARC examine ensuite la demande et tout nouveau renseignement produit après le dépôt de la première demande et il fait une recommandation dans un rapport relatif à l’allègement pour les contribuables. Cette recommandation est ensuite envoyée au « chef d’équipe » du fonctionnaire de l’ARC – un fonctionnaire de l’ARC de rang plus élevé – pour être évaluée. Le chef d’équipe examine tous les documents et rend une décision. Cette décision doit ensuite être approuvée par un agent des Appels – en l’espèce, M. Kassam.

 

[46]           En l’espèce, le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables a été achevé le 27 mai 2009, environ un an et trois mois après avoir été reçu par la section compétente de l’ARC, et environ un an et quatre mois après la réception de la demande du demandeur. Il a été approuvé par le chef d’équipe environ un an et deux mois plus tard, puis approuvé par M. Kassam et transmis au demandeur le 29 juillet 2010.

 

[47]           Le demandeur n’a présenté aucune preuve concernant le temps que nécessite habituellement l’examen des dossiers des clients par les fonctionnaires de l’ARC. Dans la présente affaire, le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables détaille les efforts déployés par le fonctionnaire de l’ARC pour enquêter sur les demandes du demandeur. Cela comprend de multiples discussions avec le ministère de la Justice concernant les motifs des ajournements des appels et des enquêtes à l’égard des nouvelles cotisations établies en 1994 et 1995 – pour lesquelles des informations écrites ne sont plus disponibles en raison de la longue période de temps qui s’est écoulée.

 

[48]           La Cour estime qu’il est raisonnable que les enquêtes approfondies menées par l’ARC décrites dans le rapport relatif à l’allègement pour les contribuables et qui ont été contrôlées par le chef d’équipe aient nécessité environ deux ans et six mois. Les demandes concernaient de très vieux renseignements, qui ont été difficiles à trouver et à évaluer, et le rapport est détaillé et complet.

 

CONCLUSION

[49]           Le demandeur a le fardeau de prouver à la Cour, selon la prépondérance des probabilités, que la décision de l’ARC était déraisonnable ou qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale. La Cour conclut que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’ARC était raisonnable compte tenu de la preuve soumise et elle conclut également que le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale.

 

DÉPENS

[50]           Le demandeur a subi un préjudice en raison de la requête en ajournement présentée par l’ARC, qui a retardé de cinq ans le règlement de l’affaire. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il n’est pas approprié de condamner le demandeur aux dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

« Michael A. Kelen »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                         T-1359-10

 

INTITULÉ :                                       Robert K. Phillips c. Canada (Procureur général)

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                                 CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                                               LE 23 MARS 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                                              LE JUGE KELEN.

 

DATE DES MOTIFS :                                                                      LE 12 AVRIL 2011

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony L. Dekens

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Wendy Bridges

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Francis N.J. Taman

Bishop & McKenzie, s.r.l.

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan,

Sous-procureur général du Canada

Bureau d’Edmonton, Région des Prairies

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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