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Cour fédérale

 

Federal Court

 


Date : 20110418

Dossier : T-1261-01

Référence : 2011 CF 457

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 18 avril 2011

En présence de monsieur le Juge Crampton

 

 

ENTRE :

 

DALVIN STEWART POTSKIN

ALBERT LAWRENCE POTSKIN et RICHELLE MARIE POTSKIN

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, représentée par LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               À leur naissance, les demandeurs étaient des enfants illégitimes au sens de l’alinéa 11(1)e) de la Loi sur les Indiens, S… 1970, ch. I-6 (l’ancienne Loi). Ils étaient donc enregistrés sur la liste de la bande de Sawridge, dont leur mère était membre à l’époque. Alors qu’ils étaient encore bambins, leur mère a épousé Neil Morin, un membre de la bande Enoch. L’année suivante, elle et M. Morin ont signé des déclarations solennelles indiquant que M. Morin était le père biologique des demandeurs. Peu de temps après avoir reçu un exemplaire de ces déclarations solennelles, le registraire visé par l’ancienne Loi a donné instruction au Lesser Slave Lake Indian Regional Council d’inscrire le transfert des demandeurs de la bande de Sawridge à la bande Enoch, comme le prévoyait l’article 10 de l’ancienne Loi. 

 

[2]               Lorsque leur mère est passée de la bande de Sawridge à la bande Enoch à la suite de son union avec M. Morin, elle a reçu un paiement s’élevant à 210 891,62 $. Cette somme représentait la différence entre la valeur d’une part per capita de la bande de Sawridge et celle d’une part per capita de la bande Enoch.

 

[3]               Selon les demandeurs, un paiement similaire aurait dû être versé à un fiduciaire qui l’aurait détenu en leur nom jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de la majorité. Aucun paiement de cette nature n’a cependant été versé à quiconque en leur nom. En conséquence, ils ont intenté la présente action dans laquelle ils allèguent notamment que la défenderesse a manqué à son obligation fiduciale de protéger leurs intérêts financiers.   

 

[4]               Pour les motifs exposés ci-après, compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, je conclus que la défenderesse n’avait pas envers les demandeurs les obligations fiduciales qu’ils ont expressément invoquées. Je conclus également que, si la défenderesse avait des obligations fiduciales envers les demandeurs, les mesures prises par le registraire ou par d’autres fonctionnaires au sein du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le Ministère) ne constituent pas un manquement à ces obligations. 

 

[5]               Je conclus aussi que la présente action est prescrite par la Limitation of Actions Act, R.S.A. 1980, ch. L-15, ou la Limitations Act, R.S.A. 2000, ch. L-12, les lois sur la prescription pertinentes en l’espèce.

 

 

I. Contexte

[6]               Les demandeurs sont tous des enfants de Harriet Potskin. Dalvin Stewart Potskin est né le 7 février 1979, Albert Lawrence Potskin, le 27 mars 1980 et Richelle Marie Potskin,

le 14 avril 1981.

 

[7]               Étant donné que Harriett Potskin n’était pas mariée à la naissance de ses enfants, les demandeurs ont été inscrits sur la liste de la bande de Sawridge, dont elle était membre, comme le prévoyait l’alinéa 11(1)e) de l’ancienne Loi.

 

[8]               L’ancienne Loi était administrée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien. Selon les dispositions de l’article 5 de l’ancienne Loi, un registre devait être maintenu et être constitué des listes de bande et des listes générales où devaient être consigné le nom de chaque personne ayant le droit d’être inscrite comme Indien. Le registre des Indiens et les listes de membres relevaient du contrôle du registraire.  

 

[9]               Le 27 novembre 1981, ou vers cette date, Harriet Potskin a épousé Neil Morin, un membre de la bande Enoch. Tel que l’exigeait l’article 14 de l’ancienne Loi, elle a donc été transférée de la bande Sawridge à la bande Enoch.

 

[10]           Conformément aux dispositions du paragraphe 16(3) de l’ancienne Loi, la bande de Sawridge a alors effectué deux paiements.  Le premier, totalisant la somme déjà mentionnée de 210 891,62 $, a été versé à Harriet Potskin. Le second, totalisant la somme approximative de 6 000 $, a été fait à la bande Enoch. Cette somme représentait la valeur d’une part per capita dans la bande Enoch. Au total, les deux sommes représentaient la valeur d’une part per capita dans la bande de Sawbridge à cette époque.

 

[11]           Le 15 avril 1982, Harriet Potskin et Neil Morin ont signé des déclarations solennelles établissant Neil Morin comme le père biologique des demandeurs. Pour une raison quelconque, ces déclarations n’ont cependant pas été transmises au registraire avant le 29 mars 1983, date à laquelle elles lui ont été expédiées par Me David Fennell, l’avocat de la bande de Sawridge. Dans sa lettre d’accompagnement adressée au registraire, Me Fennell déclarait que les demandeurs [traduction] « auraient dû être transférés sur la liste de la bande Enoch, car ils sont maintenant les enfants légitimes de leur père ». Il demandait en outre que le registraire [traduction] « traite cette affaire de façon aussi expéditive que possible ». Or, il semble que la bande de Sawridge tenait beaucoup à ce que l’affaire soit traitée rapidement parce qu’elle continuait d’émettre de façon régulière des chèques de redevances pétrolières à Mme Harriet Potskin pour le compte des demandeurs.

 

[12]           Le 27 avril 1983, le registraire a écrit au Lesser Slave Lake Indian Regional Council pour lui demander de publier le transfert des demandeurs de la bande de Sawridge à la bande Enoch dans son rapport suivant des membres de la première bande. Transmettant une copie de cette lettre au directeur du bureau de la bande Enoch, il a demandé à cette bande d’en faire autant.

 

[13]           À ce jour, les demandeurs sont toujours membres de la bande Enoch. Ils n’ont cependant jamais reçu, pas plus que la bande Enoch, des paiements de la bande de Sawridge semblables à ceux qui ont été versés après le transfert de leur mère à la bande Enoch.  

 

II. Dispositions législatives pertinentes

[14]           Aux termes du paragraphe 2(1) de l’ancienne Loi, le registraire était le fonctionnaire du ministère responsable du registre des Indiens.

 

[15]           Le transfert des demandeurs et de leur mère, de la liste de la bande de Sawridge à celle de la bande Enoch ‑ les deux étant tenues par le registraire ‑, découlait de l’application du paragraphe 7(1), de l’article 10, des alinéas 11(1)d) et e) et de l’article 14 de l’ancienne Loi. Les dispositions, inscrites dans un régime axé sur le statut de la personne de sexe masculin dans les relations maritales et parentales (Martin c. Chapman, [1983] 1 R.C.S. 365, p. 370), prévoyaient ce qui suit :

 

Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6

Définition et enregistrement des Indiens

[…]

7. (1) Le registraire peut en tout temps ajouter à une liste de bande ou à une liste générale, ou en retrancher, le nom de toute personne qui, d’après la présente loi, a ou n’a pas droit, selon le cas, à l’inclusion de son nom dans cette liste.

 

[…]

 

10. Lorsque le nom d’une personne du sexe masculin est inclus dans une liste de bande ou une liste générale, ou y est ajouté ou omis, ou en est retranché, les noms de son épouse et de ses enfants mineurs doivent également être inclus, ajoutés, omis ou retranchés, selon le cas. S.R., c. 149, art. 10.

 

[…]

 

11. (1) Sous réserve de l’article 12, une personne a droit d’être inscrite si

 

[…]

 

d) elle est l’enfant légitime

 

(i) d’une personne du sexe masculin décrite à l’alinéa a) ou b), ou

 

(ii) d’une personne décrite à l’alinéa c);

 

e) elle est l’enfant illégitime d’une personne du sexe féminin décrite à l’alinéa a), b) ou d); ou

 

[…]

 

14. Une femme qui est membre d’une bande cesse d’en faire partie si elle épouse une personne qui n’en est pas membre, mais si elle épouse un membre d’une autre bande, elle entre dès lors dans la bande à laquelle appartient son mari. S.R., c. 149, art. 14.

Indian Act, R.S.C. 1970, c. I-6

 

Definition and Registration of Indians

 

[…]

 

7. (1) The Registrar may at any time add to or delete from a Band List or a General List the name of any person who, in accordance with this Act, is entitled or not entitled, as the case may be, to have his name included in that List.

 

[…]

 

10. Where the name of a male person is included in, omitted from, added to or deleted from a Band list or a General List, the names of his wife and his minor children shall also be included, omitted, added or deleted, as the case may be. R.S., c. 149, s. 10.

 

 

[…]

 

11. (1) Subject to section 12, a person is entitled to be registered if that person

 

[…]

 

(d) is the legitimate child of

 

(i)   a male person described in paragraph (a), (b); or

 

(ii) a person described in paragraph (c);

 

(e) is the illegitimate child of a female person described in paragraph (a), (b) or (d); or

 

[…]

 

14. A woman who is a member of a band ceases to be a member of that band if she marries a person who is not a member of that band, but if she marries a member of another band, she thereupon becomes a member of the band of which her husband is a member. R.S., c. 149, s. 14.

 

 

[16]           Le paragraphe 15(1) de l’ancienne Loi autorisait le paiement d’une part per capita des fonds détenus par Sa Majesté au nom de la bande, ainsi que d’autres deniers, à un Indien qui était devenu « émancipé » ou qui, d’autre manière, avait cessé d’être membre de cette bande. Le paragraphe 15(3) décrivait les mesures que pouvait prendre le ministre lorsque la personne ainsi visée était âgée de moins de vingt et un ans. Toutefois, le paragraphe 16(1) de l’ancienne Loi excluait certaines situations du champ d’application de l’article 15 lorsqu’une personne cessait d’appartenir à une bande du fait qu’elle devenait membre d’une autre bande. De plus, le paragraphe 16(2) empêchait la personne ainsi visée d’avoir droit à un intérêt dans les terres ou les deniers détenus par Sa Majesté au nom de la bande en premier lieu mentionnée. En vertu du paragraphe 16(3), cette règle était soumise à une exception, soit lorsqu’une femme devenait membre d’une autre bande du fait de son mariage. Voici le texte intégral de ces dispositions :

 

 

Loi sur les Indiens, S.R.C. 1970, ch. I-6

Définition et enregistrement des Indiens

[…]

 

15. (1) Sous réserve du paragraphe (2), un Indien qui devient émancipé ou qui, d’autre manière, cesse d’être membre d’une bande a droit de recevoir de Sa Majesté

 

a) une part per capita des fonds de capital et de revenu détenus par Sa Majesté au nom de la bande, et

 

b) un montant égal à la somme que, de l’avis du Ministre, il aurait reçue durant les vingt années suivantes aux termes de tout traité alors en vigueur entre la bande et Sa Majesté s’il était demeuré membre de la bande.

 

 

[…]

 

(3) Lorsqu’en vertu du présent article, des deniers sont payables à une personne de moins de vingt et un ans, le Ministre peut

 

a) payer les deniers au père ou à la mère, au tuteur ou à l’autre personne ayant la garde de cette personne, ou au curateur public ou administrateur public ou autre semblable fonctionnaire de la province où réside ladite personne, ou

 

b) faire suspendre le paiement des deniers jusqu’à ce que la personne ait atteint l’âge de vingt et un ans. 

 

[…]

 

16. (1) L’article 15 ne s’applique pas à une personne qui cesse d’appartenir à une bande du fait qu’elle devient membre d’une autre bande, mais, sous réserve du paragraphe (3), le montant auquel cette personne aurait eu droit en vertu de l’article 15, sans le présent article, doit être transféré au crédit de la bande en dernier lieu mentionnée.

 

(2) Une personne qui cesse de faire partie d’une bande du fait qu’elle est devenue membre d’une autre bande n’a droit à aucun intérêt dans les terres ou deniers détenus par Sa Majesté au nom de la bande en premier lieu mentionnée, mais elle a droit au même intérêt en commun, dans les terres et les deniers détenus par Sa Majesté au nom de la bande en deuxième lieu mentionnée, que les autres membres de cette dernière.

 

(3) Lorsqu’une femme qui fait partie d’une bande devient membre d’une autre bande du fait de son mariage et que la part per capita des fonds de capital et de revenu détenus par Sa Majesté au nom de la bande en premier lieu mentionnée, est plus élevée que la part per capita des fonds ainsi détenus pour la bande en deuxième lieu mentionnée, il doit être transféré au crédit de la bande en deuxième lieu mentionnée un montant égal à la part per capita détenue pour cette bande, et le solde des deniers auxquels cette femme aurait eu droit aux termes de l’article 15, dans le présent article, doit lui être versé de la manière et aux époques que le Ministre détermine. S.R., c. 149, art. 16.

Indian Act, R.S.C. 1970, c. I-6

 

Definition and Registration of Indians

 

[…]

 

15. (1) Subject to subsection (2), an Indian who becomes enfranchised or who otherwise ceases to be a member of a band is entitled to receive from Her Majesty

 

 

(a) one per capita share of the capital and revenue moneys held by Her Majesty on behalf of the band, and

 

(b) an amount equal to the amount that in the opinion of the Minister he would have received during the next succeeding twenty years under any treaty then in existence between the band and Her Majesty if he had continued to be a member of the band.

 

[…]

 

(3) Where by virtue of this section moneys are payable to a person who is under the age of twenty-one, the Minister may

 

(a) pay the moneys to the parent, guardian or other person having the custody of that person or to the public trustee, public administrator or other like official for the province in which that person resides, or

 

 

(b) cause payment of the moneys to be withheld until that person reaches the age of twenty-one.

 

[…]

 

16. (1) Section 15 does not apply to a person who ceases to be a member of one band by reason of his becoming a member of another band, but, subject to subsection (3), there shall be transferred to the credit of the latter band the amount to which that person would, but for this section, have been entitled under section 15.

 

 

(2) A person who ceases to be a member of one band by reason of his becoming a member of another band is not entitled to any interest in the lands or moneys held by Her Majesty on behalf of the former band, but he is entitled to the same interest in common in lands and moneys held by Her Majesty on behalf of the latter band as other members of that band.

 

 

 

(3) Where a woman who is a member of one band becomes a member of another band by reason of marriage, and the per capita share of the capital and revenue moneys held by Her Majesty on behalf of the first-mentioned band is greater than the per capita share of such moneys so held for the second-mentioned band, there shall be transferred to the credit of the second-mentioned band an amount equal to the per capita share held for that band, and the remainder of the money to which the woman would, but for this section, have been entitled under section 15 shall be paid to her in such manner and at such times as the Minister may determine. R.S., c. 149, s. 16.

 

[17]           En outre, l’article 9 de l’ancienne Loi autorisait, en autres choses, une personne à protester par avis écrit au registraire contre l’inclusion, l’omission, l’addition ou le retranchement de son nom sur la liste de bande ou la liste générale. Dans le cas d’une décision défavorable à l’issue de la protestation, l’article 9 autorisait également la personne visée à demander au registraire de soumettre la décision à un juge pour revision. En l’espèce, les parties reconnaissent qu’aucune demande de protestation ou de revision judiciaire n’a été présentée. 

 

[18]           Enfin, il convient également de souligner que, sous le régime de l’ancienne Loi, l’administration, l’utilisation et la dépense des « deniers des Indiens » étaient régies par les articles 61 à 69. Le paragraphe 61 (1) prévoyait notamment que « [l]es deniers des Indiens ne doivent être dépensés qu’au bénéfice des Indiens ou des bandes à l’usage et au profit communs desquels ils sont reçus ou détenus ... ».

 

III. Questions en litige

[19]           Dans leur déclaration, les demandeurs alléguaient le manquement de la défenderesse aux obligations suivantes :

             

i.         une obligation légale qui, selon eux, était prévue au paragraphe 15(3) de l’ancienne Loi;

 

ii.       une obligation de négociation honorable prévue par un traité non désigné;

 

                  iii. une obligation fiduciale de protéger leurs intérêts financiers.

 

[20]           Ces allégations étaient simplement énoncées. Rien ne semble indiquer que les demandeurs ont décrit à quelque moment que ce soit avant l’instruction la nature précise des obligations qui n’auraient pas été respectées.

 

[21]           Lors de l’instruction, les demandeurs ont retiré leurs allégations portant que la défenderesse avait manqué envers eux à ses obligations prévues par la loi et par traité. Plus précisément, l’avocat des demandeurs a reconnu ce qui suit quant aux allégations prévues par la loi :

 

i.         la simple lecture des paragraphes 16(1), 16(2) et 16(3) de l’ancienne Loi appuie la thèse de la défenderesse selon laquelle le paragraphe 15(3) ne s’appliquait pas aux demandeurs; et en conséquence,

 

ii.       rien ne permettait de prétendre que la défenderesse avait manqué à une obligation prévue par la loi, que ce soit en vertu du paragraphe 15(3) ou d’une autre disposition, qui aurait fait en sorte que leur soit versée la différence entre la valeur d’une part per capita dans la bande de Sawridge et une part per capita dans la bande Enoch (aux p. 205 à 207, 257 et 274 de la transcription).

 

[22]           En somme, les demandeurs ont reconnu que contrairement à leur mère qui avait droit de recevoir une telle somme en raison du fait qu’elle répondait précisément à la description d’une femme indienne visée par le paragraphe 16(3), la loi ne leur accordait pas le droit de toucher un montant en raison de leur transfert de la bande de Sawridge à la bande Enoch.

 

[23]           En plus d’avoir retiré les allégations portant que la défenderesse avait manqué envers eux à ses obligations prévues par la loi ou par traité, les demandeurs ont également retiré lors de l’instruction les conclusions suivantes : (i) accorder un jugement pour la somme de 500 000 $, ou toute autre somme pouvant être établie à l’instruction; (ii) accorder des dommages-intérêts punitifs de 100 000 $; (iii) adjuger les dépens sur la base avocat-client.

 

[24]           En conséquence, il ne reste qu’à trancher la question de savoir si la défenderesse a manqué à son obligation fiduciale envers les demandeurs. 

 

IV. Analyse    

A. La défenderesse avait-elle une obligation fiduciale envers les demandeurs?

[25]           Ainsi que je l’ai déjà signalé, les demandeurs prétendent que la défenderesse avait manqué à son obligation fiduciale de protéger leurs intérêts financiers. À l’instruction, ils ont expliqué – pour la première fois, semble-t-il – en quoi consistait la nature précise de l’obligation fiduciale que les circonstances de l’espèce leur permettait d’invoquer. Il convient de souligner qu’avant de fournir ces explications les demandeurs avaient reconnu qu’ils n’avaient droit au versement d’aucune somme de la part de la bande de Sawridge à la suite de leur transfert à la bande Enoch.

 

[26]           Cette concession ayant été faite, les demandeurs ont ensuite allégué qu’avant la signature par leurs parents des déclarations solennelles sur lesquelles le registraire s’est fondé pour demander le transfert de leurs noms de la liste de la bande de Sawridge à celle de la bande Enoch, le registraire avait l’obligation fiduciale de donner les informations suivantes à leurs parents, en leur qualité de gardiens :  

 

i.         d’éventuels préjudices financiers pouvaient découler de la signature des déclarations solennelles;

 

ii.       ils étaient libres de ne pas signer les déclarations solennelles.

 

[27]           Selon les demandeurs, le plus important préjudice financier était l’existence d’une grande différence entre les sommes versées mensuellement par la bande de Sawridge et celles versées par la bande Enoch à leurs membres respectifs. Dans son témoignage, Mme Potskin a déclaré qu’elle recevait de la bande de Sawridge environ 100 $ par mois pour chacun des demandeurs, alors que les versements équivalents reçus de la bande Enoch ne totalisaient qu’environ 25 $ par mois. De plus, l’avocat des demandeurs a laissé entendre que les demandeurs avaient pu être privés d’autres avantages financiers pouvant être liés à l’appartenance à la bande de Sawridge parce que la valeur d’une part per capita dans cette bande était environ 30 fois plus élevée que celle d’une part per capita dans la bande Enoch.

 

[28]           Les demandeurs ont en outre allégué qu’après la signature des déclarations solennelles, le registraire avait l’obligation fiduciale d’informer leurs parents : 

 

i.         de l’existence des éventuels préjudices financiers susmentionnés;

 

ii.       de leur droit de contester le transfert, conformément au paragraphe 9(3) de l’ancienne Loi, dans le délai de trois mois prévu à cette disposition.

 

  1.  Les obligations fiduciales dites antérieures à la signature des déclarations solennelles 

[29]           Les obligations fiduciales qui, selon les demandeurs, ont été transgressées avant la signature des déclarations solennelles établissant la paternité n’exigent pas un examen approfondi. En bref, aucun élément n’établit de façon convaincante que le registraire, ou un autre fonctionnaire au Ministère, savait ou aurait dû savoir avant la signature de ces documents que les parents des demandeurs envisageaient de les signer, ou qu’on leur avait demandé de le faire. En fait, aucun élément n’établit de façon convaincante que le registraire, ou un autre fonctionnaire au Ministère, savait ou aurait dû savoir que les déclarations solennelles avaient été signées avant la date où elles ont été transmises au registraire par Me Fennell, le 29 mars 1983.

 

[30]           Au cours de l’interrogatoire préalable mené par la défenderesse, Mme Potskin a déclaré que le Ministère avait été informé pour la première fois de l’identité du père des demandeurs après l’envoi par Me Fennell des déclarations solennelles établissant la paternité au Ministère en mars 1983. Dans son témoignage, le demandeur Dalvin Potskin a affirmé qu’il avait adopté au nom des demandeurs le témoignage fourni par sa mère et qu’il était autorisé à répondre au nom au nom de ses frères et sœurs.  

 

[31]           Lors de l’instruction, s’est posée la question de savoir si Carole Holland, la commissaire à l’assermentation ayant attesté la signature des déclarations solennelles par Harriet Potskin et Neil Morin, était une employée du Ministère à l’époque. Lors de l’interrogatoire principal de Harriet Potskin, l’avocat des demandeurs lui a demandé si elle était au courant qu’une autre employée du Ministère, Susan Weston, avait témoigné que Mme Holland était effectivement une employée du Ministère. Madame Potskin a répondu par l’affirmative. Or, l’avocat de la défenderesse a cependant produit en preuve la transcription de l’interrogatoire de Mme Weston, datée du 17 janvier 2006. La transcription faisait voir que Mme Weston ne savait pas si Mme Holland était une employée du Ministère au moment où Mme Potskin et Neil Morin ont signé leurs déclarations solennelles établissant la paternité. Après avoir souligné ce fait, Mme Weston a simplement ajouté que Mme Holland était une employée du Ministère lorsqu’elle avait commencé elle-même à y travailler en décembre 1984.

 

[32]           Fait important, l’avocat des demandeurs n’a pas demandé à Mme Potskin si elle croyait que Mme Holland était une employée du Ministère au moment où elle et Neil Morin avaient signé les déclarations solennelles. Il s’en est plutôt tenu aux éléments suivants : (i) les circonstances entourant la signature des déclarations solennelles par MmePotskin et M. Morin; (ii) les communications qu’elle avait eues avec le Ministère; et (iii) la question de savoir si un fonctionnaire au Ministère avait informé Mme Potskin que des sommes étaient ou seraient détenues en fiducie pour le compte des demandeurs.

                                                                                                   

[33]           S’agissant des circonstances entourant la signature des déclarations solennelles, Mme Potskin a affirmé dans son témoignage que l’avocat de la bande de Sawridge, Me Fennell, lui avait demandé de signer une déclaration solennelle établissant la paternité à la fin de 1981 ou au début de 1982, avant que la bande de Sawridge ne soit tenue de lui remettre une prime spéciale de Noël qui était versée aux membres de la bande à l’époque. Elle a déclaré qu’elle ne voulait pas signer la déclaration parce qu’elle savait que cette signature entraînerait probablement le transfert des demandeurs à la bande Enoch. Elle a toutefois accepté de signer le document après que Me Fennell lui a dit que ses enfants recevraient un paiement semblable au sien. Madame Potskin a témoigné que Me Fennell avait ajouté que, parce qu’ils étaient mineurs, les paiements qui leur étaient respectivement destinés seraient placés pour leur bénéfice dans un compte en fiducie.

 

[34]           Comme on peut le constater, le document qui a été signé par Mme Potskin à la demande de Me Fennell était soit égaré soit il n’était pas une déclaration solennelle établissant la paternité. C’est pourquoi Mme Potskin a affirmé dans son témoignage qu’après avoir demandé, en avril 1982, au bureau de la bande Enoch pourquoi elle recevait des redevances de la bande de Sawridge et de la bande Enoch, un représentant de cette dernière bande lui a demandé à elle et à Neil Morin de signer les déclarations solennelles établissant la paternité, lesquelles sont les seules déclarations à avoir été produites dans la présente instance. Ces documents ont été signés le 15 avril 1982. Rien n’indique qu’ils ont été signés sous quelque forme de contrainte que ce soit.

 

[35]           Pour une raison quelconque, ce n’est qu’en mars 1983, lorsque Me Fennell a découvert que les demandeurs étaient toujours inscrits sur la liste de la bande de Sawridge, que des exemplaires de ces déclarations solennelles ont été transmis pour la première fois, semble-t-il, au Ministère. Aucun élément de preuve n’a été produit pour établir que le Ministère avait été informé, avant le mois de mars 1983, de l’existence de ces déclarations solennelles, ou de la déclaration solennelle que Mme Potskin a affirmé dans son témoignage avoir signée à la demande de Me Fennell à la fin de l’année 1981 ou au début de 1982.

 

[36]           S’agissant de ses communications avec le Ministère, Mme Potskin a déclaré dans son témoignage qu’elle avait communiqué avec le Ministère à plusieurs occasions. Elle n’a cependant pas dit que l’une ou l’autre de ces communications avaient été faites avant la date où elle et M. Morin avaient signé les déclarations solennelles. En fait, deux des trois personnes avec qui elle a déclaré avoir communiqué au Ministère (M. Sisson et Mme Weston) ont commencé à travailler pour le Ministère longtemps après la date de signature des déclarations solennelles. Aucun élément de preuve n’a été présenté quant à la date à laquelle la troisième personne (M. Hughes) a commencé à travailler pour le Ministère.

 

[37]           S’agissant de la question de savoir si un fonctionnaire au Ministère lui avait déjà dit que des sommes étaient détenues en fiducie pour le compte des demandeurs, Mme Potskin a indiqué dans son témoignage que personne au Ministère ne lui avait donné de tels renseignements. Elle a dit que ces renseignements lui avaient été donnés par le chef Twim de la bande de Sawridge et Me Fennell. Rien n’indique qu’un fonctionnaire au Ministère savait ou aurait dû savoir que de tels renseignements avaient été fournis par le chef Twim et Me Fennell.

 

[38]           Compte tenu de ce qui précède, j’estime que les demandeurs n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que le registraire ou un autre fonctionnaire au Ministère savait ou aurait dû savoir, avant la date de la signature des déclarations solennelles établissant la paternité, que leurs parents envisageaient signer ces documents, ou qu’on leur avait demandé de les signer. Comme je l’ai déjà indiqué, la preuve n’établit pas qu’un fonctionnaire au Ministère savait que ces documents avaient été signés, du moins pas avant qu’une année environ se soit écoulée, soit le 29 mars 1983. En conséquence, même si j’étais disposé à faire mienne la prétention des demandeurs selon laquelle, antérieurement à la date de signature des déclarations solennelles établissant la paternité, la défenderesse avait envers eux les obligations fiduciales prévues à l’article 26 précité, la défenderesse ne pouvait pas avoir manqué à ces obligations. Cela dit, pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la défenderesse n’était assujettie à aucune des obligations fiduciales invoquées par les demandeurs.

 

[39]           J’examinerai maintenant les obligations fiduciales envers les demandeurs et leurs parents dites postérieures à la signature des déclarations solennelles.

 

  2.  Les obligations fiduciales dites postérieures à la signature des déclarations solennelles

[40]           Dans l’arrêt Frame c. Smith, [1987] 2 R.C.S. 99, la Cour a fait observer à la page 136 que les rapports dans lesquels les tribunaux ont imposé des obligations fiduciales possèdent les trois caractéristiques générales suivantes :

 

1.  Le [fiducial] peut exercer un certain pouvoir discrétionnaire.

 

2.      Le [fiducial] peut unilatéralement exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière à avoir un effet sur les intérêts juridiques ou pratiques du bénéficiaire.

 

 

3.      Le bénéficiaire est particulièrement vulnérable ou à la merci du [fiducial] qui détient le pouvoir discrétionnaire.

 

[41]           Dans l’arrêt Blueberry River Indian Band c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344, la Cour a brièvement adopté cette interprétation au paragraphe 38 dans sa réponse à la question de savoir si les circonstances de cette affaire donnaient naissance à une obligation fiduciale de la Couronne à l’égard de la cession d’une réserve autochtone.

 

[42]           Les arrêts de principe comportant une analyse plus détaillée de la nature de l’obligation fiduciale de la Couronne, le cas échéant, envers les peuples autochtones ont souligné que l’existence du pouvoir discrétionnaire de la Couronne constituait une question vraiment cruciale de cette analyse.

 

[43]           Dans l’arrêt Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, à la p. 383, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), a remis en contexte l’importance du pouvoir discrétionnaire de la Couronne en soulignant, dès le début de son analyse de l’obligation fiduciale de la Couronne dans cette affaire à la page 383, que « [l]e concept de l'obligation [fiduciale]  est issu depuis bien longtemps de la notion de l'abus de confiance, l'un des premiers chefs de compétence de la Chancery ». Après avoir fait remarquer qu’en adoptant l’ancienne Loi le Parlement avait conféré à la Couronne le pouvoir discrétionnaire de protéger « les droits des Indiens dans les opérations avec des tiers » pour empêcher qu’ils se fassent exploiter, il a ensuite déclaré ce qui suit à la page 384 :

 

Ce pouvoir discrétionnaire, loin de supplanter comme le prétend Sa Majesté, le droit de regard qu'ont les tribunaux sur les rapports entre Sa Majesté et les Indiens, a pour effet de transformer l'obligation qui lui incombe en une obligation [fiduciale]. Le professeur Ernest Weinrib soutient dans son article intitulé The Fiduciary Obligation (1975), 25 U.T.L.J. 1, à la p. 7, que [TRADUCTION] « la marque distinctive d'un rapport [fiducial] réside dans le fait que la situation juridique relative des parties est telle que l'une d'elles se trouve à la merci du pouvoir discrétionnaire de l'autre ». À la page 4, il exprime ce point de vue de la manière suivante:

 

[TRADUCTION] [Lorsqu'il y a une obligation [fiduciale]] il existe un rapport dans lequel la manière dont le [fiducial] se sert du pouvoir discrétionnaire qui lui a été délégué peut avoir des répercussions sur les droits du commettant qui sont donc subordonnés à l'utilisation qui est faite dudit pouvoir. L'obligation [fiduciale] est le moyen brutal employé en droit pour contrôler ce pouvoir discrétionnaire.

 

Je ne me prononce pas sur la question de savoir si cette description est de portée assez large pour comprendre toutes les obligations [fiduciales]. J'estime toutefois que, lorsqu'une loi, un contrat ou peut-être un engagement unilatéral impose à une partie l'obligation d'agir au profit d'une autre partie et que cette obligation est assortie d'un pouvoir discrétionnaire, la personne investie de ce pouvoir devient un [fiducial]. L'equity vient alors exercer un contrôle sur ce rapport en imposant à la personne en question l'obligation de satisfaire aux normes strictes de conduite auxquelles le [fiducial] est tenu de se conformer.

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[44]           Fait important, le juge Dickson  a ensuite précisé à la page 385, que « [l]es obligations de droit public dont l'acquittement nécessite l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire ne créent normalement aucun rapport [fiducial]. Comme il se dégage d'ailleurs des décisions portant sur les “fiducies politiques”, on ne prête pas généralement à Sa Majesté la qualité de [fiducial] lorsque celle-ci exerce ses fonctions législatives ou administratives ».

 

[45]           Dans plusieurs arrêts subséquents, la Cour a observé qu’il était nécessaire pour la Couronne d’exercer un pouvoir discrétionnaire ‑ en plus de ses fonctions législatives ou adminsitratives ‑, avant que l’existence d’une obligation fiduciale envers les Autochtones ne soit reconnue. La Cour a reconnu dans ces arrêts que l’existence d’une obligation de droit public dont doit s’acquitter la Couronne n’exclut pas la possibilité que la présence d’une obligation fiduciale se rattache à l’exercice du pouvoir discrétionnaire que possède la Couronne. Or, pour que naisse une telle obligation, l’obligation d’ordre public doit être « de la nature d’une obligation de droit privé », ou l’obligation doit prendra naissance « dans un contexte de droit privé » (Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, aux par. 85 et 96). La règle s’applique même dans le contexte général où l’on peut affirmer l’existence d’un rapport fiducial entre la Couronne et les peuples autochtones (Wewaykum, précité, aux par. 83 et 92).

 

[46]           Dans l’arrêt Bande et nation indiennes d’Ermineskin c. Canada, [2009] 1 R.C.S. 222, la Cour a conclu au paragraphe 128 que la cession des droits des bandes indiennes appelantes dans les ressources pétrolières et gazières découvertes dans le sous-sol de leurs réserves avait imposé des obligations fiduciales à la Couronne quant à (i) l’octroi à des tiers du droit d’exploiter ces ressources; et quant à (ii) la gestion des redevances tirées de l’exploitation des ressources des bandes. La Cour a conclu que ces obligations découlaient du fait que la Couronne « pouvait à son gré déterminer les conditions d’octroi du droit d’exploiter les minéraux ainsi que le sort réservé aux redevances touchées pour le compte des bandes » (Ermineskin, précité, aux par. 69, 70 et 74).

 

[47]           Cela dit, la Cour a ensuite fait observer qu’« [o]n ne saurait dire du fiducial qui se conforme à la loi qu’il manque à son obligation fiduciale » (Ermineskin, précité, au par. 128).

 

[48]           Cette approche est conforme à la jurisprudence de notre Cour et celle de la Cour d’appel fédérale. Par exemple, dans Première nation de Fairford c. Canada (Procureur général), [1999] 2 C.F. 48 (1re inst.), la Cour a statué au paragraphe 63 que « les obligations qui découlent d’une mesure prise par le pouvoir législatif ou par le pouvoir exécutif sont des obligations de droit public » et que « [p]areilles obligations […] ne créent normalement aucun rapport [fiducial] ». Dans cet esprit, la Cour a conclu comme suit :

 

[L]es mesures prises par la Division des affaires indiennes l’ont été en vertu et à cause de la Loi sur les Indiens et de la Loi sur le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration; il s’agissait d’obligations de droit public. Rien ne montre qu’il s’agissait d’obligations de droit privé telles que celles qui existent lorsque les terres indiennes sont cédées. On ne laisse pas non plus entendre que la Couronne a exercé un pouvoir discrétionnaire pour le compte des Indiens. C’est pourquoi la conduite de la Couronne, lorsqu’elle traitait avec les Indiens et au nom des Indiens en vertu de ces lois généralement, ne peut pas servir de fondement à la création d’une obligation [fiduciale], en particulier à l’égard de sa participation au projet en cause. (Fairford, précité, au par. 63.)

 

[49]           La Cour d’appel fédérale a adopté un point de vue semblable dans Bande indienne Tsartlip c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2000] 2 C.F. 314 (C.A.), statuant ainsi au paragraphe 35 :

 

À mon avis, le concept de l’obligation [fiduciale] n’est pas du tout approprié lorsqu’il s’agit de définir le rôle du ministre quand, dans l’exercice des devoirs que lui impose la loi par rapport à la gestion des terres dans une réserve, il doit pondérer les intérêts divergents d’un membre de la bande d’une part, et de la bande d’autre part. Le ministre n’a pas d’intérêt à défendre dans une telle décision. La Couronne ne tirera aucun avantage de la décision du ministre. Quelle que soit cette décision, les terres resteront des terres sur la réserve. Il n’y a pas de relation conflictuelle entre la Couronne et la bande dans son ensemble ou un des membres de la bande. Il n’y a pas d’intérêt public légitime que le ministre doit défendre qui serait contraire à l’intérêt des peuples autochtones. La Couronne « n’exploite pas » les droits de la bande ou ceux de l’occupant.

 

[50]           Dans Sam c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2006 CF 1009, ma collègue la juge Tremblay-Lamer a cité l’extrait reproduit ci-dessus au paragraphe 67, ajoutant ce qui suit :

 

[69]   Je fais miens les propos de la Cour d’appel, dans l’arrêt Tsartlip, selon lesquels la notion d’obligation [fiduciale] n’est pas adaptée à l’exercice, par le ministre, des pouvoirs discrétionnaires que lui confère la Loi en ce qui a trait à la gestion des terres d’une réserve. Dans le paragraphe 50(4), le rôle du ministre consiste simplement à approuver ou à ne pas approuver le transfert de possession. Le ministre est, dans le processus, un participant désintéressé. La Couronne n’est pas partie et n’a rien à gagner des ventes faites selon l’article 50, car ne peuvent se porter acquéreurs que les personnes admissibles selon la Loi, c’est-à-dire les membres de la bande.

 

[51]           Dans Bande indienne de Squamish c. Canada, [2000] A.C.F. no 1568 (1re inst.), ma collègue la juge Simpson est allée plus loin et a conclu ce qui suit au paragraphe 521 :

 

Chaque fois qu’une loi confère à la Couronne le pouvoir discrétionnaire d’agir, il n’en résulte pas toujours une obligation [fiduciale] de droit privé ou même une obligation [fiduciale] sui generis. Il doit en être ainsi parce que, dans les affaires de droit public, il n’existe généralement aucune attente raisonnable que la Couronne agisse au seul profit de la personne touchée par la législation. Pour ce motif, je conclus que dans les affaires de droit public, le pouvoir discrétionnaire et la vulnérabilité peuvent exister sans imposer au [fiducial] une norme de conduite. Il doit y avoir des circonstances particulières, à part celles qui sont créées par la législation, pour que l’imposition d’une obligation [fiduciale] à la Couronne soit justifiée.

 

[52]           En l’espèce, aucune circonstance particulière n’a été invoquée pour justifier l’imposition d’une obligation fiduciale à la Couronne.

 

[53]           D’autres tribunaux ont également conclu que la Couronne n’est pas assujettie à une obligation fiduciale lorsqu’elle exerce les responsabilités dites purement de droit public que prévoit la Loi. L’exercice des attributions que la Loi confère au registraire en fait partie. Par exemple, dans Tuplin v. Canada (Registrar of Indian & Northern Affairs), 2001 PESCTD 89, la Section de première instance de la Cour suprême de l’Île-du-Prince-Édouard a rejeté l’assertion de l’appelant portant que la registraire avait envers lui et son père une obligation fiduciale lorsqu’elle rend sa décision sur le fondement des dispositions relatives à la protestation qui figurent à l’article 14.2 de la Loi sur les indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5. En rendant sa décision, la Cour a fait observer ce qui suit :

 

[traduction]

56   Des précisions s’imposent en l’espèce concernant l’application d’une obligation fiduciale aux relations gouvernementales qui touchent aux questions autochtones. Il y a bien une obligation fiduciale qui caractérise les relations du gouvernement avec les peuples autochtones et qui s’applique aux négociations et aux questions connexes. Toutefois, cette obligation ne s’applique pas à l’administration par le registraire des protestations individuelles. D’après ce que je comprends, le but des directives de la Cour suprême n’est pas de faire en sorte que l’obligation fiduciale l’emporte sur l’exécution par un administrateur – comme le registraire ‑ d’une obligation de droit public expressément prescrite par la loi, prive cette exécution de sens ou s’y oppose.

 

[54]           La même conclusion a été tirée dans Wilson v. Canada (Registrar of the Indian Registry) (1999), 71 BCLR (3d) 145 (CC), au paragraphe 79.

 

[55]           Si l’on applique la jurisprudence analysée ci-dessus aux allégations des demandeurs, il est évident que dans le contexte précis des faits de l’espèce, la Couronne n’avait envers les demandeurs aucune des obligations fiduciales auxquelles serait, selon les prétentions des demandeurs, assujettie la défenderesse.

 

[56]           La relation existant entre les demandeurs – représentés par leur mère – et le Ministère ne comportait aucune des caractéristiques propres au rapport fiducial établies par la jurisprudence.

 

[57]           Bref, l’avocat des demandeurs a reconnu que, dès lors que le registraire avait reçu les déclarations solennelles établissant la paternité signées par Mme Potskin et Neil Morin, il n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de transférer ou non les demandeurs de la bande de Sawridge à la bande Enoch (aux p. 183, 203 et 241 de la transcription).

 

[58]           Qui plus est, tout au long du présent dossier, le registraire et les autres représentants du Ministère qui ont joué un rôle accomplissaient simplement des obligations de droit public qui n’était pas « de la nature d’une obligation de droit privé » et qui n’avaient pas pris naissance « dans un contexte de droit privé » (Wewaykum, précité, aux par. 85 et 96). 

 

[59]           Je suis convaincu que, dans toutes leurs interventions dans la présente affaire, le registraire et les autres représentants du Ministère ont agi en conformité avec les responsabilités prévues dans l’ancienne Loi, de sorte qu’on ne saurait dire qu’ils ont manqué à leur obligation fiduciale envers les demandeurs (Ermineskin, précité, au par. 128; Fairford, précité, au par. 63).

 

[60]           Tout comme dans Sam, précité, le Ministère était un participant désintéressé dans tous ses rapports avec les demandeurs et leurs parents. Dans le présent contexte, les observations de la Cour d’appel fédérale dans Tsartlip citées ci-dessus s’appliquent tout autant. En résumé, le Ministère semble avoir été coincé entre les intérêts divergents des demandeurs et de la bande de Sawridge. Le Ministère n’avait aucun intérêt à défendre dans l’issue de la présente affaire, à savoir le fait pour le demandeurs de continuer à être inscrits sur la liste de la bande de Sawridge ou d’être transférés sur la liste de la bande Enoch, conformément à l’article 10 de l’ancienne Loi. Le Ministère ne tirait aucun avantage du transfert des demandeurs à la bande Enoch. De plus, il n’y avait pas de relation conflictuelle entre le Ministère et les demandeurs, la bande de Sawridge et la bande Enoch.

 

[61]           Les demandeurs ont voulu étayer leur thèse en se fondant sur les observations de la Cour suprême au paragraphe 43 de l’arrêt Nation haida c. Colombie-britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511. Or, cette partie des motifs de la Cour concernait l’étendue de l’obligation de consulter et d’accommoder relativement aux revendications territoriales. À cet égard, la Cour a conclu que le contenu de cette obligation « varie selon les circonstances » (par. 39). La Cour a ensuite fait l’observation suivante : « À une extrémité du continuum se trouvent les cas où la revendication de titre est peu solide, le droit ancestral limité ou le risque d’atteinte faible. Dans ces cas, les seules obligations qui pourraient incomber à la Couronne seraient d’aviser les intéressés, de leur communiquer des renseignements et de discuter avec eux des questions soulevées par suite de l’avis » (Nation haida, précité, au par. 43). Plus tôt dans cet arrêt, la Cour a expressément statué comme suit : « L’intérêt autochtone en question n’est pas suffisamment précis pour que l’honneur de la Couronne oblige celle-ci à agir, comme [fiducial], dans le meilleur intérêt du groupe autochtone lorsqu’elle exerce des pouvoirs discrétionnaires à l’égard de l’objet du droit ou du titre. » (Nation haida, précité, au par. 18). Cette affaire n’est donc d’aucun secours aux demandeurs.

 

[62]           En résumé, compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que le Ministère n’avait, après qu’il a reçu les déclarations solennelles signées par les parents des demandeurs, aucune des obligations fiduciales décrites au paragraphe 28 ci-dessus envers les demandeurs.

 

            B. La défenderesse a-t-elle manqué à son obligation fiduciale envers les demandeurs?

[63]           Vu les conclusions que j’ai tirées dans la partie IV.A ci-dessus, il s’ensuit que la défenderesse n’a pas manqué aux obligations fiduciales que celle-ci devait, selon les demandeurs, avoir envers eux.

 

[64]           En bref, aucune preuve convaincante n’établit que le registraire ou un autre fonctionnaire œuvrant au sein du Ministère savait, avant le 29 mars 1983 – approximativement une année après la signature par Harriet Potskin et Neil Morin de la déclaration solennelle établissant la paternité ‑, que des mesures étaient prises pour réaliser le transfert des demandeurs de la bande de Sawridge à la bande Enoch. En supposant – pour présenter la question de la manière la plus favorable aux demandeurs – que le registraire avait envers les demandeurs l’obligation fiduciale d’informer leurs parents des éventuels préjudices financiers pouvant découler de la signature des déclarations solennelles et du fait qu’ils étaient libres de ne pas les signer, il ne s’agit pas d’une obligation que le registraire pouvait accomplir pour le compte des demandeurs. Dans de telles circonstances, on ne saurait dire qu’il y a eu manquement à ces obligations fiduciales, même en supposant qu’il y en avait une.

 

[65]           Pour les motifs exposés à la partie IV.A ci-dessus, dès la signature des déclarations solennelles établissant la paternité, le registraire n’avait pas l’obligation fiduciale d’informer les demandeurs ou leurs parents : (i) des éventuels préjudices financiers qui pouvaient découler du transfert des demandeurs de la bande de Sawridge à la bande Enoch; ou (ii) du droit de protester contre le transfert, conformément au paragraphe 9(3) de l’ancienne Loi, dans le délai de trois mois prévu dans la disposition. Le fait pour le registraire de ne pas avoir donné cette information ne constitue pas un manquement à une obligation fiduciale.

 

[66]           Même si le registraire avait reconnu que les demandeurs risquaient de subir des préjudices financiers en raison de leur transfert de la bande de Sawridge à la bande Enoch, le registraire n’aurait pas manqué à une obligation fiduciale envers les demandeurs simplement en ordonnant ce transfert. En agissant comme il l’a fait, le registraire s’est tout simplement acquitté des responsabilités que lui imposaient les articles 10, 11et 16 de l’ancienne Loi.

 

[67]           Plus précisément, dès lors que le registraire avait constaté que Neil Morin était le père biologique des demandeurs, les demandeurs devaient être transférés à sa bande, soit la bande Enoch, conformément à l’article 10 et l’alinéa 11(1)d) de l’ancienne Loi. De plus, les paragraphes 16(2) et (3) prévoyaient, explicitement et implicitement, que les demandeurs n’avaient droit à aucun intérêt dans les terres ou deniers détenus par la Couronne au nom de la bande de Sawridge. En outre, comme l’a reconnu l’avocat des demandeurs durant l’instruction, le sens ordinaire du paragraphe 16(1) ne concorde pas avec la prétention initiale des demandeurs selon laquelle ils avaient droit, conformément au paragraphe 15(3) de l’ancienne Loi, de recevoir une part des fonds de la bande de Sawridge lorsqu’ils ont cessé d’être membres de cette bande.

 

[68]           La preuve indique que l’interprétation par le Ministère de ces dispositions de l’ancienne Loi s’accorde avec l’interprétation et les politiques en vigueur avant et après la signature des déclarations solennelles par les parents des demandeurs (recueil conjoint des pièces, pièces #1, 2, 16, 17, 23, 28, 34, 36, 38 et 41). Cette interprétation est également conforme à l’avis juridique qu’avait reçu le Ministère, les demandes de Mme Potskin ayant incité les fonctionnaires locaux qui n’étaient pas au courant des directives du Ministère concernant les dispositions susmentionnées de l’ancienne Loi à demander des précisions à l’administration centrale du Ministère située à Ottawa.

 

[69]           Rien dans l’ancienne Loi n’obligeait le registraire ou quiconque au Ministère d’informer les demandeurs ou leurs parents : (i) du préjudice financiers découlant du transfert de la bande de Sawridge à la bande Enoch; ou (ii) de leur droit de protester contre ce transfert, conformément au paragraphe 9(3) de l’ancienne Loi. L’ancienne Loi ne comportait aucune disposition non plus qui exigeait le consentement de l’une ou l’autre des personnes transférées ou celui des bandes visées par le transfert.

 

[70]           En réalité, Mme Potskin était bien au fait des préjudices financiers qui découleraient d’un tel transfert parce qu’elle avait touché, pendant un certain temps au début de 1982, des versements mensuels de la bande de Sawridge et de la bande Enoch. Comme nous l’avons vu ci-dessus, ces versements étaient approximativement de l’ordre de 100 $ et 25 $ par personne, pour chacune des bandes respectivement. C’est l’obtention de versements de la part des deux bandes qui a incité Mme Potskin à se renseigner, cette démarche amenant ensuite la bande Enoch à lui demander, ainsi qu’à Neil Morin, de signer les déclarations solennelles à l’origine du transfert officiel des demandeurs à la bande Enoch.

 

[71]           Pendant l’instruction, l’avocat des demandeurs est revenu plusieurs fois à l’allégation de Mme Potskin portant que Me Fennell et le chef Twim lui avaient dit qu’une partie de la part per capita dans la bande de Sawridge serait détenue en fiducie au nom des demandeurs jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de la majorité. Interrogé sur la pertinence de cette allégation pour les besoins de la présente instance, il a répondu qu’on pourrait déduire de ce fait que le Ministère savait que [traduction] « quelque chose clochait dans le dossier de Mme Potskin qui devait être examiné  (aux p.  222 et 223 de la transcription). Or, le seul  élément de preuve  qu’il a relevé pour étayer sa prétention était un document appartenant à un autre dossier concernant la sœur de Mme Potskin et ses neveux.

 

[72]           Ce document est une lettre du 1er février 1984, que le registraire avait adressée à Me Fennell, indiquant ce qui suit : (i) il convenait avec Me Fennell que, suivant le mariage des parents de deux des neveux de Harriet Potskin, il serait [traduction] « tenu de transférer les neveux de la bande de Sawridge à celle de leur père conformément aux dispositions de l’article 10 de la Loi sur les Indiens »; et (ii) il précisait que [traduction] « dans un tel cas, la partie appropriée de la part per capita dans la bande de Sawridge devient également transférable à la bande du père conformément à l’article 15 de la Loi sur les Indiens ». À mon avis, la lettre n’étaye pas du tout de façon convaincante que [traduction] « quelque chose clochait dans le dossier de Mme Potskin et des demandeurs qui devait être examiné par le Ministère ». Il était question dans cette lettre des neveux de Mme Potskin, et non des demandeurs, et elle a été rédigée presque deux ans après la date où Mme Potskin et Neil Morin ont signé les déclarations solennelles. Pour ce qui est du renvoi dans la lettre à l’article 15, il s’agissait probablement d’une coquille. Quoi qu’il en soit, ce détail n’a que peu d’importance, sinon aucune, en l’espèce.

 

[73]           L’avocat des demandeurs a voulu se fonder sur un autre document tiré du dossier des neveux de Mme Potskin pour étayer l’allégation portant que le Ministère aurait dû informer Mme Potskin qu’elle n’était pas tenue de signer une déclaration solennelle établissant la paternité. Toutefois, contrairement à sa sœur ‑ qui avait demandé au Ministère si une telle signature porterait à conséquence ‑, Mme Potskin n’a pas fait de demande semblable au Ministère avant de signer sa déclaration solennelle. Comme nous l’avons vu ci-dessus, le Ministère ne savait rien de cette affaire avant que Mme Potskin et Neil Morin signent leurs déclarations solennelles.

 

[74]           Par ailleurs, le Ministère n’a pas dit à la sœur de Mme Potskin qu’elle n’était pas tenue de signer une déclaration solennelle établissant la paternité. Il lui a simplement indiqué que dans le cas où les deux parents produisent des déclarations solennelles, il est tenu d’inscrire le transfert des enfants dans la bande de leur père, sous réserve d’une seule exception, soit lorsqu’il est jugé que les enfants n’ont pas le droit d’être inscrits (pièce 36).

 

[75]           Incidemment, j’ajouterai que je vois mal comment on peut dire que le Ministère pourrait avoir manqué à son obligation fiduciale envers les demandeurs en n’indiquant pas à leur mère comment elle aurait pu se soustraire à l’application de la loi, particulièrement compte tenu des éléments suivants : (i) Dalvin Potskin et Mme Potskin semblent avoir accepté – dans le cadre de leur interrogatoire préalable et de leur témoignage – que Neil Morin est le père biologique des demandeurs; et (ii) le seul autre élément de preuve établissant la paternité à l’égard des enfants indique que M. Morin est bien le père biologique des demandeurs. Ni Mme Potskin ni Dalvin Potskin n’ont jamais tenté de soulever un doute à cet égard.

 

[76]           En résumé, j’estime que la défenderesse n’a manqué à aucune obligation fiduciale envers les demandeurs du fait qu’elle n’avait pas informé leurs parents (i) des éventuels préjudices financiers pouvant découler de leur transfert de la bande de Sawridge à la bande Enoch, ou (ii) de leur droit de protester contre le transfert, conformément au paragraphe 9(3) de l’ancienne Loi.

 

[77]           Il n’y a eu ni exploitation, ni faute, ni inconduite, ni manque de loyauté, de bonne foi ou d’équité, ni ineptie, ni aucun comportement qui pourrait équivaloir à un abus de confiance ou qui pourrait de quelque façon que ce soit permettre à la Cour de conclure que la défenderesse a manqué à son obligation fiduciale envers les demandeurs relativement à leurs intérêts financiers (Guerin, précité, à la p. 383; Wewaykum, précité, aux par. 80 et 95). Le registraire a simplement agi en conformité avec les responsabilités que la loi lui impose (Ermineskin, précité, au par. 128; Fairford, précité, au par. 63; Tsartlip, précité, au par. 35; Sam, précité, au par. 67).

 

 

 

 

 

            C.  Les demandeurs ont-ils intenté leur action après le délai de prescription?

 

[78]           Les parties conviennent que suivant les articles 24 et 32 de la Loi sur la responsabilité de l’État et le contentieux adminsitratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, et l’article 39 de la Loi sur les cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, le délai de prescription en l’espèce est celui que prévoient les lois de l’Alberta (à la p. 287 de la transcription).

 

[79]           Les demandeurs ont produit leur déclaration le 10 juillet 2001. Ils prétendent que la présente action a été intentée avant l’expiration du délai de prescription parce que la défenderesse a continué de revoir sa position sur l’interaction entre le paragraphe 15(3) et l’article 16 jusqu’au 5 février 2001, date à laquelle elle a donné sa réponse définitive concernant sa position. Je ne suis pas d’accord.

 

[80]           Lors de son interrogatoire préalable, Mme Potksin a déclaré ce qui suit :

 

[traduction]

J’ai voulu entreprendre des démarches pour la présente action en justice il y a longtemps. J’ai commencé en 1989 en me traînant les pieds, puis j’ai mis l’affaire sur la tablette pendant quelques années; j’ai repris les démarches avec Tony Mandamin puis je les ai laissées de côté. Je me suis enfin décidée sérieusement. J’ai obtenu quelques renseignements mais j’ai encore perdu les documents.

 

[81]           Le passage qui précède indique que Mme Potskin savait très bien – depuis au moins 1989 approximativement – qu’elle pouvait avoir une cause d’action à l’égard des faits qui sont allégués dans la présente action.

 

[82]           Quoi qu’il en soit, le 10 décembre 1993, M. Jim Sisson, le directeur par intérim de la Direction des Services fonciers et fiduciaires du Ministère dans la région de l’Alberta, a confirmé par écrit la réponse qu’il avait donnée de vive voix à Mme Potskin le 2 décembre 1993. Il expliquait dans sa lettre que son dossier avait été transmis pour examen à Ottawa et que les fonctionnaires là-bas avaient conclu que les demandeurs [traduction] « n’avaient pas droit à une part des fonds de la bande indienne de Sawridge à la suite de leur transfert à une autre bande ». Monsieur Sisson a également expliqué que le paragraphe 15(3) de l’ancienne Loi ne s’appliquait pas au transfert d’un mineur à une autre bande, conformément au paragraphe 16(1), et que les demandeurs étaient visés par cette dernière disposition.

 

[83]           J’estime qu’à la date de la lettre rédigée par M. Sisson, Mme Potskin – au nom des demandeurs – aurait dû être en mesure d’établir l’existence d’une cause d’action possible pour les demandeurs relativement à cette affaire, en faisant de preuve de diligence raisonnable et en retenant les services d’un avocat (Canada (Procureur général) c. Lameman, [2008] 1 R.C.S. 372, au par. 16; Central Trust Co. c. Rafuse, [1986] 2 R.C.S. 147, à la p. 224; Stack v. Hildebrand, 2010 ABCA 108, au par. 14).

 

[84]           Si j’ai tort sur ce point, les demandeurs ont découvert l’existence d’une cause d’action possible lorsqu’ils ont retenu les services d’un avocat en 1994 ou au début de 1995 au plus tard. Le 25 janvier 1995, leur ancien avocat, Me Tony Mandamin, a écrit au Ministère pour l’informer qu’il présentait une réclamation au nom des défendeurs. Dans sa lettre, Me Mandamin a indiqué ce qui suit : (i) les demandeurs réclamaient les fonds qu’ils auraient dû recevoir au  moment de leur transfert de la bande de Sawridge à la bande Enoch; (ii) la Couronne, par l’entremise du ministre et de ses fonctionnaires, avait une relation fiduciale avec les demandeurs; et (iii) la Couronne avait l’obligation de protéger leurs intérêts. Maître Mandamin a expliqué ce point de vue plus en détail dans une lettre datée du 22 mars 1995.

 

[85]           À la fin de cette deuxième lettre, Me Mandamin a exprimé ce qui suit : (i) il a dit qu’il croyait comprendre que le Ministère réexaminait l’affaire [traduction] « de concert avec les avocats du minsitère de la Justice »; et (ii) il a demandé que sa lettre soit transmise à ces avocats, afin qu’ils puissent tenir compte des [traduction] « questions de nature fiduciale et fiduciaire qui se posent dans le dossier ». Même si je convenais avec les demandeurs que le délai de prescription ne commençait à courir qu’à compter de la date où la défenderesse a pris une position définitive dans cette affaire et la communique aux demandeurs, cette date est à mon avis le 28 juin 1995. Dans une lettre datée du 28 juillet 2005 adressée à Me Mandamin, M. Gregor MacIntosh, directeur général de la Direction de l’inscription des revenus et de l’administration des bandes à l’administration centrale à Ottawa, a confirmé les renseignements qui avaient été donnés de vive voix à Me Mandamin le 28 juin 1995. On lui avait dit que les demandeurs n’avaient droit à aucun montant de la bande de Sawridge du fait de leur transfert à la bande Enoch.

 

[86]           Selon l’avocat actuel des demandeurs, le Ministère a continué de revoir sa position jusqu’au 5 février 2001. Je ne suis pas de cet avis. En réponse aux lettres que celui-ci a adressées au Ministère le 9 juin 2000 et le 8 décembre 2000, M. Daniel Kumpf, un fonctionnaire du Ministère dans la région de l’Alberta a indiqué ce qui suit :

 

[traduction]

Je tiens à vous informer que les employés de mon service ont consulté la Direction des fonds des Indiens sur cette question. Comme l’indique la lettre du 30 juin 1995 de Susan Weston (voir copie jointe), cette question a fait l’objet d’un réexamen. Au terme de l’exercice, la position du Ministère est la même que celle que nous avions exposée dans la lettre du 28 juillet 1995 que Gregor MacIntosh avait transmise à Tony Mandamin (voir copie jointe).

 

[87]           À mon avis, le passage qui précède démontre clairement que la position du Ministère a été réexaminée à l’interne pour la dernière fois en juin 1995. Comme je l’ai fait remarquer ci-dessus, cette position a été communiquée à Me Mandamin le 28 juin 1995. En conséquence, même si j’acceptais la thèse des demandeurs selon laquelle le délai de prescription ne commençait à courir que lorsque le Ministère a eu terminé le réexamen de sa position sur la question de l’interaction entre le paragraphe 15(3) et l’article 16 de l’ancienne Loi, la date de départ serait le 28 juin 1995. La déclaration a été produite en l’espèce plus de six ans après cette date.

 

[88]           Le 19 avril 1999 est la date à laquelle le dernier demandeur a atteint l’âge de la majorité; la déclaration n’a été produite que deux ans plus tard.

 

[89]           Par conséquent, même sous le régime de l’ancienne Limitation of Actions Act, R.S.A. 1980, ch. L-15, la présente action est prescrite.

 

[90]           Toutefois, c’est le délai de prescription de la Limitations Act, R.S.A. 2000, ch. L-12, entrée en vigueur le 1er mars 1999, qui s’applique. Conformément à l’article 2 de cette loi, le délai de prescription en l’espèce a expiré à la première des dates suivantes :

 

i.         le 28 juin 2001, soit six ans après la dernière date à laquelle les demandeurs auraient dû savoir qu’ils avaient une cause d’action possible, cette date étant la plus favorable sous le régime de la Limitation of Actions Act, précitée;

 

ii.       le 1er mars 2001, soit deux ans après l’entrée en vigueur de la Limitations Act, précitée.

 

[91]           Les paragraphes 2(1) et (2) de la Limitations Act, précitée, prévoient les dispositions transitoires applicables aux faits générateurs survenus avant le 1er mars 1999. Voici le texte de ces dispositions :

 

Limitations Act, R.S.A. 2000, ch. L-12

 

 

[traduction]

Application

 

2(1) La présente loi s’applique dans les cas où une ordonnance réparatrice est sollicitée dans le cadre d’une instance intentée le 1er mars 1999 ou après cette date, que la cause d’action ait pris naissance le 1er mars 1999, avant ou après cette date.

 

(2) Sous réserve des articles 11 et 13, si le demandeur a eu connaissance, ou aurait dû avoir connaissance compte tenu des circonstances, de la cause d’action et qu’il n’a pas sollicité une ordonnance réparatrice avant l’échéance de la première des situations suivantes, le défendeur est exonéré de toute responsabilité à l’égard de la réclamation :

 

a) le délai prescrit par la Limitation of Actions Act, R.S.A. 1980 ch. L-15, qui aurait été applicable sans la présente loi,

 

b) deux ans après l’entrée en vigueur de la Limitations Act, S.A. 1996 ch. L-15.1.

 

 

(2.1) À l’égard d’une action visant à prendre possession d’un bien-fonds prévue par la Limitation of Actions Act, R.S.A. 1980 ch. L-15, l’alinéa b) du paragraphe (2) ne s’applique pas.

 

(3) Hormis les situations visées au paragraphe (4), la présente loi s’applique à toute réclamation, y compris celles auxquelles la présente loi peut s’appliquer, découlant d’une loi qui relève de la compétence du Parlement canadien, qui remplit l’une ou l’autre des conditions suivantes :

 

a) l’ordonnance réparatrice est sollicitée dans le cadre d’une instance intentée devant un tribunal créé par la province;

 

b) la cause d’action est survenue dans la province et l’ordonnance réparatrice est sollicitée dans le cadre d’une instance intentée devant un tribunal créé par le Parlement canadien.

 

(4)  La présente loi ne s’applique pas aux situations suivantes :

 

a) lorsque le demandeur sollicite une ordonnance réparatrice fondée sur la possession adversative d’un bien réel appartenant à la Couronne;

 

b) lorsque le demandeur sollicite une ordonnance réparatrice visée par une disposition qui en établit la prescription dans une autre loi de la province.

 

(5)  La Couronne est assujettie aux dispositions de la présente loi.

 

[92]           Par conséquent, il est évident que le délai de prescription applicable en l’espèce a expiré le 1er mars 2001, soit avant la date de production de la déclaration par les demandeurs. L’action est donc prescrite, même en donnant aux faits une interprétation favorable aux demandeurs.

 

 

 

 

V.  Questions relatives à la procédure

[93]           Tout juste avant de clore leur preuve à l’instruction, les demandeurs ont sollicité oralement l’autorisation de modifier leurs actes de procédures conformément à l’article 201 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Bref, ils ont demandé de modifier leurs actes de procédures afin que la bande Enoch soit constituée comme partie à l’instance. Ils voulaient ainsi avoir la possibilité de réclamer, au nom de la bande Enoch, les fonds que cette bande aurait dû recevoir de la bande de Sawridge, suivant le paragraphe 16(1) de l’ancienne Loi, en raison de leur transfert de la bande de Sawridge à la bande Enoch.

 

[94]           J’ai rejeté de vive voix à l’audience la demande présentée par les demandeurs au motif que j’étais porté à souscrire à la thèse de la défenderesse selon laquelle celle-ci subirait un préjudice important si la modification était autorisée. J’ai ajouté que j’estimais non indiqué d’autoriser la modification dans les circonstances.

 

[95]           Les circonstances dont il est question étaient essentiellement celles que la défenderesse a précisées. Les voici : (i) les demandeurs n’ont rien dit durant la conférence préparatoire ou au début de l’instruction qui pourrait laisser entendre qu’ils demanderaient éventuellement une telle modification; (ii) aucun interrogatoire préalable n’a été mené relativement à la question de savoir pourquoi la bande Enoch n’avait pas reçu de la bande de Sawridge le paiement prévu au paragraphe 16(1); (iii) aucun élément de preuve n’a été présenté par les parties sur cette question; (iv) aucun document n’atteste que la bande Enoch a autorisé les demandeurs à obtenir ce paiement au nom de la bande Enoch; (v) rien dans la preuve ne permet de croire que les demandeurs avaient même consulté les dirigeants de la bande Enoch sur cette question; et (vi) la bande Enoch aurait eu l’occasion de se joindre à la présente action dès 1998, à l’époque où les parents d’un des demandeurs a discuté de la poursuite avec les représentants de la bande, laquelle a ensuite consenti un prêt pour permettre aux demandeurs de retenir les services de l’avocat qui les représente actuellement.

 

[96]           Compte tenu de ce qui précède, il n’aurait pas été dans l’intérêt de la justice d’autoriser la modification proposée. À mon avis, une telle modification aurait causé à la défenderesse un préjudice grave qui n’aurait pu être réparé au moyen de dépens (Maurice c. Canada (Ministre des  Affaires indiennes et du Nord canadien), 2004 CF 528, aux par. 10 et 11; article 76 des Règles des Cours fédérales).

 

[97]           Après que les demandeurs eurent clos leur preuve et traité de toutes les questions sauf celle de savoir si l’action était prescrite, leur avocat a demandé l’autorisation de produire trois autres documents au dossier. Il n’avait pas communiqué ces documents avant ‑ les ayant obtenus le jour même pendant la pause-déjeuner ‑ à l’avocat de la défenderesse. Après avoir brièvement examiné si l’un ou l’autre de ces documents pouvait être particulièrement utile, de sorte qu’il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de rejeter la demande des demandeurs, j’ai accueilli l’objection de la défenderesse relativement à cette demande.

 

[98]           En résumé, je conviens avec la défenderesse que le paragraphe 232(1) prévoit que la Cour ne devrait pas autoriser une partie à produire des documents qui ne remplissent pas l’une des conditions qui y sont énoncées, ou qui ne remplissent pas les conditions de l’exception prévue au paragraphe 232(2), à moins qu’il soit dans l’intérêt de la justice ou tout de même indiqué de faire droit à la demande de cette partie. En ce qui concerne les trois documents que les demandeurs voulaient produire, je ne suis pas convaincu qu’il est dans l’intérêt de la justice ou tout de même indiqué de faire droit à leur demande, particulièrement compte tenu (i) de la présentation très tardive de leur demande dans le déroulement de l’instance; (ii) du préjudice qui serait causé à la défenderesse; et (iii) de l’utilité très limitée, voire inexistante, des documents relativement aux dernières questions que la Cour n’avait pas encore examinées dans la présente affaire.

 

 

 

VI. Conclusion

[99]           Les demandeurs ont manifestement subi un certain préjudice financier, par exemple en touchant des versements mensuels de redevances moins élevés du fait de leur transfert de la bande de Sawridge à la bande Enoch. Cependant, ces conséquences étaient directement attribuables à l’application, par le registraire, des dispositions de l’ancienne Loi. En bref, l’article 10 de l’ancienne Loi exigeait que les enfants mineurs d’un Autochtone de sexe masculin soit inscrit sur la même liste de bande que celle sur laquelle leur père était inscrit.

 

[100]       Dans ces circonstances, même si l’on avait pu dire que le registraire avait l’obligation fiduciale générale de protéger les intérêts financiers des demandeurs, il n’y a pas eu manquement à cette obligation (i) lorsqu’il a ordonné le transfert des demandeurs de la bande de Sawridge à la bande Enoch; (ii) du fait qu’il  n’a pas informé les parents des demandeurs du préjudice financier qui pouvait découler de la signature des déclarations solennelles établissant la paternité; (iii) du fait qu’il n’a pas informé les parents des demandeurs qu’ils étaient libres de ne pas signer ces documents; ou (iv) du fait qu’il n’a pas informé les parents des demandeurs de leur droit de protester contre le transfert prévu au paragraphe 9(3) de l’ancienne Loi.

 

[101]       En outre, la présente action a été intentée après le délai de prescription. Elle est donc prescrite.

 

[102]       La présente action est donc rejetée et les dépens sont adjugés à la défenderesse.

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE QUE :

 

1.      La présente action est rejetée et les dépens sont adjugés à la défenderesse;

 

2.      L’intitulé de la cause sera modifié de manière à tenir compte de la graphie exacte des noms des demandeurs, tels qu’ils apparaissent dans l’intitulé ci-dessus.

 

 

       « Paul S. Crampton »

                                                                                                _______________________

                                                                                                                        Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1261-01

 

INTITULÉ :                                       Dalvin Stewart Potskin et autres c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Edmonton (Alberta)

 

DATES DE L’AUDIENCE :             les 21 et 22 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                    le juge Crampton

 

DATE DES MOTIFS :                      le 18 avril  2011          

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Terence P. Glancy

POUR LES DEMANDEURS

 

 

Kevin P. Kimmis

Sherry Daniels

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Royal, McCrum, Duckett & Glancy

Avocats

Edmonton (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

 

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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